Une fois connus les résultats du second tour de l’élection présidentielle d’octobre dernier, les spécialistes brésiliens de la vie électorale ont cherché à cerner plus précisément le profil de l’électorat fourni par cette consultation. Sur un total de 156,54 millions d’élec-teurs inscrits, 124,253 millions (79,37% du corps électoral) se sont présentés dans les bureaux de vote le 30 octobre dernier [1]. A l’issue de cette journée de second tour, on enregistrait 118,552 millions de votes valides (hors blancs et nuls). Lula l’a emporté avec 60,346 millions de voix (50,9% des votes valides) et le Président sortant à totalisé 58,206 millions de suffrages (49,1% des votes valides). L’écart entre les deux rivaux est donc très faible. L’analyse approfondie des votes reçus par chaque candidat montre que 52% des électeurs qui ont choisi Lula adhérent effectivement à son projet et à ses idées. L’élec-torat du vainqueur est donc composé pour 48% d’inscrits (28,97 millions de citoyens) qui voulaient assurer la défaite de Jair Bolsonaro. En d’autres termes, le Président élu dispose aujourd’hui d’un modeste socle d’environ 31,4 millions d’électeurs (le quart des suffrages exprimés et 20% du corps électoral) qui appartiennent à la gauche et ont voté Lula par conviction, fidélité au leader et à ses idées. La victoire de Lula est légitime. Elle ne tra-duit pas – loin s’en faut - un élan majoritaire en faveur du programme du PT ou un glis-sement massif de l’électorat vers la gauche.
Pour les 28,97 millions d’électeurs qui ont finalement voté Lula au second tour pour ne pas donner un second mandat au Président sortant, l’annonce des résultats a été un sou-lagement. Même s’ils se sont fréquemment opposés à l’ancien syndicaliste et à son parti dans le passé, ceux-là avaient alors le sentiment d’avoir échappé au pire et d’avoir fait ce qu’il fallait faire pour qu’il en soit ainsi. Il est probable qu’une grande partie des inscrits qui se sont présentés devant les urnes le 30 octobre mais ont voté blanc et nul (5,7 millions d’électeurs au total) partageaient aussi ce sentiment de soulagement. A défaut de porter leurs suffrages sur Lula, ils n’ont pas voulu soutenir son rival, un homme qui a manifesté pendant quatre ans une incapacité à gouverner. Un homme qui aura incarné l’irres-ponsabilité de l’Etat fédéral face à la crise sanitaire et aux centaines de milliers de victi-mes. Un leader médiocre (qui fait honte à toute droite modérée qui se respecte), nostal-gique de la dictature militaire et adepte de l’autoritarisme. Un personnage agressif et vul-gaire qui n’est jamais parvenu à prendre la mesure de ses responsabilités. Un politicien falot, dont le seul engagement aura été de chercher en permanence à miner les institu-tions républicaines et la démocratie.
Le bolsonarisme, un mouvement puissant.
Au sein de ce segment de l’électorat qui a contribué à la victoire de Lula mais qui ne partage pas les idées de la gauche, le soulagement était accompagné d’un vif sentiment d’inquiétude. Cette inquiétude ne s’est pas calmée au cours des semaines qui ont suivi le scrutin et après l’investiture du Président élu. D’abord parce qu’il faut bien constater que le camp bolsonariste n’est pas insignifiant, qu’il reste organisé, mobilisé et influent. Depuis les élections, sur les réseaux sociaux comme dans la rue, des milliers de militants plus ou moins radicalisés, d’extrême-droite mais aussi et surtout "anti-Lula" répètent que la victoire leur a été volée, que le vote a été manipulé, que leur candidat favori est victime d’une conspiration orchestrée par le pouvoir judiciaire rallié à la gauche. Sur tous ces thèmes, les fake-news abondent et viralisent. Le ressentiment bolsonariste ne s’exprime pas seulement sur les plateformes numériques. Pendant les semaines qui ont suivi le vote, des dizaines de casernes ont été les centres de campements de militants de la droite radicale implorant l’intervention des forces armées. Des barrages routiers ont été organisés sur plusieurs régions. Des tentatives d’attentats ont été déjouées dans la capitale fédérale. Une semaine après l’investiture de Lula, le 8 janvier, des hordes de mili-tants bolsonaristes ont déferlé sur Brasilia. Profitant de l’impuissance des services de ren-seignement (ou de leur bienveillance passive), avec la complicité évidente d’autorités locales et d’une partie des forces de sécurité, des milliers de bolsonaristes sont parvenus à occuper et à saccager le palais présidentiel, les locaux du Congrès et le siège de la Cour suprême (STF). Ce mouvement insurrectionnel a été condamné à juste titre par la plupart des forces politiques, des gouverneurs et des formateurs d’opinion. Reste que près d’un Brésilien que cinq estime que ces actes antidémocratiques et terroristes sont justifiés [2].
Occupation du Congrès fédéral par des milliers de bolsonaristes le 8 janvier à Brasilia.
Près de 4 Brésiliens sur 10 croient encore
que Lula n’a pas gagné la Présidentielle.
Le mouvance politique qu’aura animé pendant quatre ans Bolsonaro et qui peut être représentée dans l’avenir par d’autres leaders est puissante. Elle exprime une nouvelle culture politique. Ce courant revendique des valeurs conservatrices traditionnelles : culte de l’autorité, défense de la famille et du patriarcat, rejet du féminisme et discrimination des minorités sexuelles. Puissant au sein des églises chrétiennes pentecôtistes, il défend aussi l’individualisme, rejette l’interventionnisme de l’Etat et les politiques sociales assi-milées à de l’assistencialisme. Ce mouvement occupe davantage et mieux que les autres sensibilités politiques ce nouvel espace du débat public qu’est celui des réseaux sociaux, des plateformes numériques, du monde virtuel. Cet espace lui permet de s’ab-straire des contraintes qui s’imposent dans le monde réel et de développer à l’envie et sans complexe un discours totalement étranger au politiquement correct. Ressentiment, pulsions de violence et de destruction, rejet de l’autre sont livrés à l’état brut. La confu-sion entre le vrai, le factuel, le mesurable et le réel, d’une part, et la mythomanie d’autre part est deve-nue totale. Exemple : seuls 56,4 % des Brésiliens croient en ce début 2023 que Lula a gagné le scrutin présidentiel (selon l’étude d’opinion Atlasintel).
Cette confusion permet de créer un ennemi imaginaire, une caricature choisie comme souffre-douleur et désigné comme responsable de tous les malheurs : le petista (mem-bre ou sympathisant du Parti des Travailleurs de Lula), la gauche brésilienne, cheval de Troie d’une menace communiste globale. La plupart des followers et militants du mou-vement adhèrent aux théories conspiratoires que propagent des groupes sur Whatsapp ou d’autres plateformes. Cultivant avec facilité une inversion totale des valeurs, ils inventent des récits et des héros. Les plus radicaux considèrent ainsi les bourreaux qui torturaient et assassinaient à tout va pendant la dictature comme de véritables martyres dénigrés par les élus du régime démocratique forcément illégitimes. Ils louent les agissements des élus bolsonaristes au Congrès qui, piétinant la loi, utilisent leur mandat pour lutter contre les institutions et la démocratie. Persuadés d’être les seuls véritables patriotes (dans tous les rassemblements, les militants portent des maillots verts et jaunes, les couleurs du drapeau national), ils exigent avec obstination la fermeture de toutes les institutions représentatives et appellent l’armée à prendre le pouvoir.
Pour la mouvance bolsonariste,
Il existe deux Brésils : celui de
l’establishment et celui du peuple.
Avec l’essor de ce mouvement hyperactif dans le monde virtuel, la droite radicale brési-lienne est parvenue à mobiliser bien au-delà de ses rangs. Ce succès ne repose pas sur des propositions politiques nouvelles. Il découle d’une capacité à exprimer le ressen-timent perçu par une large frange de la population devenue allergique au "système". Lorsque les militants des plateformes bolsonaristes proclament qu’ils détestent la gau-che et mènent un combat contre la menace communiste, ils sont suivis par des millions de citoyens qui rejettent en bloc le politiquement correct, les institutions représentatives en place, le système politique, les grands médias, le pouvoir judiciaire (considéré comme partisan), les universités. En bref, pour cette mouvance politique nouvelle, il existe deux Brésils : celui de l’establishment et celui du peuple, le premier étant programmé pour acculer le second au malheur.
Un parti sectaire au pouvoir.
L’inquiétude de nombreux électeurs n’est pas seulement alimentée par la force que re-présente le bolsonarisme. Ils savent que l’extrême-droite et tous ceux qui la suivent n’ont pas le monopole d’une vision manichéenne et binaire de la société brésiliennee. Ils savent que le PT et sa mouvance ont aussi inventé une représentation imaginaire de leurs adversaires politiques. Le parti est sectaire, intolérant. Il y a deux mondes dans la culture petista : ceux du parti (et les sympathisants) et les autres. Les militants détiennent la raison, leur analyse des problèmes du pays est indiscutable. Elle n’est pas négociable. Les leçons de l’expérience sont ignorées. Ce qui compte, c’est la foi dans un credo idéo-logique inspiré d’un marxisme simplet et mâtiné de catholicisme social.
Régulièrement, depuis des décennies, la formation de Lula et son leader lui-même ont usé et abusé d’une vision du monde qui opposaient les fidèles, les gens de gauche, le petit peuple forcément rallié à la cause du socialisme et les élites, c’est-à-dire tous les Brésiliens qui refusaient le petismo. Il y avait deux mondes dans le discours des leaders du parti, nous (le bien) et eux (le mal). La formation petista a donc apporté très tôt une solide contribution à la polarisation de la société brésilienne en deux camps. Il y avait celui de l’espérance, du bonheur, du bien, de la Justice incarné par le parti et ses leaders. Il y avait évidemment hors de la sphère d’influence du PT le camp des dominants, des exploiteurs, d’une petite bourgeoisie ralliée à l’élite et de ceux qui se laissent tromper par ces forces maléfiques. Le parti et son chef ont souvent été confrontés à des situations délicates. Ils ont souvent commis des erreurs, trompé les électeurs, menti ou commis des crimes. A chaque fois, au lieu de reconnaître les responsabilités de la formation ou de ses leaders, au lieu de sanctionner, de rectifier le cap, les dirigeants et élus du PT ont préféré dénoncer des boucs-émissaires, inventer des complots. Des médias libres ont enquêté sur les fautes de la gauche au pouvoir entre 2003 et 2016. Pour le Parti des Travailleurs, tout cela n’était que la manifestation du combat mené par une presse bour-geoise contre le camp du peuple en vue de justifier une rupture institutionnelle et de chasser une gauche innocente du pouvoir.
Le bouc-émissaire préféré de cette gauche marquée par une éducation catholique est le monde de la finance. Les marchés financiers seraient à l’origine de toutes les difficultés du pays, coupables au moins aussi importants que le grand voisin nord-américain, vieux fantôme des imprécations anti-impérialistes. Le Parti des Travailleurs considère que l’Etat et les agents économiques très nombreux relevant de l’autorité étatique (banques, entre-prises industrielles et de services) sont les seuls capables de promouvoir la croissance du pays. Le circuit économique et le marché national sont des mécaniques qui se met-tent en branle et ne respirent que sous l’impulsion de l’Etat qui doit à cette fin injecter sans compter les ressources financières nécessaires. "Dépenser, c’est vivre", disait l’ex-Présidente Dilma Rousseff. La gauche accorde donc peu d’importance à la discipline budgétaire, à la bonne tenue des comptes publics.
1er janvier : jour de l'investiture. Accompagné de représentants de la société civile, Lula monte la rampe du palais présidentiel.
La gauche vilipende les marchés financiers
qui comploteraient contre les pauvres.
C’est la lutte contre les déficits et le freinage des dépenses qui entraîne des coupes dans les crédits destinés à la politique sociale. Les militants les plus ardents estiment que toute mesure d’ajustement des comptes publics a pour finalité de frapper les plus mo-destes. Ce type de politique ne servirait que les intérêts de ce monde obscur et pervers qu’est la finance. La preuve ? Dès que ces règles de contrôle des dépenses sont trans-gressées parce qu’il faut bien satisfaire les pauvres, le dollar flambe, la bourse s’affaisse et les taux d’intérêts grimpent. Pour la gauche la plus radicale, le marché financier n’est pas formé par toutes les institutions qui gèrent et investissent l’épargne de tous les Brésiliens, par celles qui utilisent cette épargne pour soutenir la formation de capital et le développement. Le marché financier est un club fermé et opaque de spéculateurs qui complotent contre le camp du bien et cherche à mettre en échec les politiques publi-ques de redistribution.
Les citoyens qui ne sont pas de gauche mais ont contribué à renvoyer Bolsonaro à ses foyers savent que la victoire de Lula signifie le retour au pouvoir d’un parti sectaire qui n’a jamais fait le bilan de ses 13 années au pouvoir (2003-2016). Les responsables du Parti des Travailleurs (PT) n’ont jamais reconnu qu’ils avaient mis en place dès le début des années 2000 un vaste système de pots de vin (le fameux scandale du mensalão) pour gagner les votes qui lui manquaient au Congrès. Ils n’ont jamais reconnu que sous les gouvernements Lula et Rousseff, les entreprises publiques (notamment Petrobras) ont été pillées pendant plus de dix ans pour organiser un financement occulte de partis et favoriser des stratégies d’enrichissement personnel. Ils n’ont jamais reconnu que la politique d’expansion des dépenses publiques menée dès le second mandat de Lula (à partir de 2007) et jusqu’en 2016 était à l’origine de la pire récession que le pays ait traversé depuis la grande crise de 1929-30.
Le premier défi de Lula 3 : la pacification.
C’est ce parti et son candidat qu’ont finalement décidé de choisir au second tour près de 29 millions d’électeurs inquiets parce qu’ils savent que la trajectoire de Lula ne l’a pas vraiment préparé aux deux défis principaux qu’il doit affronter aujourd’hui.
Le premier est de tenter de réconcilier un pays déchiré. Le second est d’assurer les con-ditions d’une croissance économique élevée et durable. Sur ces deux plans, le choix de composition du gouvernement et les projets annoncés dans les discours ne rassurent guère. Le 30 octobre, au soir de la victoire, le vainqueur a rapidement évoqué la néces-sité de pacifier le pays. Mais passé ce moment, il n’a fait aucun geste de rapprochement et de réconciliation avec les 23,3 millions d’électeurs qui ont voté Bolsonaro au second tour sans pour autant s’identifier à l’homme et à ses idées. Ce contingent de votants ne voulait en aucun cas du retour de Lula au pouvoir. Depuis l’élection, ce secteur de l’électorat est assimilé aux bolsonaristes convaincus dans le discours présidentiel. Lors de son investiture, le Président a parlé d’un seul camp inspiré par l’idéologie fasciste pour évoquer l’autre Brésil, celui qui n’est pas convaincu de la grandeur du petismo…Tous les problèmes qu’affronte le pays ont été imputés à ces forces du mal, dorénavant vaincues par le camp du bien et de la Justice.
Lula doit s’adresser aux 52
millions d’électeurs qui ne sont
ni petistas, ni bolsonaristes.
Le discours n’est certainement pas de nature à calmer des esprits surchauffés, à con-vaincre les excités de la droite radicale qu’il est temps de se calmer. Le ressentiment et l’incompréhension qui séparent les deux Brésils sont considérables. D’un côté, une gau-che qui revient au pouvoir imbue d’une nostalgie de ses gouvernements passés. De l’autre, une droite qui n’accepte pas la décision des urnes et rêve d’un retour à un régime militaire. Lula n’a rien fait ni dit jusqu’à présent pour réduire l’antagonisme entre ces deux pôles.
Le Président élu ne parviendra pas à convaincre les bolsonaristes de stricte obédience qu’ils doivent s’apaiser puis se convertir à un "lulisme" de bon aloi. Il peut cependant calmer le jeu et dissocier les Brésiliens de la majorité silencieuse qui ont voté Bolsonaro mais sont résolus à accepter la sanction du suffrage universelle. Ces citoyens ne croient pas que Lula va conduire le Brésil vers le communisme. Ils ne craignent pas non plus de voir le PT au pouvoir chercher à instaurer une dictature de type bolivarien. Ils savent que les institutions nationales sont plus solides que celles du Venezuela. Ils veulent croire encore que l’armée ne ralliera pas les barbares qui ont envahi Brasilia le 8 janvier dernier et se manifesteront sans doute encore. Cette majorité silencieuse n’imagine pas que les casernes répondront aux appels à l’insurrection qui viennent des rangs bolsonaristes les plus radicaux. Pour que Lula s’élève effectivement à un rôle de pacificateur, il doit aban-donner d’urgence ce discours binaire opposant la gauche et le reste du pays, cette idéo-logie manichéenne qui veut faire croire qu’il représente le bien alors que tous les autres seraient les représentants ou les victimes du mal. Il faut qu’il rassure les 40% d’électeurs qui ont choisi Bolsonaro parce qu’ils ont un très mauvais souvenir de Lula 1, de Lula 2 et des gouvernements de Dilma Rousseff. Il faut qu’il rassure les 48% de ses propres élec-teurs qui ne communient pas avec la gauche mais voulaient revenir à une vie politique apaisée et défendre la démocratie. Au total, ces divers secteurs de l’électorat repré-sentent plus de 52 millions de citoyens. Une grande partie de ces électeurs peut ac-cepter la pacification qui serait proposée par Lula si elle a le sentiment que ses aspi-rations profondes ne sont pas méprisées, que le pouvoir n’est pas monopolisé par un parti sectaire qui n’aspire qu’à prendre une revanche. Ceux-là ne sont ni des fascistes, ni des militants d’une extrême droite qui rêvent de renverser le gouvernement Lula 3 et son chef. Ils veulent la paix civile mais attendent que le Président soit à la hauteur de ce défi majeur.
A suivre : Lula doit choisir l'économie de marché.
[1] Le vote n’est pas obligatoire pour les électeurs âgés de moins de 18 ans et de plus de 69 ans. Par ailleurs, chez les électeurs âgés de 18 à 69 ans, il est possible de s’abstenir sans encourir de sanctions dès lors que l’on présente un motif valable de non-comparution au bureau de vote où l’on est inscrit [2] Selon une étude d’opinion réalisée par l’institut Atlasintel dans les jours qui ont suivi l’invasion de la place des Trois Pouvoirs à Brasilia.
Comments