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Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

Le sabordage de la gauche brésilienne (1).

Un vieux capitaine s’accroche à la barre.



Lorsqu’il a été créé en février 1980, alors que le régime militaire commençait à donner de sérieux signes d’essoufflement, le Parti des Travailleurs (PT) n’est pas seulement apparu comme l’avant-garde d’une opposition croissante à la dictature. La nouvelle formation de gauche annonçait aussi une moralisation de la gestion des affaires publiques et une attention prioritaire aux catégories les plus pauvres de la population. Issu du mouvement syndical, Luiz Ignacio da Silva (Lula) était parvenu à réunir dans une même organisation des leaders ouvriers, des intellectuels, des militants de la gauche catholique. Figure charismatique, politicien très habile, il allait devenir le symbole de ce mouvement. Après le retour à la démocratie (en 1985), le PT va se développer et multiplier les succès élec-toraux. Au plan municipal, il assume la gestion de nombreuses communes de premier plan. Plusieurs responsables "petistas"[1] deviendront gouverneurs d’Etats. Après trois échecs successifs (lors des scrutins présidentiels de 1989, 1994 et 1998), Lula est élu chef de l’Etat en 2002.


Dès les premières années, la formation politique va entretenir une relation très parti-culière avec son principal leader. Les diverses tendances qui vont composer le Parti des Travailleurs considèrent Lula comme un homme de synthèse. L’ancien syndicaliste ani-me d’ailleurs le groupe politique le plus influent au sein de l’organisation. Entre la base, l’appareil et son dirigeant le plus populaire s’instaure une relation de confiance aveugle, quasiment religieuse. Considéré comme un politicien habile et rusé, le chef de file de la gauche a pourtant commis des erreurs graves comme le choix de Dilma Rousseff (une personnalité sans trajectoire politique marquante) pour lui succéder ou son propre main-tien pendant plusieurs mois dans la course à la Présidence en 2018 (alors qu’il savait que sa candidature serait invalidée) afin de donner plus d’écho dans l’opinion à sa campagne "Lula Libre". Lula a cependant été le principal architecte de victoires politiques majeures. Il a été capable de rapprocher sa formation des catégories les plus pauvres de la popu-lation brésilienne, d’établir avec ce groupe social un lien qui n’existait pas à la création du Parti des Travailleurs. Jusqu’à l’élection d’octobre 2002, les électeurs situés à la base de la pyramide sociale ne votaient pas pour le PT, perçue comme une formation regroupant les classes moyennes, le monde ouvrier syndicalisé, des universitaires et la jeunesse relativement favorisée. Lors du scrutin présidentiel de 1989, les catégories sociales les plus modestes ont soutenu le candidat de droite Fernando Collor qui promettait la fin rapide de l’hyperinflation. En 1994 et en 1998, elles ont préféré F.H. Cardoso qui avait lancé le Plan Real et rétabli la stabilité économique. Il a fallu attendre 2002 pour que cet électorat populaire porte ses voix sur le candidat de la formation de gauche[2] qui an-nonçait aux pauvres qu’ils allaient enfin être reconnus et entendus.


Pendant treize ans (2003-2016), le Parti des Travailleurs va dominer la coalition des forces politiques qui dirigeront le pays. Lula est réélu pour un second mandat en 2006. En 2010, c’est la candidate qu’il a choisie pour prendre la relève, Dilma Rousseff, qui est élue à la tête de l’Etat. Madame Rousseff emporte un second mandat en 2014. Elle quittera le pouvoir en août 2016, après avoir été destituée par le Congrès.


La conquête progressive du pouvoir, de l’échelon local au niveau national, puis la ges-tion de l’Etat fédéral pendant treize ans ont mis à rude épreuve les thèses et les projets que la formation avançait lorsqu’elle était une force d’opposition. Globalement, au plan national, le bilan pourrait être résumé par deux mots : l’espoir suivi d’un désastre. Les années de prospérité du premier mandat de Lula ont été suivies par près d’une décennie de scandales de corruption et de détournement de fonds publics, puis par une déroute économique dont le Brésil ne s’est pas encore totalement remis. Condamné pour cor-ruption passive et blanchiment de capitaux dans une affaire connue comme celle de l’appartement Triplex de Guaruja[3], le leader du PT a passé 580 jours en prison avant de bénéficier d’une libération provisoire en novembre 2019. Pendant son incarcération, il a continué à faire la pluie et le beau temps au sein de sa formation. Depuis sa mise en liberté, il a multiplié les efforts pour tenter de reconquérir l’espace politique perdu par son parti. Trois mois après la mise en liberté de l’ancien président, cette reconquête apparaît des plus difficiles. Certes, Lula conserve un poids politique important et le soutien d’une partie de l’opinion acquise à la gauche. Il est cependant loin de faire l’una-nimité, y compris au sein des forces dites progressistes. Depuis qu’il a quitté la prison, il a montré que sa capacité de mobilisation était très faible. En coulisse, il fait face à de fortes critiques des autres formations de gauche et de personnalités de son propre parti qui lui reprochent de vouloir continuer à tout décider. Ces critiques étaient impensables il y a encore quelques mois.


Le retour d’un leader encombrant.


La gauche brésilienne est aujourd’hui confrontée à un énorme dilemme. Aucun de ses leaders n’est capable de réunir et de conduire l’ensemble des forces d’opposition dans la bataille des municipales d’octobre 2020 et, surtout, en prévision des élections nationales de 2022. A moins d’un improbable altération de la législation en vigueur, l’ancien syndi-caliste ne peut pas et ne pourra pas se porter candidat à la Présidence. Pour revenir prochainement au pouvoir, la gauche ne peut se passer de l’appui de Lula. Néanmoins, pour vaincre, elle a besoin de prendre de sérieuses distances avec une figure historique dont l’image a été considérablement abimée. "Lula libre", tel était le slogan qui sem-blaient réunir toutes les forces de la gauche brésilienne pendant les 580 jours d’empri-sonnement de l’ancien Président. Lula libéré s’acharne à conduire son parti et les forma-tions proches dans une impasse.


Après la mise en liberté du dirigeant, le Brésil n’a pas assisté à la mobilisation politique et sociale que son camp avait annoncée. A peine sorti de sa cellule, l’ancien président a commencé à attaquer le gouvernement Bolsonaro. Reprenant son rôle favori de martyr, il a évidemment répété qu’il était la victime innocente d’un complot fomenté par des juges au service des élites. Lula a encore juré qu’il saurait se venger de l’ancien magistrat Sergio Moro, responsable de sa condamnation et de son emprisonnement. La radica-lisation de discours gauchisants, les propos rageurs n’ont guère enflammé que les mili-tants convaincus et les adeptes qui confondent volontiers leurs désirs de soulèvement et de convulsion sociale avec la situation politique réelle.


L'ancien Président Lula à sa sortie de prison en novembre 2019.


Les observateurs plus sereins le savent : la libération du capitaine qui commence à pren-dre de l’âge (74 ans aujourd’hui) crée plus de difficultés pour l’opposition qu’elle ne con-tribue à la remettre en ordre de bataille. A l’origine de ces problèmes, il y a d’abord l’équation personnelle de l’ancien président. Depuis la création du PT en 1980, Lula a toujours cherché à neutraliser ou à marginaliser des personnalités qui auraient pu jouer des rôles de premier plan au sein de son parti ou à l’intérieur des formations politiques proches. Après la conquête du pouvoir, le leader a souvent privilégié la défense de ses intérêts personnels au détriment de ceux de son propre parti ou des formations alliées. Une autre source de difficulté est le déphasage qui existe désormais entre la structure et la vie d’un parti comme le PT et les formes que prennent les mouvements qui traversent et agitent la société brésilienne. L’ancien chef de l’Etat a assuré pendant plusieurs décen-nies la direction d’une organisation pyramidale et verticale. Plusieurs tendances coha-bitent au sein du parti. Le groupe dominant (animé par Lula) a su néanmoins imposer un mode de fonctionnement qui rappelle le centralisme démocratique en vigueur jadis dans les partis staliniens. L’appareil est une organisation bureaucratique commandée par un chef révéré et son état-major. Il a longtemps exercé une tutelle sur des mouvements sociaux (syndicats de salariés, associations de quartiers, mouvements de sans-logis ou de sans terre) qui servaient de viviers de recrutement, fournissaient des troupes disci-plinées et renforçaient la capacité de mobilisation du parti. Ce système pyramidal est aujourd’hui en total décalage avec les nouvelles dynamiques de contestation sociale souvent lancées sur les plateformes numériques, horizontales et rejetant les modes de représentation et de délégation de pouvoir traditionnels. La gauche classique dont le Parti des Travailleurs a longtemps été l’avant-garde a tardé à comprendre ces nouvelles formes d’expression collective. Elle se montre même très craintive à l’égard de mouve-ments protéiformes qui refusent tout enrégimentement et la tutelle d’appareils centra-lisés. Officiellement, la formation "petista" ne s’oppose pas à cette nouvelle logique de fonctionnement horizontale revendiquée et pratiquée par les jeunes générations, y com-pris au sein de mouvements d’opposition au gouvernement de Jair Bolsonaro. Dans les faits, le parti ne parvient pas à offrir un espace aux leaders que ces mouvements ont choisi et fait émerger.


Le Parti des Travailleurs[4] comme les autres formations ne semblent pas avoir mesuré la perte de crédibilité dont souffrent les vieux appareils et le système politique traditionnel. D’aucuns croyaient que le leader "petista" allait profiter de plusieurs mois d’incarcération pour prendre la mesure de cette crise, ébaucher d’autres formes d’organisation politique, envisager un projet neuf. Les observateurs les plus ingénus imaginaient que cette cure forcée avait transformé l’homme et qu’à sa sortie de prison, il surprendrait. Au Lula popu-liste, opposant sans cesse son parti censé représenter le peuple et les autres forces po-litiques vilipendées, allait succéder un Lula rassembleur. En quittant sa cellule, conscient des graves menaces qui pèsent sur la démocratie brésilienne, il prendrait la tête du seul combat qui vaille désormais : la réunion de toutes les forces que le gouvernement de Jair Bolsonaro révulse. Le leader messianique d’un socialisme radical allait se muer en père d’une nation déchirée. Il mettrait son capital politique au service de la cause la plus noble : la recherche du dialogue et de la convergence entre toutes les forces qui veulent empêcher une dérive autoritaire. Lula libre allait devenir le Nelson Mandela du Brésil.


Le leader "petista"

n’a pas opéré une mue improbable

derrière les murs de sa prison. Il conti-

nue à faire passer ses intérêts personnels

et ceux de son parti avant la construction

d’un front d’opposition au gouvernement Bolsonaro.



Les analystes candides ou aveuglés par leurs sympathies partisanes ont osé cette com-paraison, montrant ainsi qu’ils connaissaient mal la trajectoire de l’ancien avocat et Prési-dent Sud-Africain. Ils n’osent pas afficher clairement leur déception. Le leader "petista" n’a pas opéré une mue improbable derrière les murs de sa prison. Il continue ainsi à faire passer ses intérêts personnels et ceux de son parti avant la construction d’un front d’opposition au gouvernement Bolsonaro. Il persiste à vouloir imposer son organisation comme une avant-garde à laquelle devraient se rallier ou se soumettre les autres formations de gauche. Après son arrestation en avril 2018, Lula a tout fait pour garder le contrôle du parti. La cellule de Curitiba où il était emprisonné est devenue le nouveau QG du parti. Reste que la capacité d’influence du vieux leader sur sa propre formation et sur la vie politique a été réduite. La condamnation prononcée dans l’affaire du Triplex de Guaruja signifiait déjà qu’il ne pourrait plus être candidat à une élection pendant au moins huit ans. Une longue parenthèse s’ouvrait donc dans la carrière de Lula, parenthèse qui a favorisé l’émancipation de plusieurs dirigeants du Parti des travail-leurs et de formations proches. Tous ces responsables ont cru qu’un vent de renouveau allait souffler à la gauche de l’échiquier politique, favorisant l’émergence de nouveaux leaders et l’élaboration de projet d’alternance politique.


En 2019, des représentants du PT et de formations proches (PSOL, PCdoB, PDT, PSB)[5] se sont d’ailleurs retrouvés plusieurs fois pour élaborer une plateforme commune et jeter les bases d’un large front d’opposition au gouvernement Bolsonaro, voire d’une alliance destinée à préparer le scrutin national de 2022. Avec la libération de Lula en novembre 2019, ces protagonistes espéraient une accélération des pourparlers engagés. Ils atten-daient que l’ancien président (condamné au total à près de 26 années de prison et inéligible) pèse de tout son poids pour faciliter la conclusion d’un accord entre ces diver-ses formations. Pure ingénuité ! Le vieux capitaine ayant retrouvé sa liberté de mouve-ment a immédiatement fait comprendre qu’il entendait conserver la haute main sur la direction de son parti, que les initiatives prises par ses subordonnés n’engageaient pas le PT, que toutes les forces de la gauche devaient demeurer soumises aux choix stratégiques de l’avant-garde autoproclamée. Le combat commun pour la préservation de l’Etat de droit, de la démocratie et des libertés fondamentales pourrait attendre. Pour le Parti des Travailleurs ramené à l’obéissance, l’important est ailleurs. Il s’agit de défendre un martyr, de vanter les conquêtes que la gauche aurait accumulées lorsqu’elle dirigeait le pays, de redorer un bilan pour le moins terni par des scandales de corruption évidemment inventés par les adversaires politiques. L’impératif majeur, c’est la restauration de la biographie du patriarche.


Dès la remise en liberté de son chef, le principal parti d’opposition a renoué avec les petits calculs et la stratégie de boutiquier qu’il avait privilégié lors de la préparation du scrutin national d’octobre 2018. A l’époque, bien avant le lancement de la campagne, le PDT (une des forces rivales du PT à gauche) avait annoncé la candidature à la Présidence de son dirigeant, l’avocat Ciro Gomes. Ministre de plusieurs gouvernements depuis trente ans (titulaire portefeuille de l’intégration nationale dans le premier gouvernement de Lula), ancien gouverneur de l’Etat du Ceará, ex-député fédéral, déjà candidat à la prési-dentielle à plusieurs reprises, l’homme était une des rares personnalités de dimension nationale sur laquelle la gauche pouvait miser alors que la participation de Lula devenait de moins en moins probable. C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’étaient parvenus plu-sieurs responsables du PT à quelques mois du scrutin. Ils avaient décidé d’apporter un soutien actif à Ciro Gomes et de participer à sa campagne. Un rapprochement avait alors eu lieu entre des représentants du PDT et du Parti des Travailleurs.


Ciro Gomes, leader du PDT.


Cette initiative allait être rapidement dénoncée et torpillée par Lula. Le leader "petista" maintiendra sa candidature jusqu’en août 2018. Déjà condamné pour l’affaire du triplex, il savait pourtant que celle-ci ne serait pas homologuée par les magistrats en charge de l’organisation et du suivi des consultations électorales. Lorsque ces juges ont confirmé qu’ils feraient appliquer la loi, Lula a décidé de parrainer Fernando Haddad, l’ancien maire de Sao Paulo désigné comme candidat de substitution. Convaincu que tous les suffrages que lui attribuaient les sondages se reporteraient sur cet "hologramme", l’an-cien Président a choisi d’affaiblir la candidature de Ciro Gomes qui commençait alors à progresser dans les enquêtes d’intention de vote. Battu au premier tour, le leader du PDT va dénoncer la trahison dont il a été victime et refusera d’apporter un soutien même discret à Fernando Haddad pour le second tour. Depuis, les relations entre le Parti des Travailleurs et la formation de l’ancien gouverneur du Ceará sont extrêmement tendues. Les autres partis d’opposition ont eux aussi pris leurs distances avec le PT. Ils ont profité de l’incarcération de Lula pour s’émanciper d’une tutelle encombrante. Ils n’acceptent plus d’être soumis à l’hégémonie de la formation "petista".


Les velléités d’émancipation existent aussi à l’intérieur du Parti des Travailleurs. Depuis quelques mois, des voix s’élèvent pourtant pour exiger qu’un bilan lucide des treize années de direction du pays soit enfin réalisé. Ces voix estiment la gauche doit recon-naître publiquement qu’elle a participé à un des plus importants scandales de corruption de l’histoire récente du pays et qu’elle a été incapable de mettre en œuvre les réformes structurelles indispensables pour moderniser l’Etat, réduire les inégalités et adapter l’économie nationale aux enjeux du 21e siècle. Pendant plus d’une décennie, l’alliance formée autour du PT n’a pas esquissé l’ébauche d’une réforme de la fonction publique, de la fiscalité ou d’un système politique de moins en moins en phase avec la société. Après avoir quitté le pouvoir, le parti et ses alliés n’ont jamais remis en cause une politi-que économique désastreuse et la conception très dirigiste de l’Etat qui a prévalu. Selon les responsables de ces organisations, la pire récession que le Brésil ait connu n’aurait rien à voir avec la gestion des années antérieures à 2016, lorsque Dilma Rousseff a été destituée par le Congrès. Dans les conversations privées, de nombreux élus et repré-sentants des partis dits progressistes admettent pourtant que sans un sérieux bilan des années Lula, la gauche brésilienne ne parviendra pas à retrouver un minimum de crédi-bilité. Ces personnalités lucides craignent cependant les foudres de l’icône et ne se hasardent guère à formuler en public les critiques qu’ils murmurent en coulisse.


Le risque municipal.


Officiellement, la première formation politique du pays n’envisage pas ce réexamen des années de pouvoir. Elle est mobilisée pour défendre son chef historique, restaurer son image de défenseur des pauvres, cultiver son aura de martyr et préparer le temps pro-chain qui verra le sauveur suprême réhabilité retrouver tous ses droits civiques. Cette approche eschatologique crée évidemment de sérieux remous au sein même du Parti des Travailleurs et chez les alliés qui sont aujourd’hui préoccupés par des enjeux plus prosaïques et immédiats : la préparation des élections municipales d’octobre 2020. Le temps désormais disponible peut être insuffisant pour dépasser les dissensions internes qui secouent le Parti des Travailleurs et définir des plateformes communes avec les formations alliées. L’organisation de Lula pourrait donc se retrouver en position de faiblesse à la veille d’un scrutin dont l’enjeu n’est pas mineur. Sur ses premières décen-nies d’existence, le PT a construit son ascension politique par la conquête du pouvoir à l’échelon municipal. C’est aussi à ce niveau que sa perte d’influence a commencé à apparaître après les années de pouvoir. Après les élections de 2008, le parti s’était assuré la direction de 25 des 96 grandes villes brésiliennes[6]. A l’issue du scrutin de 2012, il ne contrôlait plus que 18 des principales agglomérations du pays. Avec la consultation de 2016, on ne comptait plus qu’un seul de ces pôles géré par un maire "petista". Entre 2012 et 2016, la formation de Lula a perdu 10 millions de suffrages[7]. Les élus communaux sont souvent des acteurs majeurs lors des campagnes qui préparent les élections na-tionales (Présidentielle, choix des députés et des sénateurs fédéraux). Si le premier parti de gauche ne parvient pas à reconstituer un réseau large de relais locaux, il abordera le scrutin national de 2022 en position de faiblesse.


Le PT et les élections municipales : de l'ascension à la chute.

Source : Tribunal Superior Eleitoral.


A São Paulo, première mégapole du pays (9,1 millions d’électeurs), on recensait en février 2020 sept pré-candidats appartenant au PT. De son côté, ignorant les premiers concurrents annoncés, Lula voudrait imposer comme candidat au poste de maire Fernando Haddad, lequel a annoncé qu’il ne se présenterait pas. La pagaille est encore plus évidente à Recife, la capitale de l’Etat du Pernambouc. Lors des élections nationales de 2018, l’ancien Président avait empêché la député Marília Arraes (PT) de concourir pour le poste de gouverneur de l’Etat afin de ne pas affaiblir le candidat du Parti Socialiste Brésilien (PSB), une formation alliée. Il s’agissait alors d’obtenir en échange la neutralité ou le soutien de ce PSB à la candidature de Fernando Haddad au premier tour du scrutin présidentiel. Aujourd’hui, Lula s’oppose au choix des instances locales de son parti qui privilégient une alliance avec le PSB. Il entend défendre la candidature au poste de maire de Marília Arraes….un projet qui aboutirait à rompre le pacte entre les deux partis et à affaiblir les chances du candidat du PSB…Au sein même du Parti des Travailleurs des voix se sont élevées contre le choix de Lula en soulignant que l’union de la gauche devrait être la priorité…


Peu à peu, les voix qui rejettent le centralisme dirigiste et autoritaire de Lula commen-cent à s’exprimer. Considéré comme un des principaux défenseurs de l’idée selon la-quelle le PT devrait s’effacer (et cesser d’envisager de présenter partout ses propres can-didats à la prochaine élection) afin de favoriser la constitution d’un front large d’op-position au gouvernement actuel, l’ancien gouverneur du Rio Grande do Sul Tarso Genro a cherché depuis deux ans à faire émerger des projets d’alliance à Porto Alegre et dans l’Etat de Rio de Janeiro. Ce n’est pas la première fois que ce leader ébauche une tentative de dissidence. En 1998, fort de sa réussite comme maire de Porto Alegre, il avait envisagé de se présenter à l’élection présidentielle qui avait lieu la même année. Avant qu’il engage une campagne à l’intérieur du PT, sa pré-candidature avait été torpillée par Lula et ses sbires. Aujourd’hui, son initiative paraît rencontrer plus d’écho. A Rio de Janeiro, le Parti des Travailleurs pourrait appuyer la candidature à la mairie d’un membre du PSOL. Dans la capitale du Rio Grande do Sul, il devrait se rallier à celle de Manuela d’Avila, du PCdoB. Dans les deux cas, ces personnalités ont confirmé que les négo-ciations engagées avec le PT traitent déjà d’un programme commun pour administrer les communes en question. Ces avancées n’empêchent pas Lula d’affirmer encore aujour-d’hui que ces projets d’alliance ne seront officialisés que si les deux partis d’extrême-gauche renoncent à présenter leurs propres candidats à la mairie de Sao Paulo et intè-grent la campagne de la personnalité qui représentera le Parti des Travailleurs. Tarso Genro s’oppose publiquement à cette hypothèse et n’hésite plus à affirmer qu’un tel marchandage serait une erreur de bureaucrate. Il prend évidemment le risque de se faire vertement rabrouer, comme ce fut le cas en 2019 du gouverneur de l’Etat de Bahia, Rui Costa. Dans un interview à la presse hebdomadaire, l’élu du PT avait alors suggéré que son parti lance une campagne sur le thème de la sécurité publique et élargisse sa stratégie d’alliance au-delà du camp étroit des formations qui défendaient la libération de Lula. Quelques heures après la divulgation de l’interview, la direction nationale du Parti des Travailleurs publiait un communiqué réfutant point par point les propositions du gouverneur.


A force de vouloir séduire, de se dédire et de revenir sur ses engagements, l’icône de la gauche a fini par perdre la confiance de ses plus proches soutiens. Au cours de conver-sations privées, Lula aurait assuré à Rui Costa et au gouvernement du Ceará Camilo Santana qu’ils seront à nouveau investis par le parti en 2022 pour tenter la réélection. L’ancien Président a pris le même engagement envers l’actuel gouverneur de l’Etat du Maranhão, Flavio Dino, membre du PCdoB. Les trois interlocuteurs de Lula n’accordent pourtant guère de crédit à de telles promesses. Ils savent que le leader "petis-ta"commence toujours par charmer tous ses interlocuteurs pour conserver leur appui, fait ensuite un tri quitte se renier et à décevoir. Dino est une personnalité montante au sein de la gauche brésilienne. Aujourd’hui son ambition est de rénover en profondeur son propre camp et de déboulonner la statue du commandeur, deux tâches très difficiles. Sa popularité au sein de l’opposition a grandi rapidement en 2019, après les attaques de type xénophobe que Bolsonaro a proféré à l’encontre des gouverneurs des Etats du Nord-Est. Depuis, ce leader régional a cherché à nouer des alliances avec toutes les forces politiques heurtées par les propos discriminatoires proférés par le chef de l’Etat. Il a pris des contacts avec des personnalités aussi diverses que José Sarney, Fernando Henrique Cardoso (deux ex-Présidents) ou Luciano Huck, un présentateur de télévision très populaire et pressenti comme un futur candidat de centre-droit au prochain scrutin présidentiel. Récemment, des interlocuteurs de Lula et de Gleisi Hoffmann (présidente du PT) ont divulgué dans la presse l’information fausse selon laquelle Flavio Dino aurait effectivement été invité par Lula à changer de parti, à adhérer au Parti des Travailleurs pour être investi comme candidat à la Présidence en 2022. La manœuvre n’avait qu’un seul objectif : faire comprendre à Fernando Haddad qu’il n’est pas le seul prétendant et que, in fine, c’est bien le "commandeur" qui choisira.


S’il tarde à s’engager en toute clarté dans la campagne des élections municipales, le Parti des Travailleurs annonce qu’il se mobilise désormais pour une tâche qui semble urgente : un rapprochement avec les églises pentecôtistes et la mouvance évangélique qui a largement contribué à l’élection de Bolsonaro et contribue encore au maintien de la popularité du Président. Deux apparatchiks du PT ont été chargé de cette mission et cherchent à monter des groupes de "pentecôtistes progressistes". Ils doivent aussi lances des plateformes numériques de communication avec ce secteur de l’électorat. Il s’agira d’attirer l’attention des religieux sur les contradictions qui existent entre la politique des bolsonaristes et les "principes chrétiens". Le Parti de Lula va utiliser dans cette offensive les programmes de la chaîne de télévision TVT créée par la CUT, un syndicat proche. La chaîne a lancé depuis fin 2019 tous les samedis une programmation spécialement destinées aux fidèles des églises évangéliques. Pour séduire cet important secteur de la population, le parti va réduire son engagement auprès ou en faveur des minorités comme les mouvements homosexuels et féministes. Il prévoit de privilégier des thèmes plus consensuels (le chômage, la reprise de la croissance) et mieux adaptés au conservatisme des pentecôtistes.


Intentions de vote au premier tour de l'élection présidentielle de 2022.

Source : Enquête réalisée auprès d'un échantillon de 2000 personnes par l'institut Atlas Politico, pendant la première semaine de février 2020. *Ministre de la Justice du gouvernement Bolsonaro. **Animateur du réseau de TV Globo.


Cet effort de communication et de propagande peut affaiblir les liens créés entre la mou-vance évangélique et le camp bolsonariste, notamment si les résultats économiques obtenus par le gouvernement restent décevants. Il ne sera pas suffisant pour renouveler la gauche brésilienne et lui redonner une crédibilité politique. Sans une réforme des modes d’organisation (très verticaux et bureaucratiques), un renouvellement des leaders et un effort de refonte des programmes de gouvernement, ce pôle de la vie politique pourrait bien connaître sur les prochaines années un effondrement. Mois après mois, les enquêtes d’opinion montrent que Lula est lui-même affecté par le vieillissement des structures politiques et des hommes. Les derniers sondages réalisés en février 2020 mon-trent que si les élections présidentielles avaient eu lieu alors, le "petista" aurait été battu par Jair Bolsonaro.


A suivre : Une vision surannée du développement économique.


 

[1] Nom donné en Portugais aux membres du PT. On parle aussi de "petismo" pour évoquer le courant d’idées et l’influence du parti. [2] Le lien construit entre le leader du PT et les couches les plus pauvres s’est considé-rablement affaibli à partir du début de la dernière décennie et de la crise économique qui a marqué le second mandat de Dilma Rousseff. A partir de 2017-2018, cet électorat a été capté par le mouvement qui préparait la candidature de Jair Bolsonaro et a organisé sa campagne. [3] La justice a estimé en 2017 que Lula a reçu en pot de vin d’une entreprise de construction impliquée dans le scandale de Petrobras un appartement triplex à Guaruja, une station balnéaire de l'Etat de São Paulo. Le prévenu a été condamné en seconde instance à une peine de 12 ans et 1 mois qu’il a commencé à accomplir en avril 2018. [4] Le Parti des Travailleurs restait à la fin de 2019 la première formation politique de gauche par le nombre d’adhérents (1,475 million). [5] Le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) est une formation d’extrême gauche créée en 2004 par des dissidents du PT. Réunissant deux tendances de gauche et d’extrême-gauche, il se réclame d’un socialisme démocratique et comptait à la fin 2019 un peu plus de 180 000 membres. Le Parti Communiste du Brésil (PCdoB) regroupe 410 000 adhé-rents et se réclame d’un socialisme marxiste. Le Parti Démocratique Travailliste est une formation de centre-gauche réunissant 1,126 million de membres. Le Parti Socialiste Bré-silien est aussi une organisation de centre-gauche qui revendique 618 000 adhérents. [6] Les 20 capitales les plus peuplées et les 70 villes de plus de 200 000 habitants com-posent cet ensemble qui regroupe 38,7% de l’électorat appelé à voter en octobre 2020 (147,4 millions d’électeurs). [7] Le PT dirigeait 638 communes au milieu de la décennie passée, il n’en gouverne plus que 256 depuis 2016. En octobre 2020, les électeurs de 5.568 communes (les deux com-munes du District Fédéral et de l’Ile de Fernando de Noronha n’élisent pas de repré-sentants locaux) vont élire leurs maires et les membres des assemblées municipales.

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