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Lula et le piège vénézuélien (3).

Face au dictateur, Lula impuissant.

 

 

Dès la campagne présidentielle de 2022, Lula avait indiqué que, s’il était élu, une de ses priorités serait d’assurer le grand retour du Brésil sur la scène diplomatique mondiale. L’ancien Président Bolsonaro avait réussi à faire du pays un véritable paria international, allant même jusqu’à froisser ses principaux partenaires commerciaux. Pendant la pre-mière année de son troisième mandat, multipliant voyages à l’étranger et déclarations pompeuses, Lula s’est érigé en médiateur de conflits pourtant géographiquement très éloignés du Brésil. Ses proches et sympathisants ont alors cru que le vieux leader de la gauche allait pouvoir concrétiser le rêve qu’il caresse depuis près de vingt ans : se voir décerner le prix Nobel de la paix. Selon l’entourage de Lula, celui-ci allait même devenir le "Nelson Mandela du Brésil". Comparaison déplacée :  incarcéré pendant plusieurs mois entre 2018 et 2019, Lula n’a pas été un prisonnier politique, quoiqu’en disent ses admi-rateurs. Depuis le début de 2023, ses initiatives à l’international n’ont pas été vraiment convaincantes. Ses deux tentatives de médiation de conflits ont piteusement échoué : la guerre en Ukraine d’abord, celle entre Israël et le Hamas ensuite. Dans les deux cas, des prises de position pour le moins équivoques, des dérapages verbaux calamiteux ont érodé l’image du Président et distendu les relations du pays avec de nombreux gouver-nements de la planète. Récemment, en refusant de condamner clairement et fermement la fraude électorale organisée au Venezuela par le régime chaviste, Lula a montré qu’il restait attaché à de vieilles solidarités partisantes. Il a surtout révélé que ses marges de manœuvre à l’international étaient devenues quasiment insignifiantes.

 

Maduro a été déclaré vainqueur du scrutin du 28 juillet par Conseil National Electoral (CNE) que son régime contrôle. Cette "réélection" a été officialisée fin août par la Cour Suprême du pays, également aux ordres du pouvoir. En réalité, les opérations de dépouillement ont été manipulées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les procès-verbaux des résultats n’ont pas été publiés et ne le seront sans doute jamais. Des orga-nisations internationales crédibles ont confirmé la victoire d'Edmundo González, le candidat de l'opposition.  Après la fraude électorale, Maduro a eu recours à la répression, brutale, massive et sanglante. Contesté dans les urnes, dénoncé par la rue, le dictateur n’a pas hésité à employer la méthode forte. En plus des forces de l’ordre officielles, il a mobilisé les colectivos, ces groupes paramilitaires bolivariens et s’appuie sur le renfort de policiers venus de Cuba pour affronter les manifestants. Bilan à la mi-août : près de 30 morts, 200 blessés et 1400 arrestations, dont des mineurs et des handicapés, promis aux camps de rééducation idéologique et à la prison.

 

Dans un tel contexte, l’attitude normale d’un démocrate qui prétend assumer un rôle de leader régional serait de dénoncer les atrocités commises par le pouvoir dans un pays voisin. Tel n’a pas été le choix de Lula. Le Président brésilien est aujourd’hui un des rares dirigeants d’Amérique du Sud à ne pas avoir condamné le régime chaviste, à ne pas parler d’élection truquée (alors que les preuves se multiplient). Les partisans de Lula Président veulent faire croire que ce silence prudent traduit un prétendu pragmatisme politique. En ne prenant pas parti, Lula adopterait la posture d’un véritable médiateur de la crise, exécuterait une manœuvre tactique sophistiquée. Balivernes. En réalité, le dit médiateur est terriblement embarrassé. Le Président ne peut plus afficher comme hier ses liens avec le chavisme sans fragiliser sa trajectoire politique future. Il ne peut pas en même temps se dissocier du camp formé par les grands pays autoritaires qui parrainent Maduro, le soutiennent et profitent de son régime. Lula est le Président élu d’une démo-cratie où la majorité des électeurs n’ont aucune passion pour la révolution bolivarienne et ne voudraient surtout pas qu’elle inspire leurs dirigeants. Il est aussi le dirigeant d’un pays qui n’a pas cessé depuis vingt ans d’intensifier ses relations économiques avec la Chine. Le Brésil a accepté avec un enthousiasme ingénu l’étreinte de la République populaire qui se révèle aujourd’hui étouffante. Difficile de continuer à plaire au partenaire chinois si l’on dénonce clairement et fermement le comportement de son premier pro-tégé sud-américain. 

Calculs illusoires.

 

Lorsque Lula rétablit des relations avec le régime chaviste et son chef en 2023, il sait que Maduro et ses partisans vont affronter une échéance électorale importante en 2024. Brasilia est convaincu que si le scrutin apparaît comme régulier et loyal, le Venezuela pourra réintégrer le Mercosur et redevenir un participant acceptable de la dynamique d’intégration régionale que prétend relancer Lula. Ce dernier et son entourage croient Maduro lorsque ce dernier affirme qu’il l’emportera facilement. Tout ce monde est per-suadé que ce qui s’est passé au cours de scrutins antérieurs va se répéter. Grâce au contrôle total du processus de préparation de l’élection (choix des candidats, inégalité de traitement par les médias officiels), à la censure généralisée, à la violence politique contre l’opposition et au vaste réseau d’influence que le parti chaviste est supposé avoir encore au sein des couches populaires, Maduro n’aura aucun mal à répéter la même mascarade qu’en 2013 et en 2018. Il ne sera donc pas nécessaire d’intervenir au moment des opérations de dépouillement, de cacher les résultats obtenus et d’en inventer d’au-tres de toute pièce. Les apparences seront sauves. L’opposition fera du bruit pendant quelque temps puis tout se calmera. Aux yeux des diplomates des pays voisins qui voient la réalité vénézuelienne depuis les balcons de leurs ambassades, Maduro apparaîtra comme un  Président "propre" et fréquentable à défaut d’être estimé et estimable.


Maduro accueilli à Brasilia en mai 2023.


Lula et une large part de la gauche brésilienne croyaient à ce scénario parce qu’il cor-respond à un souhait profond et à leur représentation du monde. Pour ce secteur de l'opinion brésilienne, le scrutin que Maduro préparait dès 2023 s’inscrit dans une nouvelle géopolitique globale qui verrait s’affronter le camp du bien et les forces du mal, les partisans d’un nouvel ordre international (la Chine, la Russie, l’Inde mais aussi le Brésil de Lula et les autres Brics) et le monde occidental hier hégémonique. Au Venezuela, les forces du mal ne devaient pas l’emporter mais il fallait que le représentant du camp du bien respecte un minimum de règles pour ne pas mettre ses partenaires régionaux dans l’embarras. L’hypothèse d’un échec de Maduro était difficilement pensable. Il signifierait une victoire de l’impérialisme occidental. Le régime devait l’emporter en utilisant ses atouts habituels mais sans adopter des méthodes de gangster. La nouvelle victoire attendue signifierait une nouvelle défaite des Etats-Unis dans la région et le triomphe des pays antagonistes (la Chine, la Russie et le reste du Sud).

 

Ce prisme idéologique a conduit Lula et ses proches à multiplier les erreurs dans l’éva-luation de la complexité de la crise politique vénézuélienne. Premier faux pas : le vote de confiance accordé à l'avance par le gouvernement brésilien à Caracas. D’où le traitement de faveur réservé à Maduro lors de sa première visite à Lula en mai 2023. L’exécutif brésilien a cru qu’en déroulant le tapis rouge au dictateur il disposerait d’un atout pour influencer le cours des évènements politiques ultérieurs dans le pays voisin. La seconde erreur aura été de croire au discours de Maduro lui-même, un autocrate qui n’a pas cessé de se présenter comme la victime de forces étrangères diaboliques. Dès lors, convaincu ou attendri, le compère brésilien n’a exigé dès le début de ces retrouvailles ni enga-gements fermes, ni contreparties. Pourtant, au fil des mois, il est devenu clair que Maduro ne quitterait le pouvoir sous aucun prétexte. Sa stratégie pour falsifier l’élection n’a pas commencé le jour du scrutin mais bien en amont, lorsque le pouvoir chaviste a com-mencé à arrêter les opposants au régime, à interdire des candidatures, à limiter les mar-ges de manœuvre de ses adversaires pendant la campagne, à intimider les électeurs…Une autre grave erreur aura été de cautionner les accords de La Barbade comme si ce compromis allait représenter un obstacle effectif aux menées autoritaires les plus grossières de Maduro. Comme si le dictateur dépendait du Brésil au point de devoir prendre en compte les désidératas de Brasilia. En réalité, le régime chaviste dépend de la Chine, de la Russie et de Cuba. Il a su ces derniers mois habilement manipuler Brasilia et convaincre les conseillers de Lula qu’il aurait la capacité de remporter les élections de manière "appropriée", sans avoir à adopter des méthodes de gangster….

 

Une cleptocratie impopulaire.

 

La gauche brésilienne et son leader ignorent ou sous-estiment depuis des années les conséquences sociales de la pérennisation au pouvoir de la cleptocratie chaviste. La poule aux œufs d’or du régime a été pendant plusieurs années l’industrie pétrolière. Evolution défavorable des cours mondiaux, gestion clientéliste à outrance de la com-pagnie nationale, chute conséquente de la production : la rente pétrolière a fondu. Il a fallu développer de nouvelles activités pour assurer la prospérité d’une élite soutien du régime. Caracas a dû flexibiliser le contrôle de l’économie et autoriser une dollarisation de fait. Ces mesures ont fourni de l’oxygène, principalement au commerce extérieur et aux activités illégales très développées (contrebande, exploitation minière illicite, trafic de drogues). Cette évolution a profité essentiellement à une bourgeoisie bolivarienne formée par l’appareil du Parti chaviste, l’élite militaire et l’ensemble des haut-fonction-naires placés par le régime à la tête de toutes les institutions nationales, de la Cour Suprême aux gouvernements des 23 Etats fédérés.


Maduro et quelques uns de ses nombreux officiers supérieurs.


La caste des officiers supérieurs de l’armée est une composante essentielle de cette néo-bourgeoisie. Endoctrinés, les 2500 généraux que compte le pays (un nombre re-cord au plan international) font tout. Ils sont ministres, responsables d’administrations et de compagnies publiques, en charges de collectivités territoriales [1]. Ils ont aussi été placés à la tête d'importants secteurs économiques, ce qui offre des possibilités consi-dérables de pots-de-vin et de corruption. Ils ont également été autorisés à jouer un rôle central dans le trafic de drogues, ainsi que dans l'exploitation minière illégale, l'extorsion et d'autres opérations criminelles. Ces possibilités d'enrichissement illicite ont été facilitées en confiant aux militaires la responsabilité d'industries et de zones géographiques.

 

Dans les rangs des fidèles avantagés par ce système cleptocratique, il faut aussi compter l’ensemble des collaborateurs et exécutants de la politique de sécurité du régime. A cet univers des chavistes convaincus et intéressés, le régime a su garantir une certaine prospérité. Les forces spéciales de la police vénézuélienne, créées en 2017, jouent un rôle central dans le maintien de Maduro au pouvoir en terrorisant ceux qui menacent le régime. Elles sont complétées par le Servicio Bolivariano de Inteligencia Nacional, l'organisation de renseignement du chavisme. Au sein du groupe des  exécutants du régime, il faut mentionner encore le contre-espionnage militaire, bastion de l'influence cubaine au sein du gouvernement, qui joue également un rôle important. Le régime compte enfin sur la Garde Nationale Bolivarienne (une force chargée de la surveillance des frontières et très impliquée dans le commerce de contrebande) [2] et sur des grou-pes de militants chavistes armés (les colectivos). Il s’appuie encore sur les dissidents  de guérillas colombiens (FARC, ELN) que le pouvoir chaviste a accueilli sur le territoire véné-zuélien.


 File d'attente devant un supermarché au coeur d'un quartier pauvre de Caracas (mars 2024).


Pendant que toute cette caste de privilégiés du régime prospérait, près de 52% des Vénézuéliens vivaient en dessous du seuil de pauvreté en 2023. Une majorité encore plus importante d’habitants est confrontée à l’érosion des revenus, à de multiples pénu-ries, à la dégradation de l’ensemble des services publics. Les inégalités sont criantes au pays du "socialisme bolivarien". Le revenu per capita moyen des 10% les plus riches est 35 fois supérieur au revenu moyen des plus pauvres. La cleptocratie favorise l’élargis-sement des inégalités. C’est ce contexte social, marqué par l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie prédatrice qui a provoqué un net décrochage des couches les plus pauvres par rapport au chavisme. En juillet dernier, au vote de rejet du régime habituel au sein de la  bourgeoisie traditionnelle et des classes moyennes s’est ajouté un vote populaire. Les populations des périphéries urbaines confrontées à la fois à la misère et à l’arbitraire des milices organisées par le régime ont basculé. Elles ont choisi l’opposition parvenue à s’unir et à capter la désespérance de la majorité des Vénézuéliens.

 

Complaisance et cécité de Lula.

 

Au Brésil, dans l’entourage de Lula, avant et après le retour au pouvoir, on n’a pas pris la mesure de ces changements. La surprise est donc grande le 28 juillet au soir et les jours d’après. Suivent alors plusieurs semaines de déclarations alternant cynisme, incohérence et irréalisme total. Dès la fin du scrutin, alors que l’opposition revendique la victoire, Lula déclare que rien de "grave" ou "d'anormal" ne s'est produit lors de l'élection. Plus tard, il indiquera qu’il attend la publication des procès-verbaux des bureaux de votes pour se prononcer. Pendant ce temps, le régime chaviste intensifie sa politique de répression. En août, lorsque l'ONU conclut dans un rapport que le Venezuela n’a pas rempli les exigen-ces de base en matière de "transparence et d'intégrité", le président de l'Assemblée vénézuélienne, Jorge Rodríguez, du même parti que Maduro, qualifie le document d’ordurier et menace d'interdire la présence d'observateurs étrangers lors des futures élections.

 

Un peu plus tard, Lula suggère à Caracas de tenir de nouvelles élections ou bien de constituer un gouvernement de coalition. Ces propositions fantaisistes sont évidemment rejetées par le dictateur et par l’opposition. Cette dernière se sent offensée, elle qui a démocratiquement remporté les élections malgré tous les obstacles et les manipu-lations créées par le chavisme. Comme le fera remarquer le site Internet d'humour vénézuélien, El Chigüire Bipolar, "le Brésil propose de répéter les élections jusqu'à ce que Maduro gagne". Soufflée à l’oreille de Lula par son conseiller spécial Celso Amorim, cette proposition est d’un cynisme absolu. Des opposants vénézuéliens ont d’ailleurs posé la question : Lula aurait-il accepté de participer à une nouvelle élection ou à un "gouverne-ment de coalition" avec Jair Bolsonaro si ce dernier avait truqué l'élection de 2022 et était resté à la présidence en s’appuyant sur la force [3].

 

A l’approche du 15 août, en visite dans le Rio Grande do Sul, cherchant à prendre quel-ques distances avec le pouvoir de Caracas sans s’attirer les foudres de Maduro, Lula se lance dans des appréciations surprenantes sur le régime chaviste. Pour le Président bré-silien, le gouvernement de Maduro "n'est pas une dictature", mais "un régime très désagréable". Autant de considérations choquantes pour les 7,7 millions de Vénézuéliens qui ont dû fuir leur pays (dont 580 000 vivent au Brésil), pour les milliers de prisonniers politiques, les opposants torturés, les journalistes persécutés, les responsables d’Ongs menacés…Les propos décousus, les phrases incohérentes ou provocantes sont exprimés par un Président brésilien qui sait pertinemment qu’il n’a plus guère de marges de ma-nœuvre dans la crise vénézuélienne. S’il n’avait à tenir compte que de l’opinion publique au Brésil, il romprait clairement avec la dictature chaviste. Dans le contexte géopolitique et économique qui est celui de son pays aujourd’hui, il doit faire comme s’il n’avait rien vu de ce qui se passe vraiment au Venezuela.

 

L’étreinte étouffante de la Chine.

 

Les cercles diplomatiques brésiliens cultivent encore un mythe selon lequel le Brésil serait le leader naturel en Amérique du Sud et aurait donc vocation à gérer des processus de pacification sur la région, voire à intervenir dans la vie politique intérieure de pays voisins. Lula sait aujourd’hui que la réalité est différente. La Chine et d’autres pays autoritaires exercent une influence économique et politique croissante sur le sous-continent [4]. C’est le cas au Venezuela où la dictature chaviste perdure parce que le régime est totalement soumis aux intérêts de la Chine et de la Russie. De ce fait, les tensions globales entre les grandes démocraties (Etats-Unis en premier lieu) et l’axe des pays autoritaires conditionnent désormais la dynamique des relations entre les pays d’Amérique du Sud et ont même un impact croissant sur la politique intérieure de chacun de ces Etats. Le Brésil aurait sans doute pu encore jouer un rôle de pacificateur au Venezuela s’il était demeuré une nation équidistante, refusant à la fois de s’aligner sur les pays de l’axe autoritaire et d’être l’allié passif et soumis du monde occidental. Ce n’est plus le cas.

 

Les choix économiques faits  par plusieurs gouvernements successifs – et renforcés par l’Administration Lula – ont placé peu à peu le Brésil aux côtés des puissances anti-occidentales. Ce déplacement géopolitique n’est pas seulement le résultat du retour au pouvoir d’une gauche qui revendique encore un antiaméricanisme primaire, rêve de rompre avec le capitalisme et l’occident qui l’incarne. L’alignement croissant du Brésil (membre des BRICS depuis la création du club) sur les puissances de l’axe autoritaire correspond aussi à une dynamique d’emprise croissante de la Chine sur l’économie bré-silienne. Entre le géant sud-américain et l’empire du milieu s’est constituée au fil des années une relation de dépendance commerciale asymétrique qui s’apparente aujour-d’hui à un rapport de sujétion. La Chine est de loin le premier débouché des exportateurs brésiliens (30,7% des exportations totales en 2023) et la première origine pour les im-portations. Le Brésil fournit principalement des produits agricoles, du pétrole brut et du minerai de fer. Pour ces trois secteurs-clés de l’économie brésilienne, la perte du dé-bouché chinois ou des difficultés d’accès seraient dévastateurs. Cela signifie que le monde agricole, les acteurs pétroliers et les exploitants miniers soumettent le gou-vernement de Brasilia à une pression constante pour qu’il fasse preuve de bonne volonté à l’égard de Pékin. Chaque initiative des autorités brésiliennes doit être calculée pour ne pas offenser le meilleur client du pays…Le Brésil fait tout ce qu’il faut pour ne pas être exposé à la diplomatie coercitive de la Chine. Pour éviter par exemple de subir des mesures sanitaires et des barrières tarifaires qui pénaliseraient son agriculture....


 

Pour la Chine, le Brésil est un marché secondaire où sont écoulés des produits indus-triels. Le pays sud-américain est cependant la première destination des investissements réalisés en Amérique du Sud par la République Populaire. Objectif poursuivi depuis plus de quinze ans : conférer aux firmes chinoises des positions clés dans le secteur de l’électricité (génération, transmission), du pétrole (extraction), de l’exploitation minière, de la téléphonie, de la logistique. Equipant le Brésil en convertisseurs solaires, développant l’extraction de niobium et fournissant des véhicules électriques, les Chinois influencent encore le rythme et les modalités de la transition énergétique au Brésil. Cette étreinte économique est facilitée par un  lobbying intense mené par les diplomates et agents du régime chinois au sein même des institutions fédérales brésiliennes. Le fil conducteur est toujours le même : il s’agit de montrer aux décideurs publics, aux membres du Congrès, aux formateurs d’opinion que pour bénéficier de l’essor et du soutien de la Chine, le Brésil doit manifester de très bonnes dispositions à l’égard de son partenaire. L’étreinte perdure si des preuves d’attachement sont renouvelées.

 

Dès son retour au pouvoir, Lula a confirmé un alignement sur la Chine, l’axe des pays au-toritaires, le club des Brics. Il doit cependant aussi tenir compte des fortes contraintes intérieures qu’impose le fonctionnement d’une démocratie, celle dont il est Président. La crise vénézuélienne le contraint donc à un positionnement schizophrénique. Il doit cau-tionner une dictature, comme si celle-ci était légitime. Il doit prendre quelques distances sans provoquer un divorce. Cette schizophrénie pourrait lui coûter de plus en plus cher sur le terrain où se décide son avenir : celui de la vie politique intérieure.

 

Coût politique élevé.

 

Lula a été élu (de justesse) pour un troisième mandat parce qu’il s’est présenté comme le combattant de la démocratie, un leader capable d’éviter au Brésil la dérive autoritaire incarnée par son rival, Bolsonaro. Ce n’est pas le programme de gauche de son parti qui lui a permis de rallier une large part de l’électorat modéré du centre et même de la droite. C’est la défense alléguée de la démocratie menacée. C’est sur cet enjeu que Lula est parvenu à élargir son électorat bien au-delà d’une gauche très minoritaire dans l’opinion [5]. L’attitude qu’il a adopté depuis le dernier scrutin présidentiel au Venezuela conduit aujourd’hui de nombreux électeurs brésiliens à s’interroger sur les convictions démocratiques du Président qu’ils ont élu il y a moins de deux ans.

 

L’alignement de Lula sur les pays dits du Sud global et sur les grands Etats autoritaires de la planète, sa neutralité bienveillante à l’égard du régime chaviste après le scrutin truqué de juillet dernier : tout cela conduit désormais une large part de l’électorat brésilien à considérer qu’il a été trompé en 2022 et que le Président élu alors n’est pas un vrai démocrate, qu’il préfère en réalité une dictature vénézuélienne alignée sur le Sud Global plutôt qu’une démocratie entretenant des relations normales avec Washington. Une enquête d’opinion réalisée dans les jours qui ont suivi la soi-disant réélection de Maduro montre que 73% des Brésiliens considéraient l’évènement comme très grave et que le vainqueur déclaré du scrutin était illégitime. Dans la même enquête, 79% des personnes interrogées estimaient que le Venezuela était une dictature (à peine 15% estimaient que c’était encore une démocratie). Cela signifie que pour une majorité de citoyens, le posi-tionnement de Lula dans la crise vénézuélienne est inacceptable et incompréhensible. Cela signifie encore que la frange décisive d’électeurs qui ont porté leur suffrage sur le candidat Lula en 2022 se sent trahie aujourd’hui. Cette frange manquera sans doute à l’appel dans l’avenir.

 

C’est bien ce qu’a compris l’opposition qui dénonce avec délectation l’attitude de neu-tralité bienveillante de Lula à l’égard de Maduro. Ses leaders répètent à l’envie que ce que fait Maduro au Venezuela depuis des années est exactement ce que Lula et son parti rêvent de faire au Brésil. Le camp bolsonariste et les autres courants d’opposition ne pouvaient pas espérer de meilleur cadeau de la part du pouvoir à la veille d’élections municipales qui seront décisives [6]. Tous les candidats de la gauche qui peuvent espé-rer l’emporter commencent d’ailleurs à reconnaître que le scrutin vénézuélien n’a sans doute pas été très régulier... A moyen terme, le positionnement de Lula et de ses diplo-mates peut constituer un handicap politique encore plus important. Tous les obser-vateurs prévoient que dans les prochains mois  le régime chaviste va accentuer la ré-pression et la chasse aux opposants, systématiser la torture, continuer à tuer. L’opposition utilisera sans retenue les témoignages des centaines de milliers de nouveaux réfugiés vénézuéliens qui afflueront alors vers le Brésil  (entre autres destinations). L’image internationale de Lula, icône de la démocratie, aura alors définitivement pris l’eau. Plus grave pour le vieux leader : l’alliance politique sur laquelle repose son gouvernement aujourd’hui s’effilochera [7]. La brèche ouverte déjà au sein de son parti (entre une extrê-me-gauche chaviste et les courants réellement démocratiques) s’élargira. Sa réélection en 2026 deviendra une chimère….

 

Des analystes brésiliens ont souvent dit ces dernières semaines que la crise véné-zuélienne était le test majeur pour la politique extérieure brésilienne. Ils imaginaient sans doute que Lula pourrait faire plier le camarade Maduro. Le test a eu lieu. Il a démontré que le leader brésilien ne peut rien faire face au renforcement à ses portes d'une dicta-ture. On ne peut pas à la fois être militant de la cause démocratique et rechercher de plus en plus l'étreinte chinoise...

 

 


 

[1] Ces généraux sont aussi très actifs dans les secteurs "les plus lucratifs". Selon l'ONU, les militaires sont ainsi impliqués dans le cartel de Los Soles, qui est responsable du transport de la cocaïne produite dans les Andes vers les Caraïbes. Il existe également des preuves de leur implication dans l'exploitation minière illégale en Amazonie et même dans la contrebande de carburant et de nourriture à travers la frontière avec la Colombie. 

[2] La position de la Garde nationale dans le contrôle formel de la frontière véné-zuélienne lui a fourni de multiples occasions de tirer des revenus d'activités illicites. Elle a notamment taxé la contrebande du gaz colombien vers le Venezuela et a mis la main sur le trafic de drogues entre des régions comme le Nord de Santander en Colombie et les États vénézuéliens voisins comme Táchira et Apure, d'où les stupéfiants sont acheminé vers les États-Unis et l'Europe.

[3] Aucune élection sous le régime délinquant de Maduro ne sera jamais propre et juste. Celles qui ont eu lieu jusqu'à présent (communément célébrées par le parti de Lula comme les preuves de la vigueur de la démocratie au Venezuela) n’ont été ni régulières ni équitables mais il n’avait pas été nécessaire jusqu’en 2024 de cacher les résultats. Cette fois-ci, l’opposition a manifestement gagné. Maduro a été contraint de ne pas révéler les résultats comptabilisés. Il recourra probablement désormais à la même méthode autant de fois qu’il sera nécessaire.

[4] Voir l’article de la revue The economist : China’s presence in Latin America has expan-ded dramatically, 4 juillet 2024. Disponible sur le site :

[5] En avril 2024, selon un sondage d’opinion, 18% des Brésiliens se disaient de gauche et 41% d’entre eux se considéraient de droite.

[6] Près de 156 millions d’électeurs seront appelés le 6 octobre 2024 à élire les quelques 58 000 membres des assemblées municipales des 5569 communes selon un scrutin proportionnel à un tour. Ils éliront aussi séparément les maires selon un scrutin majoritaire. Dans les communes de plus de 200 000 électeurs où aucun candidat au poste de maire n’a obtenu la majorité absolue le 6 octobre, un second tour est prévu e 27 octobre. Les compétences des autorités municipales sont importantes (santé, éducation, sécurité rou-tière, etc…).  Les muni-cipalités sont des relais politiques essentiels lors des campagnes et des élections nationales. Les scrutins d’octo-bre prochain fourniront une photographie précieuse des préférences de l’électorat et des rapports de force poli-tiques.

[7] Dès juin 2024, la Ministre de la Planification (membre d’un parti centriste) avait souligné que le Venezuela n’était plus une démocratie. La même évaluation a été faite par la populaire ministre de l’Environnement Marina Silva après l’élection truquée du 28 juillet.

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