Au Brésil comme ailleurs, la popularité et la crédibilité d’un gouvernement dépendent avant tout des résultats économiques obtenus. Taux de croissance, rythme de création d’emplois, inflation, amélioration des revenus de la population : ces variables sont déci-sives. Le Président et son entourage sont conscients de cet enjeu. Ils sont aussi anxieux, comme dominés par une fièvre obsidionale. Le nouvel exécutif est convaincu que s’il ne parvient pas rapidement à relancer l’activité, à réduire le chômage et à éradiquer la pauvreté, la majorité des Brésiliens se laisseront séduire par une extrême-droite agres-sive. Des épisodes insurrectionnels comparables ou plus graves que celui du 8 janvier dernier se répéteront alors. Lula sera écarté, soit à l’issue d’un soulèvement militaire, soit au terme d’une procédure de destitution. Dans ce climat de paranoïa, le pouvoir est sus-picieux. Il interprète les actions et les projets de ses adversaires politiques et des autres acteurs institutionnels comme autant de menaces, de desseins malveillants ou de com-plots. Pour terrasser les forces qui conspireraient contre la gauche, il faut d’urgence re-mettre la machine économique en marche. Retour de la croissance, reflux du chômage, reprise de la consommation financée par le crédit, lancement de grands projets indus-triels pilotés par les firmes publiques, accroissement des transferts sociaux : tout cela peut créer une atmosphère qui rappellera au bon peuple les belles années d’euphorie du premier gouvernement Lula. L’extrême-droite des bolsonaristes sera alors isolée. Le gouvernement pourra facilement limiter sa capacité d’influence. Les militaires factieux seront convaincus par leurs pairs de rentrer dans le rang. Convaincu de sa vocation messianique, le Président élu pourra poursuivre son œuvre de rédempteur de la nation et de père des pauvres.
Conspirationnisme gouvernemental.
Agir vite donc sur le terrain économique. La gauche brésilienne et le parti de Lula ne connaissent pas d’aggiornamento. Le vieux catéchisme idéologique n’a jamais été rangé au musée. Militants de base, leaders d’états-majors politiques et intellectuels engagés : tous partagent un refus de l’économie de marché, une ignorance des règles de fonction-nement de l’entreprise et de celles qui s’imposent dans la sphère financière. Pour ce monde, il n’y a en réalité ni contraintes économiques, ni impératifs d’équilibres financiers, ni ressources limitées. Il n’y a que des affrontements politiques, des forces adverses qu’il faut vaincre, des conjurations puissantes conduites par les rentiers, les banques, le capi-tal international… Les agents de ces conjurations sont précisément les experts éco-nomiques qui prétendent revenir aux réalités mais ne seraient en réalité que les propa-gandistes d'un libéralisme honni. Au palais du Planalto de Brasilia (siège de la Prési-dence) comme dans les ministères, nombreux sont les leaders de gauche persuadés d’être face à une offensive des marchés financiers. Une offensive qui se déroulerait sur deux terrains.
Le gouvernement Lula serait confronté
à deux offensives sur le terrain économique.
La première prendrait la forme d’un étranglement organisé de l’économie et du pouvoir politique par l’imposition de taux d’intérêts prohibitifs. Les investisseurs institutionnels, les grands épargnants, les institutions financières privées et les gouverneurs de la Banque Centrale se seraient concertés pour que le crédit reste cher et rare. Cette machination aurait deux objectifs. Il s’agirait d’abord évidemment de maximiser les revenus de tous les "spéculateurs, capitalistes de la finance et usuriers". La manœuvre déboucherait aussi sur la récession économique, tuerait la consommation et l’investissement. Elle affaiblirait ainsi le "camp progressiste", son leader et le gouvernement qu’il dirige. Le trait n’est pas exagéré ici. Depuis son investiture, Lula ne cesse de critiquer la Banque Centrale (statu-tairement autonome) qui persisterait à maintenir un taux directeur élevé (13,75%/an) à seule fin de d'asphyxier l’économie et donc de fragiliser le gouvernement.
Une fièvre obsidionale alimentée par le mouvement insurrectionnel du 8 janvier 2023.
Pour le chef de l’Etat comme pour ses proches, l’offensive des adversaires politiques est d’autant plus pernicieuse qu’elle se déroule aussi sur un autre terrain : celui de la poli-tique budgétaire. La gauche et le Parti de Lula considèrent que l’expansion de la dé-pense publique est la clé du retour rapide d’une croissance forte. Avant son investiture, le chef de l’Etat et son équipe de transition sont parvenus à faire voter par le Congrès un amendement à la Constitution qui a permis d’accroître les dépenses fédérales pour 2023 bien au-delà de ce que permettait le dispositif de freinage instauré depuis 2016. L’amen-dement en question permet au nouveau gouvernement d’abandonner d’ailleurs ce dis-positif jugé rigide, à condition qu’il soumette au Congrès un autre mécanisme "d’ancrage budgétaire" cette année. Depuis janvier, la coalition de partis qui composent le gouver-nement est donc secouée par une sourde lutte. D’un côté, les partis de gauche veulent avoir toute liberté pour dépenser. Ils estiment que la trajectoire de la dette publique n’est pas un problème. L’Etat ne peut pas être contraint par des règles qui l’empêcheraient d’être le grand inducteur de la croissance et le généreux sauveur des plus pauvres. Il s’agit donc désormais de faire adopter par le Congrès une nouvelle règle budgétaire suf-fisamment souple pour qu’elle permette tous les débordements. D'un autre côté, les par-tis du centre associés estiment au contraire que le futur dispositif d’ancrage doit rassurer les marchés, favoriser une stabilisation puis une réduction de l’endettement public. Ces formations sont soutenues par de nombreux experts qui répètent que toute expansion budgétaire incontrôlée enrayerait le mouvement de désinflation annoncé. Pour Lula comme pour la plupart des leaders de gauche, cet argument simple émane de libéraux égarés ou de comptables qui ne comprennent rien aux mécanismes de la croissance.
Le dogme de l'Etat inducteur de
développement est maintenu.
En ce début de troisième gouvernement, Lula et ses proches s’accrochent à la vieille doxa économique de la gauche. Il faut que l’Etat ait les moyens budgétaires d’assurer la relance, d’assurer la réindustrialisation et de financer de généreux transferts sociaux. Lula n’a pas hésité dès son investiture à fustiger « la stupidité du plafonnement budgétaire ». La politique d’expansion des dépenses publiques et de flexibilisation de la politique mo-nétaire revendiquée et annoncée par le pouvoir correspond au credo économique traditionnel de la gauche. Rien de nouveau. Peu importe les échecs passés, l’expérience calamiteuse des gouvernements Dilma Rousseff. Le dogme et la foi demeurent. L’Etat doit être le financeur, le maître d’œuvre et le gestionnaire de grands projets industriels. Il doit soutenir et orienter la consommation. La croissance n’est pas une affaire d’investis-sements privés, de vision du futur qui inspire confiance aux entreprises, les incite à produire, à créer des emplois, à innover pour faire face à la concurrence. Elle n’est pas affaire de règles suffisamment claires et stables pour garantir la sécurité juridique de tous ceux qui peuvent entreprendre. L’expansion de l’activité est un processus mécanique simple obéissant au mouvement initial déclenché par un Etat inducteur de dévelop-pement. Il faut par ailleurs oublier toute rigueur monétaire, rendre le crédit accessible et abondant pour tous.
La gauche espère un réveil spectaculaire
de l'activité et de la croissance.
C’est en revenant à ce credo fondamental que la gauche parviendra à déjouer la conspi-ration économique de l’élite, cette élite de la finance et des marchés qui veut priver le peuple de croissance, le condamner à la pauvreté. C’est en tournant le dos aux préco-nisations des économistes contaminés par le poison libéral que la gauche consolidera son pouvoir, qu’elle gagnera le soutien de la majorité des Brésiliens et, qui sait, de l’appui du Congrès. De la flexibilisation volontaire de la politique monétaire et de la prodigalité budgétaire, le gouvernement de gauche attend un miracle : le réveil spectaculaire de l’activité à un horizon très rapproché.
La foi égare souvent les croyants. Aucun prévisionniste ne se hasarde aujourd’hui à annoncer le retour d’une croissance forte à un horizon rapproché. Le rythme de progres-sion du PIB devrait être de 0,9% sur l’année en cours. Il pourrait atteindre 1,4% en 2024. Ces éléments prospectifs sont ignorés par le pouvoir qui les lit comme les manifestations de l’hostilité radicale dont il serait l’objet. La fièvre obsidionale qui frappe les dirigeants du PT et les milieux gouvernementaux ne se calme pas, alimentée déjà par l’attitude des partis de droite et du centre-droit puissants au Congrès [1].
Finances publiques : dérives et état des lieux.
Oublions un instant les actes de foi idéologique et les dérives paranoïaques. Au lieu d’in-terpréter la discipline budgétaire comme une offensive politique, considérons ici l’état des lieux qui explique le raisonnement de la plupart des experts et de leaders de l’op-position.
Depuis le premier gouvernement du Président F.H. Cardoso (1995-1998), de nombreux textes de lois ou d’amendement à la Constitution ont été votés par le Congrès qui visaient à imposer l’équilibre des comptes publics, à limiter la progression des dépenses et à contrôler l’endettement de l’Etat. La loi de responsabilité budgétaire adoptée en 2000 (déterminant qu’à toute dépense nouvelle doit correspondre une recette identifiée) a été suivie par la règle d’or (qui interdit le financement des dépenses courantes par la dette) puis, plus tard, par l’introduction d’un plafond limitant la progression des dépenses primaires d’un exercice budgétaire à l’autre à l’inflation observée. Toutes ces normes ont été régulièrement transgressées, à la faveur ou non de circonstances exceptionnelles (comme la crise sanitaire récente). A chaque fois, l’exécutif a su profiter de clauses annexes aux textes adoptés pour oublier ces derniers. Les dépenses publiques (notam-ment au niveau fédéral) ont continué à progresser plus vite que le PIB.
A moyen terme, la trajectoire de la dette
publique reste problématique.
Pendant les années Bolsonaro, la confiance dans le régime budgétaire de plafonnement est devenue quasiment nulle. Régulièrement, l’exécutif et le Congrès se sont accordés pour oublier la "règle". L’amélioration des principaux indicateurs de finances publiques sur les années récentes ne doit pas faire illusion. Le ratio dette brute/PIB s’est réduit depuis la fin 2021, passant de 78,3% à 73,1% au début de cette année [2]. Les deux derniers exercices budgétaires se sont achevés avec des soldes primaires positifs, ce qui inter-rompt un basculement d’un résultat primaire excédentaire à un résultat déficitaire (qui s’est chiffré à près de 6 points de pourcentage du PIB après l’effondrement budgétaire complet de 2014) qui a duré sept ans.
Soldes des finances publiques et évolution de la dette brute du secteur public.
*Inclus les charges d'intérêt de la dette publique. **Gouvernement central + gouvernements des Etats fédérés + municipalités. Données en cumul sur douze mois. Source : IFI-Senado.
En décembre 2022, l’amendement à la Constitution adopté par le Congrès à la demande du futur président a permis de relever le plafond des dépenses de 1,4 % du PIB pour l'année 2023 [3]. L'amendement exclut également du plafond de dépenses l'affectation d'un montant supplémentaire de 0,2 % du PIB en recettes exceptionnelles à l'investis-sement public. Enfin, cet amendement établit également qu'un nouvel mécanisme de discipline budgétaire destiné à remplacer la règle du plafond de dépenses doit être présenté d'ici août 2023. L’année en cours devrait s’achever avec un retour du déficit public primaire (-1,32% du PIB) et nominal (-7,95%) en raison d’une hausse des dépenses publiques courantes et d'une augmentation des paiements d'intérêts. Dans l'ensemble, la dette publique brute déjà élevée (95 % due aux nationaux) devrait encore augmenter en 2023, en raison de l’évolution des comptes publics et de l’élévation des taux d’intérêts. Elle représenterait l’équivalent de 78,7% du PIB en fin d’année et passerait à 82,3% du PIB en fin 2024. Pour les experts que l’idéologie n’aveugle pas et qui ne considèrent pas le comportement des marchés financiers comme la manifestation d’une conspiration poli-tique, cette trajectoire annoncée est problématique.
En matière de dette publique, le Brésil se situe dans le haut des pays émergents avec un ratio d’endettement de 73,1%. Les marchés financiers ont une mémoire d’éléphant. Sur la période qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui, le Brésil a fait défaut cinq fois sur sa dette souveraine. Les Brésiliens qui avaient souscrits des obli-gations d’Etat ont compté à plusieurs reprises parmi les épargnants spoliés. Ils continuent à financer un Etat qui a considérablement réduit les emprunts en devises et auprès de non-résidents (la dette en devises représentait 12,3% de la dette totale en janvier 2023, contre 20% à la mi-2015). Mais dès que la dynamique de la dette publique les inquiètent, ils exigent des primes de risque plus élevées. Au Brésil, le rendement à dix ans des obligations publiques indexées sur l’inflation est supérieur à 5%, soit 6 points au-dessus des titres du Trésor américain protégés contre l’inflation. Le rendement nominal des titres à dix ans dépasse 10%, soit un écart encore plus important avec les titres du Trésor. Si l’on ajoute à cela une croissance par habitant anémique, le tableau est de mau-vais augure depuis plusieurs années pour la dynamique de la dette publique. Toute dégradation sur ce terrain entraine un hausse des taux d’intérêts de long terme et donc des perspectives d’investissement médiocres. Elle conduit aussi la Banque Centrale a resserrer sa politique monétaire pour freiner les dérives inflationnistes. Le coût de l’endet-tement public élevé est une croissance insignifiante.
"Conspiration" de la Banque Centrale….. contre l’inflation.
Sur le terrain de la politique monétaire, l’offensive populiste est très spectaculaire depuis le début du mandat de Lula. La principale critique de l’exécutif et de l’état-major du PT concerne le taux directeur de la Banque Centrale, maintenu à 13,75%/an depuis le 4e trimestre de l’année passée alors que l’inflation reculait d’un rythme annuel de 12,1% en avril à 5,8% en décembre 2022. Lula veut des taux d’intérêt plus bas pour stimuler l’activité et réduire la charge de la dette du pays. Le chef de l’Etat considère que l’Institut d’émission devrait avoir des objectifs moins ambitieux dans la lutte contre l’in-flation. Il préconise donc que la cible d’inflation (3,25% pour 2023, 3% pour 2024 et 2025 [4]) poursuivie par l’autorité monétaire soit relevée [5]. Ce que le chef de l’Etat ne peut pas se permettre de dire à voix haute est répété par ses proches. Ceux-ci n’ont pas cessé depuis novembre 2022 de dénoncer avec véhémence le statut de la Banque Centrale devenue autonome par rapport au pouvoir politique en février 2021. Le Congrès a alors voté une loi qui permet de réduire l’influence de l’exécutif fédéral sur la conduite de la politique monétaire. Avec cette nouvelle législation, les dirigeants de l’Institut d’émission détiennent un mandat de plusieurs années qui ne peut pas être retiré sans motif et ne coïncide pas avec celui du chef de l’Etat. Les noms des candidats destinés à occuper un des 9 postes de dirigeants (gouverneur + 8 sous-gouverneurs) sont choisis et proposés par le Président de la République mais les personnalités sélectionnées doivent être ap-prouvées par le Sénat Fédéral. Le statut indique clairement que la principale attribution de l’auto-rité monétaire est le contrôle de l’inflation [6].
La mission de la Banque Centrale :
maintenir des anticipations
faibles d'inflation.
Pour assurer cette mission, la Banque centrale pratique une politique de ciblage d’in-flation. Cet objectif ou cible d’inflation est défini par le Conseil Monétaire National, une instance où les représentants du gouvernement sont majoritaires [7]. Son principal outil est le taux directeur (aussi appelé le taux de refinancement), c’est-à-dire le taux d’intérêt auquel elle souhaite que les grandes banques se prêtent de l’argent au jour le jour. La Banque Centrale intervient sur le marché monétaire en utilisant ce taux de refinan-cement, dit taux Selic. Lorsque le rythme d’inflation observé dépasse la cible, l’autorité monétaire relève ce taux Selic. Les banques commerciales répercutent alors cette haus-se sur les taux de prêts qu’elles pratiquent à l’égard de leurs clients. Le crédit devient plus onéreux et les demandes d’emprunts diminuent. C’est l’inverse lorsque le rythme d’inflation passe en dessous de la cible [8]. Il faut une période de plusieurs mois (voire plus d’un an) pour que les effets d’une modification du taux directeur se fassent sentir dans tous les secteurs de l’économie. C’est pourquoi la Banque Centrale fonde ses décisions sur l’inflation qu’elle anticipe dans deux ans plutôt que sur l’inflation actuelle. Elle doit mener sa politique de taux afin de maintenir des anticipations faibles d’inflation.
Inflation observée et normes de ciblage.
Source : IFI-Senado Federal. Taux d'inflation en cumul sur douze mois.
La crédibilité de l’institution dépend de sa capacité à stabiliser les anticipations d’in-flation. Elle garantit ainsi "l’ancrage" des anticipations d’inflation, c’est-à-dire la stabilité des prévisions auxquelles se réfèrent les agents économiques concernant l’inflation fu-ture. Plus cette stabilité est forte, plus la marge de manœuvre de la banque centrale est large. Elle pourra par exemple modifier sa politique monétaire en baissant son taux d’in-térêt (pour répondre à un choc dépressif sur l’économie) sans trop craindre que l’ex-pansion provoquée se disperse en une hausse générale des prix. Ces anticipations sont parmi les principaux déterminants du taux d’inflation au Brésil.
Les prochains mois seront décisifs.
A partir de la fin mars 2023, trois évènements seront décisifs du point de vue de l’évolution de la politique économique du gouvernement Lula 3 et doivent donc être scrutés avec une attention particulière. Le premier est la discussion finale et le vote au Congrès du premier volet de la réforme fiscale [9]. Sur le plan politique, cette séquence des travaux parlementaires va permettre à l’exécutif de mesurer avec précision l’im-portance de la majorité sur laquelle il peut s’appuyer au Congrès.
Le second événement majeur est la définition d’un nouveau dispositif d’ancrage bud-gétaire. Une proposition de texte de loi devrait être transmise au Congrès à la fin mars ou en avril. La majorité des observateurs considèrent qu’un mécanisme de contrôle des dépenses budgétaires sera approuvé par le Congrès pour remplacer le plafond de dé-penses. L’essentiel est cependant de savoir si ce mécanisme sera un subterfuge destiné à être oublié à la première occasion où une règle dont le contournement injustifié déboucherait sur des sanctions. A partir des débats qui ont eu lieu au sein du gou-vernement au sujet de ce futur "cadre budgétaire", on peut déjà imaginer les contours du dispositif. Le seuil fixé pour limiter la progression des dépenses primaires sera plus élevé que le niveau qui aurait été atteint si le plafond avait été maintenu. Il tiendra compte du relèvement de ce plafond introduit fin 2022. Comme hier, il suivra l’évolution de l’inflation. Il sera aussi relevé en tenant compte de la croissance de l’économie sur plusieurs années considérées comme période de référence. Il est probable que le dispositif proposé par l’exécutif intègre à la fois un mécanisme de contrôle automatique des dépenses en cas de dépassement du plafond et une règle de suspension en cas de récession éco-nomique sévère et d’affaiblissement marqué de la demande totale de biens et services. Enfin, le nouveau système devrait permettre de limiter la contraction des investissements publics (représentant une part importantes des dépenses discrétionnaires du budget) afin qu’ils ne soient pas sacrifiés en raison de la progression des dépenses obligatoires.
Dérive populiste ou cercle vertueux
de croissance : les marchés seront
fixés très rapidement.
Toute la question est de savoir si le nouveau cadre budgétaire sera jugé suffisamment efficace pour réduire et inverser la perception du risque liée à la gestion des comptes publics ou si les marchés financiers considèreront que ce dispositif ne permettra pas de contrôler la trajectoire de la dette publique. Sans mécanisme crédible de contrôle des dépenses, le dispositif d’ancrage budgétaire ne dissipera pas les craintes suscitées par l’évolution des finances fédérales et de l’endettement de l’Etat. Dans ces conditions, les anticipations d’inflation à moyen et long terme resteront élevées, ce qui conduira la Ban-que Centrale à maintenir une politique monétaire restrictive.
Quels sont les paramètres qui seront pris en compte par les marchés pour juger que le nouveau mécanisme de discipline budgétaire est ou non crédible ? Les investisseurs seront attentifs en premier lieu à la discrimination qui sera proposée entre dépenses courantes (soumises à la règle de contrôle des dépenses) et investissements (exemptés de la règle). Si toutes les dépenses sociales d’éducation et de santé sont classées comme investissements, les marchés considèreront que le dispositif d’ancrage budgé-taire est sans portée véritable. On sait en effet qu’il est possible de faire apparaître sous les rubriques de crédits d’éducation ou de financement de la politique de santé toutes sortes de dépenses qui n’ont pas pour conséquence d’améliorer la qualité des services fournis. Un autre critère qui sera observé de près est celui des règles d’application. Dans quelles circonstances, et sous quelles modalités la nouvelle loi autorisera-t-elle des dé-rogations aux normes de limitation des dépenses ? L’ancien système de plafonnement était jugé trop rigide. Le risque est grand désormais d’avoir un dispositif qui soit trop sou-ple. Autre point essentiel : les sanctions que subiraient les responsables gouvernemen-taux en cas d’infraction. L’expérience montre que la définition d’une règle aussi sophis-tiquée et précise soit-elle n’a aucune portée concrète si elle n’est pas accompagnée de sanctions qui s’appliquent automatiquement en cas de transgression injustifiée des normes établies.
Si le texte final de la loi que doit voter le Congrès ne comporte pas de sanctions auto-matiques, permet de multiples dérogations, le nouveau cadre budgétaire n’altèrera en rien les anticipations pessimistes des marchés concernant la trajectoire prochaine de la dette publique. Pour que ces anticipations s’inversent, il est indispensable que le nou-veau régime budgétaire propose des normes de freinage des dépenses et des modalités de dérogation très strictes destinées à fonctionner efficacement sur les deux ou trois prochaines années. Les marchés seront fixés rapidement. Logiquement, le nouveau régime doit être défini et approuvé avant le lancement de la procédure d’élaboration du budget de 2024 qui commence le 15 avril prochain [10].
Deux autres évènements des mois à venir seront également décisifs. Ils concernent la politique monétaire et les orientations de la Banque Centrale. Les mandats de deux des huit sous-gouverneurs de l’Institut d’émission (le responsable de la politique monétaire et son collègue en charge de la surveillance des marchés financiers) sont arrivés à terme le 28 février dernier. Leurs successeurs doivent être désignés par le Président Lula mais leurs nominations doivent être approuvées par le Sénat fédéral à la majorité simple. Si le chef de l’Etat propose deux cadres de carrière de la Banque Centrale, l’approbation par le Sénat ne devrait pas entraîner de difficultés. L’exécutif est cependant tenté de proposer deux noms extérieurs à l’institution afin que les entrants fassent contrepoids à l’actuel gouverneur au sein du Comité de Politique Monétaire (COPOM), le conseil des neuf dirigeants de la Banque Centrale qui conduit la politique monétaire, analyse les pers-pectives d’inflation et fixe le taux d’intervention. L’arrivée de deux sous-gouverneurs plus proches de l’exécutif fédéral doit, selon ce dernier, favoriser des votes contradictoires au sein du Comité et déboucher sur une flexibilisation de la politique monétaire et la ré-duction du taux directeur.
L’autre moment du calendrier important est la prochaine réunion du Conseil Monétaire National [11], prévue en Juin.. Le Conseil doit alors fixer l’objectif d’inflation pour 2026. Il pourrait aussi apporter des corrections aux objectifs de 2024 et 2025 retenus anté-rieurement (3%/an avec une tolérance de +/- 1,5%). Quelles seraient les conséquences d’une révision à la hausse des objectifs d’inflation pour les deux années à venir ? Cette révision provoquerait une perte de crédibilité de la politique de lutte contre l’inflation conduite par la Banque Centrale. Rapidement, on assisterait à un désancrage des anti-cipations d’inflation, un terme qui désigne en réalité une chose simple : la stabilité des anticipations que les agents économiques se forment sur l’inflation future. L’éloignement des anticipations de la cible entrainerait ainsi une hausse plus importante de l’inflation. Dans ce cas, la Banque centrale devrait mener une politique monétaire encore plus restrictive pour rétablir sa crédibilité et contrôler les prix. En d’autres termes, elle devrait augmenter encore davantage les taux d’intérêt [12].
Les observateurs les plus optimistes prévoient encore que Lula et son gouvernement finiront pas se rendre à la raison. La nouvelle loi fixant les modalités du contrôle des dépenses calmera les marchés et les investisseurs. Ceux-ci anticiperont une trajectoire de baisse de la dette publique, concluront que dans les prochaines années cette dette restera gérable et qu’elle génèrera une charge financière de moins en moins élevée. Le risque Brésil baissera. La monnaie brésilienne se valorisera par rapport aux principales devises et les taux d’intérêt de long terme baisseront. Le Brésil de Lula 3 entrera alors dans un cercle vertueux. Avec la désinflation facilitée par l’appréciation du réal, l’Institut d’émission sera conduit à réduire son taux d’intervention, ce qui renforcera la confiance des investisseurs dans la soutenabilité de la dette. Ces observateurs optimistes sont très rares. D’autres sont plus nombreux. Ils anticipent un scénario plus sombre avec l’ex-pansion incontrôlée des dépenses publiques, l’élévation de la dette, le relâchement de la politique monétaire A l’heure où ces lignes sont écrites, ces perspectives semblent malheureusement le plus probable.
A suivre : Lula 3, que serait le scénario noir ?
[1] On a montré dans un précédent post que le gouvernement ne pourra pas compter sur une majorité stable et que les discussions et votes de projets de loi dépendront de négociations difficiles avec les Présidents des deux chambres qui sont aussi des leaders de la droite et du centre-droit au Congrès. Voir le post : Lula 3, un Président sous la tutelle du Congrès, https://www.istoebresil.org/articles.
[2] La dette publique brute (d’après la mesure des autorités brésiliennes) atteint 73,1% du PIB, contre 78% il y a 12 mois. C’est le plus bas niveau depuis juin 2017. Cette baisse de 4,9 points de pourcentage (p.p.) est notamment imputable à la croissance du PIB nominal (contribution de -7,5 p.p. à la baisse du ratio, due dans une large mesure à l’inflation) et à l’émission nette de dette (-4,5 p.p.) qui, ensemble, ont plus que compensé la hausse des intérêts payés (+7,5 p.p.).
[3] Ces ressources supplémentaires seront utilisées pour couvrir les dépenses plus éle-vées du programme de protection sociale Bolsa Família, des subventions pour le gaz, de la pharmacie populaire et d'une aug-mentation réelle du salaire minimum d'environ 3 %, entre autres.
[4] La marge de tolérance est de de 1,5 point en dessus ou en dessous de la cible.
[5] Dans la même veine, le ministre des Finances a souligné que le nouveau scénario mondial de pressions inflationnistes élevées justifie un objectif de lutte contre l’inflation moins ambitieux.
[6] Selon la loi adoptée en 2021, la Banque Centrale brésilienne doit assurer quatre missions, la recherche de la stabilité des prix étant la plus importante. Elle doit aussi garantir la stabilité et l’efficacité du système financier national, amortir les fluctuations de l’activité économique et favoriser le plein-emploi. Ces trois dernières tâches doivent être menées sans porter atteinte à la mission de lutte contre l’inflation
[7] En ce début 2023, l’inflation reste éloignée de sa cible (croissance des prix sur 12 mois de +5,8% en janvier 2023) tout comme les anticipations d’inflation pour 2023 (+5,8%).
[8] Suivant ce système, la banque centrale utilise ce taux Selic pour réguler la masse monétaire, l’ensemble des moyens de paiement disponibles, qui sont considérés comme les principaux déterminants de l’inflation à long terme. Ainsi, le contrôle de la masse monétaire permet de stabiliser le taux d’inflation aux alentours de la valeur cible. Cela freine la demande et en conséquence limite la dynamique de hausse des prix.
[9] Il s’agit pour les deux Chambres de voter et éventuellement d’approuver selon un vote à la majorité qualifiée une proposition d’amendement constitutionnel qui prévoit la création d’un Impôt sur la Valeur Ajoutée qui remplacerait 5 prélèvements fiscaux différents. L’adoption éventuelle du texte simplifiant les impôts à la consommation est un enjeu économique majeur. Cette réforme fiscale n’aura probablement pas pour effet d’augmenter les recettes en impôts et taxes sur le court terme. Elle permettra sans doute d’accroître l’ensemble des recettes à long terme en raison de l’amélioration du taux de croissance de l’économie. La seconde étape de la réforme fiscale concerne les impôts directs (revenus, patrimoines, dividendes). Elle devrait avoir lieu au cours du second semestre de 2023.
[10] Avant cette date butoir, le gouvernement doit en effet envoyer au Congrès un projet de loi dit de directives budgétaires pour 2024.
[11] Le Conseil Monétaire National est composé du Ministre de l’économie, d’un des membres de son cabinet et du gouverneur de la Banque Centrale. Le Conseil est chargé de réguler et de superviser l’ensemble du système financier national. Les règles qu’il édicte doivent donc être respectées par toutes les institutions qui composent ce système. Une des missions essentielles du CMN est de définir les objectifs d’inflation que doit poursuivre la Banque Centrale pour conduire la politique monétaire
[12] Une étude récente réalisée par la grande banque brésilienne Itaú montre qu’une augmentation d’un point de pourcentage de l’objectif d’inflation (le passage par exemple de 3,25% à 4,25% pour prendre l’exemple de 2023) peut faire progresser l’inflation de 1,25 point de pourcentage durant l’année en cours et 2 points de pourcentage l’année suivante, si le taux d’intervention de la Banque Centrale ne change pas et si les antici-pations suivent l’élévation de l’objectif en progressant de 1 point de pourcentage.
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