Depuis quinze ans, avec le Brésil, la Chine ne se contente pas de tisser des liens économiques. Elle met aussi en œuvre une stratégie d’influence afin de susciter chez les formateurs d’opinion brésiliens une perception nouvelle et positive de la République populaire, du pouvoir communiste et du régime que dirige désormais Xi Jingping. Les diverses initiatives de communication impulsées et inspirées par le Parti Communiste Chinois (PCC) cherchent à imposer l’image d’une Chine disposée à coopérer avec tous les pays, celle d’un Etat débonnaire, favorable à l’émergence d’une nouvelle gouvernance globale. Au Brésil comme ailleurs, Pékin entend convaincre les élites politiques, intel-lectuelles et médiatiques du caractère totalement pacifique de la montée en puissance de la République populaire et de l’opportunité que cet essor représente pour le reste de l’humanité. La Chine, son modèle économique, son système politique et l’architecture des relations internationales qu’elle construit offriraient des perspectives nouvelles par rapport à l’économie de marché et au système mondial libéral impulsé et piloté par les grandes démocraties occidentales depuis la Seconde Guerre Mondiale. Le capitalisme d’Etat tel qu’il est pratiqué en Chine et le système politique qui l’accompagne seraient des alternatives pour tous les pays émergents dont les institutions démocratiques vont mal et qui peinent à rattraper les nations occidentales.
Cette stratégie d’influence [1] repose sur trois axes principaux. Le premier consiste à as-surer auprès du public brésilien le plus large la promotion de la culture chinoise. Les Brésiliens savent qu’il existe une grande distance culturelle entre les deux pays. L’ap-prentissage du mandarin, la maîtrise des codes sociaux, la connaissance de l’histoire et des mentalités chinoises sont, à juste titre, perçus comme d’âpres défis. Le pouvoir com-muniste s’impose par de multiples initiatives comme le seul pédagogue légitime capable de réduire la distance culturelle, d’enseigner la langue, de fournir des clés d’accès à l’uni-vers mental chinois. Le second axe est le développement d’une coopération étroite entre les universités, les think-tanks, les partis politiques, les médias et d’autres organisations influentes des deux pays. Il s’agit ici de disposer à l’intérieur du monde universitaire bré-silien, dans l’univers de la presse locale et de la vie culturelle ou au sein de la classe politique de "militants" de la cause et du modèle politico-économique chinois, de diffu-seurs convaincus et actifs de l’image très positive que la République populaire veut im-poser. Le troisième vecteur du soft power chinois au Brésil (et ailleurs en Amérique latine) est moins conventionnel. Il est lié à la diffusion d’innovations et de technologies de pointe dans des secteurs extrêmement importants pour l’avenir des sociétés sud-amé-ricaines. La Chine est capable de produire du hightec, des technologies digitales haut de gamme dans des domaines très divers (divertissements, sécurité, défense, applications industrielles, santé, etc..) et à des prix très compétitifs [2]. La diplomatie et les entreprises chinoises réussissent donc à convaincre les partenaires sud-américains qu’ils peuvent leur permettre d’avoir accès rapidement à des équipements et des services qui ne se-raient pas accessibles si les seuls fournisseurs étaient des nations occidentales.
Du mandarin aux arts martiaux.
Créé en 2004, le réseau des instituts Confucius réunit aujourd’hui 500 centres de for-mation sur 147 pays des cinq continents. Il est développé via des partenariats avec des universités de pays étrangers. Placé sous la tutelle du Ministère chinois de l’éducation, il a pour finalité la diffusion de la langue et de la culture chinoises. Il organise donc des cy-cles d’initiation et de formation au mandarin, des festivals, des échanges culturels. Ce sont des fonctionnaires liés au PCC qui recrutent les professeurs, définissent le cursus et les contenus enseignés, produisent le matériel pédagogique utilisé par les centres d’en-seignement qui sont en général installés sur les campus d’universités étrangères parte-naires. Les représentations diplomatiques chinoises exercent un contrôle direct sur les méthodes et les thèmes d’enseignement, la participation des étudiants. Les enseignants qui exercent au sein de l’institut doivent manifester une totale loyauté à l’égard du régime communiste [3].
Célébration du Nouvel An chinois sur l'avenue Paulista, en 2018, à São Paulo.
Au Brésil, l’Institut Confucius est depuis treize ans la principale institution assurant un enseignement du mandarin. Le premier centre d’enseignement a été créé en juin 2008 dans le cadre d’une collaboration encre l’Université du Hubei et l’Université de São Paulo (USP, la plus prestigieuse du pays). Depuis, l’institut a considérablement développé ses activités. De 104 la première année, le nombre d’étudiants accueillis a régulièrement progressé pour atteindre plusieurs milliers en 2019. Outre la première unité de formation créée dans la capitale de l’Etat de São Paulo, treize autres unités ont été ouvertes sur des villes de l’intérieur. Sur l’ensemble du territoire brésilien, on recensait en 2020 11 instituts Confucius installés au sein d’universités locales et trois unités d’enseignement indé-pendantes. Ces instituts et unités ne limitent pas leurs activités à la seule initiation au mandarin des étudiants inscrits. Au sein d’une même université, ils peuvent collaborer avec diverses facultés pour proposer par exemple des cours de mandarin commercial ou une initiation aux arts martiaux. Ces instituts ne limitent pas leurs activités au seul péri-mètre des universités qui les accueillent. Ils développent une coopération avec les se-crétariats à l’éducation dans les Etats fédérés afin de promouvoir une initiation au man-darin dès l’enseignement secondaire.
Chaque Institut Confucius conduit quatre types d’activités Le premier est l’animation de cours. Le second est l’organisation d’examens validant l’apprentissage de la langue. Le troisième est la réalisation d’activités culturelles. Le quatrième est la mise en oeuvre et la conduite de programmes d’échanges universitaires avec octroi de bourses d’études [4]. En moins de quinze ans, les Instituts Confucius sont devenus des acteurs centraux pour la promotion de la culture chinoise au Brésil. En lien avec des associations d’amitié, ils ont ainsi créé autour des grandes dates du calendrier chinois (nouvel an, fête du printemps, festival de la mi-automne) de véritables manifestations populaires dans les grandes ag-glomérations brésiliennes. A São Paulo, régulièrement, l’Association locale d’amitié Brésil-Chine et la municipalité organisent la célébration du nouvel an chinois. La program-mation inclut des concerts, expositions, présentations d’arts martiaux et de danse ainsi qu’un festival gastronomique. Les visiteurs découvrent la calligraphie traditionnelle, l’art du massage en Chine et l’acupuncture. Ils peuvent participer à des cérémonies reli-gieuses. D’autres villes importantes (Récife dans le Nord-Est, Foz de Iguaçu dans le Pa-raná, par exemple) fêtent aussi le nouvel an chinois.
Outre les festivals, deux autres activités promues par les Instituts Confucius sont d’im-portants vecteurs de diffusion de la culture chinoise : les arts martiaux et la médecine traditionnelle. Le réseau brésilien assure ainsi gratuitement des cours d’initiation au Tai Chi Chuan. Il offre des bourses d’études de six mois pour des formations dans les univer-sités chinoises aux jeunes brésiliens qui pratiquent les arts martiaux [5]. La médecine traditionnelle chinoise est de plus en plus connue et pratiquée au Brésil. L’Université Fédérale du Goiás est la première grande université nationale à disposer sur son campus d’un Institut Confucius de médecine chinoise dont la mission est de diffuser les techni-ques et les pratiques de cette médecine auprès des professionnels et futurs profes-sionnels brésiliens de la santé [6]. Ajoutons enfin que les Instituts et des associations soutenues par les autorités chinoises promeuvent la cuisine traditionnelle chinoise dé-sormais présente et connue dans toutes les régions du pays.
Rallier des formateurs d’opinion.
L’essor du réseau des Instituts Confucius, les échanges entre enseignants et chercheurs sont des initiatives majeures concernant le monde de l’éducation. Le pouvoir chinois cherche aussi à séduire un public très large en pénétrant les grands moyens de com-munication traditionnels comme les chaînes de télévision. En 2019, le groupe brésilien Bandeirantes de Comunicação a signé un accord de coopération avec China Media Group. Bandeirantes est aujourd’hui une firme qui exploite sept chaînes de TV en accès libre ou sur abonnement, dix chaines de radio nationales et locales, des publications écrites, une maison d’enregistrement. Elle intervient également dans le secteur de l’évènementiel, gère des plateformes numériques, assure la distribution d’autres médias indépendants. De son côté, China Media Group réunit depuis 2018 les principaux médias chinois comme CCTV/CGTV [7] (qui gère 47 chaînes de TV publiques et plusieurs canaux d’émission en langues étrangères), et plusieurs radios. Surnommé "la voix de la Chine", ce conglomérat est directement subordonné au gouvernement central de la République populaire. Offi-ciellement, le contrat sino-brésilien prévoit des coproductions entre les deux partenaires et un partage de contenus. En pratique, depuis 2019, le résultat le plus évident est la dif-fusion par Bandnews (chaîne d’information en continue du groupe brésilien) de repor-tages et de journaux conçus en Chine, animés par des journalistes qui font constamment l’éloge de la dictature de Pékin. Les programmes dénommés Mundo-China permettent au téléspectateur brésilien de connaître toutes les prouesses du PCC.
Capture d'écran du programme MundoChina : grâce au contrôle total du covid par le pouvoir chinois,la population peut se ruer vers les sites touristiques
Le 21 septembre dernier, la chaîne de télévision Cultura, contrôlée par le gouvernement de l’Etat de São Paulo a annoncé avoir conclu un accord de partenariat identique avec l’agence d’information officielle du gouvernement de Pékin, Xinhua. Selon la Fondation Padre Anchieta, qui gère la chaîne brésilienne, ce partenariat doit rendre sa rédaction indépendante des sources d’information secondaires sur la Chine que sont les médias occidentaux. Il s’agirait de permettre aux téléspectateurs brésiliens de savoir directement ce que pensent et disent les Chinois. Ces téléspectateurs vont effectivement savoir ce que pense le Pouvoir communiste. Xinhua ne diffuse que la parole officielle du PCC. Le public de TV Cultura ne court pas le risque d’assister à des interviews de musulmans ouïghours prisonniers dans les camps de la Province du Xinjiang, de moines tibétains persécutés ou de leaders étudiants exigeant la démocratie à Hong-Kong.
Pour le pouvoir chinois, il s’agit de neutraliser un discours occidental sur la Chine qui ne viserait qu’à promouvoir une image négative du pays. Les "contenus d’information" pro-posés par Xinhua et d’autres médias officiels chinois à leurs partenaires brésiliens sont en général plus sophistiqués que leurs équivalents d’origine russe (riches en fake news). Certes, la communication chinoise n’évite pas les références à un occident pervers qui a colonisé le continent sud-américain, provoqué des guerres et imposé des valeurs étran-gères. Ces thématiques plaisent à la gauche brésilienne très influente dans la vie intel-lectuelle nationale. Néanmoins, le cœur du message chinois consiste à défendre le régi-me politique et à présenter la République populaire comme un pays pacifique et respon-sable. Faut-il le souligner ? Pékin multiplie les interventions auprès des médias d’un pays démocratique comme le Brésil mais le pouvoir communiste s’oppose à toute initiative émanant de professionnels brésiliens de l’information qui voudraient s’implanter en Chine.
Un autre volet de l’offensive dans le champ de la communication concerne les think tanks. Trois cas de figure apparaissent ici. Des partenaires brésiliens ponctuels peuvent servir de caisse de résonance sur le marché des idées. Il peut y avoir encore des alliés de circonstance qui diffusent les récits chinois de manière régulière. C’est le cas par exem-ple de think tanks spécialisés et liés à des institutions d’enseignement supérieur comme le Centre d’études Brésil-Chine de la Fondation Getulio Vargas de Rio de Janeiro. Enfin, il y a des complices qui partagent avec le Parti communiste chinois une vision commune du monde et dont les intérêts son convergents. C’est dans doute dans cette dernière catégorie qu’il faut classer l’Instituto para Reforma das Relações entre Estado e Empresa (Institut pour la réforme des relations entre l’Etat et l’entreprise), l’IREE, un des think tanks brésiliens qui invite régulièrement les diplomates chinois en poste à Brasilia et notam-ment le chef de la mission diplomatique, l’ambassadeur Wanming. Le président de l’IREE est un avocat très proche du Parti des Travailleurs de Lula et défenseur de l’ex-pré-sidente Dilma Rousseff. En Chine, l’IREE a pour partenaire, le Center for Internacional Security and Strategy (CISS), un think tank de l’université de Tsinghua, à Pékin. D’autres think tanks brésiliens directement liés à des formations politiques de gauche appuient sans restriction le pouvoir chinois et apportent spontanément leur contribution à la stra-tégie d’influence de Pékin. C’est le cas par exemple de la fondation Perseu Abramo, liée au Parti des Travailleurs.
Les idiots utiles.
Le pouvoir chinois fait un effort particulier pour choyer au Brésil comme ailleurs des per-sonnalités influentes qui sont régulièrement invitées à se rendre en Chine pour y passer plusieurs semaines. Ces "voyages éducatifs" sont destinés à faire de ces leaders d’opinion des diffuseurs reconnaissants et zélés de l’image aimable et séduisante que la Répu-blique populaire veut imposer. Ces invités sont d’abord des alliés politiques et sympa-thisants du régime chinois. Ceux-là sont les dignes successeurs de ces militants com-munistes que Lénine désignait jadis comme des idiots utiles. Ils sont appelés à propager le discours officiel présentant la dictature du PCC comme un régime aimable et le pays comme un géant économique pacifique qui offrirait d’innombrables opportunités à ses amis. Les invitations ne sont pas réservées aux militants de formations prochinoises. Pékin cherche à séduire de nouveaux adeptes du modèle chinois. Journalistes, parle-mentaires, élus locaux, fonctionnaires, universitaires de renom et diplomates bénéficient aussi de ces séjours tous frais payés. Les programmes incluent en général la visite des plus hautes institutions du pays, des rencontres avec de membres du PCC et des res-ponsables d’entreprises, des banquets et des journées de tourisme. L’objectif de Pékin est de gagner ces personnalités à la cause de la Chine. Les personnalités politiques nationales de tous bords sont des clients particulièrement recherchés par les services des voyages du PCC. Sur les années qui ont immédiatement précédé la crise sanitaire, des parlementaires de droite comme de gauche, du clan bolsonariste comme de l’extrême-gauche ont ainsi profité de visites [8]. Grâce à ces voyages, l’ambassade de Chine à Brasilia renforce ses liens avec une part significative des membres du Congrès fédéral, des liens utiles pour exercer un lobbying discret auprès des élus.
Toutes ces initiatives de soft power ne visent pas que les leaders d’opinion, les élus ou les personnalités intellectuelles et médiatiques renommées. Le pouvoir chinois et sa diplomatie cherchent aussi à susciter la sympathie ou au moins la bienveillance silen-cieuse d’organisations non gouvernementales brésiliennes. Dans un Etat fédéral relati-vement décentralisé, des canaux de communication sont également ouverts entre la diplomatie de la République populaire et les gouvernements locaux, qu’il s’agisse des Etats ou des pouvoirs municipaux.
La révolution numérique brésilienne est chinoise.
Le pouvoir chinois a parfaitement compris que la révolution de l’information n’est pas une révolution industrielle comme les autres. Avec le numérique, on entre dans une logique de rendements croissants. Plus il y a d'abonnés sur une application ou une plateforme, plus le réseau est utile. L’efficacité et la qualité croissent avec la taille. L'économie des plates-formes est le royaume des monopoles naturels. Le gagnant ramasse toute la mise. En outre, la montée du numérique en entreprise, l'intelligence artificielle ou la disponibilité d'énormes masses de données renforcent l'efficacité du travail intellectuel, en font une composante décisive de la compétitivité dans d’innombrables secteurs d’activité. Enfin, la révolution numérique change les cerveaux. Elle agit sur la façon de percevoir le monde et de le penser. Les individus vivent de plus en plus connectés à des influenceurs, perdent le sens critique, reprennent à leur compte les messages "likés" sur les plateformes... La frontière entre vie publique et vie privée se déplace, voire s'estompe. L’intimité n'est plus ce qu'elle était. La Chine a aussi parfaitement compris que les pays d’Amérique latine souffraient de sérieux handicaps par rapport à cette révolution numérique décisive sur le plan économique et que ces handicaps représentaient une extraordinaire opportunité.
Pékin entend faire du hightech un instrument essentiel de son soft power en Amérique latine. Ainsi, les firmes chinoises du numérique construisent une relation de confiance avec des millions de jeunes consommateurs brésiliens dont le pouvoir d’achat est limité. Il s’agit de mettre à leur disposition un matériel abordable et fiable (les téléphones Huawei et Xiaomi) et des logiciels/applications attractifs (Tik-Tok). La diffusion massive de ces produits et services (le Brésil est le second pays au monde – derrière la Chine – pour le nombre et la fréquence d’utilisations de Tik-Tok), le recours croissant des entreprises et des administrations publiques aux technologies et produits chinois (principalement en raison de la compétitivité-prix) induisent trois conséquences majeures. En établissant ainsi un partenariat technologique avec des clients brésiliens, les firmes chinoises limi-tent ou rendent difficile la pénétration du marché par des concurrents européens ou américains. En second lieu, la popularité des produits chinois a pour effet de neutraliser le discours occidental sur la fiabilité et la protection des données. Enfin, les produits et techniques vendus par la Chine disposant d’un accès back-door, l’expansion des marchés tenus par des firmes chinoises au Brésil offre aux fournisseurs un flux continu de données précieuses couvrant de nombreux domaines, des habitudes de consommation aux interactions de la population sur les réseaux sociaux en passant par les processus de prise de décision dans les entreprises et la sphère publique.
La trajectoire de la firme de téléphonie Huawei au Brésil illustre cette stratégie de péné-tration du marché. L’entreprise est présente au Brésil depuis 23 ans. Elle intervient comme fournisseur d’équipements d’infrastructures pour les compagnies brésiliennes qui exploitent des réseaux de téléphonie fixe (Claro, TIM, Telefônica, etc..) et de smart-phones performants et innovants. Aujourd’hui 40% de la technologie 4G utilisée au Brésil a été mise en place par Huawei. Ces équipements sont moins onéreux que ceux fournis par les concurrents européens Ericsson ou Nokia. En outre, ils peuvent être actualisés pour une utilisation en 5G sans que les opérateurs aient à réaliser d’importants investissements. Lorsque les autorités brésiliennes ont envisagé dans les années ré-centes le passage à la 5G, les pays occidentaux (Etats-Unis en tête) ont multiplié les pressions pour que les opérateurs de téléphonie utilisant la technologie Huawei ne puissent pas participer aux appels d’offre. A partir de 2019, le gouvernement Bolsonaro a effectivement commencé à évoquer une possible exclusion de ces opérateurs. Huawei a alors manœuvré avec une grande habi-leté en délaissant un lobbying direct auprès du gouvernement brésilien pour engager une stratégie de séduction de grandes entreprises du secteur agricole et de compagnies minières, deux secteurs économiques essentiels. La filiale brésilienne du groupe chinois a ainsi négocié avec les autorités d’Etats fédérés à vocation agricole (Mato Grosso, Goiás, Paraná, etc…) l’installation d’antennes 5G au bénéfice des adhérents de coopératives agricoles ou de grands exploitants. Ce sont ensuite ces acteurs clés de filières agricoles et agroindustrielles importantes qui multiplié les actions de lobbying à Brasilia pour exiger que les opérateurs utilisant la technologie 5G Huawei sur de grands réseaux ne soient pas écartés des appels d’offre organisés à l’échelle fédérale. Il leur a suffi alors d’appuyer les démarches faites par les opérateurs de téléphonie eux-mêmes. Ceux-ci n’ont cessé de souligner que si Huawei était écartée des appels d’offre, ils devraient changer tout le réseau 4G installé pour investir dans une technologie compatible avec celle des fournisseurs de services 5G retenus. Le coût de cet investissement était estimé en juin dernier à 100 milliards de BRL (à l’époque, l’équivalent de 20 milliards de dollars). Outre un investissement onéreux, l’abandon de la technologie Huawei aurait signifié un retard d’au moins trois ans dans la mise en œuvre de la 5G à l’échelle nationale et 2 millions d’emplois perdus.
Les dernières réticences du gouvernement Bolsonaro ont de toutes façons été levées à la fin 2020 lorsque le Président a compris que les campagnes de vaccination contre le covid-19 ne pourraient pas avancer sans augmentation de livraisons d’immunisants depuis la Chine…Un principe actif que Pékin s’est empressé de fournir dès que le Chef de l’Etat a assuré le gouvernement chinois que Huawei ne souffrirait d’aucune discrimination lors des appels d’offre pour la 5G. Début novembre 2021, à l’issue de l’appel d’offre réalisé, sur la liste des principaux opérateurs retenus, on comptait plusieurs clients et partenaires majeurs de.....Huawei.
Le Brésil du 21e siècle est de plus en plus sous influence chinoise. Le discours sinophobe du Président Bolsonaro et de ses proches ne contribue d’ailleurs en rien à rééquilibrer des relations asymétriques. Pour favoriser un rééquilibrage, le Brésil doit privilégier les initiatives concrètes et délaisser les vitupérations et les provocations inutiles. La première action à engager est un effort conséquent de diversification des marchés d’exportation. Cet effort passera nécessairement par une redéfinition des priorités de production au Brésil. Le pays n’est pas condamné à consacrer de plus en plus de terres à la seule production de soja. Il peut développer ses capacités de raffinage afin de réduire ses exportations de pétrole. La seconde priorité est un contrôle plus rigoureux des investissements chinois sur le territoire brésilien et une amélioration conséquente de la gestion des firmes publiques nationales afin que celles-ci soient moins vulnérables face à la "sollicitude" de parrains de la République populaire. La troisième priorité est un suivi rigoureux de toutes les initiatives prises par le pouvoir communiste chinois pour formater les mentalités dans l’espace universitaire, le monde des médias, la population en général.
Au Brésil, la Chine peut réussir à imposer une emprise à laquelle l’Australie semble décidée à résister. Le terrain est plus propice. Les forces de gauche brésiliennes pensent encore le monde du XXIe siècle avec les grilles de lecture de la guerre froide d’hier et d’un marxisme désuet. Elles sont plus importantes et influentes que ne le sont les mouvements pro-chinois sur l’île-continent du Pacifique. Au Brésil, les crises politiques et économiques répétées ren-dent particulièrement difficile la définition et la mise en oeuvre d’une stratégie de réduction de la dépendance priorisant le long terme. La Chine peut tout acheter, y compris la complicité silencieuse de leaders politiques sensibles à sa "générosité". Le Brésil n’est pas pour autant condamné à devenir une colonie de République populaire. Il dispose d'insti-tutions solides, de grands médias indépendants et lucides. De nombreux universitaires et universités montrent qu’ils ne sont pas prêts à devenir des idiots utiles. Les Brésiliens les plus âgés savent d’expérience qu’une dictature n’est jamais aimable. L’économie du pays est encore très diversifiée. Le système financier national est moins vulnérable que celui du voisin argentin. Bref, il y a encore de solides marges de manoeuvre. Il n’est pas trop tard pour prendre exemple sur la résistance australienne...
[1] Le soft power chinois décrit ici est mis en œuvre sur toute l’Amérique latine, notam-ment dans les pays qui connaissent un état de crise économique et politique quasi-permanent. Outre le Brésil, il faut citer l’Argentine, le Pérou, l’Equateur, divers pays d’Amé-rique centrale et, bien sûr, le Venezuela. [2] Cette compétitivité-prix est liée aux subventions que verse l’Etat communiste à ses entreprises et à l’absence d’une culture des droits de propriété intellectuelle. [3] Plusieurs universités américaines, canadiennes, australiennes et suédoises ont déjà été conduites ces dernières années à fermer des centres d’enseignement de l’Institut Confucius pour non-respect des libertés universitaires. [4] Ces bourses concernent des séjours de courte durée (cours d’été et d’hiver de 20 jours) en Chine, des périodes de formation en Chine d’une durée de 6 mois destinées à l’étude de la langue et des séjours longs (jusqu’à deux ans) offerts à des étudiants brési-liens qui vont suivre des cours de second et de troisième cycle de perfectionnement en mandarin. [5] Le Brésil est le cinquième pays au monde pour le nombre de personnes pratiquant les arts martiaux (notamment le Kung Fu). La Confédération brésilienne de Kung Fu orga-nise des compétitions à l’échelle nationale et accueille également des compétitions internationales. L’accès à des formations assurées en Chine et financées par le gouver-nement chinois est donc un enjeu majeur pour le monde sportif brésilien. [6] Dès les années 1990, la médecine traditionnelle chinoise a été diffusée au Brésil grâ-ce à la Revue Brésilienne de Médecine Chinoise, publication soutenue par Pékin. En 1983, cette diffusion a été renforcée avec la création de l’Association d’Acuponcture d’Amérique du Sud, devenue en 1998, l’Association de Médecine Chinoise et d’Acuponcture du Brésil. [7] CCTV (China Central Television) et sa branche internationale CGTV (China Global Tele-vision Network). [8] Même s’ils rivalisent dans la propagande auti-chinoise et pratiquent un discours sino-phobes, les proches de Jair Bolsonaro profitent pourtant de ces invitations. Le sénateur Flavio Bolsonaro, fils du Président a ainsi pu découvrir la Chine à l’occasion d’un des voyages organisés pour les parlementaires brésiliens. La stratégie d’influence chinoise ignore les frontières idéologiques et les oppositions politiques....
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