L’année 2020 marque les cinquante ans d’existence de l’INCRA, l’organisme fédéral chargé de la réforme agraire. L’inégalité de la répartition des terres, la réforme agraire, les mouve-ments de paysans sans terre, les conflits fonciers et la violence des grands latifundiaires : voilà autant de thèmes qui suscitent l’intérêt de l’opinion publique occidentale depuis des décennies. En Europe, des églises et des dizaines d’ONGs affichent leur sympathie et appor-tent leur soutien aux organisations de "sans terre". Ces dernières ont su au fil des années construire une communication et des réseaux internationaux d’appui. Elles bénéficient aussi de l’attention (et de la bienveillance) de nombreux groupes de sociologues, d’économistes ou d’anthropologues au Brésil comme à l’étranger. Du collège à l’université, l’enseignement brésilien propose très souvent une lecture partisane des enjeux fonciers et de la réforme agraire.
Voici donc cinquante ans que l’INCRA organise une réforme foncière qui vise essen-tiellement à réallouer des terres à des mouvements qui se présentent comme des organisa-tions de paysans sans terre. Au fil des décennies, la "lutte pour la terre" a régulièrement fait la une de l’actualité politique brésilienne. Si elle a continué à susciter un courant de sympa-thie en Europe, elle a plutôt inquiété l’opinion publique brésilienne, sans doute plus au fait de la complexité et de la dimension politique des conflits agraires.
Après un demi-siècle de réforme agraire, ce site propose une série de six articles sur la question. Les auteurs de ces contributions ont tous une expérience approfondie des agri-cultures brésiliennes. Ils travaillent depuis plusieurs décennies avec l’agriculture familiale du Sud/Sud-est du pays comme avec des exploitants pratiquant une agriculture d’entreprise sur le Centre-Ouest et le Nord. C’est à partir de cette expérience qu’ils apportent ici une lecture "dissonante" de la réforme agraire et des objectifs de mouvements sociaux qui prétendent aujourd’hui poursuivre une entreprise dont le bilan est pourtant problématique.
Les deux premiers articles de cette série sont consacrés à la dimension historique de la question foncière au Brésil. Suivront quatre articles centrés sur la réforme agraire elle-même.
Petite histoire d’un imbroglio foncier.
Les problèmes fonciers sont aussi anciens que l’histoire du Brésil colonial et post-colo-nial. Après l’arrivée des Portugais, l’occupation du territoire brésilien a été très désordon-née. Elle a été réalisée sans que les autorités puissent exercer un contrôle efficace du processus d’occupation et sans séparation claire entre le domaine foncier public et les propriétés privées. Depuis plus de 5 siècles, les politiques foncières ont été conduites sans que la puissance publique dispose d’une connaissance précise du territoire, fondée sur un cadastre unique réunissant toutes les informations géographiques et juridiques nécessaires et portant sur l’occupation des sols, les propriétés privées et les terres appartenant à l'Etat. Cette carence historique a encouragé une dynamique d’appro-priation illégale du domaine public par des particuliers, un phénomène désigné sous le terme de grilagem (voir plus loin) qui a considérablement aggravé le chaos foncier. Sur les années récentes, des technologies nouvelles (géoréférencement des parcelles, télé-détection, traitement informatisé des données) ont permis d’améliorer une situation con-fuse. Néanmoins, tant que les informations produites ne sont pas rassemblées sur une base cartographique unique et transparente, il sera difficile de mettre en œuvre une politique foncière juste et efficace [1].
La structure de distribution du foncier en milieu rural est sans doute une des plus inéga-litaires du monde. Cette inégalité est le résultat d’un processus historique qu’il convient d’aborder avant de traiter des politiques de réforme agraire mises en œuvre au XXe siècle et jusqu’à nos jours, puis d’esquisser un bilan de ces dernières.
1. De la colonisation à la Loi des Terres.
Avec l'arrivée des navigateurs portugais au Brésil en 1500, le territoire brésilien, occupé pendant des siècles par les populations indigènes dans toute son extension, est devenu propriété de la Couronne portugaise par le droit de conquête et conformément aux traités internationaux de l’époque (Traité d'Alcaçovas de 1479 et Traité de Tordesillas de 1494). Les terres brésiliennes ont été incorporées, en fait et en droit, au patrimoine du roi du Portugal. La colonisation effective du territoire brésilien a commencé en 1530 avec l'expédition de Martim Afonso de Souza. Afin que le navigateur portugais puisse peupler les terres brésiliennes, il a reçu le pouvoir de donner des terres aux personnes qui sou-haitaient les occuper et les cultiver. L'appropriation privée des terres publiques a été ini-tiée au Brésil sous un régime dit de sesmarias, de concessions.
Les sesmarias ont été instituées au Portugal en 1375 dans le but de résoudre la crise agricole et alimentaire, provoquée alors par l'abandon des terres. La loi des sesmarias obligeait les allocataires de terres à cultiver les lots ou à les donner à quelqu'un d'autre pour qu'il le fasse. Bien que la colonisation brésilienne ait eu lieu dans un contexte tota-lement différent, la transposition du système des sesmarias sur les terres brésiliennes a été la solution trouvée par la Couronne portugaise pour promouvoir la colonisation, car elle ne disposait pas d’autre alternative juridique pour rendre possible la colonisation effective et l’occupation d’un immense territoire. Au Brésil, le régime des sesmarias va consister à octroyer gratuitement la concession de lots de terre à des particuliers. En contrepartie, les bénéficiaires devaient cultiver les glèbes reçues pendant au moins cinq ans. Si cette condition n’était pas respectée, les terres concernées réintégraient le do-maine royal. C’est ainsi qu’est née la notion de terras devolutas, de terres réincorporées au domaine public. Selon les règles alors imposées, la dimension des glèbes concédées à chaque bénéficiaire devait être proportionnelle à sa capacité effective de mise en valeur. L’économie de la colonie était basée sur la monoculture destinée à l’exportation et l’utili-sation d’une main-d’œuvre esclave. La mise en œuvre du régime de sesmarias va donc favoriser un modèle lié à la création de grands domaines agricoles. En règle générale, le système des sesmarias a consisté à accorder de vastes étendues de terres à des parti-culiers et des familles nobles, proches de la monarchie portugaise. L’administration royale n’a jamais pu inspecter les concessions et empêcher la formation de grands lati-fundios qui resteront longtemps improductifs ou peu productifs [2].
Vestige du temps des sesmarias : la Casa grande (maison de maître) d'une fazenda (domaine agricole).
A l’indépendance, en 1822, le régime des sesmarias est officiellement abandonné. Pendant les 28 premières années du Brésil indépendant, aucune loi ne vient réglementer l’acquisition de terres. Le système juridique en vigueur ne prévoit pas de mécanisme de transfert de terres du domaine public vers des acteurs privés. La première Constitution promulguée par l’empereur Pedro 1er en 1824 reprend le principe napoléonien du droit de propriété absolu sur la terre. Néanmoins, aucun dispositif complémentaire ne vient définir les modalités d’accès à cette propriété. L’occupation (la posse) devient donc la principale modalité de facto. Dès l’indépendance, ce pays-continent devient le théâtre d’une course effrénée à la terre. Le premier arrivé, l’individu ou la famille les plus riches et les plus puissants s’octroient le droit d’occuper des portions parfois considérables du ter-ritoire national en s’imposant par la force et la violence. Les individus ou groupes intéres-sés qui occupent ainsi des lots de terre vont demander après quelques années une régularisation de l'occupation auprès du gouvernement impérial. Ils obtiennent ainsi un titre de propriété officiel. Ce libre accès à la terre et la régularisation postérieure a permis à de grands propriétaires utilisant de la main d’œuvre esclave de constituer d’importants domaines sur les régions où la réserve foncière accessible était importante (le Centre-Ouest, le Nord-Est, par exemple).
Il faudra attendre 1850 pour qu’une Loi des Terres vienne interdire toute occupation spontanée et introduise le droit de libre acquisition de terres par les particuliers. La tran-saction commerciale devient officiellement le seul moyen reconnu de transfert de terres du domaine public vers des particuliers. Avec cette nouvelle législation, les propriétaires et les occupants doivent déclarer leur situation auprès des autorités afin de la régulariser. Cette ambition de clarification de la situation foncière va se heurter à la résistance des grandes familles et des oligarchies locales dont le pouvoir est lié au contrôle de la terre et des ressources naturelles qu’elle porte. Elle se heurte aussi à la résistance d’une popu-lation rurale plus modeste qui a pu prendre possession de lots de terre à la faveur de la confusion qui a régné jusqu’alors en matière d’accès au foncier. Dans ces conditions, la majorité des possessions et des titres de propriété ne seront jamais déclarés.
Un des objectifs de la Loi des Terres était de distinguer clairement le domaine foncier public du domaine privé en délimitant avec précision les "terras devolutas". Le concept de "terras devolutas" a pris d’ailleurs une signification élargie avec la Loi. Il va désigner à partir de 1850 toutes les terres qui ne font pas partie du domaine privé (propriété ou occupation) ou qui n’ont pas été affectées à une utilisation spécifique par la puissance publique. Une fois cette délimitation opérée, le pouvoir impérial envisageait alors de mettre en vente le patrimoine ainsi recensé. Faute de moyens techniques (absence de cartes, inventaires incomplets) de participation des acteurs privés et d’une indéfinition de l’avenir réservé aux occupants, ces derniers ont considéré qu’il suffisait que les lots de "terras devolutas" occupées soient cultivés et servent d’adresse habituelle pour que la "posse" soit protégée avant d’être régularisée. Cette interprétation selon laquelle l’occu-pation des "terras dévolutas" n’est pas interdite a persisté. Elle a contribué et contribue encore à perpétuer la pratique de l’occupation du domaine public par les grands proprié-taires comme par les petits agriculteurs.
2. De la proclamation de la République au coup d’Etat de 1964.
Avec l'instauration d’un modèle fédératif républicain, la nouvelle Constitution pro-mulguée en 1891 transfère la responsabilité des "terras devolutas" aux États fédérés. Ne demeurent dans le domaine public fédéral que les zones limitrophes des frontières, les terrains militaires et les voies ferrées. Les gouvernements des Etats fédérés deviennent responsables de l’organisation et de la tenue des registres fonciers, c’est-à-dire des services publics chargés de donner l’état des droits sur les immeubles (terrains, ser-vitudes et charges foncières, droits de gage immobiliers, etc..). A l’époque, chaque gou-vernement local a créé ses propres normes pour assurer et conserver les enregistre-ments, protéger ses droits immobiliers et ceux des particuliers, notamment en centra-lisant les informations fournies par les notaires.
Sur plusieurs régions (le bassin amazonien, par exemple), les pouvoirs publics locaux manquent alors cruellement de moyens en termes d’infrastructures (routes), de res-sources administratives et humaines pour assurer un contrôle effectif des territoires dont ils ont la charge. Le transfert de la responsabilité des terres publiques aux autorités locales va donc renforcer l'impuissance de l'Etat en matière de politique foncière. Les modes d’aliénations successifs ont conduit à une situation où l’Etat ne dispose plus d’une information solide sur la localisation et la taille du domaine foncier public. Au fil du temps, apparaissent deux catégories de terres publiques. Les terres dites devolutas sont absentes des cartes de l’Etat, ne sont pas enregistrées. Les terres publiques dites déter-minées (affectées à un usage précis comme les parcs naturels ou les forêts protégées) ont une localisation et une taille connue. Les premières sont évidemment à la merci des modes d’occupation les plus frauduleux et désordonnés. Le sens commun les désigne d’ailleurs souvent sous le terme de « terres libres ».
Depuis la Loi des Terres de 1850, les institutions et les acteurs concernés par la gestion du foncier ont privilégié les documents au détriment de l’occupation et de la mise en culture effective. L’appropriation illégale des terres publiques passe très souvent par un simple enregistrement frauduleux [3]. La grande majorité des fraudes sur le foncier est liée à l’importance excessive prise par l’acte d’enregistrement. L'individu au nom duquel l’enregistrement d’une terre a été effectué est présumé propriétaire de celle-ci tant qu’aucune preuve judiciaire contraire n’a pas été apportée. Cette force de l’acte d’enre-gistrement va le transformer la fraude foncière en fonds de commerce de spéculateurs et de criminels. Les modalités utilisées sont très diverses. On fait enregistrer par le notaire comme titre de propriété un document qui se limite à constater l’occupation d’une parcelle, d’un lot de terre ou d’un actif foncier plus important. On fera enregistrer comme titre authentique un document falsifié. Ces activités relevant de l’appropriation ou de l’occupation illégale de terres sont désignées sous le terme de "grilagem", ensemble des pratiques de falsification et d'intimidation, parfois violentes, pour s'approprier ou occuper illégalement des terres. Un "grileiro" est une personne qui "cherche à s’appro-prier les terres d’autrui en produisant des faux titres de propriété". Le recours à des hommes de main, les jagunços, afin de convaincre les individus ou les entités spoliés est pratique courante dans ce contexte.
La révolution de 1930 et l’Estado Novo.
Avec la révolution de 1930, le premier régime républicain dominé par l’oligarchie ter-rienne est remplacé par un Etat centralisé dont l’objectif est de promouvoir l’industria-lisation tout en traitant les questions sociales. Cette période sera marquée par l’ascension au pouvoir de Getulio Vargas qui dirigera l’Etat pendant quinze ans, jusqu’en 1945. Pen-dant le gouvernement provisoire (1930-1934), les tenentes (lientenants) du mouvement révolutionnaire de 1930 préconisent une réforme de la structure foncière du pays afin de réduire les inégalités sociales dans les campagnes. Ils influencent la rédaction de la nouvelle Constitution de 1934 qui soulignera que le droit de propriété ne peut pas être exercé contre l’intérêt collectif et les droits sociaux. Pour la première fois, le droit de pro-priété n’est plus défini comme un droit absolu. D’importantes lois seront votées pendant la décennie qui relativisent également le droit de propriété : code forestier et codes des eaux par exemple (1934).
(à suivre).
[1] Depuis 2012, avec l’adoption et la mise en œuvre d’un nouveau Code Forestier, les problèmes fonciers sont devenus encore plus évidents dans plusieurs régions. Les pro-priétaires doivent procéder à l’enregistrement de tous leurs actifs fonciers au Cadastre Environnemental Rural (CAR, selon le sigle en Portugais). Ils sont obligés de fournir les paramètres de géoréférencement de chaque parcelle. Cette procédure met en évidence des problèmes environnementaux. Elle révèle aussi les détails du chaos foncier existant dans plusieurs communes ou régions. Les deux questions (préservation de l’environ-nement et l’attribution claire de la propriété d’un bien foncier) sont liées. La clarification de la situation foncière permet de responsabiliser les propriétaires pour des délits ou crimes environnementaux. [2] Les sesmarias étaient le principal moyen d'acquisition légal de terres tout au long de la période coloniale (entre 1500 et 1822). Cependant, la terre n'étant concédée qu'aux "amis du roi", les particuliers n’appartenant pas à la noblesse et les familles pauvres ont dû se contenter d’occuper des parcelles de terres en marge des propriétés et loin des centres de peuplement. Les terres disponibles étant abondantes, l’occupation de terres vacantes est devenue à la fois un mode d’installation des familles qui n’avaient pas accès aux sesmarias et une pratique courante, tolérée de facto. A la fin du XVIIIe siècle, la situa-tion foncière du Brésil est déjà très confuse. Le pouvoir colonial n’exerçait plus de con-trôle effectif sur les terres publiques. Il était devenu impossible de définir avec précision à qui appartenait telle ou telle glèbe. Avec l’essor de l’activité économique et la mise en valeur progressive du territoire, les conflits fonciers vont se multiplier et s’inten-sifier. La législation foncière va s’enrichir de nouveaux textes destinés à réglementer le régime des sesmarias. La confusion juridique conduira à l’abolition du régime en 1822. [3] Depuis le Code Civil de 1917, il est obligatoire d’inscrire toute propriété foncière au Registre Immobilier afin de permettre le suivi des transferts entre particuliers. Ce Registre Immobilier, est tenu par un notaire, professionnel n’appartenant pas au corps de l’Etat. Le contrôle de l’activité d’enregistrement incombe, quant à lui, au pouvoir judiciaire.
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