top of page
Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

Une grande récession (6).


Crise sanitaire et risque populiste.


La forte augmentation des dépenses publiques liée à la gestion de la crise du Covid-19 et de ses suites est un scénario gérable si une claire distinction est établie et renforcée entre la politique budgétaire de court terme et la nécessaire poursuite du rééquilibrage des comptes publics après la fin de 2020. La dégradation des finances de l’Etat peut ce-pendant aller au-delà de ce qui a été évoqué dans un précédent article. Deux scénarios très préoccupants paraissent aujourd’hui possibles, voire probables.


Considérons l’exemple de l’allocation de secours d’urgence versée aux personnes vivant dans l’économie informelle[1]. Ce dispositif a été justement conçu pour garantir un mini-mum de protection sociale à tous les travailleurs (micro-entrepreneur individuel, indé-pendants, chômeurs non indemnisés, intermittents inactifs) de l’économie informelle qui ont perdu brutalement leurs revenus en raison de la crise sanitaire et des mesures de confinement mises en œuvre. Pour les bénéficiaires, l’accès à cette allocation est sou-vent une question de vie ou de mort. Le problème est la forte tentation qui inspire de nombreux secteurs du monde politique : celle de transformer un dispositif temporaire et d’urgence en prestation permanente accessible à un nombre croissant d’allocataires. A la date du 1er mai dernier, l’allocation avait déjà effectivement été versée à 51 millions de personnes. Les services compétents recensaient par ailleurs 33 millions de candidats dont l’éligibilité n’était pas encore confirmée et 14 millions de dossiers individuels en exa-men. D’ici à fin juin, de nouvelles demandes peuvent encore parvenir (compte tenu de la progression attendue du chômage). Selon l’Instituição Fiscal Independente (IFI)[2], le nombre des allocataires pourrait s’établir finalement à 79,9 millions. Pour la période avril-juin, le mécanisme devrait représenter un coût de 124 milliards de réais, soit quatre fois le budget annuel alloué au programme Bolsa-Familia [3].




File devant une agence de la Caixa, la banque publique fédérale chargée de verser l'allocation de secours d'urgence aux travailleurs de l'économie informelle.

Au Congrès, depuis quelques semaines, les parlementaires débattent d’un éventuel re-nouvellement pour trois mois supplémentaires ou plus du dispositif. Le programme est devenu essentiel pour garantir la survie de centaines de milliers de familles. Il sera donc très probablement prolongé au-delà de juin. Les propositions débattues par les députés et sénateurs envisagent un maintien jusqu’en septembre, voir jusqu’en mars 2021 (avec un principe de renouvellement automatique à la fin de chaque trimestre...). Les parle-mentaires ne sont pas soudain préoccupés par le sort de millions de leurs concitoyens vivant dans la pauvreté. Ils anticipent les gains électoraux probables qu’ils retireront au-près des électeurs s’ils parviennent à prolonger l’existence de l’allocation. C'est aussi un pari que fait Jair Bolsonaro qui pourrait lui aussi améliorer une popularité fragile en s'attribuant le mérite de l'extension du programme dans le temps. Comme toujours, ces calculs politiciens font peu de cas des contraintes qui pèsent sur les finances publiques. Il s’agit pour les élus d’accroître leur influence politique locale en captant le vote des plus modestes.


Ce clientélisme politique inspire aussi bien l’exécutif fédéral qu’une bonne partie des parlementaires siégeant au Congrès. Peu importe qu’ils aient fait campagne en 2018 en annonçant la fin d’un système politique corrompu qui perpétuait les inégalités sociales. Ils agissent en fait comme les anciens leaders politiques locaux de l’époque de la pre-mière république (les coroneis) dont le pouvoir autoritaire était fondé sur les relations paternalistes établies avec des populations d’électeurs isolés dépendantes de l’assis-tance que pouvaient leur fournir les potentats régionaux. Le gouvernement fédéral actuel semble avoir découvert que le paiement de cette allocation d’urgence était un outil efficace de renforcement de la clientèle politique sur laquelle il pourrait compter au sein des couches les plus démunies et des régions les plus défavorisées. La transfor-mation de cette prestation temporaire en dispositif permanent rencontre encore de la résistance (pour combien de temps ?) au ministère de l’économie où le directeur du Trésor National répète que cela est budgétairement impossible. Pourtant, il est fort pro-bable que la tentation populiste s’impose une fois encore. Il serait très surprenant de voir soudain les intérêts électoraux des parlementaires les plus traditionnels s’effacer devant la nécessité de maintenir une gestion raisonnable des fonds publics. La simple prolon-gation pour trois mois supplémentaires du dispositif (de juillet à septembre) repré-senterait un coût additionnel de 150 milliards de réais.


Les difficultés que rencontrent de multiples entreprises depuis le début de la crise sanitaire ne vont pas disparaitre à la fin du semestre, même si l’épidémie venait à reculer. Il est même probable que le nombre des firmes de toutes tailles frappées par la réces-sion vienne à progresser sur les prochains mois. Dès lors, de plus en plus d’employeurs chercheront à bénéficier du dispositif d’indemnisation du chômage partiel. Les experts de l’Insper estiment qu’une extension du système peut induire une dépense supplé-mentaire de 20 milliards de réais.


Avec un second scénario prolongeant jusqu’en septembre plusieurs des dispositions prises à l’occasion de la crise du Covid-19, l'augmentation des dépenses primaires de l’Etat fédéral passerait donc de 426 à 596 milliards de réais (soit une hausse de 40,37% par rapport au budget initial). Le déficit primaire du secteur public atteindrait 886 mil-liards de réais, soit 12,1% du PIB. Dans un scénario de récession limitée en 2020 (con-traction de 5% du PIB) et de croissance limitée à 3%, puis 2% par an sur les dix années suivantes, la dynamique de la dette publique varierait selon le niveau des taux d’intérêt réels. Elle atteindrait l’équivalent de 95% du PIB dès la fin de 2020. Avec un niveau de taux réels à 3%, le ratio continuerait à augmenter jusqu’en 2030 (il dépasserait 105% dès 2024), puis se réduirait ensuite. Si le taux d’intérêt réel moyen est de 4% sur les dix prochaines années, le ratio de la dette publique brute/PIB approcherait 120 % en 2028 et se stabiliserait au-dessus de ce niveau après 2030.


Trois scénarios de déficits du secteur public pour 2020.

Source : M. Lisboa et Alii, Impacto fiscal da pandemia, andando sobre o gelo fino, Insper, mai 2020. * Le scénario n°1 est présenté dans l'article de la série intitulé "Finances publiques et crise sanitaire".


Les observateurs n’excluent pas un troisième scénario qui se caractériserait par la pro-longation au-delà de juin (les durées d’allongement varient selon les dispositifs) des me-sures d’urgences mises en œuvre en mars dernier. Ainsi, le système de compensation de perte de salaires pour les travailleurs du secteur formel qui ont vu leurs contrats de travail suspendus ou qui subissent une réduction du temps de travail effectif pourrait être maintenu jusqu’en décembre. La compensation serait accrue pour les salariés gagnant moins de 3000 réais par mois. Une telle initiative représenterait un accroissement des dépenses fédérales évalué aujourd’hui à 143 milliards de réais. Le maintien des aides aux Etats et communes au-delà de la fin du premier semestre de 2020 représenterait une charge de près de 100 milliards de réais. Au total, dans ce troisième scénario, si l’on inclut des prorogations d’exemptions fiscales et de cotisations sociales, de subventions à la consommation d’énergie électrique et de subventions financées par le Trésor pour boni-fier des prêts bancaires, c’est une charge de supplémentaire de 325 milliards de réais que l’Etat fédéral devrait assumer. En reprenant les prémisses utilisées plus haut (baisse des recettes liée à une contraction de 5% du PIB, montant du déficit primaire pré-pandé-mie), c’est sur un déficit primaire du secteur public estimé à 1211 milliards de réais (16,5% du PIB) que s’achèverait l’année 2020.


La dette publique brute atteindrait alors l’équivalent de 105% du PIB dès le fin 2020. Avec un niveau de taux réels à 3%, le ratio attendrait 120% en 2028 et continuerait à progresser au-delà de ce niveau, sauf si les dépenses publiques n’augmentent plus en termes réels entre 2021 et 2026. Si le taux d’intérêt réel moyen est de 4% sur les dix prochaines an-nées, le ratio de la dette publique brute/PIB atteindrait 120 % en 2026 puis dépasserait ce seuil ensuite pour continuer à augmenter, sauf si les dépenses publiques sont plafon-nées en termes réels dès 2021.


Pas de solution magique.


Dans toutes les hypothèses évoquées ici, sans mise en place d’un rigoureux programme d’austérité dès 2021, l’endettement public deviendrait incontrôlable sur les prochaines années. La dette brute de l’ensemble du secteur public atteindrait très rapidement 100% du PIB puis dépasserait ce seuil. Même en soustrayant les réserves internationales en devises (qui représentent aujourd’hui l’équivalent de 25% du PIB), la dette nette de ré-serves resterait élevée.


Dans un pays qui sortira très appauvri de la crise du Covid-19, ces déséquilibres aggravés des finances publiques sont très inquiétants. Ils concernent un pays qui est plus endetté que la moyenne des économies émergentes[4]. En outre, face à la récession qui com-mence, le pouvoir fédéral semble incapable d’engager une action coordonnée et de construire un plan crédible de relance de l’activité. Avec la perspective d’une charge de la dette publique de plus en plus lourde (le taux d’intérêt payé par l’État brésilien est sans commune mesure avec ceux des pays avancés), si la demande de titres publics émanant des investisseurs privés est insuffisante pour financer le déficit, le gouvernement peut contraindre la Banque Centrale à s'en porter acquéreur et à monétiser la dette publique. Le gouvernement est alors en situation de "dominance budgétaire". Cela signifie que la Banque Centrale n’a alors pas d’autre choix que de s’ajuster au comportement laxiste du gouvernement afin de satisfaire la contrainte budgétaire intertemporelle de ce dernier. La monétisation de la dette a alors pour conséquence d’exacerber les tensions inflation-nistes et de dégrader durablement la crédibilité de la banque centrale dans la conduite de sa politique monétaire.


A l’inverse, dans le cas où la Banque Centrale ne cède pas aux pressions du gouver-nement, la situation peut déboucher sur un risque de défaut de l’Etat. Dans le cas du Brésil, outre le fait que la dominance budgétaire risque de compromettre l’atteinte de la cible d’inflation, l’adoption d’une politique de ciblage de l’inflation comporte également des risques lorsque l’endettement public est élevé et que la banque centrale ne cède pas aux pressions du gouvernement pour monétiser la dette publique. En effet, un choc inflationniste conduirait l’autorité monétaire à relever ses taux d’intérêt qui, en accroissant le fardeau de la dette interne, accentuerait la probabilité de default sur la dette publique.


Plusieurs observateurs ont soutenu récemment au Brésil que les risques de dominance budgétaire, de dérive inflationniste et de perte de crédibilité des autorités monétaires étaient devenus très faibles ou inexistants et que l’émission monétaire pouvait effective-ment être une solution pour payer une dette publique galopante. La Banque Centrale pourrait donc acheter des titres émis par le Trésor national[5], permettant ainsi à ce der-nier de financier les dépenses nécessaires au combat de l’épidémie et au soutien de l’économie. Dans le contexte de déflation qui devrait prévaloir à l’échelle mondiale après l’épidémie du Covid-19, cette option du financement monétaire de la dette ne présen-terait aucun risque. Pourtant, cette solution magique paraît illusoire.


Au Brésil, avec le régime monétaire de ciblage d’inflation[6], le taux d’intérêt de court terme ou le taux directeur de la Banque Centrale du Brésil (taux selic) est la variable cru-ciale dans le modèle utilisé pour maintenir l’inflation à l’intérieur des cibles fixées. L’institut d’émission doit assurer l’offre de monnaie nécessaire pour que le taux directeur soit atteint sur le marché monétaire. Il ne peut pas à la fois fixer un taux de référence et contrôler la quantité de monnaie en circulation. Si la Banque Centrale commence à émettre de la monnaie pour payer la dette du Trésor, il y aura une augmentation de la liquidité sur le marché monétaire et le taux pratiqué entre banques sera inférieur au taux directeur. La réaction de l’institut d’émission sera alors de vendre des titres de la dette publique pour réduire la liquidité et entraînes un relèvement des taux. La mise en marché de ces titres viendra augmenter la dette publique brute mesurée par la Banque Centrale.

Le Brésil pourrait recourir à la monétisation de sa dette publique s’il abandonnait le sys-tème de ciblage d’inflation qui a pourtant fait ses preuves. La Banque Centrale fixerait alors des objectifs d’agrégats monétaires et les laisserait augmenter librement. Même dans un contexte de faible inflation au plan international, les prix s’envoleraient au Brésil. Une conjoncture de déflation à l’échelle mondiale n’est pas un obstacle à l’instabilité des prix dans les pays émergents. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la situation qui prévaut en Argentine (taux d’inflation par les prix à la consommation de 50% prévu pour 2020).


La solution serait-elle alors d’abaisser le taux directeur à un niveau proche de zéro ? Dans cette hypothèse, compte tenu de la longue histoire d’instabilité de l’économie bré-silienne, le pays connaîtrait une fuite massive de capitaux et une dépréciation accentuée du taux de change de la monnaie nationale par rapport aux grandes devises, Cette dépréciation contribuerait à alimenter une inflation déjà forte en raison de l’augmen-tation des dépenses publiques. Le pays entrerait dans un scénario d’extrême incertitude par rapport au comportement à moyen et long terme de variables comme le change et le rythme de hausse des prix. Dans ces circonstances, il serait très difficile de convaincre les investisseurs d’acquérir des titres de la dette publique offrant un rendement tota-lement incertain, à moins de porter les taux à des niveaux très élevés [7]. Le pays vivrait alors une régression institutionnelle significative. Un tel scénario conduirait également à une forte hausse des taux longs pratiqués sur les financements des entreprises et des ménages, ce qui freinerait considérablement toute perspective de relance de l’écono-mie.


Taux d'intérêts moyens sur la dette publique brute* (en % par an).

Source : Banque Centrale.


La Banque Centrale influence le coût de financement du Trésor mais ne le détermine pas. Quand elle tente de pousser à une baisse du taux directeur qui semble incompatible avec la perception du risque qu’a le marché, elle ne parvient pas à induire une réduction des taux offerts sur les enchères des titres du Trésor. Ainsi, la dernière baisse du taux directeur est intervenue alors que le coût de la dette publique longue augmentait. Avec une politique budgétaire expansionniste, il sera beaucoup plus difficile de ramener le taux directeur à un niveau proche de zéro. Avec l’accroissement de la dette, le risque de default augmentera, induisant une dynamique de hausse des taux réels exigés par les acquéreurs potentiels de titres publics[8].


Il n’y pas de solution magique pour que le Brésil se libère d’une dette publique qui s’ac-croît à nouveau désormais. La seule issue viable est la mise en œuvre après la crise sani-taire d’une politique de rigueur budgétaire sur plusieurs années, voire plusieurs décen-nies. Cette politique devra probablement inclure l’introduction de nouveaux prélève-ments fiscaux. Les impôts à créer ne peuvent pas avoir d’incidence sur la consom-mation. Il s’agit d’introduire des prélèvements sur la richesse (revenu et patrimoine des catégories les plus favorisées) destinés à financer exclusivement l’effort de réduction de l’endettement public.


En résumé, si la tentation populiste conduit à maintenir un effort budgétaire au-delà de ce qui est nécessaire en moyens et en temps pour limiter les conséquences économi-ques et sociales de la pandémie, le Brésil peut connaître un véritable désastre financier à l’horizon de quelques années. Dans un pays où la crise politique s’amplifie semaine après semaine, la population peut être victime d’une gigantesque régression sociale avec le retour d’une instabilité économique comparable à celle des années 1980.


Complément à cette série : La dette publique au Brésil, concepts de base.


 

[1] Les personnes éligibles doivent avoir plus de 18 ans et n’occuper aucun emploi dans l’économie formelle. Les bénéficiaires doivent en outre gagner moins de la moitié d’un salaire minimum (environ 180€/mois) et ne pas recevoir d’autres transferts sociaux que la Bolsa Familia. La limite est de deux bénéficiaires par foyer. [2] L’IFI est un organe lié au Sénat Fédéral. L’institution publie régulièrement des analyses très sérieuses sur l’état et les perspectives des finances publiques. [3] Bolsa Família (en français : "bourse familiale") est un système de transferts sociaux destiné à lutter contre la grande pauvreté. Le versement de l’allocation mensuelle est conditionné au respect d’obligations (scolarisation des enfants, suivis de santé). En début 2020, on recensait 14,2 millions de familles bénéficiaires (57 millions de personnes) qui recevaient en moyenne 191 reais par mois (33 euros). [4] En moyenne, pour l’ensemble des pays émergents, le ratio dette publique/PIB était inférieur à 50% en début d’année. [5] La Banque Centrale est autorisée pendant la période de calamité publique à acheter et vendre sur le marché secondaire des titres publics et privés, utilisés notamment comme collatérals pour les opérations de refinancement des banques. Ceci confère à la Banque Centrale des pouvoirs pour mener une politique monétaire non conventionnelle. [6] Avec ce régime, il s’agit d’assigner à la Banque Centrale un objectif chiffré d’inflation, ainsi qu’un horizon précis pour la réalisation de cet objectif. Ce dernier prend géné-ralement la forme d’une fourchette cible. Une stratégie de ciblage d’inflation repose sur l’idée que la banque centrale abandonne tout objectif intermédiaire explicite, tel que les agrégats monétaires, et cible directement l’inflation. La politique monétaire est directe-ment orientée vers l’objectif final de stabilité des prix, la Banque Centrale réglant ses instruments sur la base d’un ensemble d’indicateurs macroéconomiques et financiers. [7] Dans le passé, les autorités brésiliennes ont évité un tel écueil en imposant des con-trôles sur la sortie des capitaux et en contraignant les fonds de pension des entreprises publiques à acquérir des titres de la dette publique.

[8] Certains observateurs proposent aussi de vendre une partie des réserves interna-tionales en devises pour amortir une partie de la dette publique. Vendre les réserves aboutirait simplement à modifier la composition de la dette nette mais ne changerait rien à la situation financière de l’Etat.


34 vues0 commentaire

Comments


bottom of page