Le Brésil des années 2020 n’est plus un sujet qui passionne les grands moyens de com-munication européens. Néanmoins, récemment, après avoir salué le retour de Lula au pouvoir, ces médias ont encore évoqué l’actualité brésilienne à deux autres occasions ces derniers mois. Il y a d’abord eu les images spectaculaires de l’insurrection ratée de l’extrême-droite à Brasilia au début de janvier dernier. Et puis sont venus les premiers pas du nouveau Président sur la scène internationale. La presse française et celle de pays voisins ont repris son compte un slogan de la propagande gouvernementale : le Brésil est de retour. Dès son investiture, Lula est effectivement parti à l’étranger. En Argentine et en Uruguay d’abord, aux Etats-Unis ensuite. Un peu plus tard en Chine. Au Portugal et en Espagne récemment. Comme il l’avait fait pendant sa campagne, le Président est revenu régulièrement au cours de ses premiers voyages officiels sur la guerre en Ukraine. Les déclarations ont surpris les observateurs occidentaux. Elles ont parfois peiné et choqué les formateurs d’opinion européens qui adhéraient à cette image de Lula militant d’un ordre mondial plus juste, allié des faibles face aux grandes puissances, défenseur de la démocratie face aux autoritarismes. La guerre en Ukraine et la position adoptée par le Brésil de Lula dans ce conflit sont des révélateurs. Révélateurs d’abord de la culture géopolitique des responsables de la gauche qui dirigent désormais le pays. Révélateurs aussi du soutien sur lequel peut compter l’empire russe en Amérique du Sud, un conti-nent où presque partout le pouvoir est aujourd’hui entre les mains de populistes de gauche.
Lula face à la guerre impérialiste de Poutine.
Les premières déclarations datent de mai 2022, lorsque le leader de gauche commençait sa campagne en vue du scrutin présidentiel d’octobre dernier. Dans un interview donné au magazine américain Time, il affirme que le Président ukrainien Zelensky est aussi res-ponsable que Poutine pour le déclenchement de la guerre. Il soutient que les Etats-Unis et l’Union européenne auraient favorisé celle-ci. Selon Lula, Poutin est coupable pour avoir tenté d’envahir le pays voisin. Mais la raison de cette invasion c’est l’élargissement de l’OTAN à l’est. Il suffisait que les Etats-Unis et l’Union européenne disent que l’Ukraine n’entrerait jamais dans l’OTAN pour que le projet d’invasion conçu par Moscou soit aban-donné….
Un "plan de paix" brésilien qui
conviendrait à Poutine...
Dès les premières semaines qui suivent son investiture, Lula évoque un projet de créa-tion d’un "club de la paix" qu’animerait le Brésil et au sein duquel la Chine pourrait jouer un rôle important. Au début de février, à l’occasion d’une visite officielle du chancelier allemand Olaf Scholz à Brasilia, le Président brésilien a refusé une proposition d’achat par l’Allemagne de munitions de tanks destinées à être acheminées vers l’Ukraine [1]. Le pré-texte avancé pour justifier ce refus ? Le Brésil est un pays favorable à la paix. Le même mois, le gouvernement Lula sera néanmoins le seul des pays du BRICS à voter une nou-velle résolution des Nations Unies qui exigeait le retrait immédiat des troupes russes du territoire ukrainien. C’est à ce moment que Lula évoque l’invasion comme une "erreur historique" de la Russie. Au cours d’une interview donnée à la chaîne d’information continue CNN-Brasil, il répète que "ce fut une erreur, une erreur historique de la Russie, le fait qu’elle ait envahi le territoire de l’Ukraine. Il faut que quelqu’un leur dise : arrêtez de vous battre et parlez. Mais il n’y a personne pour faire cela". A l’occasion, Lula réitère sa proposition de "club de la paix", une idée à laquelle les alliés de l’Ukraine n’accordent guère de crédit. Les pays occidentaux estiment déjà que le gouvernement de Lula a déjà décidé de basculer du côté des Russes. De son côté, le Président Zelensky souligne une nouvelle fois que des négociations de paix ne seraient possibles qu’après le retrait des troupes russes du territoire ukrainien. Des fuites en provenance du Pentagone soulignent alors que le Ministère des Relations Extérieures de Russie approuve le plan de Lula de créer un club de médiateurs supposés impartiaux pour mettre fin à la guerre en Ukraine.
Lula reçoit le chancelier allemand Olaf Scholz à Brasilia.
Annonçant qu’il présentera son "plan de paix" lors d’un prochain voyage en Chine, Lula répète encore qu’il n’enverra pas de munitions et d’armes vers l’Ukraine. "Je ne veux pas entrer dans la guerre, je veux en finir avec cette guerre" : la phrase devient un leitmotiv. Depuis l’invasion par la Russie de l’est de l’Ukraine en février 2022, Kiev a formulé à deux reprises des demandes de livraisons d’armes produites par le Brésil (véhicules blindés, avions de chasse, systèmes de défense antiaériens, mortiers, fusils, armes automatiques et munitions). A chaque fois, Brasilia a ignoré ces demandes [2]. L’argument était déjà uti-lisé sous Bolsonaro. Il est repris par le gouvernement Lula. Selon Brasilia, la diplomatie brésilienne joue la neutralité. Le pays entend maintenir des liens d’amitié avec les deux pays belligérants…L’argument est peu convaincant. Le Brésil a déjà vendu des armes à d’autres Etats en guerre. Ainsi, dès le début de la guerre du Yémen en 2014, il a ainsi fourni des moyens de défense et des munitions à l’Arabie Saoudite et aux Emirats Arabes Unis….
L'agresseur et l'agressé sont
également responsables...
En avril dernier, Lula revient encore sur la guerre en Ukraine. Lors d’une conférence de presse à Brasilia, il affirme que la Russie ne peut pas rester sur la portion du territoire ukrainien occupé en février 2022 mais que de son côté le Président ukrainien ne peut pas avoir toutes les prétentions. Le chef de l’Etat brésilien fait alors allusion à la Crimée, lais-sant entendre qu’en échange de la paix, Kiev devrait abandonner toute prétention sur la péninsule qui fait pourtant partie du territoire national…Le même mois, lors de son voyage en Chine, Lula évoque à nouveau son "plan de paix" et exige que les Etats-Unis cessent d’encourager la guerre entre les deux belligérants et commencent à parler de paix. Il ajoute encore que seuls les pays qui ne sont pas impliqués directement dans le conflit pourraient créer une commission internationale et débattre de la fin de cette guerre …De retour de Pékin, lors d’une escale à Abu Dhabi, le Président brésilien précise sa pensée en répétant que tant Moscou que Kiev sont responsables de la guerre et de la prolongation du conflit en Europe : "Poutine ne prend pas l’initiative d’arrêter, Zelinsky ne prend pas l’initiative d’arrêter…L’Europe et les Etats-Unis continuent à favoriser la poursuite des combats. Nous devons nous asseoir à la table des négociations et dire à tous ces pays : cela suffit". Lula va même ajouter alors que la décision d’entrer en guerre a été prise par les deux belligérants….
C’est aussi en avril que l’on a appris que le conseil spécial de Lula pour les affaires inter-nationales (Celso Amorim) a été envoyé en visite à Moscou. C’est encore en avril que Lula a reçu à Brasilia le Ministre russe des relations extérieures Sergio Lavrov.
Les raisons d’un alignement sur Moscou.
Après avoir reçu Lavrov, Lula se rend en voyage officiel au Portugal et en Espagne où il est confronté au feu des critiques de la presse locale qui lui demande d’éclaircir sa posi-tion sur la guerre d’Ukraine. Mauro Vieira, son Ministre des Relations Extérieures, tente alors de d’expliquer l’attitude du gouvernement brésilien. Au cours d’un interview, il déclare notamment que "si le Brésil prend parti dans le conflit, il perd l’autorité politique nécessaire pour réunir des partenaires et des pays pour rechercher une voie vers la paix. C’est le sentiment du Président Lula et c’est la tradition du Brésil. Nous défendons la souveraineté des nations et l’autodétermination de leurs peuples".
Pour justifier cette attitude dite de neutralité et d’équidistance, le gouvernement bré-silien (de Bolsonaro à Lula) a d’abord utilisé des arguments économiques. La Russie de Poutine serait un débouché important pour les filières agro-industrielles brésiliennes. Surtout, le pays serait un fournisseur majeur d’engrais de base, de diesel ou de blé, des importations absolument cruciales pour l’économie brésilienne. Ces arguments sont re-cevables. Ils ont leurs limites. La Russie a besoin de débouchés dans les pays qui, comme le Brésil, n’appliquent pas les sanctions économiques qui la touchent. Elle cher-che aujourd’hui désespérément des marchés pour ses carburants qu’elle brade depuis le début de l’année, notamment auprès d’acheteurs brésiliens. Elle pourrait difficilement se passer du débouché brésilien (quatrième marché consommateur du monde) en engrais minéraux. En somme, les raisonnements économiques ne parviennent pas à justifier l’at-titude du Brésil qui, sous l’apparence de la neutralité, apparaît en réalité comme aligné sur la Russie de Poutine.
La nature du conflit impose
au Brésil de choisir son camp.
Lula et le ministre Mauro Vieira font aussi référence à une tradition diplomatique qui per-mettrait au Brésil de pouvoir maintenir le dialogue avec toutes les parties concernées. Remarquons d’abord qu’il y a au moins une exception sérieuse à cette soi-disant tradition. L’histoire nous apprend que le pays s’est engagé (tardivement) aux côtés des alliés pendant la Seconde Guerre Mondiale. Jusqu’en 1937, alors que le monde démocratique tout entier avait eu le temps de savoir qui étaient Hitler et Mussolini et d’évaluer les pré-tentions impériales des deux dictateurs, le Brésil de Getúlio Vargas a maintenu des rela-tions très cordiales avec les pays de l’axe. Ensuite, il a adopté une position de neutralité qu’il défendra jusqu’en 1942. La situation change alors. Le Brésil rompt toute relation di-plomatique avec les puissances de l’axe. Le 31 août 1942, il déclare la guerre à l’Allema-gne et à l’Italie. Vargas envoie un corps expéditionnaire se battre aux côtés des alliés en Italie. Ce revirement est sans doute lié aux pressions exercées par les démocraties occi-dentales. Il est aussi lié à l’évolution de la société brésilienne elle-même. Très sensible à ce qui se passait sur le vieux continent, elle ne pouvait plus accepter que le Brésil reste les bras croisés. Ce rappel suffit déjà à montrer que la dite tradition de neutralité du Brésil n'est pas rigide. Le Brésil a adopté finalement une posture correcte au cours la Seconde Guerre Mondiale. La nature du conflit imposait de choisir son camp.
La troisième remarque qu’il convient de faire ici concerne précisément la nature du conflit actuel. Le Brésil n’est pas sollicité par les pays occidentaux pour s’engager dans une guerre classique, où tous les belligérants portent une part de responsabilité dans le déclenchement des hostilités. Selon la Charte des Nations-Unies dont le Brésil est signa-taire, un Etat membre qui soutiendrait un autre pays qui vient d’être agressé ne prend pas partie dans le conflit qui oppose l’agresseur et l’agressé. Il contribue tout simplement à faire respecter une des bases fondamentales du droit international. Dans ce cas de figure, revendiquer une posture dite de neutralité, c’est accepter l’agression. C’est ac-cepter une agression dont on mesure aujourd’hui toutes les conséquences : civils mas-sacrés, populations déportées, destructions massives, déplacements de réfugiés. Forçons à peine le trait. Imaginons la même phrase que celle de Mauro Vieira prononcée en 1943 par le Ministre des Relations extérieures de Vargas, Oswaldo Aranha…A cet épo-que, on commence dans les chancelleries à prendre la mesure de tous les crimes du régime nazi. Comment peut-on imaginer un dialogue, une conciliation possible tant que l’agresseur n’a pas fait un premier pas significatif ? En affichant une soi-disant neutralité, en prêchant dans le désert pour une paix qu’il sait impensable, le Président Lula se range de facto du côté de l’agresseur.
Vidéoconférence de Lula avec Zelensky au début de mars 2023.
Depuis des mois, son discours sur la guerre a pu changer à la marge. L’homme est re-tord. Il sait s’adapter à l’auditoire. Les proches du Président Lula (son conseil spécial aux affaires internationales, notamment) et les diplomates d’Itamaraty (le Ministère des Relations Extérieures) tentent de brouiller les pistes en présentant le gouvernement qu’ils servent comme un acteur majeur du combat mondial contre la faim ou de la protection de la forêt amazonienne. Ces subterfuges ne suffisent plus pour camoufler les choix stra-tégiques faits par le gouvernement brésilien actuel par rapport à la grande confrontation qui oppose désormais démocraties et pouvoirs autoritaires et dont l’invasion de l’Ukraine est l’une des manifestations. Des semaines après avoir échangé sur le sujet avec des représentants de pays engagés aux côtés de l’Ukraine, Lula a cessé de répéter que les deux protagonistes étaient également responsables de la guerre. Il a commencé à parler "d’erreur historique". L’agression que subit l’Ukraine n’est pourtant pas une erreur de conduite commise par un pays souverain mais une démarche qui est parfaitement logique du point de vue de la stratégie impériale du régime autocratique russe. La vision de la guerre soutenue par Lula est choquante. D’un criminel qui aurait envahi la maison de son voisin et tué tous les habitants de cette demeure, dirait-on qu’il a commis une "er-reur historique" ? C’est pourtant semble-t-il l’interprétation que fait le gouvernement brésilien actuel de la violation du droit international et des crimes de guerre perpétrés par l’empire poutinien.
Rigidités mentales et idéologiques.
Le Brésil de Lula apparaît de plus en plus clairement aligné sur le régime de Poutine concernant la guerre d’agression imposée à l’Ukraine. Cette prétendue neutralité n’est en réalité qu’une tentative pathétique de rejoindre le camp des pays autoritaires sans perdre tous les avantages qu’il y a à maintenir des relations économiques, commerciales et mili-taires avec les démocraties occidentales. Elle démontre aussi que la politique extérieure du pays est aujourd’hui dirigée par des représentants traditionnels de cette gauche brésilienne dont l’idéologie, le fonctionnement intellectuel et les réflexes émotionnels n’ont pas évolué depuis des décennies. Lula et les principaux dirigeants de son parti gardent une vision du monde et de la géopolitique qui est née à l’époque de la guerre froide. Cette vision est binaire et manichéenne. Elle oppose le camp du bien (hier, celui des forces socialistes liées à l’Union Soviétique) et le camp du mal incarné par les Etats-Unis et leurs alliés. Pendant des décennies, les forces politiques de la gauche sud-américaine ont été encouragées par leurs amis soviétiques (puis cubains et chinois) à imputer au puissant voisin d’Amérique du Nord la responsabilité de tous les malheurs.
Le ministre russe Lavrov reçu à Brasilia par son collègue M. Vieira (avril 2023).
Il fallait prendre ses distances avec ce monde de la démocratie libérale, avec ces pays occidentaux par nature dominateurs, hypocrites et pervers. Lula est un leader populiste fondamentalement illibéral. Ce constat vaut aussi pour la majorité des dirigeants et des militants de sa formation politique. C’est cette culture politique qui fonde aujourd’hui le discours doit disant neutre du Brésil sur l’agression que subit l’Ukraine [3]. La plupart des chancelleries occidentales ont désormais compris que la vision de Lula et du gouver-nement brésilien actuel au sujet de l’agression russe est une vision pro-Poutine. Au cours des premiers mois de son dernier mandat, le Président brésilien a vu sa crédi-bilité s’affaiblir aux yeux des grands dirigeants démocratiques de la planète. Ces derniers savent que le talon d’Achille de tous les leaders populistes est leur politique étrangère. C’est sur ce terrain de l’action publique que se révèle le mieux les tendances illibérales de ces personnages politiques.
L'impérialisme ne peut être
qu'américain.....
Les affinités que ces leaders de gauche affichent aujourd’hui avec des régimes auto-cratiques (comme ceux des pays qui forment le club des BRICS) ne constituent pas un phénomène accidentel. La proximité existante entre d’une part Lula et le Parti des Travailleurs et, d’autre part, des régimes actuels de la Russie, de la Chine, de l’Iran (et les sympathies que des secteurs du parti démontrent avec le Hamas et le Hezbollah), de Cuba, du Venezuela, du Nicaragua ou de l’Angola n’est pas conjoncturelle. Elle résulte d’une allergie profonde de la gauche brésilienne au libéralisme politique. Elle traduit une sorte d’anti-libéralisme profond. Les jeunes "anti-impérialistes" d’hier sont souvent aujourd’hui au pouvoir. Ils ont changé de statut, pas de structures mentales. Il suffit de suivre les débats sur les enjeux internationaux qui ont lieu régulièrement au sein de la formation de Lula pour s’en convaincre. Il faut lire ce que publient les grandes figures de ce Parti des Travailleurs à propos des enjeux internationaux. En mars 2022, moins d’un mois après l’agression russe contre l’Ukraine, une de ces grandes figures y va de sa plu-me pour décliner les leçons du conflit. José Dirceu est membre fondateur du parti. Il a longtemps été l’éminence grise de Lula, son conseiller stratégique numéro 1, le chef de la Maison Civile (coordinateur de l’équipe gouvernementale) pendant son premier man-dat de Président. Dans son article de mars 2022, Dirceu est limpide, transparent. L’inva-sion de l’Ukraine n’est que la conséquence d’une vaste offensive menée par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux contre les nouvelles puissances émergentes que sont la Russie, la Chine, l’Iran ou d’autres. L’agression de l’Ukraine n’est que la nécessaire riposte de Poutine à l’offensive qu’auraient menée l’OTAN et les Etats-Unis depuis des années contre la Russie [4]. Le 24 février 2022, dès le lendemain de l’invasion, Celso Amorim, au-jourd’hui conseiller spécial pour les affaires internationales de Lula, affirmait sans détour : « la responsabilité de la guerre incombe en grande partie aux Etats-Unis et à l’OTAN ». La même semaine, le groupe sénatorial du Parti des Travailleurs publiait un communiqué renforçant cette thèse [5].
Les "idiots utiles" de Poutine.
La conception du monde et des relations internationales de ces leaders désormais au pouvoir est fondamentalement modelée par un antiaméricanisme primaire, un anti-capitalisme forcené et un rejet profond des valeurs libérales incarné par les démocraties occidentales. Les formations de la gauche brésilienne cultivent depuis des décennies une forme de paranoïa qui impute au bouc-émissaire nord-américain la responsabilité de tous les conflits, de tous les drames, de toutes les péripéties de la vie du monde, voire de la vie intérieure du Brésil lui-même. Les adeptes de cette idéologie sont donc parti-culièrement réceptifs à tous les mythes qui voudraient conférer une ébauche de justification à l’agression par l’empire russe du pays voisin.
Le premier de ces mythes est celui de la riposte légitime. Poussés par Washington, les pays membres de l’OTAN auraient rompu l’engagement de ne pas élargir leur coalition qu’ils auraient pris il y a trente ans envers l’URSS moribonde. La Russie d’aujourd’hui aurait donc été trahie [6]. Cette distorsion de la vérité historique permet au régime de Poutine de renforcer un consensus antioccidental à l’intérieur du pays et de s’assurer le soutien spontané de tous les Etats du Sud qui se considèrent eux aussi comme des victimes éternelles du monde capitaliste développé. Un autre mythe que reprend la gauche bré-silienne peut en apparence sembler moins conciliant à l’égard de la Russie. Il consiste à considérer que le régime de Poutine et les puissances occidentales se valent, à ignorer les sérieuses différences qui existent entre la politique et la conduite de l’un et celles des autres. Le camp occidental désormais élargi est une communauté d’intérêts et de va-leurs partagées. Les élargissements de l’OTAN et de l’Union européenne résultent de choix d’adhésion exprimés par des nations souveraines. De son côté, la Russie cherche depuis trente ans à imposer des "relations solides de bon voisinage" aux Etats limi-trophes sans se préoccuper de savoir si cela convient ou non à ces derniers. Elle considère qu’elle a le droit de constituer à ses frontières une zone d’influence dirigée par des gouvernements vassaux. Si les interventions militaires de nations occidentales doivent être critiquées, elles ne sont en rien comparables à la duplicité, au refus des tractations diplomatiques et à la rupture de traités existants qui ont précédé les inter-ventions des troupes russes en Géorgie, en Crimée ou en Ukraine.
Dans la liste des mythes que diffuse la propagande russe et que l’on retrouve dans le dis-cours de la gauche brésilienne, il faut encore citer la notion de grande Russie (selon la-quelle les peuples d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie appartiendraient à une seule nation [7]) ou la thèse qui considère que la Crimée a toujours été russe. Ce territoire se serait volontairement séparé de l’Ukraine en 2014 pour réintégrer la Russie. En réalité, avant 2014, la Crimée n’a appartenu à l’empire russe que pendant 168 ans soit moins de 6% de son histoire documentée. Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, aucun grand mouvement séparatiste n’a vu le jour sur le territoire de Crimée où Ukrainiens, Russes et Tatares ont vécu en bonne entente, bénéficiant d’une large autonomie grâce à la constitution de la République Autonome de Crimée. Lula ignore tout cela. Il conseille à Zelensky de ne pas être trop exigeant, de se montrer plus conciliant et….d’abandonner la Crimée…
Un évènement passé inaperçu (y compris dans les médias brésiliens) est survenu à la fin de mars 2023. A l’époque, alors que le conseiller spécial Celso Amorim rencontre Poutine à Moscou, des représentants officiels du Parti des Travailleurs sont eux aussi dans la capitale de Russie pour participer à un évènement organisé par le parti du dictateur russe, Russie Unie [8]. La manifestation se tient quelques jours après que le Tribunal Pé-nal International (dont les décisions sont en principe respectées et appliquées par le Brésil) a émis un mandat d’arrêt international contre le dictateur russe pour crimes de guerre commis en Ukraine. L’évènement organisé par le Parti du dictateur russe avait pour thème "L’impérialisme européen et le néocolonialisme européen" (sic). Dans son dis-cours initial, le chef de la délégation brésilienne reprend les arguments traditionnels qui ravissent Moscou. En agressant l’Ukraine, la Russie aurait riposté à une grande offensive menée par les Etats-Unis contre tous les pays émergents qui remettent en cause l’ordre international. La Russie serait confrontée sur ses marges à la même démarche impé-rialiste qu’ont subi ou subissent en Amérique latine le Venezuela chaviste, la Bolivie d’Evo Morales, le régime castriste cubain ou le Brésil de Dilma Rousseff (renversée par un coup d’Etat évidemment conçu par l’impérialisme américain). La Russie a été trahie par les pays de l’OTAN…Non seulement, l’organisation n’a pas été dissoute mais elle a élargi ses rangs et son champ géographique. Cette OTAN voulait, c’est bien connu, inté-grer l’Ukraine de facto ou de jure. Elle a d’ailleurs parrainé le coup d'État qui a eu lieu en Ukraine en 2014, avec la participation publique de paramilitaires qui se proclamaient partisans du nazisme. La guerre menée par Poutine serait donc encore une fois une riposte légitime, quasiment un réflexe d’autodéfense, un moment clé de la lutte des peu-ples contre l’impérialisme moderne….
C’est cette lecture géopolitique complotiste que cultivent les conseillers qui alimentent aujourd’hui la réflexion du Président. Lula n’est pas fou. Il sait que ces délires ne peuvent pas être servis à l’opinion publique brésilienne et au monde à l’état brut. Alors, il emballe, il joue aux magiciens pacifistes. Mais il laisse faire une cohorte de diplomates-militants qui sont convaincus que le Brésil doit se préparer à entrer dans une seconde phase de la guerre froide, en se plaçant aux côtés des autocrates et contre les démocraties libérales (les Etats-Unis qui seraient les impérialistes et les pays européens qui seraient néo-colonialistes). Le Brésil est une des rares grandes démocraties du monde émergent qui va rejoindre le camp des autocraties qui monte. Il est donc désormais essentiel que les diplomates qui refusent d’être des militants, que les parlementaires et l’opinion publique stoppent cette évolution. Qu’ils exigent que la politique extérieure du pays ne soit plus décidée et conduite par les vieux éléphants du Parti des Travailleurs, ces leaders qui ne sont jamais parvenus à sortir du manichéisme de leur jeunesse.
A lire en complément à ce post, notre série d’articles publiés en 2022 sous le titre :
L’Amérique latine et la Russie de Poutine
[1] C’est la seconde fois que le Brésil se refuse de livrer des armes à l’Allemagne qui se-raient utilisées par l’Ukraine pour se défendre. Le premier refus date de 2022. Lorsque le Brésil se préparait pour accueillir la coupe du monde de football et 2014 puis les Jeux Olympiques en 2016, le gouvernement de Dilma Rousseff avait acheté 34 canons anti-aériens à l’Allemagne pour assurer la sécurité aérienne pendant ces compétitions. En 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le gouvernement allemand a commencé à livrer au pays agressé les mêmes canons antiaériens qui peuvent abattre un avion en-nemi à plus de 5 km de distance. Les stocks allemands étant insuffisants pour satisfaire la demande ukrainienne, Berlin s’est adressé à Brasilia (à l’époque, à l’Administration de J. Bolsonaro) pour que le Brésil livre à l’Ukraine les canons et munitions qui n’avaient pas été utilisés en 2014 et 2016. Il a essuyé un refus de la part du gouvernement brésilien.
[2] Le Brésil est un important fabricant d’avions de chasse, la plupart produits par la gran-de firme nationale Embraer. L’Ukraine a eu besoin dès 2022 de renforcer sa défense anti-aérienne. Des fournisseurs comme le Brésil sont capables de fournir au pays agressé des systèmes d’armes qui sont à la fois moins coûteux et plus simples à utiliser que les sys-tèmes proposés par les pays occidentaux avancés. Le refus brésilien est donc parti-culièrement problématique pour Kiev. Les forces armées ukrainiennes se trouvent tota-lement dépendantes des livraisons de pays de l’OTAN. La plupart sont des livraisons gra-tuites mais concernent des équipements sophistiqués dont la manutention est coû-teuses et dont l’utilisation exige souvent de longues phases de formation.
[3] Les fonctionnaires de Ministère des Relations Extérieures proches du Parti des Travail-leurs n’hésitent pas à dire "en off" qu’il existe des territoires de l’Ukraine qui sont russes et qui, par conséquent, doivent être rétrocédés à la Russie de Poutine en échange de la paix. En somme, sans pudeur aucune, ils reprennent à leur compte les arguments du kremlin. Ce discours couramment utilisé entre membres et proches du parti est envelop-pé de considérations pacifistes dès qu’il s’agit de communiquer avec la presse, avec les mé-dias et l’opinion publique en général.
[4] Voir l’article de J. Dirceu intitulé As lições da Ucrânia,
https://www.poder360.com.br/opiniao/as-licoes-da-ucrania/
[5] Le communiqué a été démenti quelques jours après sa publication car sa teneur pou-vait gêner le candidat Lula, alors en campagne.
[6] En 1990, lorsque Mikhaïl Gorbatchev a accepté l'intégration de l'Allemagne unifiée dans l'OTAN, il n'a ni demandé ni reçu de garantie formelle que l'OTAN ne s'étendrait pas au-delà du territoire de l'Allemagne unifiée. La dissolution du Pacte de Varsovie et l'effon-drement de l'URSS ont transformé la situation sécuritaire en Europe. Les nouveaux dirigeants russes n'ont pas remis en cause le principe selon lequel les pays d'Europe étaient entièrement libres de prendre leurs propres dispositions en matière de sécurité. De même, l'Acte fondateur OTAN-Russie, signé en 1997, reconnaît le "droit inhérent" de tous les États "de choisir les moyens d'assurer leur propre sécurité".
[7] L'idée d'une "triple" nation russe dévalorise le caractère unique des cultures auto-chtones historiques. En outre, en remettant en question l'authenticité de l'identité ukrai-nienne et la viabilité du "Belarus" en tant qu'éléments constitutifs de la nation, elle cherche à consolider dans l'opinion publique internationale des stéréotypes qui rendraient plus difficile la poursuite de l'intégration des deux pays à l'Europe.
[8] La délégation du Parti des Travailleurs brésilien était dirigée par Romênio Pereira, membre de la Direction Nationale du Parti, appartenant à la tendance majoritaire de la formation (celle à laquelle se rattachent Lula et son mentor de toujours José Dirceu) et secrétaire aux relations internationales du PT.
Kommentare