1. Introduction.
Sur le site du Ministère de l’économie qu’il commande depuis janvier 2019, les inter-nautes peuvent trouver un court résumé du parcours suivi par Paulo Guedes avant qu’il ne soit sollicité par le Président Bolsonaro pour intégrer son gouvernement. Le titulaire de ce portefeuille-clé a obtenu en 1978 un titre de docteur en économie délivré par l’Université de Chicago. Après avoir enseigné dans divers établissements supérieurs (au Chili puis au Brésil), il a participé à la fondation de la banque brésilienne d’investissement Pactual, intégré les conseils de plusieurs grandes entreprises et créé l’institut Millenium, un think-tank d’inspiration libérale. L’économiste rencontre Jair Bolsonaro pour la pre-mière fois en novembre 2017, alors que la campagne pour le dernier scrutin présidentiel démarrait à peine. Rapidement, Paulo Guedes va apporter au candidat un appui décisif. Sa vision très libérale de l’économie vient opportunément atténuer le discours extrémiste et autoritaire de Bolsonaro qui ne cesse de légitimer la dictature militaire des années 1964-1985 et fait même l’éloge des bourreaux qui torturaient alors les prisonniers politi-ques. Reconnaissant son incompétence sur les questions économiques, l’ancien militaire va s’appuyer sur son futur ministre. Ce dernier rassure les marchés financiers et les investisseurs. Il défend un programme de réduction du poids de l’Etat, de contraction des dépenses, d’ajustement du budget fédéral et d’ouverture de l’économie (une des plus fermées du monde) à la concurrence internationale. Lorsqu’il est officiellement choisi comme futur ministre de l’économie, Guedes n’hésite plus à promettre un véritable choc libéral. Si Jair Bolsonaro est élu, le titulaire annoncé de ce portefeuille-clé dirigera un "super-ministère". Il mènera à bien le projet de réforme des régimes de retraites (qui plombent les finances de l’Etat) que le Président sortant Michel Temir n’a pas fait aboutir. Les deux autres priorités seront les privatisations et la réduction de la dette publique.
L’ancien banquier d’affaires et enseignant qui n’avait pratiquement aucune expérience politique a apporté au candidat l’appui des milieux économiques et financiers. Ceux-ci ont été séduits par le programme réformiste de Paulo Guedes. Bolsonaro répétait d’ail-leurs pendant la campagne que son ministre disposerait des plein-pouvoirs pour mener la politique économique qu’il souhaite et rompre définitivement avec le dirigisme brouil-lon et irresponsable des derniers gouvernements du Parti des Travailleurs. Immé-diatement après sa victoire, l’ancien militaire confirmait la création d’un "super-ministère" de l’économie qui réunirait des compétences jusqu’alors réparties entre plusieurs minis-tères (Industrie, Planification, Commerce Extérieur, Travail).
Paulo Guedes et Jair Bolsonaro en novembre 2019.
Un an après la prise de fonction de Paulo Guedes, quelle appréciation peut-on porter sur son action ? La réponse est évidemment nuancée. Le nouveau ministre de l’écono-mie et l’équipe qui l’entoure (dont plusieurs membres appartenaient déjà au gouver-nement Temer) sont parvenus à faire adopter une réforme des régimes de retraite signi-ficative. En diminuant les dépenses, le nouveau système va permettre de réduire le déficit du budget fédéral et d’abaisser le rythme de progression de la dette publique. Cet effort d’ajustement a permis aux autorités monétaires de poursuivre une politique de baisse des taux. Les deux dynamiques conjuguées ont certainement contribué à la timide relance de l’activité qui a marqué l’année 2019.
On est cependant très loin du choc libéral annoncé. Ayant concentré son énergie sur la réforme des retraites (qui ne suffit pas en soi à ranimer la croissance), le gouvernement n’a pas su utiliser la période d’état de grâce suivant l’élection pour impulser les grandes mutations structurelles attendues. Le ministre de l’économie est certes à la tête d’une grande administration regroupant de multiples compétences auparavant dispersées. Les marges de manœuvre de ce "super-ministère" sont cependant limitées et réduites en raison même de la stratégie politique adoptée par le chef de l’Etat. Le refus de prendre en compte les règles du présidentialisme de coalition (construction et animation d’une majorité ample et stable au Congrès), la stratégie de tension permanente choisie par l’exécutif, les crises répétées entre le gouvernement fédéral et les instances législatives, la multiplication de polémiques : tous ces éléments entretiennent la crise du système politique née autour de 2013/14 et alimentent un climat d’insécurité juridique. Dans ce contexte, le redémarrage de l’investissement tarde. L’attentisme des décideurs prévaut. En dehors de la réforme des retraites, aucun des autres grands projets annoncés par Paulo Guedes n’a fait l’objet de l’engagement de débats de fond au sein du Congrès au cours de l’année 2019. Les quelques opérations de privatisations initiées restent symbo-liques.
Un an après l’investiture de Jair Bolsonaro, les observateurs ont le sentiment que la période de début de mandat n’a pas été efficacement utilisée et que le temps perdu ne pourra pas être aisément rattrapé sur l’année qui commence. Depuis la fin 2019, Paulo Guedes souligne et répète que l’économie brésilienne est enfin sortie de l’ornière, que le programme de libéralisation est toujours d’actualité. Après l’adoption par le Congrès de la réforme des régimes de retraites, la mise en œuvre de ce programme va dépendre sur les prochains mois du vote effectif par les deux chambres de 5 propositions d’amen-dements constitutionnels. Les textes que l’exécutif envisage de présenter ou qu’il doit présenter concernent la réforme de la fiscalité, la modernisation de la fonction publique fédérale et trois dispositifs destinés à réduire les dépenses publiques, à flexibiliser la gestion des finances de l’Etat et à accroître l’autonomie des Etats fédérés et des com-munes par rapport à l’échelon fédéral central. Le projet de réforme des retraites a été voté (avec des amendements) par la Chambre des députés en août 2019 (par 370 dépu-tés sur un total de 513) puis par le Sénat à la fin octobre de la même année (60 voix sur 81). Ce succès est attribuable à la fois à l’engagement des Présidents des deux cham-bres, à la conscience d’une majorité d’élus de l’urgence d’un ajustement des finances publiques et à la maturité du débat sur l’enjeu de la réforme (le texte proposé en février 2019 par Paulo Guedes reprenait dans ses grandes lignes le projet déjà présenté par l’Administration Temer en 2016).
Un horizon plus difficile.
Ce premier ajustement a sans doute soutenu la dynamique de récupération cyclique dans laquelle l’économie semble engagée depuis la fin de 2019. Ce réveil de l’activité, la perspective d’une croissance supérieure à 2% en 2020 ont déjà conduit le Ministre de l’Economie à anticiper de prochaines victoires. Depuis novembre 2019, il annonce ainsi que le Brésil devrait récupérer dès 2020 le statut d’investment grade[1] qu’il a perdu en 2015, alors que le gouvernement Dilma Rousseff semblait incapable d’éviter une dérive des finances publiques[2].
Taux de croissance trimestriel annualisé du PIB (en %)
Source : Banque Itau, décembre 2019.
Paulo Guedes fait sans doute preuve d’un enthousiasme excessif… Dans les prochains mois, tout va dépendre des marges de manœuvre politique dont va disposer le ministre de l’économie. Une remarque s’impose ici d’emblée. Sur les premières semaines du mandat de Jair Bolsonaro, de nombreux analystes ont cru que le Président élu était pla-cé sous la tutelle des militaires qu’il avait appelés pour constituer son Administration. D’autres ont imaginé que les ministres technocrates, originaires de la droite modérée, al-laient disposer d’une grande autonomie au sein d’un gouvernement animé par un Prési-dent classé à l’extrême-droite de l’échiquier politique.
L’expérience des douze premiers mois du mandat présidentiel a montré que le chef de l’Etat et un noyau dur de "bolsonaristes" (composé par la famille du Président, des idéo-logues d’extrême-droite et des leaders d’églises néo-pentecôtistes) donnent le la et diri-gent effectivement l’Etat central. Lorsqu’ils n’ont pas été contraints de démissionner, les militaires ont choisi de faire profil bas, craignant sans doute d’affronter le candidat qu’ils avaient soutenu en 2018 et dont la popularité auprès des troupes et des officiers inter-médiaires reste forte. L’ancien juge Sergio Moro, ministre de la Justice, s’est lui aussi aligné sur le chef de l’exécutif. Il ne constitue pas un contrepoids légaliste qui viendrait freiner les initiatives autoritaires du Président et atténuer le climat de tension que l’exé-cutif entretient en permanence avec les autres institutions fédérales.
Le Ministre des infrastructures, le titulaire du portefeuille des mines et de l’énergie et le "super-ministre" de l’économie sont néanmoins parvenus à conquérir un minimum d’autonomie dans leurs domaines d’action respectifs. Pour sa part, Paulo Guedes a trouvé au Congrès un leader disposé à faire avancer le processus d’adoption de la réfor-me des retraites. Sans l’engagement décisif de Rodrigo Maia, Président de la Chambre des députés, jamais le ministre de l’économie ne serait parvenu à faire voter par le pouvoir législatif un programme d’ajustement capable de rassurer les marchés financiers et d’améliorer à terme les comptes publics. Le parlementaire, membre d’un parti de la droite modérée, a su éliminer les résistances au sein de sa formation et de celles du centre. Il a proposé les amendements nécessaires à la construction d’une majorité de cir-constance relativement large. Rodrigo Maia et les groupes parlementaires qu’il repré-sente et coordonne ne sont pas disposés à appuyer les projets autoritaires du Président Bolsonaro. Seront-ils mieux disposés dans l’avenir lorsqu’il s’agira d’adopter des projets gouvernementaux d’inspiration clairement libérale, capables de réduire le périmètre économique de l’Etat et de remettre en cause les privilèges de la fonction publique ?
Jair Bolsonaro, Rodrigo Maia et Paulo Guedes en février 2019.
Deux éléments nouveaux permettent de considérer que cette "complicité" entre le ministre de l’économie et les leaders politiques des deux chambres du Congrès pourrait s’affaiblir dès les premiers mois de 2020. Mentionnons d’abord le fait que l’année qui s’ouvre est une année électorale. Les électeurs brésiliens seront convoqués en octobre prochain pour des élections municipales, décisives pour l’avenir du gouvernement Bol-sonaro. Il est difficile d’imaginer que les parlementaires profitent des six mois qui vont s’écouler entre le début de leurs travaux en février 2020 et le démarrage de la campa-gne pour voter des projets qui auront des répercussions concrètes à l’échelle locale et remettent en cause les intérêts de corporations et de groupes de pression bien orga-nisés. Prudents, députés et sénateurs de la droite et du centre chercheront plutôt à reporter sine die les débats et les votes. Une seconde raison les portera à temporiser. Ces forces politiques ne sont plus très enthousiastes à l’égard de projets gouvernementaux qui seraient inspirés par l’expérience du Chili, référence pour les économistes libéraux en Amérique du Sud. Les manifestations qui se sont multipliées dans ce pays et dans d’autres Etats voisins depuis octobre 2019 ont suscité des inquiétudes dans la classe politique brésilienne et au sein même de l’Administration Bolsonaro. Désormais, les élus de la droite et du centre comme de nombreux membres de l’exécutif craignent que des inflexions brutales et fortes de la politique économique ne soient autant de déclen-cheurs de mouvements comparables au Brésil. Des mouvements dont pourrait tirer parti une gauche revigorée après la sortie de prison de Lula en novembre dernier...
Ce message a d’ailleurs été reçu par Paulo Guedes qui annonce depuis des mois une réforme radicale de l’Administration fédérale et une refonte de la fiscalité mais s’est bien gardé jusqu’en ce début de 2020 de présenter des textes au Congrès. A la fin de l’année 2019, le ministre de l’économie a reconnu que ce retard était motivé par une crainte. Les forces de gauche pourraient prendre prétexte de ces initiatives pour mobiliser leurs parti-sans et organiser dans les rues des manifestations comparables à celles qui ont eu lieu entre octobre et décembre 2019 sur d’autres pays de la région. La réforme administrative doit réduire les salaires de la fonction publique fédérale (en les alignant, à qualification égale, sur les rémunérations du secteur privé) et mettre fin à la garantie de l’emploi à vie pour plusieurs catégories de nouveaux agents. Sur un projet de ce type, l’exécutif ne se heurtera pas seulement aux forces traditionnelles de la gauche, bien implantées dans l’univers de la fonction publique. Il devra aussi affronter les lobbys puissants qui défen-dent les différentes catégories d’agents de l’Administration fédérale et savent gagner de nombreux élus du Congrès à leur cause. Des difficultés du même type vont se présenter lorsque le gouvernement envisagera une refonte du système fiscal. La refonte de la fiscalité doit aboutir à une simplification du dispositif et à son redéploiement afin de stimuler l’activité et d’améliorer la compétitivité de la production nationale. Les mesures à envisager (unification des prélèvements, modification des modes de perception, etc..) vont affecter tous les contribuables et altérer en profondeur les relations entre l’échelon fédéral et les Etats fédérés.
Ajoutons encore que le ralentissement ou la paralysie des processus législatifs qui peuvent désormais intervenir sont aussi liés à la désorganisation des forces parlemen-taires jusqu’alors relativement fidèles à l’exécutif. Au cours des derniers mois, le Prési-dent Bolsonaro a provoqué une crise majeure au sein de son propre parti (le Parti Social Liberal, qui avait largement contribué à le faire élire), s’attaquant à ses leaders au sein des deux Chambres. Il a finalement annoncé qu’il abandonnait la formation de droite et constituait avec d’autres dissidents une nouveau parti : l’alliance pour le Brésil.
Certes, le Ministre de l’économie continue à bénéficier du soutien des marchés. Le monde des affaires veut croire que son succès sur le dossier des retraites annonce des succès futurs sur des enjeux tout aussi importants. Les investisseurs et les responsables d’entreprises adhèrent à des projets qu’ils estiment capables de relancer une économie assoupie. Jouissant pour cette raison d’une autonomie relative, Paulo Guedes doit pour-tant chercher à contourner en permanence deux obstacles. Il ne peut pas prendre d’ini-tiative qui contrarierait le Président et sa clientèle d’extrême-droite et de partisans actifs sur les réseaux sociaux. A chaque fois que le ministère de l’économie a envisagé des projets dénoncés par les bolsonaristes radicaux, le titulaire du portefeuille a fait marche arrière[3]. Le second obstacle apparaît lorsque l’ancien banquier d’affaires cherche à séduire ces factions d’extrême-droite[4]. Il met alors en péril son alliance précaire avec les forces parlementaires de droite et du centre qui ont été ses alliés les plus efficaces en 2019.
Le ministre de l’économie ne peut pas ignorer qu’une éventuelle radicalisation auto-ritaire du gouvernement Bolsonaro ruinerait probablement son ambition de relance de l’économie par la libéralisation. La politique et l’économie sont difficilement dissociables. Un raidissement du régime pourrait séduire les bolsonaristes les plus fervents qui n’hési-tent pas dénoncer l’Etat de droit et la démocratie. Il inquiéterait les investisseurs. L’éco-nomie n’est pas une île dont les équilibres pourraient être maintenus dans un contexte d’arbitraire, d’affaiblissement des normes et d’insécurité juridique aggravée.
(à suivre).
1] Statut défini en fonction des notations effectuées par les agences internationales d’évaluation des risques Standard and Poor’s, Ficht et Moody’s. Le Brésil a obtenu le statut d’investment grade en 2008 après des années de politique économique équilibrée et cohérente. L’accès à ce statut signifie que le pays a acquis une crédibilité (il est considéré comme un bon payeur). Il améliore considérablement les conditions d’accès aux financements internationaux pour le secteur public et tous les acteurs économiques nationaux.
[2] En septembre 2015, Standard and Poor’s rétrogradait la note brésilienne au rang d’investissement spéculatif et procédait à une nouvelle dégradation quelques mois plus tard. L’agence Fitch plaçait elle aussi la note brésilienne en investissement spéculatif en décembre 2015. Pour sa part, également en décembre, Moody’s plaçait la note du Brésil sous surveillance en vue d’une éventuelle dégradation en catégorie spé-culative (dans les 3 mois). Cette intention se concrétisait au début de 2016. Le Brésil était alors classé investissement spéculatif par les trois principales agences de notation. Les conséquences de la perte du statut d’investment grade ont été une importante sortie de capitaux et un durcissement des conditions d’accès au crédit international pour tous les acteurs économiques brésiliens.
[3] En septembre 2019, dans un interview, le ministre a annoncé qu’il envisageait d’inclure dans la future réforme de la fiscalité un impôt sur les transactions financières, comparable dans ses modalités et son impact à la Contribution Provisoire sur les Mouvements Financiers (CPMF), une taxe très impopulaire introduite entre 1997 et 2007, puis supprimée depuis. Le directeur de l’administration fiscale au niveau fédérale (un fervent défenseur de la CPMF) annonçait d’ailleurs qu’il avait fait réaliser une étude détaillant les modalités d’introduction du futur impôt. Devant la résistance et l’irritation du Président Bolsonaro, Paulo Guedes a dû abandonner ce projet et se démettre de ses fonctions le directeur en question.
[4] En novembre 2019, pendant un voyage aux Etats-Unis, Paulo Guedes n’a pas hésité à affirmer qu’un mouvement de protestation lancé par l’opposition pourrait conduire l’exécutif à adopter un acte institutionnel comparable à ceux adoptés pendant la dictature militaire. Il s’est référé à un acte qui a ren-forcé à l’époque les persécutions politiques, les tortures d’opposants, la censure. Le propos a immé-diatement provoqué une réaction très négative du Président de la Chambre des députés et du Président de la Cour Suprême. Rapidement, le ministre de l’économie a dû souligner qu’il restait favorable à une "démocratie responsable".
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