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Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

L'armée au pouvoir ? (3).

Bolsonaro utilise les militaires.

Jamais depuis la Seconde Guerre Mondiale, un gouvernement fédéral n’a été aussi peu-plé de personnalités issues du monde militaire ou appartenant encore à l’armée d’active. Le Président Bolsonaro lui-même a été capitaine dans l’Armée de terre. Le vice-Président Hamilton Mourão est un général d’armée réserviste. Le Porte-parole de la Présidence, Otavio de Rego Barros, est aussi un général réserviste. Le Président compte parmi ses proches conseillers un directeur du Secrétariat de questions stratégiques (SAE), poste occupé depuis février 202O par un amiral de la marine. Au niveau de l’équipe minis-térielle et du gouvernement, les anciens militaires paraissent avoir envahi les cabinets et la haute administration.


En juin 2020, on comptait 23 portefeuilles ministériels, dont 17 ministres, deux secré-tariats et 4 organismes équivalents à des ministères. Dix de ces portefeuilles étaient détenus par des militaires de la réserve ou de l’active. Les ministres directement ratta-chés à la Présidence de la République étaient au nombre de quatre. Le premier poste est celui du chef de la Maison Civile de la Présidence, équivalent à une fonction de coor-dination du cabinet ministériel. Il est assumé depuis février 2020 par le Général Braga Neto, général d’armée, ancien chef de l’Etat-Major de l’armée de terre, versé à la réserve peu de temps après avoir assumé sa nouvelle mission politique. Le second poste est celui de Ministre-chef du cabinet de sécurité institutionnelle (GSI), assumé depuis le 1er janvier 2019 par le Général Augusto Heleno, général quatre étoiles à la retraite. Le porte-feuille de secrétaire du gouvernement est détenu par le Général Luiz Eduardo Ramos, général d’armée encore en activité. Enfin, le quatrième portefeuille, celui de Secrétaire général de la Présidence, est occupé par un ancien Major de la Police Militaire, Jorge Oliveira. Ainsi, la gestion du palais présidentiel et la garde rapprochée du chef de l’Etat sont totalement militarisés.


Les services de la Présidence et les autres organes directement rattachés à la Présiden-ce font travailler aujourd'hui un peu plus de 3200 fonctionnaires civils et militaires. Le seul GSI mobilise 1141 militaires de tous grades (principalement des officiers intermé-diaires, supérieurs et généraux de l’Armée de terre). Le GSI (voir encadré) est l’organe de l’exécutif qui concentre aujourd’hui le plus grand nombre de militaires de l’active et de la réserve.







Au sein du gouvernement proprement dit, six portefeuilles ministériels sont détenus par des hommes appartenant aux forces armées. C’est le cas de la Défense, ministère dirigé depuis le début du mandat de Bolsonaro par le général d’armée réserviste Fernando Azevado e Silva. Au sein du cabinet du ministre, de la haute administration et des direc-tions générales de la Défense, on ne compte pas moins de 1250 collaborateurs militaires (dont 307 issus de l’Armée de terre, 480 originaires de l’Armée de l’air et 395 marins). Le ministère des Mines et de l’Energie est dirigé par l’Amiral de réserve Bento Albuquerque. Le ministère des sciences et technologie est dirigé par le lieutenant-colonel de réserve de l’Armée de l’air Marcos Pontes. Le capitaine de réserve de l’Armée de terre Tarcisio Freitas détient le portefeuille des infrastructures. Le général Eduardo Pazuello assume depuis mai dernier par intérim le poste de Ministre de la Santé. Enfin, le capitaine de l’Ar-mée de terre Wagner Rosario détient le portefeuille de Ministre de la Transparence. Sur l’ensemble des ministères hors la Défense qui ne sont pas directement rattachés à la Présidence, on recensait en juin 2020 326 collaborateurs d’origine militaire occupant des postes au sein de cabinets et de directions générales.


Au total, au niveau de l’exécutif fédéral 2716 postes sont aujourd’hui occupés par des militaires d’active et de la réserve. Outre les 10 officiers généraux détenant des porte-feuilles ministériels, on estime que plus de 1000 officiers (intermédiaires, supérieurs et généraux) occupent des postes de confiance au sein du gouvernement Bolsonaro (cabi-nets ministériels, directions d’administrations centrales et d’organismes relevant de l’Etat central). Sur les décennies passées, seul le gouvernement du Maréchal Castelo Branco, constitué après le coup d’Etat de 1964 comptait plus de ministres issus des forces ar-mées que le gouvernement Bolsonaro (12 contre 10). Aucun des Présidents qui ont suc-cédé à Castelo Branco pendant la dictature n’ont appelé autant de ministres militaires que Bolsonaro.


Un malentendu initial.


La participation d'officiers au gouvernement est fondée à l’origine sur une convergence idéologique et un énorme malentendu. Le monde militaire connaît très bien Jair Bolso-naro dont la carrière sous les drapeaux a été aussi météorique que traumatisante pour l’institution. Après une formation de quatre ans à l’Academie militaire d’Agulhas Negras, Bolsonaro est devenu officier de l’Armée de terre en 1977. Il servira dans cette force (comme parachutiste) pendant onze ans, obtiendra le grade de capitaine et sera con-traint de passer à la réserve en 1988 pour désobéissance et des problèmes graves de conduite. Il a alors commencé une longue carrière politique, d’abord comme membre de l’assemblée municipale de Rio de Janeiro (jusqu’en 1990) puis comme député fédéral de l’Etat au cours de sept mandats consécutifs. Sa trajectoire parlementaire sera aussi terne que longue. Membre de la Chambre des députés pendant 28 ans, il n’est parvenu à faire adopter que trois projets de loi qu’il avait rédigés. Il aura appartenu à ce que l’on appelle le "bas clergé" au sein de l’institution parlementaire. Bolsonaro aura cependant régulière-ment défrayé la chronique et sera fréquemment dénoncé auprès de la Commission d’éthique de l’assemblée en raison de ses attaques récurrentes contre les femmes, les homosexuels, les partis de gauche, la démocratie et de sa défense répétée de la dicta-ture militaire. Les propos du député Bolsonaro étaient si déplacés et insensés qu’ils ont fini par faire passer le député pour une figure folklorique que personne ne prenait vraiment au sérieux. Lors du scrutin de destitution de la Présidente Dilma Rousseff en août 2016, le député annoncera son vote favorable en soulignant que ce choix était "contre le communisme, pour notre liberté, contre le forum de São Paulo, pour la mé-moire du Colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, la terreur de Dilma Rousseff, pour l’ar-mée de Caxias, pour nos forces armées, pour le Brésil au dessus de tout et Dieu au dessus de tous…"[1].


Jair Bolsonaro a construit sa carrière de parlementaire en se présentent comme un dé-fenseur des secteurs les plus conservateurs des forces armées, ceux qui n’ont jamais vraiment accepté le régime démocratique restauré après 1985. Toute sa vie durant, il n’a cessé de répéter que la dictature de 21 ans avait empêché l’instauration d’un pouvoir communiste et constitué une période d’ordre et de progrès de la nation. Il s’est aussi spécialisé comme élu dans la défense des intérêts corporatistes du monde militaire (salaire des soldats, budget de défense). Dans les années 1990, il s’assure ainsi l'appui et la sympathie de membres des Etats-Majors et de soldats de la troupe.




Le futur candidat Jair Bolsonaro visite les casernes dans les années 2000.


Dès la réélection de Dilma Rousseff en octobre 2014, Jair Bolsonaro entre en précam-pagne pour le scrutin présidentiel de 2018. Il a compris que dans un pays lassé par la gauche au pouvoir et l’incapacité de l’Etat de répondre aux demandes de la société en matière de justice, de sécurité et de lutte contre le crime organisé, un espace politique s’ouvrait pour un candidat de l’extrême droite radicale. Tous les ans, entre 2014 et 2018, il participera à la cérémonie de remise des diplômes des cadets à l’Académie dont il est lui-même issu. Il cultive ses liens et le capital de sympathie qu’il a su constituer auprès de la troupe. Ce politicien local va aussi élargir sa clientèle électorale en défendant à la Chambre les intérêts des militaires mais aussi ceux de professionnels appartenant à d’autres organes de sécurité et de défense comme la Police Militaire. Ses fils seront également engagés dans la vie politique. Ils vont contribuer à élargir la base électorale de leur père en développant une stratégie populiste destinée à capter le soutien d’un électorat de la droite radicale en utilisant des techniques de manipulation digitales so-phistiquées sur les réseaux sociaux. Cette base électorale va en outre intégrer progres-sivement d’importants leaders des églises évangéliques, groupes religieux qui connais-sent un essor considérable à la périphérie des grandes métropoles brésiliennes à partir du début des années 1990.


En mars 2016, le député officialise sa candidature à l’élection présidentielle. L’ancien capitaine se présente alors comme un candidat conservateur, ennemi de la corruption, antisystème, défenseur des valeurs familiales et partisan d’une politique de répression ferme dans le domaine de la sécurité publique. Dès 2016, des membres des Etats-Majors conservateurs, vont considérer avec intérêt la candidature de Jair Bolsonaro. Dans ce groupe, très nombreux sont les officiers généraux de l’active, de la réserve ou retraités qui sont des adhérents de longue date du club militaire de Rio de Janeiro, une institution particulièrement active dans la diffusion des théories conspirationnistes qui dénoncent l’emprise d’un "marxisme culturel" sur la société brésilienne, le règne d’un relativisme moral et l’affaiblissement des traditions de l’occident chrétien. Ces chefs militaires in-fluents défendent eux aussi la dictature militaire. Ils n’acceptent pas une République qui laisse l’Etat devenir l’instrument de l’enrichissement d’une classe politique cupide. La multiplication des scandales de corruption et de détournements de fonds publics sur les dernières années de la gauche au pouvoir les a ulcérés. Ils militent en faveur du rétablis-sement d’un ordre moral, craignent un retour de Lula au pouvoir en 2018, ambitionnent de restaurer un Etat respecté, respectable, défenseur de l’intérêt national et protégé des errements d’une démocratie trop libérale.


Les officiers généraux qui s’intéressent à Bolsonaro connaissent l’homme de longue date. Ils n’ignorent rien de son passé militaire peu glorieux. Ils savent aussi que l’ancien capi-taine est populaire dans les casernes, que ce parlementaire hors norme a régulièrement défendu les intérêts de la corporation militaire au Congrès. Ils connaissent encore les limites de ce personnage autoritaire, sectaire, agressif, vindicatif et obtus. Pourtant, ce groupe d’officiers considère que la victoire de l’ancien capitaine au scrutin de 2018 pour-rait être une occasion historique. Cette victoire permettrait d’installer à la tête du pays un gouvernement conservateur de droite, énergique, capable de rétablir un fonctionnement normal des institutions et d’en finir avec les dérives morales d’une république jugée apathique et veule. Pour ces militaires attachés à l’ordre et à la discipline, il s’agit d’en finir avec la corruption généralisée, de rétablir le primat de la loi et du bien public, d’encadrer la démocratie représentative, de circonscrire le pouvoir des Juges. Ces gradés sont les héritiers d’une vieille tradition au sein de l’institution militaire brésilienne. Celle-ci se con-sidère depuis des lustres comme le tuteur d’une société civile instable, incapable par elle-même de gérer les conflits qui la traversent, menacée souvent par un risque d’af-frontements ouverts et violents. Les forces armées ont la mission de compenser une telle impuissance en rétablissant et en soutenant un Etat fort, capable d’assurer la paix civile, le respect de l’ordre et donc le progrès de la nation. En ce début du XXIe siècle, après plus de trente ans de régime démocratique, rares sont les officiers généraux et su-périeurs qui envisagent d’assumer cette mission en recourant à un coup de force, une rupture institutionnelle brutale. Les circonstances ne sont pas réunies pour un tel scé-nario. Pour mettre des limites au jeu démocratique, le "tuteur" doit épouser les règles du jeu, s’en servir pour les redéfinir ensuite.




Mai 2018 : Le général Hamilton Mourão fait ses adieux à l'Armée avant de se porter candidat à la Vice-Présidence et former un ticket avec Jair Bolsonaro.


Bolsonaro n’est pas le candidat idéal dont ces militaires ont pu rêvé. Pourtant, ils vont rejoindre la campagne du candidat. Deux évènements viennent renforcer cet enga-gement au cours de l’année 2018. Le premier est l’inconstance que va manifester la pouvoir judiciaire après l’arrestation et l’incarcération de l’ancien Président Lula en avril. Sur les mois qui suivent, la Cour suprême et des magistrats de rang inférieur envisagent à plusieurs reprises de libérer le condamné. La Justice va aussi longtemps tergiverser avant d’empêcher (conformément à la loi) le prisonnier de se présenter au scrutin prési-dentiel. Le second épisode est la grève des camionneurs qui paralysera pendant plu-sieurs semaines le pays en mai 2018. La campagne est officiellement lancée en aout 2018. Jair Bolsonaro a constitué un ticket avec le général réformé Hamilton Mourão, com-me candidat à la vice-présidence.


Le candidat Bolsonaro n’a pas de programme structuré mais multiplie les phases provo-catrices et assassines contre le système politique en place. Encore marginal au début de sa campagne, il va bénéficier du renfort de ces officiers généraux conservateurs qui vont l’appuyer. La présence de ces gradés aux côtés du député confère un peu de sérieux à ce prétendant qui semblait folklorique et marginal. Bolsonaro va recevoir ainsi le soutien de personnalités expérimentées en matière de logistique, de gestion de ressources humaines, de planification, de discipline et de respect de la hiérarchie. Ces soldats croient que le puissant mouvement d’opinion qui a ruiné la réputation et le crédit des leaders politiques de tous bords, des partis, de la presse et des autres institutions va créer une conjoncture particulière, une conjoncture qui permettra au futur exécutif de remettre de l’ordre dans la gestion des affaires publiques et de la société, de rétablir l’Etat même si le prochain Congrès crée des obstacles.


Ces soldats vont donc s’allier à un ensemble de forces politiques réunissant à la fois une extrême-droite très radicalisée, les leaders des églises évangéliques et de multiples fac-tions ambitionnant d’en finir avec la corruption, la gauche ou même la démocratie. Le projet commun de cette mouvance est pourtant assez différent de celui des hommes en uniforme. Les généraux qui intègreront l’exécutif fédéral à partir de janvier 2018 parta-gent une culture hiérarchique de discipline. Ils imaginent que le nouveau Président va construire un bon gouvernement, ordonné, harmonieux. La mouvance des forces bolso-naristes est elle engagée dans une guerre culturelle. Son ambition n’est pas de stabiliser des institutions mises à mal par les scandales politico-financier qui ont accompagné la fin de la gauche au pouvoir. Son programme ne consiste pas à rétablir un fonction-nement harmonieux et équilibré des trois pouvoirs. Son projet est au contraire de main-tenir et d’alimenter en permanence le climat de tension et de polarisation qui s’impose dans le pays depuis quelques années. Ce courant conservateur très réactionnaire entend bien, une fois installé au pouvoir, se consacrer entièrement à la guerre contre le "mar-xisme culturel". Il ne s’agit pas de rétablir la paix civile et le fonctionnement normal des institutions. Il s’agit au contraire d’amplifier la crise politico-institutionnelle, de provoquer le chaos, de cultiver et de provoquer les tensions et les conflits avec les institutions en place et avec les autres courants politiques. Les militaires conservateurs ont cru qu’ils pouvaient nouer une alliance stratégique avec ces conservateurs radicaux d’extrême-droite. Pour ces derniers, l’alliance est tactique. Elle présente plusieurs avantages.


Bolsonaro, sa famille et les factions de l’extrême droite qui soutiennent la dynastie ont eu besoin de militaires pour constituer et structurer l’exécutif gouvernemental. La mou-vance bolsonariste ne disposait pas de cadres qualifiés en nombre suffisants pour occu-per des postes ministériels, constituer des cabinets et piloter la haute administration. Refusant de former un gouvernement d’ouverture et de faire appel aux leaders de formations de la droite classique et du centre, le clan entourant l’ancien capitaine a donc choisi de recourir à des militaires réformés ou retraités, sans expérience politique mais détenteurs de solides compétences techniques et administratives. Les leaders bolso-naristes n’ont évidemment pas choisi de s’associer à n’importe quels militaires. Les officiers généraux et supérieurs qui ont rejoint l’équipe gouvernementale et contribué à la formation de l’administration Bolsonaro partagent la vision conservatrice de la société que revendiquent les bolsonaristes, ils revendiquent une philosophie politique inspirée par les courants néo-conservateurs radicaux d’origine nord-américaine. Au-delà de cette proximité idéologique et de la contribution essentielle de militaires à la mise en place, à la structuration et au fonctionnement de l’exécutif, leur forte présence au sein du gou-vernement et de la haute administration a un autre avantage, fondamental pour les bolsonaristes les plus radicaux.




Bolsonaro et plusieurs de ses ministres issus des Etats-Majors.



La militarisation du pouvoir permet de convaincre la société que le Président est entouré d’une garde prétorienne qui n’hésitera pas à imposer la suspension des autres institu-tions républicaines si le mandat du chef de l’Etat venait à être menacé. Les généraux qui peuplent le palais présidentiel et plusieurs ministères ont accepté une alliance parce qu’ils voulaient imposer plus de rationalité et de bon sens dans la conduite des affaires publiques, lutter contre la politisation extrême de la gestion de l’Etat et contribuer à la lutte contre la corruption.


De leur côté, Bolsonaro, ses fils et ses adeptes ont privilégié la nomination de militaires afin précisément de militariser un exécutif et avec l’objectif d’intimider ainsi le Congrès et le Pouvoir judiciaire. L’ancien capitaine et ses proches ont en quelque sorte "vampirisé" l’image des forces armées pour les utiliser dans la guerre qu’ils entendent mener afin de neutraliser les institutions démocratiques. Ils entendent ainsi tétaniser ces institutions en suggérant que toute remise en cause de la Présidence aurait pour effet de mobiliser sa garde prétorienne. Depuis plus de 18 mois, une Administration fédérale faible s’entoure

de plus en plus de militaires pour simuler la force, se préserver ainsi en intimidant les deux autres pouvoirs[2]. La menace de la rupture institutionnelle, du coup d’Etat exécuté par la garde prétorienne doit permettre à l’exécutif de faire plier les deux autres pouvoirs, de contraindre les Juges de la Cour Suprême à la passivité, de transformer le Congrès en chambre d’enregistrement avant de suspendre son fonctionnement….Au sein du gouver-nement comme dans l’espace public et sur les réseaux sociaux, les bolsonaristes mè-nent un combat contre la démocratie représentative et l’Etat de droit. L’alliance des mili-taires issus des Etats-Majors est une alliance tactique.


Un Président indomptable.


La thèse a été défendue par de nombreux analystes dès le début du gouvernement Bolsonaro. Le président élu serait sous la tutelle des militaires. Il serait même l’instrument d’une stratégie de neutralisation des institutions républicaines particulièrement perverse conçue par les Etats-majors. L’ancien capitaine consacre l’essentiel de son énergie depuis qu’il est chef de l’Etat à provoquer des crises institutionnelles. Avec ses partisans sur les réseaux sociaux et dans les rues, il ne cesse d’attaquer le système politique, la Justice, les élus et leaders du Congrès, les gouverneurs des Etats, les maires, la presse et les médias. Rares sont les semaines depuis janvier 2019 sans déclaration borderline, propos agressif, violent, absurde ou déplacé contre les opposants, les minorités, les fem-mes, les journalistes, les gouvernements de pays étrangers, la communauté scientifique, les universitaires, les défenseurs de l’environnement ou tous ceux qui ne se rangent pas derrière ce Président hors norme.



Depuis mars 2020, la gestion de la crise sanitaire a donné une illustration caricaturale de la posture d’un chef de l’Etat populiste totalement investi dans la séduction de sa clique d’adeptes et de partisans fanatisés, incapable de prendre la mesure de la catastrophe qui accablait le pays. Il a tour à tour dénoncé les gouverneurs qui tentaient de faire face, imposé une manipulation des statistiques de contamination et de décès, refusé de pra-tiquer des gestes-barrières élémentaires, proclamé à l’envie que la pandémie n’était qu’une petite grippe mais attribué à la Chine la responsabilité de la propagation d’un virus et d’une opération destinée à faire tomber son gouvernement. La tragédie sanitaire aura été aggravée au Brésil par une tragédie politique. A aucun moment le chef de l’Etat n'aura été capable manifester la moindre compassion pour les victimes. Par contre, il aura été capable de provoquer la démission de deux ministres de la santé (le dernier sera remplacé par un militaire qui n’a aucune compétence en médecine ou santé pu-blique), de flatter ses partisans qui ne voulaient pas entendre parler de confinement ou d’encourager des manifestations de rues contre le Congrès, la Cour suprême, le sys-tème….




Mai 2020 : Manifestion de bolsonaristes exigeant une intervention militaire et la fermeture du Congrès National et de la Cour Suprême (STF).


La presse et les analystes se demandent depuis des mois comment les militaires du gouvernement parviennent à accepter et à supporter cette posture qui alimente en per-manence les conflits, les tensions, les blocages entre institutions, amplifie la polarisation (voire la violence) au sein de la société civile. Selon plusieurs universitaires experts en questions militaires, l’incontinence verbale, l’agressivité, la transgressivité, l’art de créer le chaos que démontre le Président et ses partisans les plus radicaux serviraient parfai-tement les desseins des militaires. Acteur d’un scénario conçu par les Etats-Majors, Bolsonaro serait chargé de créer le désordre, d’empêcher une diminution de la polari-sation politique, d’exacerber les tensions. Le chef de l’Etat, ses fils, son clan de partisans fanatiques seraient des agents provocateurs au service des Etats-Majors. Le Président est le principal acteur visible d’une chorégraphie écrite par les officiers généraux. Il met le feu pour permettre aux militaires d’apparaître ensuite comme des pompiers dévoués. Le chef de l’Etat peut ainsi susciter des manifestations de ses troupes contre la Cour Suprême, le Congrès et les parlementaires. Dans un premier temps, les militaires du gou-vernement vont souligner qu’ils ne peuvent pas réagir car ils respectent les règles de la démocratie. Les institutions attaquées répliquent alors. Les élus du Congrès peuvent aller au-delà de dénonciations en ajournant le débat et le vote d’un projet soumis par l’exécutif ou en rejetant le texte. Les magistrats de la Cour Suprême vont ouvrir une enquête pour identifier les liens existants entre les manifestants et les proches du Président.


Les militaires qui intègrent l’exécutif insinuent alors que ce sont les Juges et les parle-mentaires qui ne respectent pas la démocratie, qu’ils dépassent des limites qui ne devraient pas être franchies, qu’ils portent atteinte aux droits de l’exécutif et empêchent le chef de l’Etat élu par une majorité de la population de gouverner. Cette gestuelle tactique n’a évidemment pas pour effet de rétablir un climat de concorde au sein d’une société civile extrêmement polarisée. C’est précisément un climat de crise qu’il faut en-tretenir pour justifier si besoin était dans l’avenir une intervention claire et explicite des militaires lorsque le chaos institutionnel sera à son paroxysme, que l’instabilité politique deviendra insupportable, que la paix civile sera effectivement menacée. Pour reprendre l’expression d’un des concepteurs de cette thèse, Bolsonaro et ses partisans fonction-neraient dans ce nouveau mode de gouvernement comme un paratonnerre sans con-ducteur de descente permettant d’écouler à la terre le fluide électrique contenu dans le nuage orageux et d’empêcher la foudre de tomber.


La thèse peut séduire. Elle ne permet pas de rendre compte d’évènements majeurs qui ont marqué les 500 premiers jours du mandat. A plusieurs reprises, les militaires de l’exé-cutif sont entrés en conflit avec les leaders bolsonaristes et la famille du Président. Ils ont souvent du s’incliner. Certains d’entre eux ont même du démissionner. Depuis le début de la crise du covid-19, Jair Bolsonaro tente de neutraliser toute tentative d’engager une procédure de destitution au Congrès en cherchant à s’associer des parlementaires du centrão, ce marais formé par plus de 200 députés et plusieurs dizaines de sénateurs prêts à vendre leur appui à un exécutif qui sait payer le prix demandé. Devant ce retour spectaculaire de la vieille politique, les militaires du gouvernement se taisent….En réalité, au sein de l’Administration Bolsonaro, les généraux ne sont pas des superministres qui manipuleraient des marionnettes dociles. Ils sont traités comme les titulaires de porte-feuilles civils. Ils sont certes consultés par le chef de l’Etat mais ce dernier prend seul ses décisions. Disciplinés, les militaires du gouvernement obéissent au commandant. Et celui qui se trouve en situation de commander s’appelle Bolsonaro…


Ce dernier n’est pas sous la tutelle d’un quarteron de généraux qui feraient la pluie et le beau temps en coulisse. La rumeur selon laquelle Bolsonaro serait devenu au fil des mois un personnage sous l’emprise de ses collaborateurs venus des casernes est propa-gée par les généraux eux-mêmes qui valorisent ainsi leurs nouvelles fonctions. Pourtant, il n’y a pas de junte militaire coordonnée par le général Braga Netto qui dirigerait la Présidence et définirait le rôle et le jeu d’un Président fantoche.


Sur les dix officiers généraux qui détiennent aujourd’hui des portefeuilles ministériels, huit sont des militaires de la réserve[3]. Le général Luiz Eduardo Ramos qui assume le poste de secrétaire du gouvernement appartient encore à l’armée d’active mais devrait prochainement être versé à la réserve. Seul le général Pazuello (ministre de la santé par intérim) appartiendra encore à l’armée d’active. Certes, plusieurs des généraux occupant des postes clés sont encore proches de la troupe[4]. Aucun n’exerce évidemment de fonction de commandement. Il n’est d’ailleurs pas certain que les chefs d’Etats-Majors actuels soient exactement alignés sur les choix politiques faits par leurs collègues ap-partenant au gouvernement. Depuis plusieurs mois, le général Edson Leal Pujol, com-mandant en chef de l’Armée de terre laisse entendre qu’il ne partage pas tous les choix de l’exécutif, notamment en matière de lutte contre la pandémie du Covid-19. Les officiers généraux des trois armes qui exercent effectivement des fonctions de comman-dement se gardent de toute expression publique.


Les militaires de la réserve que Bolsonaro utilise pour menacer la démocratie et affaiblir les institutions républicaines ne sont donc pas dans une situation confortable. Ils ne représentent pas leur institution d’origine au sein du pouvoir et ne constituent pas un haut commandement qui serait assuré de l’appui inconditionnel des officiers d’active qui disposent de troupes. Pourtant, leur participation à un gouvernement de moins en moins populaire écorne sérieusement l’image et la réputation des forces armées. Le soutien qu’ils apportent à une dynastie familiale dont la moralité ne semble pas à toute épreuve[5] suscite des critiques au sein même du monde militaire. Des officiers généraux de l’active et en position de commandement demandent désormais à ceux de leurs col-lègues qui participent à l’exécutif mais ne sont pas encore ni réservistes, ni retraités de clarifier rapidement leur situation.


Jusqu’où l’institution et les officiers généraux du gouvernement sont-ils prêts à suivre Bolsonaro ? Quelle sera leur attitude après la crise du Covid-19 lorsqu’il faudra faire le bilan de la gestion par l’exécutif d’une catastrophe sanitaire et humanitaire dont l’ampleur aurait pu être limitée ? Comment aborderont-ils la phase post-covid dans un pays con-fronté à la fois à un récession économique majeure, au délabrement provoqué de son système politico-institutionnel et à la dégradation de la situation sociale ?


Il n’est pas certain que le bolsonarisme puisse encore miser longtemps que le soutien des Etats-Majors…

A suivre : Les scénarios des militaires.

 

[1] Le Colonel Brilhante Ustra a été le premier militaire accusé par la Justice brésilienne pour crime de torture. Pendant le régime militaire, il a été entre 1970 et 1974 chef du DOI-Codi de l’Armée de terre à São Paulo, organe de répression. Sous ses ordres, près de 50 personnes seront assassinées ou disparaitront. Plus de 500 autres détenus politiques se-ront torturés. [2] Le Président et ses proches ont consolidé ce soutien et cette participation en répon-dant aux demandes très concrètes (budget de défense, soldes, retraites) des forces armées. Le millier d’officiers d’active et de réserves occupant des postes de confiance au sein de l’exécutif bénéficient de rémunérations plus élevées que dans leur corps d’ori-gine. La réforme des retraites adoptée en 2019 a maintenu pour l’essentiel le système de pensions très avantageux des militaires. Les soldes ont été augmentées. La Marine a été soutenue pour créer une entreprise publique de construction de navires de guerre. Les crédits attribués à la défense dans le budget de 2020 ne peuvent pas être bloqués (y compris les crédits permettant la construction d’un sous-marin nucléaire et l’acquisition de plusieurs avions de chasse). Même après la crise du Covid-19, la récession qui com-mence et l’aggravation du déficit budgétaire, les militaires sont assurés de voir les crédits de défense progresser dans le budget de 2021. [3]Le militaire d’active est une personne qui assume un poste, une mission, un service ou une activité de nature militaire à l’intérieur de l’une des trois forces armées, au sein des services de la Présidence de la République, de la Vice-Présidence, du Ministère des armées ou d’autres organes liés aux forces armées. Un simple soldat qui n’a pas progres-sé en grade peut demeurer dans l’armée d’active jusqu’à l’âge de 44 ans. La limite s’élève en fonction de la position occupée dans la hiérarchie. Elle est aujourd’hui de 66 ans pour un général d’armée ou grade équivalent. Une fois la limite d’âge atteinte, le militaire est versé dans la réserve. Un militaire réserviste peut être conduit à reprendre du service sur convocation de son corps d’appartenance et en cas de mobilisation. Le simple soldat demeure réserviste jusqu’à l’âge de 56 ans. La limite d’âge s’élève en fonction de la position occupée dans la hiérarchie. Elle est aujourd’hui de 68 ans pour un officier-géné-ral. Une fois la limite d’âge atteinte, le militaire est réformé, c’est-à-dire définitivement retraité et détaché du service. Un militaire peut être réformé avant d’avoir atteint l’âge limite en cas d’invalidité, d’incapacité physique définitive ou d’une condamnation qui le contraint à quitter les forces armées. [4] Ainsi, le Général Braga Neto (chef de la maison civile, coordinateur du gouvernement) a été commandant des armées de terre de l’Est de 2016 à 2018, puis responsable de l’opération de maintien de l’ordre à Rio de Janeiro de février 2018 à mars 2019. Pour sa part, le général Luiz Eduardo Ramos a commandé a été chef-adjoint de l’Etat Major de l’Armée de terre entre 2017 et 2018, avant de devenir commandant en chef de l’Armée de terre sur le Sud-Est du pays entre 2018 et 2019. Citons encore le cas du Général Eduardo Pazuello (Santé) qui a exercé une fonction de commandement jusqu’en mai dernier. [5] Depuis la fin 2018, le parquet de Rio de Janeiro enquête sur un système d’emplois fic-tifs et de détournements de salaires de fonctionnaires qui aurait fonctionné au cabinet d’un fils de Jair Bolsonaro (Flavio Bolsonaro) alors qu’il était élu de l’assemblée muni-cipale. Le 18 juin dernier, Fabricio Queiroz, un ex-conseiller de Flavio qui était en fuite depuis des mois a été arrêté. Il était caché dans la résidence secondaire de l’avocat de la famille Bolsonaro. Ancien officier de la Police militaire, Queiroz est soupçonné d’être membre de groupes paramilitaires qui dominent certains quartiers de Rio avec la com-plicité de responsables politiques en vue. L’enquête est très embarrassante pour Jair Bolsonaro qui avait fait de la lutte anticorruption l'un des grands thèmes de sa campagne électorale en 2018.

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