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Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

Défis et perspectives du gouvernement Lula(2).

Lula face aux évangéliques.


L’univers des églises évangéliques est un des grands secteurs de la société avec lequel le prochain gouvernement devra se rapprocher ou au moins trouver un modus vivendi. Sans un effort dans ce sens, Lula ne pourra pas tenir sa promesse de pacifier une société profondément divisée. L’opposition des évangéliques sera aussi un obstacle majeur à la stabilité du pays. Ces églises multiples forment la seconde confession religieuse du pays, derrière un catholicisme dont la perte d’influence est sévère depuis le début du XXIe siècle. Les diverses confessions pentecôtistes et néo-pentecôtistes réunissent des mil-lions de fidèles très pratiquants, actifs sur le terrain social, notamment à la périphérie des grandes métropoles urbaines. De nombreux pasteurs et leaders évangéliques sont di-rectement impliqués dans la vie politique, au niveau municipal, dans les Etats fédérés et au sein des institutions législatives fédérales. Etablir des canaux de communication avec cette mouvance sera une des tâches les plus importantes et les plus difficiles pour la gauche au pouvoir.


A chaque scrutin,

la mouvance pentecôtiste

représente une part

croissante de l’électorat.


Luiz Inácio Lula da Silva (Parti des Travailleurs, PT) a gagné le scrutin présidentiel en dé-pit du poids électoral des évangéliques et non pas grâce à ces derniers. Toutes les en-quêtes d’opinion réalisées à la veille du second tour ont montré qu’une majorité de fidè-les allaient apporter leurs suffrages à Jair Bolsonaro. Cela signifie qu’un secteur de la po-pulation plutôt pauvre, majoritairement composé de femmes et de noirs rejette la gauche ou ne s’identifie pas à cette force politique. Cela signifie que la gauche ne repré-sente pas cet électorat populaire. Dans de nombreux temples pentecôtistes et néo-pen-tecôtistes, Lula est perçu comme l’incarnation du diable qui va apporter le com-munisme, légaliser l’avortement, faciliter le narcotrafic et propager bien d’autres maux. Ces convictions sont fortes chez les fidèles, y compris chez ceux (nombreux) qui ne sont pas soumis aux directives des pasteurs ou à la propagande bolsonariste. Lula ayant ga-gné l’élection, de nombreux crentes [1] (et pas seulement leurs leaders) se considèrent comme engagés désormais dans une "bataille spirituelle". Pour eux, le "mal" vient de remporter une bataille, il n’a pas gagné la guerre…


Les églises évangéliques, leurs pasteurs et représentants dans la sphère publique vont continuer à peser dans la vie politique du pays. Depuis plusieurs décennies, à chaque scrutin, la mouvance pentecôtiste et néo-pentecôtiste représente une part croissante de l’électorat. Cela s’est vérifié en 2014 et en 2018. Le phénomène a été encore plus évident en 2022. Majoritairement proche ces dernières années du bolsonarisme, la mouvance évangélique peut demain être représentée par d’autres leaders et d’autres formations politiques conservatrices, plutôt positionnées à droite de l’échiquier politique. Le gouver-nement Lula commettrait pourtant une erreur grossière s’il traitait d’emblée ce secteur de la société comme une force ennemie. Il devra impérativement trouver les moyens de se rapprocher de ce monde, de le connaître, de le comprendre et tenter de répondre à ses demandes et à ses peurs. S’il s’enferme dans sa tour d’ivoire, considérant que les évan-géliques sont des fanatiques fondamentalistes, s’il ignore leurs demandes et leurs poids dans la société, il paiera les conséquences d’un tel aveuglément. Les crentes se mani-festeront lors de prochaines consultations électorales. Ou peut-être plus tôt, dans la rue.


Foule de la "Marche pour Jesus" dans les rues de Rio de Janeiro en 2018.


La gauche de Lula doit apprendre à connaître un monde qu’elle ignore et méprise sou-vent. Sans cet effort, elle va perdre rapidement le contact avec la réalité du pays qu’elle va devoir diriger. Les églises évangéliques sont une composante majeure de la société brésilienne. On compte près de 70 millions de fidèles aujourd’hui (quasiment un Brésilien sur trois). Il est probable qu’ils seront majoritaires au Brésil dans moins de dix ans.


Abandonner les préjugés.


Au Brésil comme ailleurs, les militants et les gens de gauche en général sont convain-cus d’incarner une supériorité morale parce qu’ils posséderaient une vision plus lucide du fonctionnement de la société, parce qu’ils seraient les authentiques promoteurs de la li-berté et de la justice sociale, parce qu’ils représenteraient les pauvres, les minorités, la diversité. Ce sentiment de supériorité morale conduit souvent intellectuels universitaires et leaders politiques de la gauche brésilienne à afficher vis-à-vis de l’électorat et des fidèles évangéliques une posture de morgue indulgente ou d'hostilité.


Ces secteurs de la population sont regardés et analysés comme des victimes d’une ma-nipulation idéologique, comme des personnes soumises à des pasteurs cultivant un obs-curantisme d’un autre âge, profitant de la misère du peuple. La mission des "têtes-pensantes" de la gauche serait donc de libérer les évangéliques de l’aliénation qui leur est imposée afin qu’ils puissent adopter l’idéologie moralement supérieure qui est celle du camp "progressiste". Le fidèle serait un individu qui a été conduit à se soumettre à de vieilles traditions au lieu de reconnaître la supériorité de la pensée scientifique ration-nelle pour expliquer le monde. La gauche ignore presque systématiquement que la vie religieuse et communautaire qui se développe au sein des églises évangéliques con-tribue très concrètement à améliorer le sort des populations les plus défavorisées, à leur fournir une sécurité matérielle et sociale. Au lieu de chercher à connaître cet univers, les "têtes pensantes" de partis qui se considèrent comme l’incarnation de la raison morale et cognitive préfèrent stigmatiser la foi évangélique des classes pauvres identifiée à un fanatisme religieux.


Cette gauche dit connaître le monde dans lequel vivent les classes défavorisées qu’elle prétend représenter et défendre. Elle croit fermement avoir bien analysé les difficultés que rencontrent les familles pauvres des quartiers populaires, avoir pris en compte leurs aspirations essentielles. Elle est donc convaincue que sa vision du monde, ses propo-sitions politiques, ses projets collectifs vont assurer la rédemption des familles qui for-ment la base de la pyramide sociale. En réalité, à la méconnaissance des conditions con-crètes de vie des classes populaires s’ajoute une ignorance des formes d’organisation collective autour desquelles se structure la vie quotidienne des populations que l’on dit représenter.


Le néopentecôtisme est désormais le courant dominant au sein du monde évangélique brésilien. Il associe la proposition d'une expérience directe, personnelle et émotionnelle avec Dieu à l'idée que la conversation mène à la prospérité. La conversion et l'adoption d'une pratique religieuse sont récompensées par Dieu par une ascension sociale et fi-nancière [2]. Le croyant est stimulé à agir, à entreprendre pour faire face aux adversités de la vie. Il est encouragé à réussir individuellement, à penser positivement, à valoriser ses talents personnels. Les obstacles à son bien-être économique, social et culturel ne sont pas liés au fonctionnement des institutions, du système politique, d’un modèle d’or-ganisation collective. Ils résultent avant tout d’un manque d’initiative individuelle. Les pauvres ne doivent pas attendre les hypothétiques bienfaits d’une révolution sociale ou de réformes structurelles. Ils doivent d'abord miser sur eux-mêmes et se prendre en charge.


La gauche ne s’intéresse pas aux valeurs

de responsabilité individuelle, d’estime

de soi, de réalisation personnelle

que privilégie le pentecôtisme.


S’il croit et s’il croit en lui-même, l’individu peut accéder à la prospérité. Cette prospérité s'inscrit dans un plan de salut de l'esprit qui commence dès la vie sur terre. Jouir de meil-leures conditions socio-économiques n'est pas incompatible avec l'idée de la vie chré-tienne, car la sécurité, la nourriture et l'accès à l'éducation aident une personne à avoir une vie chrétienne. La discipline et l'effort pour adopter les valeurs et les idées chré-tiennes sont renforcés lorsque la personne est moins vulnérable socialement, qu'elle a un logement, un emploi, qu'elle peut étudier et que son alimentation est garantie. La notion de prospérité ne se limite pas ici seulement à la prospérité financière. L’objectif n’est pas seulement de gagner plus d’argent mais de vivre mieux, en termes de santé, de vie familiale et affective, et également financièrement.


La dénonciation par la gauche de la théologie de la prospérité développée par le pente-côtisme est révélatrice d’un grand décalage entre la perception d’intellectuels bien-pensants et la réalité de la vie des églises. Cette théologie est systématiquement rejetée. Elle ne serait que la version religieuse de la pensée néo-libérale, du culte de l’indivi-dualisme, voire d’un darwinisme social. Les mouvements "progressistes" ne s’intéressent guère aux valeurs de responsabilité individuelle, d’estime de soi, de réalisation per-sonnelle que privilégie le pentecôtisme. Tous les discours sur l’autonomie de la personne sont perçus comme autant de pièges qui détournent les pauvres du combat collectif qu'ils doivent mener sous la houlette de partis et d’intellectuels évidemment éclairés. La gauche ne comprend pas que cette promotion de l’individualisme peut se combiner avec des formes de solidarités locales au sein des églises. Elle dénonce comme des aspira-tions de "petits-bourgeois" les objectifs existentiels de réussite sociale et économique que se donnent les membres de communautés évangéliques. En opérant ainsi une dis-sociation rigide entre individualisme et vie sociale, elle ne perçoit pas que c’est pré-cisément au sein des communautés religieuses que se réalise une jonction forte entre ces deux dimensions de l’existence.


Un rôle social ignoré ou méprisé.


Cette théologie valorisant l’individu est souvent associée dans la vie concrète des églises à l’épanouissement de personnes rejetées ou marginalisées et au développement de liens et de pratiques de solidarité. Si le futur gouvernement veut initier un dialogue avec le monde des communautés pentecôtistes et néo-pentecôtistes, le premier pas sera sans doute pour les responsables publics de reconnaître l’apport concret des églises, des fidèles et de leurs pasteurs à l’amélioration des conditions de vie des plus modestes. Il faudra que ces responsables reconnaissent l’essor d’un véritable "Etat-providence informel". Celui-ci s’est développé sur les territoires où l’action de l’Etat officiel se limite trop souvent aux interventions épisodiques et musclées des forces de répression, aussi cinématographiques que vaines.


Temple de l'Assemblée de Dieu dans une favela de la périphérie de Rio de Janeiro.



Les communautés évangéliques sont très souvent des espaces où les populations les plus modestes sont reconnues, soutenues et valorisées comme elles ne le sont nulle part ailleurs dans la société brésilienne contemporaine. Dénoncées souvent par la gau-che comme des structures autoritaires et machistes, les églises sont perçues par la gran-de majorité des femmes qui animent les communautés pentecôtistes comme des espa-ces où elles peuvent prendre des initiatives, où elles sont valorisées, où elles peuvent s’épanouir. La dignité, la liberté, la reconnaissance dont elles bénéficient contrastent sin-gulièrement avec les humiliations, la violence, l’exclusion subies quotidiennement que ce soit dans la rue, à la maison et hors de la communauté en général. Même lorsqu’elles n’exercent pas des responsabilités de premier plan au sein de leur église, même si elles n’assument pas de ministère, grâce à la communauté de fidèles, ces femmes sortent du cadre familial, échangent sur leur vie personnelle, acquièrent des connaissances, parti-cipent à des actions collectives. Elles peuvent même, grâce au réseau d’entraide com-munautaire, monter un petit commerce, une activité artisanale et conquérir ainsi une in-dépendance économique. L’église et son pasteur peuvent jouer un rôle de médiateur dans les relations familiales, apaiser les conflits conjugaux et de voisinage, réduire la vio-lence domestique, améliorer la vie des couples ou faciliter les séparations. Au sein de la communauté évangélique, les femmes conquièrent ou reconquièrent une estime de soi, une capacité d’initiative et de prise de responsabilité. Elles peuvent très rapidement bénéficier de promotions à l’intérieur de leur église, l’ascension à des fonctions diri-geantes étant liée à leur degré d’engagement. Ce sont là autant d’opportunités qu’au-cune autre institution ou organisation politique, sociale ou culturelle ne peut offrir aujourd’hui aux populations vivant à la périphérie de la société brésilienne.


Grâce à la communauté de fidèles, la

famille bénéficie d’une sécurité sociale

que l’Etat officiel ne lui assure pas.


Sur l’espace où une église pentecôtiste ou néo-pentecôtiste s’installe (le quartier, le village, la banlieue), le pasteur et le groupe des premiers fidèles vont remplir une fonc-tion d’Etat-providence informel. L’expression n’est pas exagérée. En s’intégrant à la com-munauté de fidèles, la famille bénéficie d’une sécurité sociale que l’Etat officiel ne lui assure pas. L’église offre un nouveau réseau de soutien à la famille isolée qui arrive dans un quartier, une favela ou une cité. Ce réseau va fournir aux fidèles des informations et des recommandations pour l’accès à des emplois. Il facilite ou pratique le micro-crédit et d’autres formes d’assistance. Il contribue donc à la survie et l’amélioration de la situation socio-économique des familles populaires. Sans ce réseau, les opportunités offertes se réduiraient singulièrement. La liste des initiatives de solidarité est longue. La commu-nauté peut fournir des dons alimentaires, faciliter l’accès de la famille à des soins mé-dicaux ou à l’assistance d’avocats, aider à l’adoption d’enfants orphelins, offrir des cours d’alphabétisation. L’église prend aussi en charge les enfants qui seraient autrement aban-donnés à eux-mêmes, une fois sortis de l’école (qui n’assure une prise en charge que sur une demi-journée). La communauté propose des activités extra-scolaires quotidiennes comme l’initiation à la musique, au chant, à la danse ou le soutien scolaire. Elle est donc un acteur fondamental pour éviter que les jeunes soient séduits et impliqués dans des activités criminelles.


Le projet social-démocrate

du parti de Lula est la

prise en charge de tous

les pauvres par l’Etat.


Il ne s’agit pas ici d’idéaliser le travail de ces communautés religieuses qui sont des or-ganisations humaines comme les autres. Il s’agit simplement de souligner ce que des an-nées d’enquêtes menées par des sociologues et anthropologues ont mis en évidence : la mouvance pentecôtiste assure la promotion sociale des fidèles et des communautés qu’ils forment. En contrepartie, les églises sollicitent de leurs fidèles un comportement exemplaire d’honnêteté, d’obéissance aux lois, de respect des engagements, de souci de l’autre. La "bonne conduite" personnelle est valorisée au sein de la communauté. Les pro-grès de chacun sont reconnus par le collectif qui le soutient. Ces normes de compor-tement sont des atouts essentiels au sein de la société. Elles permettent aux fidèles d’obtenir plus facilement des micro-crédits, de développer un commerce, d’accéder à un emploi. Le crente est considéré comme un individu fiable et sérieux.


Mis en œuvre à l’échelle d’un quartier, d’un village ou d’une favela, les initiatives des églises sont critiquées par la gauche qui les qualifient d’actions paternalistes. Le Parti des Travailleurs de Lula par exemple rejette ces programmes de prise en charge par la société civile de ses propres difficultés. Il est convaincu que la lutte contre la pauvreté, la promotion des couches sociales défavorisées et la réduction des injustices sociales relèvent avant tout d’une action de l’Etat qui doit garantir les droits de tous les citoyens. Le projet social-démocrate de formations comme le PT est d’organiser la prise en charge des classes défavorisées par un Etat redistributeur.


Le projet des évangéliques est

la prise en charge des pauvres

par eux-mêmes.


Les familles pauvres de la périphérie ont souvent une piètre expérience concrète de cet Etat bureaucratique dont elles ne connaissent que les fonctionnaires subalternes. Ces agents ne leur témoignent pas d’un respect excessif. Ils obéissent à une hiérarchie loin-taine et sont souvent corrompus. Ils défendent leurs corporations avant de se préoc-cuper de l’intérêt général. Ils ignorent parfois tout des conditions de vie des "usagers". Chez les évangéliques, on préfère donc les actions de solidarité locale, conçues et mises en œuvre par des proches. On considère que les communautés doivent se prendre en charge, qu’il faut inculquer à chaque fidèle les valeurs de responsabilité et d’initiative individuelles qui permettent aux personnes de sortir d’une posture d’assistés et limitent l’influence du clientélisme. C’est en responsabilisant chaque individu et en promouvant des réformes visant à libéraliser le marché bien plus qu’en concevant de grands pro-grammes étatiques que l’on peut améliorer le sort des personnes et de la collectivité. Les églises pentecôtistes ne sont guère favorables à l’essor de la social-démocratie qui signifie souvent l’assistanat, la soumission des pauvres au bon vouloir des politiques ou de bureaucraties distantes.


Esquisse d’un traité de paix.


Les distances culturelles et politiques sont donc énormes entre le monde des péri-phéries et la gauche qui va gérer le pays. Celle-ci doit se défaire de nombreux préjugés et certitudes idéologiques pour commencer à engager un dialogue avec la mouvance évangélique. Parce qu’elle va diriger l’exécutif fédéral, c’est à cette gauche qu’il revient de prendre des initiatives concrètes pour tenter de réduire l’antipathie spontanée de la plu-part des communautés évangéliques à l’égard du Parti de Lula et de ses alliés.


Lula rencontre des pasteurs pentecôtistes (campagne présidentielle de 2022).



La première démarche que les formations politiques gouvernementales devront enga-ger sera de créer des canaux de communication avec la base des communautés pente-côtistes et néo-pentecôtistes, avec les acteurs qui agissent au niveau des églises de quartiers, de villages, de favelas. Trop souvent, dans le passé, les partis de gauche se sont contentés de rechercher le soutien électoral ponctuel de leaders religieux natio-naux ou de pasteurs engagés aux côtés du camp dit "progressiste" mais peu repré-sentatifs. Après avoir établi des relations avec des groupes de fidèles engagés, la seconde étape sera sans doute pour les pouvoirs publics de mieux comprendre le travail social et d’entraide réalisé par des réunions de citoyens, ces réseaux de voisinage. S’il veut devenir efficace, l’Etat officiel doit s’inspirer de l’énorme expérience acquise par "l’Etat-providence informel" à la périphérie des mégapoles et dans le monde rural. Cette expérience améliore la vie de dizaines de millions de Brésiliens. Le dialogue Etat-Eglises dans ce domaine doit permettre au gouvernement d’améliorer les politiques publiques.


Il s’agit de créer un partenariat

entre l’Etat officiel et

"l’Etat-providence Informel".


Le futur gouvernement s’est engagé à pérenniser l’allocation mensuelle (de 600 réais par foyer) et d’ajouter un complément par enfant à charge. Depuis l’introduction (au début des années 2000) par la gauche du programme Bolsa familia, une culture pernicieuse de l’assistanat et partant de la déresponsabilisation des familles bénéficiaires s’est dévelop-pée [3]. Les églises pentecôtistes estiment que cette culture favorise le clientélisme politique, les notables locaux se présentant souvent comme les initiateurs et garants des programmes d’aides. Ces églises qui encouragent leurs fidèles et les publics qu’elles touchent à se prendre en charge peuvent être des partenaires de l’Etat dans la mise en œuvre de règles de conditionnalité et d’initiatives visant à faciliter le retour des assistés sociaux à l’autonomie [4]. Elles animent des activités (éducation domestique, formation professionnelle, actions de solidarité) auxquelles les allocataires pourraient prendre l’engagement de participer en contrepartie des prestations reçues. Le partenariat entre le gouvernement et les églises qui animent un "Etat-Providence informel" doit s’étendre à toutes les politiques publiques qui concernent la vie quotidienne des familles : loge-ment, travaux d’assainissement, sécurité, éducation, protection de l’enfance. Les réseaux de solidarité créés par les pasteurs et leurs communautés sur les périphéries peuvent être de précieux alliés dans la lutte contre la grande criminalité. Que le gouvernement fédéral le veuille ou non, les communautés ecclésiales évangéliques sont devenues dans la majorité des périphéries urbaines et des communes rurales des interlocuteurs obligés, acteurs de programmes efficaces et portés par les personnes concernées.


C’est sur la base de réalisations communes concrètes, conduites localement et coor-données à l’échelle nationale que le dialogue peut s’instaurer, progresser et contribuer à réduire les préjugés, les antagonismes. Les déclarations de principe générales (enga-gement à respecter la liberté religieuse, à promouvoir la famille et les droits des femmes, à lutter contre l’insécurité, la grande criminalité ou les trafics) ne serviront à rien. L’Etat doit désormais faire la preuve par l’action qu’il peut être un partenaire de cette société qui s’est organisée autour d’églises évangéliques. Ce n’est qu’une fois mises en œuvre des initiatives améliorant la vie quotidienne des Brésiliens les plus modestes que le dialogue pourra progresser. Il sera alors possible d’aborder des sujets qui inquiètent ou préoc-cupent le secteur de la société qui n’appartient pas à cette sphère religieuse et affiche de plus en plus souvent un athéisme revendiqué ou reste fidèle à ses origines catholiques. Citons ici quelques exemples. L’immunité fiscale des églises est régulièrement remise en cause dans les débats parlementaires et dans l’opinion. Les évangéliques sont pro-fondément hostiles aux thèmes de revendication de la gauche post-moderne qui s’ins-pire du wokisme : défense des minorités sexuelles, théorie du genre, nouveau féminisme, remise en cause de la famille traditionnelle au nom de la lutte contre le patriarcat. Nombre d’églises et de fidèles sont aussi opposés à une légalisation de l’avortement.


Selon le code fiscal brésilien, les entités religieuses privées sont exonérées de nombreux impôts et prélèvements sociaux. Les églises de toutes confessions ne sont pas assujet-ties au paiement de la taxe foncière municipale (IPTU), de l’impôt sur le revenu, de la Contribution pour le Financement de la Sécurité Sociale (COFINS), de l’impôt indirect sur la Circulation des Marchandises et des Services (ICMS) et d’un impôt sur la transmission des biens et donations. Dans la majorité des cas, ces exemptions sont indispensables pour garantir l’existence et la pérennité d’institutions qui n’ont en principe pas de finalité lucrative. Le train de vie de quelques fondateurs célèbres d’églises devenues de vérita-bles puissances financières, la construction d’édifices religieux somptueux, les fortunes accumulées par plusieurs télé-évangélistes suscitent cependant de légitimes interro-gations sur la légitimité de l’immunité fiscale. Indispensable à certaines églises modestes, cette immunité est sans doute discutable lorsqu’elle favorise l’essor de puissances économiques intervenant dans le domaine religieux, le secteur des médias ou la vie politique. Des règles de seuil devraient permettre de supprimer l’immunité sociale lors-qu’un niveau de fonds collecté est atteint. L’Etat fédéral pourrait s’engager dans l’avenir à maintenir l’essentiel du dispositif d’immunité au bénéfice de toutes les églises s’enga-geant à assurer toute transparence sur leur gestion et l’étendue des actions sociales qu’elles financent.


Façade du temple de Salomon construit à São paulo*.

*De l'Eglise Universelle du Royaume de Dieu.


Les positions de la plupart des églises sur les questions de mœurs, de droits des fem-mes et des minorités sexuelles sont inspirées d’un conservatisme qui peut choquer et indigner. Ce n’est pas en reprenant à son compte toutes les provocations d’une extrême-gauche "wokiste" que le gouvernement de Lula sera entendu sur ces questions par les secteurs les plus pauvres du pays. Il devra faire preuve de pédagogie et d’humilité. Il doit impérativement abandonner une posture d’avant-garde éclairée d’un peuple avec lequel il a en réalité perdu le contact. Ce gouvernement va être confronté à une réalité qu’il ne pourra pas ignorer : la base de la société brésilienne, celle des familles les plus modes-tes, est fortement imprégnée de la culture évangélique. Elle est de plus en plus orga-nisée autour des églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes. Ce monde est très éloigné de la gauche des partis. Il s’exprime dans le champ politique par l’intermédiaire de formations très conservatrices. Il est un des pôles de ce Brésil qui rejette de plus en plus l’autre Brésil, celui de Lula.


La pacification que veut réaliser le futur Président commence par un effort à réaliser à l’intérieur de son propre camp : les partis politiques dits "progressistes" doivent faire l’effort de comprendre la population pauvre qui peuple de plus en plus les temples. L’Etat doit de son côté créer des formes concrètes de coopération entre communautés évan-géliques et pouvoirs publics. L’enjeu évoqué ici n’est pas secondaire par rapport à d’autres défis qui attendent le prochain gouvernement (situation économique, crise des finances publiques, paupérisation croissante d’une partie de la population, etc..). Il est essentiel. Une fracture béante sépare deux Brésils. Réduire cette fracture, maintenir l’unité nationale est désormais une tâche politique cruciale.


A suivre : L'enjeu amazonien.


 

[1] Le terme de crentes (croyants) désigne les fidèles des églises évangéliques (principa-lement pentecôtistes et néo-pentecôtistes) auxquelles appartient aujourd'hui près du tiers des Brésiliens. [2] Voir sur ce site la série de posts intitulée Les églises évangéliques contre la démocratie. https://www.istoebresil.org/post/les-églises-évangéliques-contre-la-démocratie

[3] Le sujet n’est pas "politiquement correct". Il est donc passé sous silence par les formations politiques "progressistes" qui soulignent les avantages (avérés) du programme Bolsa Familia. Reste que souvent l’attribution d’une allocation sans politique facilitant l’insertion ou la réinsertion sur le marché du travail condamne les allocataires à l’assistanat. [4] Au Brésil comme dans de nombreux pays, cette conditionnalité est d’autant plus importante que le risque d’une pauvreté persistante est beaucoup plus élevé pour les sans-emploi qui vivent d’aides que pour les personnes qui en activité ou s’intègrent par d’autres canaux à la vie sociale.

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