Le chef de l’Etat, ses fils et ses adeptes ont maille à partir avec l’institution judiciaire depuis la période qui a suivi l’élection de Bolsonaro en octobre 2018. Ces derniers mois, l’avancée de procédures en cours, l’ouverture de nouvelles informations ont singu-lièrement compliqué l’action du Président, la vie de sa famille et de ses partisans. Une offensive judiciaire conduite sur plusieurs fronts a aussi considérablement dégradé les relations entre l'exécutif et le troisième pouvoir. Le chef de l’Etat considère en effet que les enquêtes ouvertes relèvent d’une entreprise concertée de persécution politique. Les magistrats seraient des agents de l’opposition ou transgresseraient les règles en s’enga-geant sur le terrain de la lutte politique. Les éléments réunis à ce jour par les services de polices locales et ceux de la Police Fédérale aboutissent pourtant à considérer que les juges font leur travail et que les trajectoires politiques des membres de la famille Bolsonaro ne sont pas des parcours d'édification morale.
Trois procédures ont été ouvertes ces derniers mois par des Juges de la Cour suprême (STF). La première concerne une possible tentative d’interférence du chef de l’Etat dans des enquêtes conduites par la Police Fédérale. La seconde a été engagée pour identifier les auteurs de fake news diffusées sur les réseaux sociaux et qui menaçaient directement les hauts magistrats de la Cour. La troisième information lancée par le STF porte sur les modalités de financement et d’organisation de manifestations qui ont eu lieu ces derniers mois et au cours desquels les participants exigeaient la fermeture de la Cour suprême et du Congrès national. Outre ces trois affaires qui concernent la plus haute instance du système judiciaire, une enquête a été lancée en 2018 par le Ministère Public de l’Etat de Rio de Janeiro. Elle concerne le fils le plus âgé du chef de l’Etat, Flavio Bolsonaro. L’infor-mation ouverte porte sur des faits qui remontent à la période au cours de laquelle Flavio était député et membre de l’Assemblée législative de l’Etat. L’ancien élu est soupçonné d’avoir organisé au sein de son cabinet de député un système d’emplois fictifs et d’avoir retenu puis détourné les rémunérations reçues par les salariés fantômes. Cette affaire est devenue publique fin 2018, après les premières enquêtes de la Justice. Une cinquième procédure a été ouverte par le Tribunal Supérieur Electoral (l’organe de la Justice qui supervise les consultations électorales, évalue les comptes de campagne et valide les résultats). Elle porte sur les conditions de réalisation de la campagne menée en 2018 par Jair Bolsonaro et le candidat à la vice-Présidence Hamilton Mourão.
Le cabinet des salariés fantômes.
Commençons donc par ce fils aîné du Président, âgé aujourd’hui de 39 ans et entré très tôt en politique. Sénateur fédéral élu en octobre 2018, il a été auparavant et pendant 16 ans député de l’Etat de Rio de Janeiro sur quatre mandats successifs. La Justice soup-çonne l’élu d’avoir organisé au sein de son cabinet à l’Assemblée législative de l’Etat un système d’emplois fictifs. Une partie ou la totalité des salaires versés par l’institution au-rait été retenue par l’élu puis versée à Fabricio Queiroz, un ami de la famille Bolsonaro[1]. Queiroz a aussi été l’assistant et l’homme à tout faire du fils aîné du Président lorsque celui-ci était député. Il avait été auparavant policier militaire et a régulièrement travaillé comme garde du corps et chauffeur au service de la famille Bolsonaro. Entre Fabricio Queiroz et cette famille, il y aurait les liens d’un pacte de sang, d’un genre mafieux, selon la presse brésilienne. A la fin de 2018, l’enquête montre que parmi les employés titulaires de postes fictifs au sein du cabinet figurent des membres de la famille de l’ancien policier militaire (sa femme, deux filles et une nièce). L’agence gouvernementale chargée de surveiller les transactions financières, la COAF, met par ailleurs en évidence que des "transactions atypiques" (483 dépôts suspects) d’un montant total de 1,2 million de réais (envi-ron 200 000 euros) ont abouti entre 2016 et 2017 sur les comptes de Queiroz et sont incompatibles avec ses revenus déclarés. En réalité, les transferts vers les comptes de l’ancien conseiller se seraient étalés sur trois ans et porteraient sur près de 1,2 million d’euros). Le Ministère public soupçonne Flavio Bolsonaro d’avoir utilisé les comptes de son homme à tout faire comme une première étape et d’avoir ensuite blanchi cet argent, par le biais d’un magasin de chocolats de Rio (dont il détient la moitié des parts) ainsi que par l’achat en espèce puis la revente de deux appartements (grâce à la complicité de membres des milices paramilitaires qui contrôlent plusieurs quartiers de la périphérie de Rio de Janeiro).
De gauche à droite, Flavio Bolsonaro, Fabricio Queiroz (levant les deux pouces) et Jair Bolsonaro partagent un déjeuner en 2018 à Rio de Janeiro.
Selon la presse brésilienne, dans la liste des employés recrutés au cabinet de l’ancien député Flavio Bolsonaro, se trouvent la mère et la fille d’un capitaine de la Police Militaire Adriano Magalhães da Nóbrega. Mort en février 2020, da Nóbrega était considéré par le parquet de Rio de Janeiro comme un des responsables du groupe de miliciens dénom-mé le "bureau du crime". A ce titre, il était soupçonné d’avoir été impliqué dans l’assas-sinat de Marielle Franco, élue de l’Assemblée municipale de la ville, le 14 mars 2018. Les investigations menées par la police et par le COAF ont montré que la mère du capitaine da Nóbrega aurait réalisé elle-même une partie des dépôts suspects qui ont alimenté les comptes de Fabrício Queiroz. Accusé par la Justice des crimes d’usure, d’acquisition frau-duleuse de terrains, de corruption de fonctionnaires et de construction illégales, le capitaine da Nóbrega était en fuite depuis 2019. En février 2020, il sera tué à l’intérieur de l’Etat de Bahia au cours d’un accrochage avec la Police Militaire locale. Selon son avocat, la mort du milicien n’aurait rien d’accidentel. En l’assassinant, des tueurs ont voulu faire disparaître un personnage qui connaissait bien les ramifications des milices à Rio et des groupes mafieux qui pourraient avoir facilité l’ascension politique de la famille Bolsonaro.
En décembre 2018, Fabricio Queiroz a cessé d’exercer ses fonctions d’assistant au sein du cabinet du député Flavio Bolsonaro. Il avance alors des raisons médicales pour refu-ser de répondre à des convocations des Juges puis disparaît. Activement recherché depuis le début de cette année, il est retrouvé et arrêté par la Police Civile de l’Etat de São Paulo. L’ancien ami et homme à tout faire de la famille Bolsonaro vivait caché dans une villa de la commune d’Atibaia, une maison appartenant à Frederick Wassef, l’avocat de la famille Bolsonaro. Ami très proche de la famille du Président et du chef de l’Etat lui-même, l’avocat avait depuis des mois ses entrées au Planalto, le palais présidentiel. Jair Bolsonaro et ses fils ne pouvaient donc pas ignorer où se trouvait Queiroz au cours des mois passés. Dès le 18 juin, ce dernier a été incarcéré à Rio de Janeiro[2].
L'arrestation de Fabricio Queiroz, le 18 juin dernier, dans l'Etat de São Paulo.
Cette affaire est très fâcheuse pour l’exécutif. Elle fait tache sur Jair Bolsonaro, qui s’est présenté devant les électeurs en 2018 en grand pourfendeur de la corruption et en gar-dien d’un gouvernement propre et honnête. Pour cette raison, elle incommode fortement les militaires du gouvernement qui se sont ralliés à l’ancien capitaine parce qu’ils souhai-taient participer à l’entreprise annoncée de moralisation de la vie publique. Avec l’affaire Queiroz, la Justice se rapproche des cercles mafieux qui entourent Jair Bolsonaro, mais également des milices armées qui font régner la terreur dans plusieurs quartiers de Rio de Janeiro, réalisent d’importantes opérations immobilières et se confondent de plus en plus avec les groupes de narco-trafiquants qu’elles étaient sans cesse combattre à l’origine. L’arrestation de l’homme de main de Flavio Bolsonaro et ami de la famille est venue aviver le climat de tension entre le Président et un appareil judiciaire qui multiplie depuis décembre dernier les procédures contre le chef de l’Etat, ses fils et ses parti-sans[3]. Désormais incarcéré, Queiroz peut obtenir de ses Juges la possibilité d’utiliser la procédure dite de "délation récompensée" et livrer d’importantes informations sur les relations entre la classe politique de Rio de Janeiro et le monde des milices, voire sur les liens existants entre ces dernières et la famille Bolsonaro… Au cours des investigations engagées dès 2018, des procureurs sont allés jusqu'à qualifier Flavio Bolsonaro de "chef d’une organisation criminelle" destinée au "détournement de fonds publics et au blanchi-ment d’argent".
Interférences, manifestations factieuses, WhatsApp….
Une seconde affaire, liée à la première, est instruite à la demande de la Cour suprême (STF). En mai dernier, la Cour a accepté la demande du Procureur Général de la Répu-blique d’ouvrir une enquête sur les accusations lancées contre le Président par son ancien ministre de la Justice Sérgio Moro (qui a démissionné le 24 avril dernier). Ce dernier a accusé le chef de l’Etat d’essayer d’interférer dans les enquêtes de la Police Fédérale. Il soupçonne Jair Bolsonaro d’avoir voulu remplacer le Directeur Général de l’organisation afin de pouvoir collecter des informations auprès d’un fonctionnaire plus docile. Le chef de l’Etat chercherait ainsi à suivre de plus près et à anticiper les initiatives de la Police Fédérale concernant deux enquêtes en cours visant ses fils Flavio (l’affaire dite des "rachadinhas") et Carlos (diffusion de fausses nouvelles).
Le Président est encore au centre d’une troisième information ouverte par le STF et portant sur la diffusion de calomnies, de menaces et d’attaques concernant directement les magistrats de la Cour suprême sur les réseaux sociaux. Ouverte en 2019, la procédure pourrait conduire à la cassation du mandat du chef de l’Etat. Sur les derniers mois, des mandats de perquisition ont été délivrés et ont permis à la Police de conduire des investigations ciblant des partisans et des alliés du chef de l’Etat qui seraient impliqués dans les campagnes de calomnies menées contre les Juges.
La quatrième information concernant le chef de l’Etat, ses proches et partisans a été également ouverte par le STF. Elle porte sur les conditions d’organisation et de finance-ment de manifestations convoquées ces derniers mois à plusieurs reprises par des partisans de Bolsonaro pour exiger la fermeture de la Cour suprême et du Congrès national. De telles initiatives constituent des pratiques illégales dans la mesure où sont remis en cause des piliers de la démocratie. Au cours des rassemblements en question, les participants ont régulièrement demandé et justifié une intervention militaire. A plu-sieurs reprises, le chef de l’Etat lui-même, des ministres, des élus du Congrès ont parti-cipé à ces réunions. A la demande des Juges, la Police Fédérale a exécuté plusieurs mandats d’amener et de perquisitions en juin dernier sur six Etats et le District Fédéral. Plusieurs hommes d’affaires, des députés et de sénateurs proches du Président ont été les cibles de ces investigations. Le 15 juin, les forces de sécurité procédaient à l’arres-tation d’une militante extrémiste leader du groupe radical 300 du Brésil, une des factions organisatrices de ces manifestations.
La cinquième information a été ouverte par le Tribunal Supérieur Electoral (TSE). Elle porte sur les conditions de réalisation de la campagne menée par le candidat à la Prési-dence et le candidat à la vice-Présidence à la veille du scrutin de 2018. Selon les enquêteurs, Jair Bolsonaro et Hamilton Mourão auraient utilisé l’application WhatsApp selon des modalités non confirmes avec les règles électorales. WhatsApp a en effet révélé avoir dû supprimer plus de 400 000 comptes de son service durant la campagne, entre le 15 août et le 28 octobre[4]. Selon les administrateurs de la messagerie, cette fermeture a eu lieu parce que le règlement de l’application interdit expressément l’utilisation de toute application ou robot pour envoyer des messages de masse ou pour créer des comptes ou des groupes de manière non autorisée ou automatisée. L’enquête du TSE ne portait pas au départ sur le contenu des messages diffusés au cours de la campagne. Les Juges estimaient que les deux candidats avaient contrevenu aux lois électorales en mobilisant des financements privés (des entreprises proches de Jair Bolsonaro auraient financé à hauteur de 2,8 millions d’euros les services des quatre entreprises spécialisées dans l’envoi de messages automatisés sur WhatsApp). À cette première accusation sérieuse vient s’ajouter l’utilisation frauduleuse de listings d’élec-teurs brésiliens. La loi électorale locale autorise seulement le démarchage des sympa-thisants de son parti politique.
Le siège du Tribunal Supérieur Electoral à Brasilia.
Si les investigations en cours sont concluantes, le TSE pourrait prononcer la cassation de l’élection des deux candidats victorieux du scrutin présidentiel d’octobre 2018. La pro-cédure conduite au TSE a été récemment relancée grâce au lieu établi entre l’utilisation de la messagerie WhatsApp et l’enquête conduite sur les fake news.
Parallèlement aux informations ouvertes par les autorités judiciaires, les députés et sénateurs du Congrès fédéral ont créé en novembre 2019 une Commission Parle-mentaire Mixte d’Enquête (CPMI) sur les fake news. Les membres de la Commission conduisent des audiences visant à enquêter sur la participation de deux fils du Président (Carlos et Eduardo) et de conseillers de ceux-ci à des campagnes de diffamation d’ad-versaires politiques (utilisation fréquente de fausses informations ou d’informations calomnieuses) sur les réseaux sociaux. Selon des membres de la CPMI, les proches du Président (les fils, des conseillers de la Présidence, des députés) organisés en "milices digitales" diffusent des attaques sur des messageries contre les opposants grâce à l’utilisation de robots.
Toutes ces informations et enquêtes ouvertes parfois depuis des mois inquiètent le Pré-sident et ses partisans. Le premier cherche à s’en sortir avec son arme habituelle : la pro-pagande et la dénonciation de complots fomentés par des adversaires. Les proches et les adeptes du Bolsonaristes ripostent en attaquant directement le système judiciaire, en menaçant des magistrats, en se déchaînant sur des plateformes numériques contre toutes ces procédures qui relèveraient d’une entreprise de persécution politique. La Justice semble bien décidée à conduire jusqu’à leur terme les procédures engagées. Passé le congé judiciaire et parlementaire de juillet, les tensions entre les trois pouvoirs devraient donc persister.
[1] C’est le système dit des rachadinhas qui consiste de la part d’un fonctionnaire ou d’un prestataire de services aux pouvoirs publics à transmettre tout ou partie de la rému-nération reçue à des personnalités politiques ou aux conseillers de celles-ci. [2] Son arrestation a été décidée par le parquet de Rio. Les magistrats estiment que Queiroz “interférait dans la collecte des preuves”, et “risquait de fuir” à l’étranger. [3] La Justice a ouvert des informations concernant Eduardo (député fédéral) et Carlos Bolsonaro (membre de l’assemblée municipale de Rio de Janeiro), accusés d’irrégularités durant la campagne électorale, de dissémination de fausses nouvelles ou de corruption. Carlos dirigerait un instance informelle chargée de polluer les univers numériques de fausses nouvelles pour diviser et indigner les Brésiliens au profit du président. [4] WhatsApp est massivement utilisée au Brésil. Près de 96% des Brésiliens propriétaires d’un smartphone ont installé l’application. En mai 2017 le Brésil était le deuxième pays en nombre d’abonnés, 120 millions, sur la messagerie. Cette performance rend de fait l’ap-plication attractive pour les personnalités politiques en campagne. Contrairement à une page de Facebook où les conversations ne sont pas limitées, WhatsApp reste une mes-sagerie où les conversations sont limitées à 256 utilisateurs. Pour passer outre cette diffi-culté quatre entreprises spécialisées (Quick Mobile, Yacows, Croc Services, SMS Market) dans l’envoi massif de messages standardisés auraient été sollicitées par des entreprises privées proches de la campagne des deux candidats.
Comments