Scénarios pour les militaires
(seconde partie).
Depuis quelques mois, les officiers généraux réformés, réservistes ou de l’active qui intè-grent son gouvernement sont à la manœuvre pour sauver le soldat Bolsonaro. La crise politique s’est dramatiquement aggravée cette année, largement alimentée et entre-tenue par un Président qui a cherché à maintenir un climat de tensions et de belli-gérance dans ses relations avec les autres institutions de la République. Pendant les premiers mois de la crise sanitaire, les déclarations répétées du Chef de l’Etat sur les morts provoquées par le covid-19 ont été odieuses ou déplacées. A aucun moment, il n’a su manifester une capacité minimale de faire face au drame et de mettre en œuvre une réponse à la hauteur de la catastrophe.
Entre mars et mai, pratiquement tous les dimanches, en participant directement ou indi-rectement à des manifestations organisées par ses supporters les plus radicaux, l’ancien capitaine a encouragé les attaques contre le Congrès et l’Institution judiciaire. Si le Pré-sident s’appuyait sur une large majorité parlementaire et n’était pas concerné par plu-sieurs informations judiciaires en cours, cette conduite serait déjà problématique. Elle ap-paraît comme suicidaire lorsque l’on prend en compte les nombreuses enquêtes lancées depuis deux ans et qui touchent de près ou de loin le chef de l’Etat (voire l’article : Le clan Bolsonaro, ses disciples et la Justice, posté sur ce site le 6 juillet dernier).
Pendant la campagne de 2018, Jair Bolsonaro a vendu des illusions. Il s’est présenté comme le héros du combat contre la corruption alors qu’il savait ce qui se passait dans son propre cabinet de député et dans ceux de ses fils. Il a pu tromper son monde jus-qu’en avril dernier, lorsque l’ancien juge Sergio Moro, ministre de la Justice, a été con-traint de démissionner. Les projets de lutte contre la criminalité et la corruption conçu par ce dernier ont été abandonnés. Le chef de l’Etat a cherché à intervenir dans la gestion de la Police Fédérale. Il a choisi et nommé un Procureur-Général de la République chargé de démonter le dispositif dit "Lavage-express" formé par des équipes de magistrats du parquet et du siège qui combattent depuis plusieurs années avec succès le détour-nement de fonds publics, les systèmes de pots-de-vin, le blanchiment de l’argent sale. Le rêve du Président est de transformer le Ministère Public en un simple outil d’exécution de ses consignes.
Obsédés par leur projet de destruction du système politico-institutionnel, de lutte contre la démocratie et de promotion d’un régime autoritaire, les bolsonaristes ont accumulé les fiascos. Le plus grave et le plus tragique a sans doute consisté à adopter une posture né-gationniste, anti-scientifique et irresponsable face à la pandémie du covid-19. La majorité de la population n’a pas suivi ces fanatiques obscurantistes. Elle a choisi les conseils des professionnels de la santé et des scientifiques. Le pouvoir judiciaire a freiné l’irrespon-sabilité du Président face la crise sanitaire. Le nombre de morts (plus de 91 000 en fin juillet) qui va continuer d’augmenter (les projections indiquent plus de 180 000 décès liés au coronavirus au début de septembre prochain) va laisser une marque profonde au sein de couches très importantes de la société. Après la démission de deux ministres de la santé (qui n’acceptaient pas le négationnisme du chef de l’Etat), le portefeuille a été confié à un général de l’armée de terre qui n’a aucune compétence en matière de santé publique. Au cours des derniers mois, les personnels civils qualifiés ont largement été remplacés par des militaires à la tête de ce département. Si ministre actuel venait à démissionner de son poste, il soulagerait sans doute ses pairs de l’armée d’active qui n’en peuvent plus de voir que leur institution soit associée à un tel désastre. Alors que le nombre de personnes contaminées a dépassé les 2,6 millions ces dernières semaines, le Président (lui-même affecté) a continué à assurer la promotion de la chloroquine et son général ministre de la santé n’a pas bronché.
La liste des échecs inclut encore la politique environnementale[1], la gestion de l’écono-mie et celle de l’éducation. Le seul projet de Bolsonaro pour l’école était de remettre en cause tout ce que les gouvernements antérieurs avaient fait dans ce domaine. Après avoir testé deux ministres incompétents et chargés d’un travail d’épuration idéologique (l’école aurait été le lieu d’un endoctrinement libertaire et marxiste des scolaires), le Président a fini par se résoudre à solliciter un professionnel de l’éducation qui n’a pas encore fait ses preuves. Sur le terrain économique, après la timide récupération du début de mandat, le pays connaît aujourd’hui une récession profonde (selon le FMI la contrac-tion du PIB sur l’année serait de 9,1%). Les perspectives pour l’emploi sont inquiétantes. Au lieu de proposer une stratégie cohérente et audacieuse de réponse à la crise, le mi-nistre de l’économie se contente d’ânonner ses propositions de libéralisation de l’éco-nomie, des projets nécessaires mais inefficaces et irréalistes dans la conjoncture actuelle.
Au bilan des 20 premiers mois de l’Administration Bolsonaro, il est difficile d’inscrire quelques succès, même modestes. La crise politique qui s’aggrave depuis le début de cette année peut aboutir à l’interruption du mandat. Les militaires qui entourent le chef de l’Etat et ceux qui peuplent la haute administration fédérale ne souhaitent pas que l’expérience à laquelle ils participent se termine avant terme, que le navire sombre et qu’ils soient associés à ce naufrage. Ils tentent depuis des mois d’encourager un nouveau mode de gouvernement qui pourrait empêcher un cataclysme économique et une dé-bâcle politique totale. Pour éviter que le frêle esquif Bolsonaro ne soit emporté par les tempêtes que le capitaine a déclenchées, les généraux qui l’accompagnent sont con-duits à naviguer sur les eaux les plus troubles de la politique brésilienne. Ils continuent d’avaler des couleuvres.
Une opération de guerre.
L’opération de sauvetage a été engagée en mai, puis renforcée à partir de juin, après l’arrestation de Fabricio Queiroz, ami du Président et ex-conseiller du fils du chef de l’Etat, le sénateur Flavio Bolsonaro. Il s’agissait pour les militaires qui sont à la manœuvre de lutter sur trois fronts simultanément. Il fallait d’abord rétablir un dialogue serein avec la Cour suprême (où plusieurs informations ouvertes visent directement le Président et ses fils). Le second front concerne les relations avec le Congrès. La priorité a été ici de ga-gner le soutien de plusieurs leaders parlementaires et de formations appartenant au centrão (voir l’article L’improbable impeachment de Jair Bolsonaro, posté le 17 juillet) afin d’empêcher toute procédure susceptible d’aboutir à une destitution (ou cassation), de protéger le clan Bolsonaro et ses nouveaux alliés contre les ardeurs des Juges. Le troi-sième front est celui des relations entre le gouvernement et les casernes. Il s’agit d’éviter que les affaires judiciaires auxquelles est mêlé le Président ne viennent affaiblir le sou-tien qu’une partie de la communauté militaire lui assure.
Séance plenière à la Cour Suprême (Suprême Tribunal Fédéral).
Dès le lendemain de l’arrestation de Fabricio Queiroz (18 juin), les militaires du gouver-nement ont cherché à apaiser les relations entre le chef de l’Etat et l’appareil judiciaire, en particulier avec les haut-magistrats de la Cour Suprême. Les généraux de la Prési-dence ont voulu éviter tout nouvel affrontement entre Jair Bolsonaro, ses proches et les juges de la Cour. Pour rétablir un dialogue, il a fallu d’abord que le chef de l’exécutif contraigne Abraham Weintraub, son ministre de l’éducation de l’époque, à démissionner. Weintraub avait en effet insulté publiquement la Cour suprême. Les membres de la haute instance exigeaient la sortie du gouvernement de ce bolsonariste radical avant la reprise de relations normales avec l’exécutif. Ils conduisent aujourd’hui deux enquêtes qui peuvent devenir de sérieux boulets pour l’exécutif et déboucher même sur la cassation du Président. La première concerne la diffusion de "fake-news" sur les réseaux sociaux. La seconde a trait au financement et à l’organisation de manifestations contre le régime démocratique convoquées par des proches du Chef de l’Etat. Le 19 juin dernier, sur la suggestion de militaires du Planalto, les trois membres du gouvernement (le Ministre de la Justice, le Ministre en charge du secrétariat général et celui qui occupe le poste d'avocat général de l'Union, chargé de défendre les intérêts juridiques de l’Etat fédéral) se rendaient à São Paulo pour y rencontrer à son domicile le haut magistrat Alexandre de Moraes. Au sein de la Cour suprême, ce dernier est chargé de conduire les deux infor-mations ouvertes au sujet des fake news et de l’organisation de manifestations anti-démocratiques. Les deux enquêtes concernent des personnalités très proches du Chef de l’Etat. Elles peuvent aboutir à fournir des éléments de preuve au Tribunal Supérieur Electoral (TSE) qui instruit de son côté des plaintes concernant l’organisation de la campagne de Bolsonaro et son candidat à la vice-présidence.
Retour à la "vieille politique".
Il faut oublier l’image construite par Bolsonaro avant et après l’élection de 2018. En nom-mant l’ancien juge Sergio Moro au poste de Ministre de la Justice, le Président élu voulait apparaître comme le grand pourfendeur de la corruption, le combattant résolu de la politique traditionnelle, souvent associée au clientélisme, aux échanges de faveur, à la distribution de pots de vin, à ce jeu licite ou illicite que l’on désigne au Brésil sous le terme de "physiologisme". A l’époque, les formations dites du centrão et leurs leaders étaient vouées aux gémonies. Lors de la convention du PSL (le Parti Social Libéral auquel appartenait alors l’ancien capitaine) réunie en juillet 2018 qui allait officialiser la can-didature de Bolsonaro, le général réformé Augusto Heleno Ribeiro[2] avait proféré une attaque violente contre le centrão désigné comme l’incarnation même de l’impunité qui régnait dans le pays.
Le général exagérait à peine. Le physiologisme n’est pas la marque exclusive des lea-ders et partis du centrão. Néanmoins, au sein de ces formations du centrão, les as du "physiologisme" sont légion. Leur "savoir-faire" a souvent justifié l’ouverture d’informations judiciaires. Lorsqu’ils ne sont pas soupçonnés de trafic d’influence ou de fraude fiscale, ils sont mis en examen pour détournement de fonds publics ou ont déjà été condamnés pour corruption ou financement illégal de campagne. L’immunité parlementaire, le fait que les élus ne soient pas jugés par des tribunaux ordinaires, un secret bancaire excessif, la lenteur de la justice, les interminables recours engagés par les défenses : tous ces éléments permettent aux politiques de faire traîner ad vitam aeternam les procédures. Même lorsque les condamnations sont confirmées en seconde instance, il est très rare qu’ils accomplissent leur peine.
Moins de deux ans après la victoire de Bolsonaro, c’est pourtant avec l’aval des géné-raux du gouvernement que les tractations entre l’exécutif avec les petits partis "phy-siologistes" du Congrès ont été engagés. Les négociations ont été conduites par le Mi-nistre-chef responsable du secrétariat du gouvernement, le général d’active Luiz Eduardo Ramos, épaulé par son collègue également général et aujourd’hui ministre-chef de la Maison civile, Walter Braga Netto[3]. Ces militaires sont devenus les estafettes as-surant l’organisation du marchandage que le chef de l’Etat ne peut plus éviter avec le centrão. Ils ne sont pas chargés de former avec le marais de la Chambre des députés une coalition majoritaire[4]. Il s’agit de construire un simple accord de connivence.
L’objectif des militaires est d’assurer l’immunité du chef de l’Etat à la Chambre. Son mandat peut être menacé dans l’avenir par l’ouverture d’un procès en destitution (impeachment) au Sénat fédéral. Il sera brutalement interrompu si la Cour suprême (le STF) le poursuit et le condamne pour un crime commun. Aucune de ces deux pro-cédures ne peut être enclenchée sans l’aval d’une majorité des deux tiers des députés (342 sur 513 voix). Jair Bolsonaro doit donc empêcher la constitution de cette majorité qualifiée. Ses "sauveteurs" ont reçu la mission de constituer une minorité de blocage, de s’assurer le soutien d’au moins 172 élus de la Chambre. Compte tenu de l’affaiblissement de son capital politique, de la stratégie d’affrontement des institutions qu’il a privilégiée dans un premier temps, de la méfiance de nombreux leaders du centrão rétifs, le prix que doit dorénavant payer le chef de l’Etat pour se blinder à la Chambre est très élevé.
Séance plénière de la Chambre des Députés.
Il faut d’abord offrir à ces partis "physiologistes" des postes au sein de l’exécutif, de la haute administration et des entreprises publiques. Il s’agit de céder des places-clés à des leaders politiques qui ne s’identifient en rien avec la croisade idéologique conduite par les militants de la droite extrême qui occupent ou occupaient hier encore les porte-feuilles de l’éducation, des affaires étrangères ou de l’environnement. En juin dernier, l’ancien ministre de l’éducation a été contraint de démissionner. Il est remplacé par un pasteur presbytérien relativement modéré et qui plait au centrão. Les partis du marais ont également sollicité et obtenu la création d’un nouveau ministère chargé de contrôler la communication du gouvernement, jusqu’alors gérée par des militants d’extrême-droite radicaux. Sur les prochaines semaines ou les prochains mois, deux ministres bolso-naristes de stricte obédience pourraient être contraints d’abandonner leurs portefeuilles : Ernesto Araujo (affaires étrangères) et Ricardo Salles (environnement). Au-delà du jeu de chaises musicales introduit au niveau ministériel, d’autres distributions de postes ont lieu et vont être effectuées au sein des cabinets, des directions d’administrations centrales et des compagnies d’Etat. Cet effort ne suffit pas.
Pour séduire les partis et leaders "physiologistes", il faut sans cesse tenter d’apaiser des appétits insatiables. Le chef de l’Etat et son gouvernement gèrent donc la libération des crédits budgétaires en tenant compte des intérêts des parlementaires intégrant la minori-té de blocage et qui ont besoin d’être régulièrement récompensés. Ainsi, l’en-veloppe financière destinée à concrétiser le soutien fédéral aux efforts conduits par les Etats fédérés et les communes dans la lutte contre le covid-19 a été gérée selon des critères de pur marchandage politicien. Les régions et les actions soutenues ont été celles qui intéressent directement les élus du centrão et les populations de leurs circons-criptions.
Convergences d’intérêts.
Postes offerts, crédits libérés en urgence ne constituent plus des faveurs suffisantes pour rassasier les partis physiologistes. Ces derniers exigent aussi et surtout que le Président s’aligne totalement sur leur objectif principal : ne pas être "incommodés" par des juges trop vertueux qui leur feraient la vie dure, les condamneraient et pourraient mettre fin à leurs "brillantes" carrières. Entre les intérêts politiques et personnels des élus du centrão et ceux du chef de l’Etat, la convergence est devenue plus évidente et plus palpable ces derniers mois. A court terme, Bolsonaro comme ses alliés de circonstances doit se pro-téger des audaces des juges. Ces dernières années, avec l’opération anti-corruption lavage-express [5], trop de magistrats ont cru que la loi valait désormais pour tous, que l’ancien régime s’effondrait et que les privilèges étaient abolis.
En février 2016, alors que l’opération en question battait son plein, la Cour suprême adoptait par un vote très serré (six contre cinq) une jurisprudence selon laquelle une personne peut être emprisonnée avant l’épuisement de tous ses recours si sa condam-nation a été confirmée en appel (seconde instance). Grâce à cette décision, pour la pre-mière fois dans l’histoire judiciaire du pays, plusieurs dizaines de responsables politiques et d’hommes d’affaires condamnés dans le cadre de lavage-express ont effectivement été incarcérés.
En octobre 2019, les mêmes haut-magistrats mettaient fin à cette jurisprudence et affir-maient que la peine ne pouvait être appliquée lorsque d’autres recours restent en sus-pens. Immédiatement après, des parlementaires ont proposé un amandement constitu-tionnel qui imposerait définitivement le principe de l’exécution de la peine dès la condamnation en seconde instance. Cet amendement pourrait être adopté au cours du second semestre 2020. Cette adoption précipiterait l’incarcération de dizaines de parle-mentaires et de responsables politiques condamnés mais qui jouent sur les recours pour continuer à ignorer les rigueurs de la Justice. Sur ce dossier, les intérêts de la famille Bolsonaro et de nombreux élus du centrão se rejoignent. Dès la fin de l’année passée, le Président a fait savoir qu’il n’était pas favorable à ce projet d’amendement. Ce signal de solidarité envoyé au élus et formations physiologistes n’aura pas été isolé.
En début de mandat, le chef de l’Etat avait placé sous l’autorité de son ministre de la Justice (à l’époque Sergio Moro) le service de renseignement et de lutte contre les cir-cuits financiers clandestins et le blanchiment d’argent, le COAF [6]. Sur les premières années de l’opération Lavage-express, la transmission par le COAF de documents sensi-bles à la Justice avait considérablement facilité les procédures d’enquête et la réunion de preuves permettant des inculpations et des condamnations. C’est encore que la base d’informations réunies par le Conseil que la Justice a ouvert dès 2018 une information sur Flavio Bolsonaro. En prenant l’initiative de confier à Sergio Moro une tutelle directe sur le Conseil, le Président récemment investi voulait consolider son image de pourfendeur de la corruption. En août 2019, il retirait au Ministère de la Justice toute compétence sur le fonctionnement du COAF qui devenait un simple service technique de la Banque Centrale. Un peu plus tard, le chef de l’Etat sanctionnait une loi dite d’abus d’autorité qui prévoit des sanctions pour les agents publics (y compris les magistrats et les procureurs) qui peuvent désormais être inculpés et condamnés s'ils font du zèle. Un mois plus tard, le président désignait comme futur Procureur Général de la République Augusto Aras, un juriste qui n’était pourtant pas candidat au poste. Ignorant une tradition établie (le chef du Ministère Public Fédéral est choisi au sein d’une liste de trois candidats fournie par l’association nationale des procureurs), Jair Bolsonaro a préféré faire appel à un homme connu pour son peu d’enthousiasme à l’égard des juges de Lavage-Express. Depuis sa nomination, A. Aras ne cesse de multiplier les initiatives pour affaiblir le travail de ces magistrats [7].
Ces initiatives présidentielles ont déjà raffermi les liens entre l’exécutif et le centrão. Des intérêts communs existent aussi dans une perspective de moyen et long terme. La survie politique de Bolsonaro peut garantir la survie politique des leaders et élus du centrão. En adaptant son positionnement politique (par une claire prise de distance avec les délires de ses adeptes de l’extrême-droite), le Président peut être un candidat crédible et performant aux prochaines élections présidentielles. Les partis opportunistes du centrão et leurs leaders veulent éviter à tout prix une candidature de l’ancien juge Sergio Moro, encore très populaire[8]. L’interruption avant terme du mandat de Bolsonaro renforcerait cette candidature. S’il gagnait le scrutin de 2022 en mobilisant derrière lui une droite modérée et l’électorat du centre, Moro ferait certainement adopter une nouvelle légis-lation pénale qui pourrait perturber ou mettre fin à la carrière des politiciens "physio-logistes"…
Mission ingrate, réussite incertaine.
Pour assurer le sauvetage du soldat Bolsonaro, d’anciens militaires de haut rang se sont engagés dans la vieille politique, dans ce jeu où tout est négociable et tout se négocie, où l’on échange un soutien politique plus ou moins durable contre des largesses licites…ou illicites. Au sein des casernes et des Etats-majors une telle implication suscite évi-demment la gêne, l’exaspération, voire l’indignation. L’action des officiers généraux de l’exécutif peut sérieusement égratigner l’image des forces armées auprès de la popu-lation. Les ministres issus de l’institution militaire qui organisent l’opération de sauvetage du Président ont donc dû ouvrir des pare feux. La première démarche est un effort de "clarification". Les généraux de l’exécutif veulent montrer qu’ils ne sont plus des militaires actifs mais des personnalités issues du monde de la défense. Les ministres qui appar-tenaient encore à l’armée d’active lors de leur entrée au gouvernement ont donc récemment assumé un passage dans l’armée de réserve. Ce fut le cas au début de juillet du général Luis Eduardo Ramos, ministre-chef en charge du secrétariat du gouver-nement. Au-delà des initiatives de communication, il a fallu répondre à l’irritation qui croissait au sein des casernes et des Etats-majors en montrant aux soldats que la colla-boration avec le gouvernement paie.
Aujourd’hui, plus de 6000 militaires de tous grades, de l’active ou de la réserve, occupent des postes civils au sein de l’Administration fédérale. Ils n’étaient que 2765 en 2018. Outre des portefeuilles de ministres, de responsabilité au sein des cabinets et des directions de ministères, les membres des forces armées assument aussi des fonctions admi-nistratives, des missions de sécurité ou des tâches protocolaires. Le Président Bolsonaro a beaucoup recruté au sein des Etats-majors et des casernes. Il s’agit désormais de mon-trer à toutes ces recrues appelées à servir directement le pouvoir que ce service est gratifiant, que la mission est bien rémunérée. Le gouvernement Bolsonaro n’a pas seu-lement accru le recrutement militaire. Il a considérablement augmenté les rémunéra-tions dont bénéficient les soldats de tous rangs qui le servent directement. L’exécutif n’oublie pas cependant la troupe et les officiers qui continuent d’assurer de strictes mis-sions de défense. Depuis avril dernier, il met en place un dispositif d’amélioration des soldes dans les trois armes.
La mission qu’assument les généraux de la Présidence et de quelques ministères est ingrate. Sa réussite est pourtant des plus incertaines. La Justice reste au Brésil une institution relativement indépendante. Les forces politiques et les leaders du centrão sont tout sauf des partenaires fiables et fidèles. Après avoir cherché ces derniers mois l’affrontement avec la Cour suprême (STF), Jair Bolsonaro a multiplié les gestes d’apaisement à partir de la fin du second semestre 2020. En juin, au cours d’une cérémonie où il rencontrait le Président du STF, il a même évoqué le climat de paix et de tranquillité qu’il souhaitait voir s’installer entre l’exécutif et la Haute-Cour. Dans un effort manifeste d’apaisement, il a fait référence à la nécéssaire harmonie qui devait s’imposer entre les différents pouvoirs de la République…Toutes ces amabilités n’ont pas changé le fonctionnement de la Cour suprême qui continue à faire son travail. Sur toutes les infor-mations ouvertes par les haut-magistrats et qui concernent le Président et ses alliés (le financement et l’organisation de manifestations anti-démocratiques, le soupçon d’inter-férence du chef de l’Etat dans le fonctionnement de la Police Fédérale, la diffusion de fake-news sur les réseaux sociaux), les investigations et les auditions se poursuivent.
L’appui que le centrão est supposé apporter au gouvernement reste inconstant et imprévisible. Une distribution large de prébendes, des nominations au sein de l’Adminis-tration fédérale, la démission de l’ancien ministre de la Justice, la convergence d’intérêts qui existe entre les partis du marais et ce Président fragilisé ne suffise pas à construire une alliance. L’alignement des élus du centrão sur les positions de l’exécutif reste cir-constanciel et contingent. Les formations et les personnages de la vie parlementaire que le gouvernement souhaite enrégimenter en leur offrant postes et crédits budgétaires se comporte souvent comme des électrons libres. Ils votent des réformes proposées par l’exécutif si celles-ci sont des réformes qu’ils ont toujours défendues. Rien à voir donc avec une conversion sincère et soudaine au bolsonarisme ou à une soumission aux am-bitions présidentielles. A l’inverse, ces partis voteront contre d’autres projets du gou-vernement parce qu’ils ne se considèrent pas comme liés par un engagement avec le Président. Ce dernier peut d’ailleurs leur promettre monts et merveilles. Cela ne lui ga-rantira pas systématiquement les votes espérés. La collusion instaurée entre l’exécutif et les formations du marais n’est pas une alliance autour d’un programme intégrant des alliés au sein d’un gouvernement élargi.
L'opération de sauvetage a abouti à la constitution d'une base d'appui
fragile à la chambre.
Source : Journal Valor Economico.
C’est un accord fragile de connivence. L’activité parlementaires des dernières semaines le démontre. Le gouvernement n’est pas parvenu à réunir un nombre de voix suffisant à la Chambre des députés pour bloquer l’adoption de projets contraires à ses orientations et priorités. Interrompus depuis le début de la pandémie, les débats sur une réforme de la fiscalité ont repris à l’initiative des parlementaires et sans que le Ministre de l’économie soit invité à participer. Le grand bloc de partis de droite et du centre qui semblait s’être formé pour appuyer le chef de l’Etat avait fini par réunir 206 députés (voir le tableau ci-dessus), pour l’essentiel des élus du centrão et de formations proches de ce marais (116 sièges). En fin juillet, les responsables du Parti Démocrates (DEM) et du Mouvement Démocratique Brésilien ont annoncé que leurs formations allaient abandonner cette coalition de circonstance. Les parlementaires de ces partis qui avaient répondu à "l’appel" de Bolsonaro devront prendre aussi leurs distances. La base d’appui de Jair Bolsonaro serait donc ramenée à un groupe de 184 élus qui pourrait s’amenuiser encore davantage dans l’avenir si des partis alliés du centrão reniaient à leur tour leurs engagements d’hier. La coalition annoncée entre trois partis de la droite [9] ramènerait la base d’appui du gouvernement à 137 élus effectivement alignés sur l’exécutif….
Les militaires de haut rang qui ont choisi de soutenir Jair Bolsonaro dès 2018 ont été em-barqués dans une aventure politique qui peut être désastreuse pour l’institution où ils exerçaient hier des fonctions de commandement. En acceptent de renouer avec la vieille politique ils ont fait un choix moralement inacceptable et préjudiciable à la réputation des forces armées. Cette perte de crédibilité est un coût élevé alors que l’efficacité de la stratégie mise en œuvre n’est pas garantie. Cette stratégie peut permettre au Président de conquérir des soutiens parlementaires sporadiques afin de garder la tête hors de l’eau. Elle ne suffira pas à rétablir la capacité de gouverner du chef de l’Etat. Pire : il est même possible qu’elle n’atteigne pas son objectif principal qui est de maintenir le Président à son poste.
[1] La politique conduite depuis 18 mois sur la forêt amazonienne est à la fois irrespon-sable et suicidaire. Ricardo Salles, le ministre de l’environnement de Bolsonaro, a favorisé en Amazonie l’action des exploitants illégaux du bois, des spéculateurs fonciers, des or-pailleurs clandestins. Il a affaibli les organes de surveillance et de répression des crimes environnementaux, il a provoqué la ruine du Fonds Amazonie. Il a laissé des réseaux cri-minels organisés pénétrer les territoires indigènes et des espaces naturels théori-quement protégés. Cette dramatique dérive suscite aujourd’hui une extrême méfiance chez les investissements étrangers. Les fonds de pension et d’investissement de divers pays annoncent qu’ils ne financeront plus de projets au Brésil. Le négationnisme environ-nemental pratiqué par le gouvernement brésilien va coûter très cher à l’agriculture d’exportation qui pourrait perdre des marchés. [2] Le Général Heleno est aujourd’hui Ministre-chef du Cabinet de Sécurité Institution-nelle (GSI, selon le sigle en Portugais), un important service rattaché directement à la Présidence. Le GSI coordonnée à la fois les services de sécurité de la Présidence et les services de renseignement. [3] Les deux officiers généraux ont ainsi assumé une mission jadis prise en charge sous les gouvernements du Parti des Travailleurs de Lula par José Dirceu ou Antonio Palocci. [4] Cette ambition aurait été envisageable sur les premières semaines de la Présidence Bolsonaro. L’ancien capitaine avait alors un capital politique et un pouvoir de négociation avec les parlementaires. Il n’a plus ni l’un ni l’autre désormais. Il a perdu toute possibilité de rallier une majorité d’élus. Encore appréciable, sa popularité dans l’opinion a cepen-dant connu un tassement. Les conflits répétés avec le Congrès et le Pouvoir judiciaire, la gestion catastrophique de la pandémie, la démission de Sergio Moro, les affaires impli-quant le chef de l’Etat et sa famille ont fait le reste. [5] Engagée en 2013 à Curitiba (capitale du Paraná) à l’initiative des procureurs et juges fédéraux de la localité, l’opération "lavage express" a permis de prononcer des centaines de condamnations pour les chefs de corruption et de recyclage de fonds (crimes liés à des contrats surfacturés des firmes du secteur des BTP avec la compagnie pétrolière Petrobras, notamment). La liste des condamnés comprend les dirigeants de plusieurs grandes entreprises du pays et des leaders politiques membres d’une dizaine de forma-tions. La figure emblématique de cette opération qui a conduit à l’emprisonnement de l’ex-Président Lula est Sergio Moro, magistrat instructeur de lavage-express entre 2014 et 2018 et ensuite Ministre de la Justice du gouvernement Bolsonaro jusqu’en avril 2019. [6] Conseil de Contrôle des Activités Financières. [7] Le chef du Ministère public fédéral, qui a un mandat de deux ans renouvelables, doit agir en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs législatif et exécutif. Parmi ses attributions, il peut dénoncer des crimes de leurs membres, y compris le chef de l’État. [8] Pour une part significative de la population brésilienne, Sergio Moro représente le combat contre l’impunité dont bénéficiaient avant la procédure lavage-express la classe politique, les responsables de grandes entreprises et les catégories sociales les plus favorisées. [9] Le Parti Social Libéral (auquel appartenait jusqu’en début 2019 Jair Bolsonaro mais qui s’est déchiré depuis entre pro-gouvernements et opposants), le Parti Social Chrétien et le Parti Républicain de l’Ordre Social.
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