La productivité à la traîne.
La décennie qui s’est achevée en 2020 aura été très décevante en termes de croissance économique et d’évolution du revenu moyen par habitant. Si l’on prend un peu de recul historique en revenant sur une plus longue période, on s’aperçoit que le revenu moyen par habitant à moins progressé depuis quarante ans que celui de pays d’Europe orientale ou de nations asiatiques. Plusieurs économies de l’ancien bloc soviétique et de l’Asie orientale sont parvenues à réduire l’écart qui les sépare des pays avancés en termes de revenu moyen par tête. Le Brésil semble au contraire à la traîne. Pourquoi ce retard ? La réponse tient, pour l’essentiel, en deux phrases. La progression du revenu d’une nation est déterminée par l’amélioration de la productivité. Dans le premier pays d’Amérique du Sud, la productivité avance trop lentement. La vérité qu’il faut regarder en face est assez cruelle : depuis quarante ans, en tendance, la productivité a presque stagné au Brésil.
Quatre décennies, trois périodes distinctes.
Comment mesure-t-on l’évolution de la productivité ? Les économistes prennent en compte essentiellement deux éléments : la productivité du travail et la productivité totale des facteurs. Le premier indicateur mesure la valeur ajoutée par les travailleurs dans l’exercice de leurs activités de production. Le second évalue l’efficacité avec laquelle sont utilisés tous les facteurs de production mobilisés (capital, travail).
Des travaux récents conduits par des chercheurs de l’IBRE-FGV montrent que la produc-tivité par heure travaillée a augmenté en moyenne de 0,4%/an entre 1981 et 2019. Ces mêmes travaux ont permis de vérifier que la productivité totale des facteurs avait progressé encore plus faiblement sur la même période : 0,3%/an en moyenne. Au total, tous secteurs confondus, la productivité a progressé au rythme moyen de 0,7%/an au cours des quarante dernières années [1]. Si ce rythme est maintenu dans l’avenir, il faudra attendre un siècle pour que le Brésil parvienne à doubler sa productivité et atteindre un niveau de revenu moyen par habitant proche de celui qui prévaut aujourd’hui dans les pays les moins riches du groupe des nations avancées. Lesquels auront évidemment avancé dans l’intervalle.
Evolution de la productivité par décennies sur quarante ans*.
Source : IBRE-FGV.
L’étude évoquée ici permet de distinguer différentes phases au cours des quarante années analysées. Deux indicateurs sont utilisés à cette fin : la productivité des actifs effectivement occupés et la productivité par heure travaillée. Le premier est obtenu en divisant la valeur ajoutée de l’année t par l’effectif de travailleurs effectivement occupés sur la même période. Le second indicateur rapporte la valeur ajoutée sur l’année t au total d’heures travaillées sur la même période. Dans les deux cas, les valeurs obtenues sont exprimées en réais de 2018.
Evolution de la productivité du travail sur quarante ans*.
Source : IBRE-FGV.
Sur les vingt premières années, à l’aune de ces deux indicateurs, la productivité stagne. Cette séquence est marquée par une forte instabilité des prix. L’hyperinflation qui prévaut de 1981 à 1994 (avant l'adoption du Plan Real) a pour effet de limiter l’investissement. Les progrès de productivité sont aussi freinés par le trop faible effort d’investissement en capital humain sur les décennies antérieures aux années quatre-vingt. L’éducation a été un secteur très malmené sous les gouvernements militaires (1964-1985). Lorsque le pays revient à un régime démocratique, une fraction très importante de la population infantile est encore déscolarisée. La durée moyenne de la scolarité reste très faible. Entre 1950 et 1980, elle a augmenté de 1,07 ans, passant de 1,5 à 2,57 années.
La seconde période commence au début des années 2000 et dure près de dix ans. Les indicateurs s’améliorent. La productivité du travail progresse de 1,6%/an et la productivité totale des facteurs augmente de 1,5%/an en moyenne. Ces bons résultats sont les fruits de réformes mises en œuvre au cours des décennies antérieures et au début du XXIe siècle. Le Plan Réal de 1994 a mis fin à l’hyperinflation. Sous les administrations F.H. Cardoso (1995-2002), le pays a engagé une ouverture limitée de son économie. Expo-sées plus directement à la concurrence internationale, les entreprises brésiliennes ont dû se moderniser, investir dans de nouvelles techniques de production, innover. Dans l’industrie manufacturière, cet effort permettra de stopper une dynamique d’affaiblis-sement de la productivité très marquée jusqu’au début des années 2000. Il ne sera pas suffisant pour assurer des gains de productivité significatifs et réguliers ensuite.
De l’adoption du Plan Réal à la fin du premier gouvernement Lula (2006), l’Etat a appliqué une discipline budgétaire et contrôlé ses déficits. Cet effort de rééquilibrage des comptes publics a rassuré les investisseurs, notamment les entreprises internationales qui ont accru leurs implantations au Brésil. L’amélioration du capital humain a été consi-dérée comme une priorité sous les Administrations Cardoso et Lula. Cardoso a poursuivi et renforcé une politique d’universalisation et d’allongement de la scolarité. Lula a dé-veloppé des transferts sociaux en faveur des familles les plus pauvres (le Bolsa Familia). Ces transferts sont conditionnels : la famille bénéficiaire doit prouver que les enfants sont effectivement scolarisés. Entre 1980 e 2010, la durée moyenne de scolarisation va aug-menter de 5 ans en moyenne, passant de 2,57 à 7,55 années.
Plusieurs grandes entreprises publiques ont été privatisées à la fin des années 1990. Ces privatisations et l’ouverture de l’économie ont favorisé l’importation et l’utilisation de nouvelles technologies plus performantes. Il suffit de considérer ici l’exemple du secteur des télécommunications. En 1990, le réseau de téléphonie fixe est encore un monopole d’entreprises publiques locales qui n’investissent pas ou peu. L’accès au téléphone est très difficile et le service très onéreux. Techniquement, le système de télécommunication est très déficient. La téléphonie mobile est encore quasi-inexistante. Les privatisations, les implantations d’entreprises internationales vont aboutir à un essor spectaculaire de la téléphonie mobile en quelques années. Le service devient financièrement très acces-sible et s’universalise. Dans un premier temps, ces réformes induisent une dynamique de concentration des revenus. Elles augmentent la demande de travail qualifié dans les secteurs où s’opère une révolution technologique. Ainsi, l’expansion des télécommu-nications dans les années 1990 va provoquer une hausse très sensible de l’emploi pour les ingénieurs récemment formés et des suppressions d’emplois d’opérateurs de télé-phonie fixe par exemple. Néanmoins, sur le long terme, les réformes en question ouvrent la voie à la création de nouveaux emplois et favorisent la croissance. Les avantages re-tombent ainsi sur tous les secteurs de l’économie. Il suffit ici de penser par exemple à l’amélioration des revenus dont ont pu bénéficier les petits agriculteurs ou les nombreux travailleurs autonomes avec l’universalisation de la téléphonie mobile.
Une troisième période s’ouvre après le début des années 2010. A partir du second gou-vernement Lula (2006-2010), le Brésil a abandonné la discipline budgétaire et les réformes structurelles. Sous l’Administration de Dilma Rousseff (2011-2016), l’interven-tionnisme de l’Etat et le laxisme monétaire induisent un retour de l’inflation et une crise des finances publiques. Le pays est confronté à un ralentissement de l’investissement productif privé et à une fuite des capitaux. La productivité décline et le revenu moyen par habitant va reculer. La récession des années 2015-2016 accentue ces évolutions. Avec la crise du Covid à partir de 2020, les indicateurs de productivité connaissent une amélio-ration circonstancielle. Dans quelques secteurs, les innovations introduites en matière d’organisation du travail ont pu favoriser cette évolution. C’est surtout la diminution des heures travaillées (avec les mesures locales de confinement) qui intervient ici.
Différences sectorielles.
L’évolution de la productivité sur les quarante années écoulées aurait pu être encore plus médiocre si quelques secteurs n’avaient pas enregistré des gains significatifs. Une ana-lyse conduite sur 25 ans (1995-2020) montre ainsi que la productivité du travail a fortement progressé en agriculture. En 2020, évaluée par heure de travail, la valeur ajoutée produite par un actif du secteur était 4,6 fois supérieure à ce que fournissait un travailleur en 1995. Rapportée à la population totale occupée, la valeur ajoutée annuelle a aussi considérablement augmenté. Elle a été multipliée par plus de 4 en l’espace d’un quart de siècle.
Au cours des 25 dernières années, le secteur agricole a d’abord réduit l’énorme handicap qu’il avait par rapport aux autres branches de l’économie jusqu’au début des années 1990. En 1995, une heure de travail en agriculture fournissait une valeur ajoutée équivalente à 16% de la valeur ajoutée fournie en moyenne dans le même temps dans l’ensemble de l’économie. En 2020, la valeur ajoutée d’une heure de travail agricole est équivalente à 53,3% de la valeur ajoutée en une heure de travail tous secteurs d’activité confondus. Qu’elle soit animée par des exploitants familiaux ou des chefs d’entreprises, l’agriculture commerciale brésilienne suit depuis des décennies une dynamique de développement très différente de celles qu’ont connu d’autres secteurs d’activité. C’est d’abord une bran-che au sein de laquelle l’effort de recherche et d’innovation a été puissant et constant depuis des décennies, qu’il ait été engagé par l’Etat ou par des acteurs privés. De nom-breuses filières agricoles (grains, fruits, café, sucre, éthanol, viandes) sont très engagées à l’exportation et donc confrontées à la concurrence de filières d’autres pays. Ces filières exportatrices sont aussi très intégrées à l’environnement international en ce qui concerne les technologies et biens intermédiaires utilisées. Ainsi, pour les grandes cultures an-nuelles, l’agriculture est utilisatrice de formulations d’engrais et de semences qui sont produites par les entreprises multinationales les plus innovantes dans ces domaines. Le secteur est aussi à la pointe en matière de machines agricoles, de techniques d’agri-culture de précision, d’utilisation d’outils numériques. En productions animales, des filières comme celle de la viande de volailles ou de porc sont très intégrées à des industries qui les fournissent en génétique, en aliments et en produits de soins. Ces industries utilisent dans tous ces domaines les technologies les plus avancées.
Evolution de la productivité du travail par grands secteurs*.
Source : IBRE-FGV. *Valeur ajoutée par heure travaillée en réais de 2018.
Les autres secteurs qui ont enregistré des progrès significatifs de productivité en 25 ans ne sont pas très nombreux : industries extractives (exploitation minière, pétrole et gaz, etc..), services d’intermédiation financière, secteur de l’assurance et services liés. Les industries extractives sont des industries très capitalistiques utilisant des technologies très innovantes et performantes. C’est le cas notamment en production pétrolière off-shore, un secteur qui a beaucoup amélioré ses performances avec la mise en exploitation des gisements du Pre-Sal à la fin des années 2000. C’est encore le cas de l’exploitation minière, un domaine où des géants mondiaux comme Vale investissent fortement et utilisant des techniques de production très performantes. Les services d’intermédiation financière ou d’assurances opèrent sur des marchés globaux très concurrentiels.
L’évolution de la productivité dans l’industrie de transformation sur 25 ans est marquée par deux phases. De 1995 à 2002, la productivité baisse sensiblement : à la fin de cette période, la valeur ajoutée par actif employé est inférieure de 20% à ce qu’elle était en 1995. Le secteur manufacturier national est alors confronté plus directement à une concurrence agressive de produits importés. A l’ouverture récente du marché, s’ajoute ici des conditions de change très défavorables. Compte tenu de coûts de financement intérieurs prohibitifs et de marges très faibles, les industries nationales ne parviennent pas à investir ou investissent insuffisamment pour faire face aux nouvelles conditions de concurrence. A partir de 2002, cette dynamique d’affaiblissement de la productivité est stoppée. L’évolution de la productivité est très instable mais insuffisante pour compenser le handicap accumulé sur la première phase.
Un prochain article sera consacré à l’évolution de l’industrie manufacturière bré-silienne sur les dernières décennies. La branche joue en effet un rôle majeur dans l’évolution de la productivité de l’ensemble de l’économie. Il y a un lien entre les difficultés du secteur manufacturier et la quasi-stagnation de la productivité observée depuis quarante ans dans l’ensemble de l’économie.
(A suivre : Désindustrialisation précoce).
[1] Sur cette période de quarante ans, la progression moyenne de la productivité observée au Brésil est inférieure aux rythmes observés dans des pays aussi divers que le Viêt-Nam, l’Indonésie, la Turquie ou la Russie (où la productivité a augmenté à des taux annuels moyens supérieurs à 3%). En Chine, le rythme de croissance a été pendant une longue période de l’ordre de 8%/an. Il a connu un ralentissement sur la dernière partie de ces quarante années.
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