Utopie foncière ou défense des Indiens ? (5).
Le 30 mai 2023, la Chambre des Députés a approuvé un projet de loi qui limite la recon-naissance de nouvelles terres indigènes [1]. Si ce texte entre en vigueur, les dispositions qu’il contient ne concerneront pas les terres indigènes déjà homologuées et enre-gistrées. En revanche, la nouvelle loi réduira la dimension des territoires qui pourraient être destinés à l’usufruit exclusif de populations autochtones dans l’avenir. Le texte utilise la notion de repère ou seuil temporel (marco temporal en Portugais). Les peuples indigènes et les nombreuses ONG qui prétendent défendre leurs droits ne pourront pas revendiquer la démarcation et l’usage exclusif de terres qu’ils auraient occupées avant l’adoption de la Constitution actuelle, la date de la promulgation (5 octobre 1988) étant utilisée comme repère. Ce projet de Loi doit encore être débattu et approuvé par le Sénat Fédéral et signé par le président Lula qui pourrait y opposer son veto. Le texte est également en cours d’examen par le STF (la Cour Suprême fédérale) qui doit se pro-noncer sur sa constitutionnalité. Le jugement attendu est qualifié de "jugement du siècle" par toute la mouvance indigéniste brésilienne. Cette mouvance rejette toute référence à un seuil temporel. Elle souligne que des terres traditionnellement occupées par les In-diens n’étaient plus occupées par ces derniers en 1988 parce qu’ils en avaient été chas-sés au fil des siècles, notamment pendant la dictature militaire qui a sévi entre 1964 et 1985.
Une approche militante
qui ne fait pas consensus...
En adoptant ce projet de loi, la majorité des députés auraient cédé à la pression du puis-sant lobby agricole brésilien, renforcé ces dernières années par le soutien de Bolsonaro. Le vote du 30 mai dernier a suscité une forte mobilisation des ONG indigénistes et de la gauche brésilienne, c’est-à-dire d’un camp qui se présente comme le camp du bien opposé aux forces du mal que serait l’agribusiness. Les peuples autochtones seraient menacés dans leurs droits fonciers historiques alors qu’ils incarnent à l’heure de la lutte contre le changement climatique une gestion prudente des ressources naturelles par opposition aux pulsions destructrices de l’agriculture et de la société moderne. Cette ap-proche militante est loin de faire consensus au sein de la société brésilienne [2]. La polé-mique née à l’occasion du vote du marco temporal vient aggraver une polarisation poli-tique déjà très préoccupante.
1. Un droit de démarcation imprescriptible ?
La mouvance indigéniste brésilienne et ses nombreux relais à l’intérieur et à l’extérieur du pays défendent des principes simples. Ils rappellent d’abord (avec raison) que la démar-cation des terres indigènes est un droit reconnu depuis 1988 et que le processus est loin d’être achevé. Avec la nouvelle Constitution, la République a voulu assumer une dette contractée à l’égard des peuples originaires. Toutes les terres sur lesquelles une pré-sence de populations indigènes dans le passé est avérée doivent être identifiées, démar-quées, homologuées puis réservées à l’usage exclusif des ethnies concernées. Le passé auquel les autorités fédérales doivent se référer est ici une notion étendue. Pour réparer un crime de spoliation foncière dont il continue à porter la responsabilité, l’Etat moderne doit remonter le temps bien au-delà de quelques décennies et rendre aux Indiens l’usufruit de terres dont ils ont été spoliés depuis…. le 16é siècle. Imaginons un instant qu’un tel principe soit pertinent et accepté. Plusieurs difficultés apparaitraient immédia-tement. En 1500, lorsque les premiers Portugais débarquent sur les rivages de ce qui allait devenir le Brésil, les peuples autochtones occupaient-ils tout le territoire du futur Etat ? Doit-on considérer ici tout le foncier utilisé, qu’il s’agisse de terres cultivées, af-fectées à un habitat fixe ou consacrées à des rites religieux ? La spoliation de terres fréquentées par des ethnies nomades a-t-elle la même portée que la spoliation du fon-cier occupé par des ethnies sédentaires ?
Des flous juridiques qui
alimentent de nouvelles
injustices....
Ces interrogations ont été formulées par les membres de l’Assemblée constituante à la fin des années 1980. Le texte de la Loi fondamentale n’apporte pas de réponses claires. L’article 231 prévoit que les ethnies indiennes disposent d’un droit exclusif d’usufruit sur les terres qu’elles occupaient traditionnellement [3]. Ce dernier adverbe autorise toutes les interprétations. Fait-on référence à la présence constante d’une ethnie sur une longue période avant et après la colonisation ? S’agit-il ici des terres de résidence où s’exerçaient les activités principales ? Ce flou a été écarté par un arrêt de jurisprudence du Supremo Tribunal Federal (la Cour suprême) qui a précisé que l’expression de "terres occupées traditionnellement" concernait les terres occupées au moment de la promul-gation de la Loi Fondamentale, en octobre 1988. La plus haute instance du pouvoir judiciaire a cependant assoupli ensuite sa position. En 2009, au cours du processus qui a conduit à la démarcation de la Terre Indigène de Raposa Serra do Sol (voir plus loin), la Cour Suprême avait indiqué que pourraient également être reconnues comme Terres Indigènes des domaines fonciers faisant l’objet de contentieux juridiques ou de conflits en 1988.
La mouvance indigéniste et les ONG de la gauche écologiste et identitaire ont su profiter pendant des décennies de cette confusion juridique. Cette mouvance considère que le droit à retrouver un usage exclusif du foncier perdu est un droit imprescriptible. Ce n’est pas parce que des ethnies n’occupaient plus des terres en 1988 ou sur les décennies an-térieures qu’elles ne peuvent pas exiger réparation. En outre, lorsqu’elle a pu démontrer la présence historique d’une ethnie sur un territoire, la FUNAI doit définir la dimension du foncier à restituer en tenant compte des modes de vie traditionnels fondés sur la chasse, la pêche, la cueillette et une agriculture d’autosubsistance. Cette dimension ne peut pas dépendre uniquement de contraintes économiques et matérielles. Il faut aussi que les territoires restitués aient une extension suffisante pour que les ethnies puissent y exercer leurs rites, leurs pratiques culturelles ancestrales. Les partisans d’une large restitution n’oublient pas l’impératif écologique. Les usufruitiers des Terres Indigènes déjà offi-cialisées assument une mission de protection de l’environnement et de la biodiversité. Plus le nombre et l’étendue des nouvelles Terres seront importants, mieux sera assurée cette mission. Certaines ONG soulignent par ailleurs que la mise à disposition de terres de plus en plus importantes serait encore un moyen de limiter l’exode des populations indigènes vers les villes où ils vivent souvent dans des conditions misérables.
Une telle logique de réparation des spoliations du passée contraint l’Etat brésilien à as-sumer un statut de débiteur permanent qui ne parviendra pas à rembourser sa dette avant longtemps…En juin 2023, on dénombrait 738 territoires déjà identifiés, déclarés, ho-mologués ou légalisés représentant ensemble une extension de 117,9 millions d’hectares. Pour de nombreux mouvements indigénistes et ONG écologistes, même si toutes ces territoires devaient être légalisés rapidement, on serait encore loin du compte. En 2022, la FUNAI estimait que si toutes les revendications dont elle avait alors connaissance étaient satisfaites, c’est une surface totale de 253,18 millions d’hectares (29,74 % du ter-ritoire national ou près de quatre fois la superficie de la France métropolitaine) qu’il faudrait réserver à l’usufruit exclusif des ethnies indiennes concernées. Sans marco tem-poral, sans référence dans le temps, la revendication pour de nouvelles terres peut être alimentée en permanence, portée par un lobby de plus en plus puissant. Un lobby qui se garde bien de prendre en compte les conséquences que l’imprescribilité du droit de démarcation aurait pour l’ensemble de la société.
Manifestation contre le « marco temporal » à São Paulo en mai 2023.
2. Le scénario noir.
Imaginons un instant que la Cour Suprême finisse par considérer 35 ans après l’adoption de la Constitution que l’existence d’un repère temporel est un principe contraire à la Loi Fondamentale. Cela signifierait que le mouvement indigéniste serait en mesure de re-vendiquer l’usufruit exclusif de terres sur lesquelles aucune présence d’Indiens n’était constatée en octobre 1988. Cela signifierait que l’Etat fédéral (et son agence spécialisée, la FUNAI) serait conduit à multiplier les procédures d’identification et de démarcation. Au niveau du gouvernement central, des Etats fédérés et des communes, tous les pouvoirs publics seraient conduits à affronter trois types de défis plus difficiles les uns que les autres.
La fragilisation programmée du
droit de propriété....
Les premiers seraient de nature juridique et administrative. Ils concerneraient d’abord l’identification des terres revendiquées. Comment attester, avec une certitude assurée, de l’installation sur un territoire d’un groupe ethnique donné il y a plusieurs décennies ou plusieurs siècles ? Le Ministère de la Justice a tenté de répondre à cette question en 1996 en publiant un décret qui définit les éléments sur lesquels doivent s’appuyer les ex-perts chargés de l’identification de la terre revendiquée. Selon ce décret, les experts doivent conduire une recherche sur l’historique d’occupation de ces terres en se basant sur la mémoire du groupe ethnique concerné. Il s’agit donc de prendre en compte tous les indices de l’éventuelle présence de l’ethnie sur ce territoire à une époque plus ou moins éloignée (vestiges de constructions et d’objets d’art, sépultures, actes écrits con-servés, pratiques de chasse, de pêche et activités agricoles adaptées à l’environnement des lieux, etc..). Tous ces paramètres peuvent être utiles. Ils ne constituent pas une ré-ponse suffisante. Comment prouver une occupation d’un domaine foncier dans le passé lorsque la transmission de l’histoire collective se limite à la transmission orale dans l’ethnie concernée ?
A plusieurs reprises dans le passé, la Cour Suprême a déjà débattu de ce que seraient les conséquences juridiques de l’absence de repère temporel relativement récent dans les opérations de démarcation de terres indigènes. En 2014, un des Juges de la Cour a soutenu très sérieusement une thèse dite de "Copacabana" [4]. Sans repère chrono-logique et en tenant compte du fait que les ethnies indiennes ont été les premiers habi-tants de ce pays continent, on peut considérer que le droit de propriété (qu’il s’agisse de propriété privée ou du domaine foncier public) perdrait son caractère absolu et donc inviolable sur tout le territoire national. Cela ne signifie pas que ce droit serait effecti-vement et instantanément contesté partout, sur n’importe quelle des 5568 communes, quel que soit l’usage du foncier concerné (usage agricole, lotissement, voirie, infrastruc-tures collectives, installations industrielles et commerciales, etc…).
Néanmoins, sans repère temporel, toute parcelle du territoire national pourrait être tôt ou tard revendiquée comme composante du patrimoine que peut s’approprier l’Etat fédéral à la seule fin d’installer des descendants des peuples premiers. Le droit de propriété serait radicalement fragilisé, alors qu’il constitue une des normes juridiques de base ins-crite dans la Constitution. Sur toutes les régions où des demandes d’identification et de démarcation de Terres (exprimées par des représentants auto-proclamés de tel ou tel peuple indigène) pourraient apparaître, les détenteurs des titres de propriété d’im-meu-bles (terrain, bâtiment, infrastructure) seraient confrontés à la brutale dépréciation de la valeur marchande de leurs patrimoines. Dès l’engagement d’une procédure d’iden-tification et de démarcation, cette valeur s’effondrerait. Les titres de propriété détenus perdraient toute signification puisqu’ils ne conféreraient plus le droit de jouir et disposer des biens immeubles de la manière la plus absolue (usufruit, transmission, etc…).
L’imprescriptibilité du droit de démarcation ainsi instaurée violerait le principe d’égalité de tous les citoyens devant la loi dans la mesure où elle conférerait à une catégorie déterminée de la population un pouvoir de contrainte sur le reste de la collectivité qui s’étendrait indéfiniment dans le temps. Faut-il le préciser ? L'instauration d'un tel climat d'insécurité juridique serait peu favorable à la consolidation de la paix civile et de l’Etat de droit. Désormais exposés au risque de perdre un patrimoine foncier et immobilier, la majorité des Brésiliens se mobiliserait contre une politique inique. La mobilisation ne serait pas seulement le fait des catégories les plus aisées de la population. Elle serait aussi alimentée par la colère de tous les habitants qui sont parvenus après des années de labeur à acquérir un appartement ou une maison (le rêve de la casa propria), des élus municipaux (en charge de la gestion du foncier communal), des petits commerçants et des agriculteurs, qu’ils soient propriétaires de petits lopins de terre ou de domaines im-portants.
Les seconds défis seraient de nature économique. Le climat d’insécurité juridique créé amplifierait les risques liés à la détention d’un capital, qu’il s’agisse de foncier agricole, d’immeubles destinés au développement d’activités industrielles ou de services ou d’au-tres immobilisations. Les effets récessifs sur l’économie sont aisément identifiables : con-traction de la production, perte de compétitivité, baisse de l’emploi et des revenus, inflation, multiplication des contentieux judiciaires, élévation des tensions sociales et de la violence, autant de facteurs qui finiraient par induire un effondrement de l’investisse-ment. Quel maire, quelle assemblée municipale envisageraient des travaux de voiries, l’installation d’équipements collectifs utilisables sur plusieurs décennies s’ils savent que le droit de jouissance détenu par la collectivité peut disparaître ?
Cette perspective sombre concernerait en premier lieu le secteur agricole, principale branche concernée à court et moyen terme par la politique de démarcation et l’éven-tuelle adoption d’une règle d’imprescriptibilité. Les défenseurs du principe d’impre-scriptibilité des droits fonciers des populations indigènes abordent cet enjeu comme si la satisfaction de leur revendication ne toucherait que l’agriculture d’entreprise qu’ils ne cessent de diaboliser. C’est là un mensonge grossier. Aujourd’hui, il existe déjà des terres revendiquées par la mouvance indigéniste sur des zones occupées par de petits exploi-tants familiaux. Ainsi, dans l’Etat du Santa Catarina, dix territoires représentant ensemble 52 000 hectares cultivés et occupés par 500 exploitants familiaux pourraient faire l’objet d’une expropriation dans les mois à venir. Sur cette surface, quelques 500 familles déte-nant des titres de propriété vieux de 100 à 150 ans produisent du riz, du maïs du soja, pratiquent l’élevage de vaches laitières, de porcs et de volailles. D’autres exemples du même type ne sont pas rares.
Des experts ont tenté en 2022 de simuler ce que seraient les conséquences pour la pre-mière branche de l’économie nationale d’une telle dérive. Les terres indigènes actuel-lement homologuées et enregistrées et celles en cours d’identification et de délimitation représentent une aire de 117,9 millions d’hectares. Si toutes les revendications de la mouvance indigéniste connues en 2022 étaient prises en compte cette aire augmenterait de 114% et atteindrait 253,18 millions d’hectares (soit 29,74% du territoire national). Compte tenu de la localisation des terres revendiquées, le processus de démarcation affecterait d’importantes régions agricoles (Centre-Ouest, Sud-Est et du Sud du pays). Les princi-pales cultures dont les volumes de production baisseraient par rapport aux niveaux atteints en début de cette décennie seraient le soja, le maïs, la canne-à-sucre, le manioc et les oranges. Toutes ces productions agricoles génèrent des emplois sur les exploi-tations (familiales au Sud et au Sud-Est, familiales et entrepreneuriales dans le Centre-Ouest) mais aussi en amont (fourniture d’intrants, de services) et en aval des exploitations (transformation, commercialisation). Les auteurs de l’étude considèrent que le scénario d’expansion des terres indigènes retenu entraînerait la destruction de 1,5 millions d’em-plois sur les filières touchées, une baisse de la production et des revenus estimée à plus de 364 milliards de BRL, une chute des recettes d’exportation du pays (-42,7 milliards d’USD). Enfin, cette dynamique récessive se traduirait par de nouvelles tensions sur plu-sieurs marchés nationaux, induisant une hausse des prix alimentaires.
L’imprescriptibilité du processus de démarcation n’est pas une menace pour le seul sec-teur agricole. Toutes les activités économiques qui mobilisent des espaces, utilisent des res-sources foncières peuvent être concernées et fragilisées, qu’il s’agisse de l’exploi-tation minière, de la production manufacturière, de la génération d’énergies (centrales hydro-électriques, solaire, éolien), de la construction immobilière ou des infrastructures (transport, télécommunication, etc..).
Localisation de la Terre Indigène Raposa da Serra do Sol.
La Terre Indigène de Raposa da Serra do Sol couvre trois communes, soit 17 400 km2
Une logique de nettoyage ethnique
que Lula entend maintenir...
La politique de démarcation actuelle est enfin souvent génératrice de défis sociaux con-sidérables. Pour s’en convaincre, il suffit ici de revenir sur une expérience d’homologation qui a marqué l’histoire récente du pays et d’évoquer des situations plus récentes. La terre indigène de Raposa Serra do Sol, dans l’Etat du Roraima, est aujourd’hui l’une des plus grandes terres indigènes du pays. Elle occupe 17 400 km2, soit 7,8% de la surface de l’Etat. Pendant trente ans, le projet de constituer une réserve continue (les Indiens de la région vivaient jusqu’au début des années 2010 sur des territoires morcelés) a été l’objet d’un contentieux juridique entre des agriculteurs installés depuis le début des années 70 (et qui produisaient notamment jusqu’à 160 000 t. de riz par an), les Indiens et la FUNAI. Le gouvernement de l’Etat (qui comptait alors 390.000 habitants dont 44.000 indigènes) faisait valoir que les producteurs de riz participaient pour 7% du PIB de la région. Avec les riziculteurs, il défendait le statu quo. La FUNAI, des leaders indigènes et des ONG vou-laient imposer la réunification des territoires morcelés.
En 2009, la Cour suprême du pays a donné raison à ces derniers. Elle a voté en faveur de l’installation des Indiens sur un territoire continu. Sur ce territoire limitrophe du Venezuela et du Guyana, vivaient jusqu’alors quelques 340 familles de blancs et de métisses. Pour l’essentiel, cette population était constituée de riziculteurs, d’éleveurs de bovins et de petits commerçants qui assuraient ensemble 6% de la production de l’Etat et occupaient 0,7% du territoire de Raposa Serra do Sol. Plusieurs des agriculteurs possédaient des titres de propriété réguliers et délivrés plus de 100 ans auparavant par l’Etat fédéral auquel les terres achetées appartenaient à l’origine. Ils employaient des Indiens et ache-taient à ces derniers des denrées et marchandises produites par les villages indigènes comme le manioc, les fruits, les volailles et les porcs. En 2009, ces 340 familles ont toutes été expulsées, avec la promesse du gouvernement de recevoir une juste indemni-sation. Au moment de calculer le montant de l’indemnisation en question, l’admi-nistration fédérale a soutenu que tous ces agriculteurs avaient occupé illégalement des terres indigènes. Elle n’a remboursé que la valeur estimée des constructions et des bâti-ments et ignoré les terres…
Deux ans après la régularisation, quatre nouvelles favelas sont apparues à la périphérie de Boa Vista, la capitale de l’Etat. Ces bidonvilles ont d’abord abrité les nouveaux "sans terre" expulsés de Raposa Serra do Sol. Ils ont ensuite reçu les Indiens qui ne voulaient pas rester dans la nouvelle réserve et ont choisi également le chemin de la capitale. Ces populations indigènes ont refusé le nettoyage ethnique imposé car étaient en relation avec les blancs depuis trois siècles. Avec l’expulsion, elles ont perdu leurs sources de revenus, c’est-à-dire leur emploi et le produit de la vente de denrées. Les routes et les ponts entretenus par les agriculteurs se sont dé-gradés. Dès 2011, un millier d’Indiens avaient quitté la réserve pour Boa Vista. Sur la Terre indigène régularisée il y a treize ans, privés de ressources financières, d’assistance technique et d’équipements pour planter et cultiver, les nouveaux occupants ont aban-donné la production de riz. Les Indiens résidents ont occupé les installations d’élevage abandonnées par les blancs et les métisses. Ils gèrent un cheptel de quelques dizaines de milliers de têtes, pratiquent l’agriculture biologique et la pisciculture (autosubsis-tance). Dans la majorité des villages, il n’y a ni énergie électrique, ni accès à l’eau cou-rante. L’accès aux soins de santé de base est des plus précaires, faute de médecins et de structures de santé.
L’exemple du Roraima appartient à un passé récent. Le gouvernement Lula prévoit d’ho-mologuer en 2023 14 nouvelles terres indigènes localisées sur 18 communes et repré-sentant ensemble une superficie de 878 400 hectares. Une de ces homologations est déjà effective. Elle concerne un territoire situé sur la commune de Vicente Dutra, au nord l’Etat du Rio Grande do Sul. Les 143 Indiens de l’ethnie Kaingang ont obtenu en avril 2023 l’usufruit exclusif d’un territoire de 711 hectares où vivaient également près de 300 petits agriculteurs "blancs". Leurs ancêtres avaient acquis des titres de propriété entre 1872 et les années 1930 [5]. Ces 300 exploitants et leurs familles vont être expropriés et ex-pulsés. C’est aussi le sort que vont connaître d’autres entreprises familiales vivant du tourisme thermal sur la commune. Au cœur du territoire attribué exclusivement aux In-diens, sur une surface de 25 hectares, fonctionnaient des piscines d’eaux thermales autour desquels des familles avaient installé 196 chalets destinés à accueillir des curis-tes. A moins d’un accord improbable avec les Kaingang, tous les descendants de mi-grants européens devront chercher refuge ailleurs. Ils n’ont aucune certitude d’être indemnisés. C’est toute l’activité économique d’une commune qui peut être remise en cause.
3. La voie de la raison.
Il est essentiel que le gouvernement fédéral et la Cour suprême maintiennent la réfé-rence chronologique adoptée par la Chambre des députés, le fameux marco temporal d’octobre 1988 ou choisissent un repère un peu plus ancien. La restitution sans limite dans le temps de terres spoliées serait un facteur majeur d’aggravation des tensions et des conflits, d’amplification de l’insécurité juridique, de perte de légitimité des institutions. Le Brésil est un pays qui a un besoin urgent de pacification sociale, de renforcement des institutions et de sécurité juridique. Satisfaire les revendications irresponsables de la mouvance indigéniste de gauche et des ONG écologiques radicales, c’est répondre à une injustice historique en créant d’autres injustices. "La terre du Brésil est indigène" pouvait-on lire sur les banderoles des manifestants qui ont protesté après le vote du marco temporal par la Chambre des députés en mai dernier… Utopie dangereuse.
Une politique indigéniste du XXIe siècle doit ouvrir de nouvelles perspectives de déve-loppement aux peuples installés sur des Terres indigènes et assurer leur sécurité, favoriser l’intégration des groupes vivant hors de ces Terres. Elle doit surtout contribuer à améliorer les conditions matérielles de vie des peuples indiens, où qu’ils soient. Au cours des deux dernières décennies, le taux de pauvreté a nettement reculé pour la population dans son ensemble. Concernant les Indiens, une baisse est aussi observable sur la fin des années 2000 en raison principalement du versement de revenus de transferts (bolsa familia, notamment). A partir de 2010, le taux de pauvreté des populations indigènes ne baisse plus et reste supérieur à celui de l’ensemble de la population. Elever les revenus de cette catégorie de la population, faire reculer la pauvreté et la misère doivent être les axes prioritaires d’une politique indigéniste sérieuse.
L’objectif de sécurité est aussi essentiel, notamment sur la région amazonienne où sont concentrées les Terres Indigènes déjà démarquées (81,5% de la superficie totale en juin 2023). La sécurité sur ces territoires, c’est d’abord la lutte contre les grands réseaux crimi-nels qui ont souvent pris possession de terres officiellement réservées aux Indiens et développent sur les territoires envahis tous les crimes associés que sont le trafic de drogues, la déforestation, l’exploitation illégale du bois, l’orpaillage clandestin. Les com-munautés indigènes sont les premières victimes de la violence exercée par ces réseaux puissamment armés. La lutte contre la criminalité passe par des actions répressives de grande ampleur et conduites sur la durée. Ainsi, concernant l’orpaillage clandestin, il ne suffit pas d’éradiquer ponctuellement les sites clandestins contrôlés par des groupes qui ne devraient pas opérer sur les Terres Indigènes. Si l’illégalité de l’orpaillage est main-tenue, cette décision doit être accompagnée de la mise en œuvre de mesures fortes de sécurité. Il s’agit d’installer un maillage de points de contrôle sur de vastes territoires, y compris sur les frontières avec des pays limitrophes. La sécurité, c’est aussi l’urgence sa-nitaire. Les moyens doivent être renforcés sur toutes les Terres Indigènes de la région amazonienne (postes de santé, personnels compétents, formation pour le traitement des pathologies qui affectent les populations indigènes).
Taux de pauvreté sur 20 ans (en %).
Source : CEPAL.
Sur toutes les Terres et Réserves Indigènes, l’Etat fédéral et les agences qu’il contrôle doivent négocier avec les habitants une évolution de la réglementation permettant l’essor d’activités économiques viables, rentables et compatibles avec la législation envi-ronnementale. Il ne s’agit pas tant de multiplier les territoires destinés aux Indiens que de leur permettre de mieux vivre sur le patrimoine foncier dont ils disposent. Dans de nombreux cas, les occupants des Terres Indigènes peuvent effectivement assurer une mission capitale de préservation de la biodiversité et des ressources naturelles. Il faut donc qu’ils soient rémunérés et correctement rémunérés pour le service qu’ils rendent ainsi à la collectivité. Lorsque les circonstances le permettent, si les populations instal-lées le souhaitent, elles doivent être accompagnées pour engager des projets agricoles, touristiques ou artisanaux qui contribuent effectivement à réduire l’incidence de la pau-vreté.
L’Etat doit encore se préoccuper du sort des ethnies indiennes qui vivent sur des Terres Indigènes localisées en milieu urbain. Les crédits de la politique indigéniste doivent être mobilisés pour améliorer le logement, les infrastructures (accès à l’eau courante, aux égouts), l’accès aux services de santé, la lutte contre la pauvreté. Il s’agit encore de développer l’éducation, la formation professionnelle, la sécurité, la lutte contre les fléaux que sont l’alcoolisme, la toxicomanie, la délinquance.
Le chantier est énorme. Il s’agit avant tout d’assurer la sécurité et l’amélioration des conditions de vie des populations indigènes. Si ces deux objectifs ne sont pas privilégiés, les cultures traditionnelles disparaîtront rapidement. A l’utopie foncière irresponsable portée par des ONG cultivant souvent des mythes, l’Etat doit préférer la défense des In-diens réels, ceux d’aujourd’hui.
[1] Le texte flexibilise par ailleurs les conditions d’exploitation de ressources hydriques et d’exploitation minière sur les terres indigènes. Il autorise la prise de contact avec des peuples isolés lorsque des motifs d’intérêt public sont avancés.
[2] Elle est pourtant diffusée sans sourciller par la quasi-totalité des médias européens qui reprennent à leur compte les propos de leaders d’ONG et d’ethnies indiennes Ces médias oublient que ces leaders indigènes formulent souvent leurs revendications dans un langage qui a des chances d’être entendu et qu’ils sont conseillés par des ONG occi-dentales (qui aident à la mise en place de réseaux au Brésil et à l’échelle internationale). Cet univers militant sait parfaitement aujourd’hui fabriquer et diffuser une "rhétorique mondialisée" dénonçant un crime contre les droits inaliénables des peuples premiers, légitimant toutes les revendications foncières, annonçant la disparition des traditions indigènes et l’aggravation assurée de la destruction de ressources naturelles et de la biodiversité.
[3] La Constitution de 1988 indiquait que l’Etat Fédéral devait mettre en œuvre un pro-gramme de démarcation correspondant à cet objectif dans un délai de 5 ans. Ce délai n’a pas été respecté.
[4] Ce magistrat avait alors rappelé que les documents historiques démontrent que de nombreuses ethnies indiennes vivaient sur les zones littorales ou à proximité des côtes, c’est-à-dire sur les territoires où se concentrent aujourd’hui la majorité des Brésiliens, où sont localisées de grandes métropoles. Plusieurs populations indigènes occupaient ainsi la frange littorale bordant la baie de Guanabara, où s’est étendue au fil des siècles l’ag-glomération de Rio de Janeiro. Et le magistrat d’affirmer que sans repère chronologique, les parcelles sur lesquelles ont été construits (à partir du XXe siècle) les bâtiments de la plage de Copacabana pourraient faire l’objet d’opérations de démarcation, d’homologa-tion et d’expropriation… [5] Jusqu’au 19e siècle, toute cette région de l’Etat était occupée par des populations indigènes qui ont perdu une grande partie de leurs terres avec l’arrivée d’immigrants européens, principalement Italiens. Dans les années cinquante, une réforme foncière a conduit la majorité des Indiens Kaingang à quitter la région.
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