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Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

Illusions et impasses de la réforme agraire (6).


La fin d’une mobilisation anachronique.

A partir du milieu du XXe siècle et sur quelques décennies ensuite, le thème de la ré-forme agraire a été considéré au Brésil comme un enjeu politique majeur. Plusieurs don-nées objectives justifiaient alors l’importance accordée à cette problématique. En 1950, 63,8% des Brésiliens (33,1 millions de personnes) vivaient dans le monde rural. Ce pour-centage était encore de 54,9% dix ans plus tard. Une pauvreté largement répandue, une mise en valeur des terres déficiente, des conditions de travail d’un autre âge pour les travailleurs agricoles : c’est ainsi que l’on pouvait alors décrire le contexte économique et social des campagnes. A l’époque, une réforme agraire accompagnée d’un énorme effort de formation technique des populations aurait sans doute fait reculer la pauvreté en milieu rural. L’Etat brésilien a préféré impulser à partir des années 1970 un processus de modernisation rapide de l’agriculture afin d’accroître rapidement l’offre de denrées ali-mentaires et de couvrir les besoins d’un pays en voie d’urbanisation accéléré. Des grandes cultures aux productions animales, en passant par le maraîchage et les plan-tations pérennes (café, canne-à-sucre), tous les secteurs vont entrer dans l’ère de la mé-canisation, de l’utilisation d’intrants (semences, engrais, produits phytosanitaires) perfor-mants, de l’intégration au sein de filières de plus en plus compétitives. La terre a été de mieux en mieux exploitée. Au Brésil comme ailleurs, la productivité agricole a connu une progression spectaculaire et les besoins en main-d’œuvre ont chuté. Sur les dernières décennies, la population rurale n’a cessé de baisser, en termes absolus comme en ter-mes relatifs. On comptait en juillet 2020 30,178 millions de ruraux, soit 14,25% de la population résidente estimée à 211,756 millions d’habitants [1].

En 1960, la terre était encore le facteur de production par excellence. Aujourd’hui, elle est devenue un facteur de production parmi beaucoup d’autres. Certes, en 2020 comme dans le passé, une famille détenant un lot de terre peut assurer la couverture de ses besoins alimentaires de base lorsque les conditions sont réunies pour atteindre ce résul-tat (bonne maîtrise des savoir-faire traditionnels, régularité des conditions climatiques, absence de risque sanitaire). L’exploitation du lot de terre à des fins d’autosubsistance ne permet pas à l’unité familiale d’améliorer ses revenus, de sortir de la pauvreté, de diver-sifier sa consommation, de s’intégrer à la vie économique et sociale. Cela signifie que la propriété du foncier ou le droit reconnu d’usage ne sont plus à eux seuls des leviers du développement agricole. Dans ces conditions, la revendication que portent des organi-sations comme le MST et une politique de redistribution du foncier comme celle que le Brésil a mis en œuvre depuis plusieurs décennies ne sont plus en adéquation avec les réalités du monde agricole du XXIe siècle. Longtemps, le MST et les associations simi-laires ont semblé croire que la solution à la pauvreté en milieu rural passait par l’octroi de terres à ceux qui n’en avaient pas.

Aujourd’hui, lorsque l’on prend en compte les changements intervenus dans l’agriculture et au sein d’un monde rural mieux insérés au tissu économique et social, cette reven-dication apparaît comme inadaptée et désuète. Les difficultés qu’affrontent des millions de ruraux ne sont pas nécessairement liées à l’impossibilité d’accéder à la terre et de l’ex-ploiter. Elles sont plus fréquemment associées à l’absence d’un revenu stable et suffisant pour disposer de conditions de vie dignes. Ce revenu peut avoir pour origine une activité d’exploitant agricole sur une terre dont on est propriétaire ou occupant légal. Il peut aussi être généré par une activité de salarié déclaré sur les exploitations ou les domaines agricoles de tiers. De nombreuses filières agricoles modernes permettent désormais de fournir aux salariés des rémunérations de niveaux supérieurs à ceux que peut espérer dégager un petit exploitant familial.

Les mouvements qui exigent depuis des décennies une redistribution du foncier veulent ignorer les mutations de l’agriculture et les progrès sociaux que ces changements ont apporté. Depuis trente ans, pour réduire l’ardeur et l’agressivité du MST et de ses concur-rents, les gouvernements leur ont donné satisfaction, même quand ils savaient que la multiplication d’installations déboucherait sur une impasse. Sous les gouvernements Lula, lorsque le Mouvement des Travailleurs sans Terre dépassait les limites tolérables (par exemple en occupant des domaines agricoles productifs ou des édifices publics), les autorités élevaient le ton pour la forme mais elles augmentaient de façon significative les crédits finançant indirectement les mouvements de "sans terre" en question. Elles encourageaient ainsi des mobilisations et des occupations d’exploitations. En entretenant un climat de tensions sociales (voire de guerre civile) dans les campagnes, les gouver-nements ont ralenti le rythme de modernisation de l’agriculture et les progrès que le secteur pouvait apporter en termes de développement régional et d’amélioration de la situation sociale. De façon générale, sur les dernières décennies, l’Administration fédé-rale a pérennisé une politique de redistribution foncière et encouragé des mouvements revendicatifs devenus anachroniques et stériles.

Un pilier de l’économie nationale et….locale.

Qu’elle soit de type familial ou gérée par des entreprises, l’agriculture moderne est au-jourd’hui un des piliers de l’économie nationale. Certes, la contribution des exploitations agricoles au PIB est inférieure à 5%. Mais l’ensemble des activités liées à l’agriculture (la branche que l’on désigne au Brésil sous le terme d’agro-négoce) représente selon les années de 20 à 22% de la richesse produite dans le pays et ce taux varie peu depuis dix ans. Le travail de la terre fournit encore des emplois à plus de 8 millions de personnes, soit l’équivalent de 8,6% de la population active occupée (2019) [2]. Cette agriculture est désormais intégrée au sein de complexes agro-industriels. Elle génère des débouchés et des emplois pour toutes les industries et activités d’amont fournisseurs d’intrants. Elle représente des marchés porteurs pour les secteurs du machinisme agricole, des équipe-ments divers utilisés sur les propriétés (traction, outils de semis, de récolte, matériel d’élevage, etc.). Enfin l’ensemble des segments de l’agro-négoce cités représentent des marchés et des fournisseurs de produits pour une économie de services en plein essor sur le monde rural comme en milieu urbain. Des cabinets d’agronomes qui apportent un conseil aux exploitants en passant par les services vétérinaires, les banques spécialisées en crédit à l’agriculture, la logistique, la restauration hors foyer ou la distribution, la production réalisée sur les exploitations agricoles et les plantations assure le dévelop-pement d’une vaste palette d’activité et d’emplois (plus de 6 millions d’actifs en 2019).

Evolution des emplois de la branche agro-négoce.

Source : CEPEA-ESALQ, Université de São Paulo (USP).

L’agriculture moderne nourrit la population brésilienne [3], elle a transformé le pays en puissance agro-exportatrice. Elle est aussi à l’origine de l’essor économique et social des régions où elle prospère. Sur les exploitations, depuis plus de 40 ans, c’est une véritable révolution technologique qui a eu lieu. En volume, entre 1976 et 2016, la production végétale et animale a été multipliée par quatre. La productivité totale des facteurs a aug-menté en moyenne de 3,08% sur la période. L’amélioration des conditions techniques de production (mécanisation, utilisation de l’agro-chimie et de semences plus performantes, fertilisation minérale, etc..) est à l’origine de 80,6% de la croissance de la production observée sur les domaines et exploitations agricoles. En moins de 50 ans, l’agriculture est passée du modèle traditionnel et archaïque dominé effectivement par le latifundiaire sous-productif à un système de production moderne. De très nombreux travaux et études ont retracé cette évolution qui a permis également de mettre en valeur le Centre-Ouest du pays et de le transformer en un des premiers pôles fournisseurs de grains de la planète.

Cette production agricole réalisée sur des exploitations modernes a été à l’origine d’un processus de croissance multisectorielle. Elle entraîne et tire le développement d’autres activités économiques, induisant la création d’emplois et de revenus à l’échelle de pôles régionaux. Sur de nombreux territoires où l’agriculture moderne est le pilier de la vie économique, la croissance est en général plus soutenue qu’ailleurs et le revenu moyen par habitant plus élevé. Plus important encore, l’Indice de Développement Humain (IDH) est supérieur à la moyenne des Etats où ces territoires sont localisés. C’est le cas par exemple d’agglomérations comme Maringá ou Cascavel, à l’ouest de l’Etat du Paraná. Sur les espaces ruraux de ces municipalités ou de communes voisines, une agriculture de type familial s’est développée depuis 50 ans, basée sur des cultures temporaires (soja, maïs, blé, sorgho) ou pérennes (café, canne-à-sucre), l’élevage intensif de volailles et de porcs ou la production laitière. La majorité des exploitations sont regroupées en coopé-ratives polyvalentes qui assurent l’approvisionnement en intrants (engrais, semences, produits phytosanitaires), la transformation et la commercialisation de produits à valeur ajoutée. En amont comme en aval, sur leurs unités ou indirectement chez les sous-traitants, ces coopératives génèrent d’importants revenus et un nombre élevé d’emplois à l’échelle à l'échelle des régions où elles opèrent.


Indicateur de développement humain d'Etats et de pôles agricoles.

Source : IPEA. L'IDH repose sur 3 composantes : l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le revenu par habitant. Les IDH les plus élevés dans le monde sont supérieurs à 0,9.

L’agriculture qui s’est développée depuis quelques décennies dans le Mato Grosso est l’incarnation de cet agro-négoce voué aux gémonies par les mouvements comme le MST. Sur cet Etat du centre-ouest, les structures agricoles sont très différentes de celles du Sud. En 2017, les propriétés atteignant 1000 hectares ou plus (9497 recensées, soit 8% du total des exploitations) géraient 80 % de la surface agricole utile de l’Etat. Les exploi-tations de plus de 10 000 hectares représentaient un effectif très réduit (868 entreprises) mais disposaient de 19 606 336 hectares (taille moyenne de 22 588 hectares), soit 35,75% de la surface agricole totale de l’Etat. Ces très grandes structures agricoles sont parfois contrôlées par des sociétés (c’est le cas pour 480 exploitations qui exploitaient au total 6 141 807 hectares en 2017) ou par des entrepreneurs individuels [4]. La concentration du foncier agricole, les impératifs d’économies d’échelle sur un Etat où les coûts d’instal-lation des cultures à l’hectare sont très importants, les niveaux de qualification de plus en plus élevés exigés des travailleurs agricoles et des exploitants : ces éléments aboutis-sent à une forte polarisation de l’agriculture. En 2017, un peu plus du quart des propriétés agricoles de l’Etat (31 749 établissements) pratiquaient une agriculture d’autosubsistance. Ces exploitations disposaient toutes de moins de 100 hectares. Les 86 698 exploitations restantes commercialisaient l’essentiel de leur production. Sur cet effectif, on peut consi-dérer que 37 383 propriétés se consacraient essentiellement à l’élevage bovin extensif. Les autres exploitations (49 315) étaient engagées sur des filières de cultures annuelles et pérennes (soja, maïs, coton, canne-à-sucre).

Les activités agro-industrielles et de services à l’agriculture se concentrent sur quelques pôles majeurs qui sont nés il y a moins de 50 ans. Sorriso, Sinop et Rondonopolis comp-tent parmi les villes qui se sont développées avec l’agro-négoce. Des industries d’en-grais, de semences et de défensifs agricoles, des centres de recherche de renommée mondiale, des services bancaires et des structures coopératives ont considérablement accru l’offre d’emplois sur ces localités depuis un demi-siècle. Dans les trois cas, le revenu moyen par habitant est très supérieur à celui de l’Etat. Les trois villes atteignent aussi des Indicateurs de Développement Humain supérieurs à la moyenne du Mato Grosso [5]. Ce constat vérifié depuis plusieurs années montre que l’effet multiplicateur des activités générées par l’agro-négoce bénéficie à l’ensemble de la collectivité. Le revenu est distribué, les emplois indirects augmentent en nombre, le commerce local est dynamisé. Il suffit d’avoir visité les "shoppings centers", les concessionnaires de véhicules, les grossistes en pharmacie des communes citées ici pour s’en convaincre.

La production agricole moderne génère et entraîne le développement de l’activité dans un grand nombre de secteurs associés, induisant la création d’emplois et la distribution de revenus dans un tissu social bien plus ample que le seul univers des exploitations. Le rural dynamise l’économie urbaine. Cette dynamique et l’effet d’enrichissement provoqué a évidemment affaibli sur plusieurs régions la crédibilité du discours et des propositions du MST qui n’a cessé depuis des années de présenter l’agro-négoce comme l’incarnation du mal, la manifestation d’un capitalisme funeste, incapable de générer un progrès social. La croissance économique, l’expansion et l’amélioration des services publics, le relèvement de tous les indicateurs sociaux sur les pôles géographiques du pays où l’agro-négoce prospère : tous ces éléments ont fini par affaiblit l’idéologie guerrière et socialisante du Mouvement des Travailleurs sans Terre. C’est une ironie de l’histoire : les rares assentamentos qui constituent aujourd’hui des pôles de développement écono-mique et social sont précisément les sites qui ont emprunté ou sont en train d’emprunter la logique de recherche de compétitivité, de mise en phase avec le marché, de performance technique qui est au cœur de l’agro-négoce moderne et que mettent en œuvre depuis des décennies les grands groupes coopératifs qui encadrent et soutien-nent l’agriculture familiale au Sud du pays. Affaibli par les progrès de l’agro-négoce, le mouvement des sans-terres doit désormais accompagner ses adhérents qui veulent se développer dans le cadre d’une économie de marché.

Les (vrais) paysans sans terre entrent dans l’agribusiness.

Depuis quelques années, le MST a révisé en profondeur sa stratégie. Les invasions d’ex-ploitations agricoles sont devenues moins nombreuses que dans le passé. La nouvelle priorité est de permettre aux bénéficiaires de la réforme agraire déjà installés de faire... du business. Quelques coopératives liées au mouvement sont parvenues à se dévelop-per en produisant et en commercialisant des céréales, des fruits, du maraîchage, du lait, des jus de fruits. Les familles d’agriculteurs assentados et adhérents de ces coopératives sont devenues des associées d’entreprises qui possèdent leurs propres marques com-merciales. Ces entreprises améliorent leur gestion et parviennent à vendre leurs produits aussi bien à des institutions publiques (écoles, hôpitaux) qu’à des chaînes de la grande distribution. Walmart, le géant des hypermarchés, est devenu client de coopératives du MST ! Sur les 162 coopératives pilotées par ces familles, quatre se distinguent par leur professionnalisme et le rythme de croissance de la production. Engagées dans la pro-duction et la commercialisation de produits laitiers, de jus de raisin et de riz, elles re-groupent 4 195 adhérents et ont dégagé en 2019 un chiffre d’affaires total de plus de 300 millions de réais (environ 67 millions d’euros) [6].

Plusieurs assentamentos sont donc désormais intégrés à l’agro-négoce ou sur le point de l’être. Si l’on s’en tient au discours des dirigeants du MST, le passage d’une démarche revendicative et militante à la recherche de l’efficacité économique serait la conséquence de l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro en janvier 2019. Pendant la campagne, le candi-dat annonçait que s’il gagnait, le mouvement serait considéré et traité comme une orga-nisation terroriste. Depuis son investiture, Bolsonaro n’a guère facilité la vie du MST. Il a poursuivi la réduction drastique du budget destiné à financer la politique de redistri-bution du foncier agricole, déjà engagée par ses prédécesseurs. Cette politique a effecti-vement privé le mouvement de fonds utilisés pour engager des occupations de terres. Elle freine la dynamique de création de nouveaux assentamentos. Depuis que Bolsonaro est Président, l’Etat fédéral et les gouvernements locaux n’hésitent plus à mobiliser les forces de sécurité pour empêcher ou interrompre des invasions de terres. Les respon-sables MST estiment donc que s’ils avaient appelé à de nouvelles mobilisations pour envahir des propriétés sur les derniers mois, ils auraient fait preuve d’irresponsabilité en exposant des familles à la réaction violente des propriétaires et des polices locales. En réalité, les nouvelles invasions et occupations de domaines et d’exploitations agricoles ont fortement diminué entre la fin du gouvernement Lula et l’Administration de Dilma Rousseff. Ce reflux n’est pas lié principalement à une politique de prudence qu’aurait adopté le MST face à des pouvoirs publics plus répressifs. Il est lié à l’évolution du profil des familles que le mouvement continue d’encadrer.


Des manifestations tapageuses à la gestion de la production agricole : récolte du riz sur un assentamento dans l'Etat du Rio Grande do Sul



L’organisation regroupe aujourd’hui pour l’essentiel des exploitants familiaux (gérant des structures petites ou moyennes) qui sont devenus propriétaires de leurs terres ou devraient le devenir dans un proche avenir [7]. La base sociale du mouvement s’est ré-duite et a changé de nature. Elle est désormais dominée par des familles qui ont acquis le droit d’occuper des terres grâce à la réforme agraire et veulent améliorer leur situation économique et sociale en développant des productions agricoles compétitives répon-dant à la demande du marché. C’est cette logique d’adaptation au marché qui a conduit plusieurs assentamentos et coopératives d’agriculteurs installés à faire le pari de l’agri-culture biologique. De plus en plus d’assentamentos ont fait le choix de fournir ce qui est encore un marché de niche au Brésil. Pour ce faire, les coopérateurs concernés ont du adapter leurs techniques de production, suivre des programmes de formation et s'enga-ger dans des campagnes de marketing. Dans l’Etat du Rio Grande do Sul, la conversion à l’agriculture biologique des assentamentos produisant du riz a commencé au cours de la dernière décennie et donne déjà des résultats économiques appréciables. Les 21 assen-tamentos (501 familles) de 16 communes de l’Etat spécialisés dans cette céréale forment un pôle de production considéré depuis 2017 comme le premier pôle de production de riz biologique de toute l’Amérique latine [8].

Qu’il s’agisse de commercialiser des produits de l’agriculture conventionnelle ou des pro-ductions biologiques, les bénéficiaires de la réforme agraire qui animent les 162 coo-pératives liées au MST ne sont pas en train de réinventer le monde. Ces paysans militants qui adhèrent encore à l’idéologie marxisante du mouvement sont en train de suivre le chemin emprunté depuis des décennies par les fondateurs des coopératives poly-valentes qui sont les piliers de l’agro-négoce dans les Etats du Sud [9]. Au sein des coopératives de "sans terre" qui parviennent à conquérir des parts de marché, à dégager des résultats positifs, à financer des investissements et à rémunérer leurs membres, les adhérents découvrent que le facteur déterminant de la réussite économique et du pro-grès social n’est pas le contrôle de la terre. Les clés du succès sont la compétence tech-nique des exploitants, des choix d’investissements pertinents, la capacité à comprendre un marché et à s’adapter à ses évolutions, l’esprit et la culture d’entreprise. Il faut aussi mobiliser des ressources financières. Plusieurs assentamentos ont créé à cette fin des coopératives de crédit. Reste que tous les efforts d’organisation économique ne suffisent pas. Sur les années récentes, au sein des coopératives de "sans terre" qui sont parvenues à se développer, les membres expriment une demande pressante en formation, en ac-quisition de connaissances nouvelles. Conçues à l’origine comme des structures desti-nées à former des militants politiques, les écoles du MST doivent désormais concentrer leurs efforts et leurs programmes sur la formation technique des nouvelles générations. Sur les assentamentos qui vivent effectivement de l’activité agricole, les jeunes cherchent de plus en plus à dépasser une formation de base, à franchir le cap de l’enseignement secondaire pour accéder à des filières d’enseignement supérieur liées à l’agriculture.

Ces trajectoires de réussite sont loin d’être représentatives de la majorité des assen-tamentos. La plupart sont encore (parfois plusieurs décennies après leur création) des sites où la pauvreté domine. Si les tous les assentamentos encadrés par le MST et ses concurrents avaient adopté la logique de fonctionnement de l’agro-négoce, l’exploitation efficace des 87,9 millions d’hectares qui ont été alloués à des bénéficiaires de la réforme agraire depuis trente ans contribuerait à faire du Brésil la puissance agro-alimentaire sans rival sur la planète. Les rares assentamentos qui sont engagés dans un processus de développement économique et social viable démontrent que la clé de ce dévelop-pement n’est pas d’abord le contrôle de la terre. Les agriculteurs concernés savent aujourd’hui que cette clé est l’investissement en capital humain, c’est-à-dire la formation, l’acquisition de connaissances techniques et commerciales.


Le Brésil du XXIe siècle doit cesser de poursuivre une politique de redistribution foncière qui n’a plus de justification. Il doit par contre réaliser (à la campagne comme en milieu urbain) un énorme investissement en éducation, en qualification de ses futurs actifs, en valorisation de son capital humain.

[1] En Juillet 2020, sur une population rurale totale de 30,178 millions de personnes, on comptait 6,427 millions de pauvres et 8,361 millions d’individus extrêmement pauvres. Pour définir les seuils de pauvreté, on utilise ici les seuils retenus par la Fondação Getulio Vargas (FGV) qui s’appuie sur les critères de la Banque Mondiale. En 200, est pauvre une personne obtenant un revenu égal ou inférieur à 446 réais par mois. Une personne est extrêmement pauvre si elle dispose d’un revenu mensuel égal ou inférieur à 154 réais par mois. Aujourd’hui comme dans le passé, la pauvreté et les inégalités sont plus accentuées dans le monde rural qu’en milieu urbain. [2] Soit 3,73 millions de chefs d’exploitations, 3,37 millions de salariés permanents et saisonniers et un peu plus de 1 million de membres de familles d’exploitants. Source : CEPEA (Ecole Supérieure d’Agriculture Luiz de Queiroz, Université de São Paulo). Voir le site internet : https://cepea.esalq.usp.br/br [3] Contrairement à un mythe propagé par des mouvements comme le MST, l’agriculture familiale ne fournit pas 70% de la production d’aliments du pays. En 2017, les travaux du Prof. Rodolfo Hoffmann, chercheur de l’Université de Campinas (Unicamp) ont montré que la part de l’agriculture familiale (y compris les exploitations intégrées à l’agro-négoce par le système coopératif) serait en moyenne de 25% d’une année à l’autre. Selon le dernier recensement agricole de 2017, cette part atteignait alors 23%. En d’autres termes, la couverture des besoins alimentaires nationaux et les exportations sont assurées pour l’essentiel par l’agriculture d’entreprise. La part de l’agriculture familiale est relativement élevée pour des productions comme le lait, le haricot noir, le café et des céréales comme le maïs-grain et le riz. [4] Ces exploitations familiales sont souvent gérées par les descendants de migrants venus du Sud du pays dans les années soixante et soixante-dix du siècle passé. A la première génération d’émigrés, la vente de 400 hectares dans le Paraná dans les années 1970 a permis d’investir dans l’achat de 4000 hectares sur le Mato Grosso. La seconde génération a réalisé des acquisitions successives de terres. Aujourd’hui, la troisième génération dispose d’un domaine de plus de 10 000 hectares. [5] En 2010 (dernière estimation en date, l’IDH moyen de l’Etat était de 0,725. Il atteignait respectivement 0,754, 0,755 et 0,744 à Sinop, Rondonopolis et Sorriso. [6] Chiffre d’affaires cumulé en 2019 de la Cooperoeste (Rio Grande do Sul, 1700 associés), de la coopérative Monte Vêneto (Santa Catarina, 440 adhérents producteurs de raisin), de la Cootap (Rio Grande do Sul, 1600 adhérents producteurs de riz) et de la Coapar (Etat de São Paulo, 455 adhérents producteurs de lait). [7] Selon des responsables du mouvement, en 2019, le MST encadrait 450 000 familles installées (assentadas) sur 88 000 hectares et 90 000 familles vivant sur des campements d’occupation de propriétés agricoles et de terres publiques. L’organisation aurait donc représenté alors une population de près de 1,8 million de personnes. [8] Une partie de la production (plus de 20 000 t.) est exportée. Le riz biologique vendu sur le marché intérieur est commercialisé sous la marque Terra Livre (Terre libre). A São Paulo, l’association de producteurs a ouvert en 2017 un point de vente qui commercialise toutes les productions des assentamentos et vise la clientèle de la classe moyenne élevée de la métropole. [9] Les coopératives liées au MST restent des entreprises très modestes par rapport aux coopératives polyvalentes créées par les agriculteurs familiaux du Sud dès les années soixante. A titre de référence, la coopérative C-Vale du Paraná (qui n’est pas la plus importante des Etats du Sud) réunit 21920 exploitants producteurs de soja et éleveurs (poulet, porc, pisciculture). Ecoulant des produits transformés, elle atteignait un chiffre d’affaires de 8,9 milliards de réais en 2019

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