top of page
Photo du rédacteurJean Yves Carfantan

Déforestation en Amazonie : l'histoire (1).


Introduction.

En 2019, au cœur de l’été de l’hémisphère nord, les médias internationaux ont large-ment relayé les inquiétudes des experts et organismes spécialisés au Brésil qui alertaient sur une spectaculaire recrudescence des incendies sur la région amazonienne et une probable augmentation de la déforestation. Cette effervescence médiatique qui a duré quelques semaines a souvent résumé le drame de la forêt amazonienne en privilégiant une vision manichéenne dans laquelle le Président populiste Jair Bolsonaro tenait le rôle du bouc-émissaire facile. Evitant d’entrer dans la complexité du processus de des-truction de l’un des biomes les plus importants de la planète, une presse mal informée a presque systématiquement omis la dimension historique. C’est pourtant d’abord par l’histoire qu’il faut aborder la question amazonienne. Les quatre premiers articles de cette série seront donc consacrés au sort qu’ont réservé au biome Amazonie les pouvoirs publics brésiliens, de la fin de la période coloniale à nos jours. Il faudra ensuite aborder la question des relations entre l’essor de l’agriculture brésilienne sur les dernières décen-nies et la déforestation. Ce sera l’objet d'une seconde série d'articles consacrés à l’élevage bovin extensif et aux cultures annuelles comme le soja. Une troisième série sera dédiée aux défaillances des politiques publiques (en particulier sur la période récente) et aux nombreuses initiatives qui sont prises depuis quelques années pour réduire et stopper la déforestation.



Avant d’entrer dans l’histoire, il convient de fixer quelques notions géographiques. Le nom Amazonie recouvre au Brésil trois réalités différentes. Il se réfère au biome Ama-zonie, un ensemble qui peut être fractionné en régions écologiques bien diversifiées. Le biome occupe aujourd’hui une surface de 4,2 millions de km2 (l’équivalent de 49% du ter-ritoire brésilien). La forêt tropicale dense du nord du Brésil forme l’essentiel de ce biome. Elle couvre au Brésil une superficie de 3,52 millions de Km2. L’Amazonie légale est un ensemble administratif dont les caractéristiques et les limites ont été définies dans les années cinquante par le gouvernement fédéral brésilien. Le périmètre de l’Amazonie légale (carte ci-dessus) recouvre totalement les États d’Acre, de Rondônia, du Pará, d’Amazonas, du Tocantins, du Roraima, d’Amapá et du Mato Grosso. Il inclut une partie du territoire de l’Etat du Maranhão. Cet ensemble a été défini à l’origine pour permettre la mise en œuvre de politiques spécifiques de développement. Il s’étend sur 5,2 millions de km2., dont près de 1 million de km2 de savanes (cerrado) et une partie du Pantanal (écosystème de savanes inondées). De manière générale, sauf indication contraire, les statistiques brésiliennes concernant l’Amazonie utilisées dans les articles de la série se rapportent à l’Amazonie légale.


Il est difficile de comprendre la situation qui prévaut depuis quelques décennies sur la région si l’on ne dispose pas d’un recul historique. Le biome amazonien a été exploré par des populations non-autochtones dès l’époque de la découverte du sous-continent par les européens (15e siècle). Néanmoins, il a fallu attendre les premières décennies du XXe siècle et le gouvernement de Getúlio Vargas (1930-1945) pour que les autorités brésilien-nes en viennent à considérer la colonisation de la forêt comme un objectif stratégique de défense de l’intérêt national. A l’époque, l’Etat fédéral lance la "marche vers l’ouest" et cherche à encourager l’exploitation des ressources forestières. Les premières routes sont ouvertes afin de faciliter le développement de la région. Quelques décennies plus tard, pendant le régime militaire (1964-1985), l’objectif central du pouvoir sera d’intégrer le biome amazonien à l’espace national afin de le protéger contre d’hypothétiques velléités d’annexion par des puissances étrangères. L’occupation accrue de ce vaste territoire, les multiples programmes de développement mis en œuvre et l’intégration de l’Amazonie vont être accompagnés par une destruction du domaine forestier. A la fin des années soixante-dix, 14 millions d’hectares de la forêt existante sur la décennie antérieure avaient été détruits. En 2004, la déforestation portait sur 70 millions d’hectares. Fin 2017, on estimait que 90 millions d’hectares de forêt avaient été détruits depuis 1970 (soit 20,3% de la surface couverte alors par le domaine forestier).


1. Avant l’indépendance du Brésil.


Le 7 juin 1494, à Tordesillas, dans la province espagnole de Valladolid, les représen-tants des souverains espagnols et portugais s'entendent sur le partage du monde (Eu-rope exceptée). C'est à ce traité que la pointe orientale du continent sud-américain (le Brésil), encore inconnue des Européens, devra d'être portugaise...Néanmoins, une grande partie de l’Amazonie devient alors territoire espagnol. Les premières expéditions sur la région sont lancées quelques années plus tard, à partir de 1540. En dépit des dispositions du traité, ce sont des portugais qui vont les premiers s’aventurer sur le grand fleuve Amazone. Il s’agit alors pour les explorateurs de préserver le territoire contre toute ingérence anglaise, française ou hollandaise. En 1637, la couronne portugaise organise et coordonne une importante colonne formée de 2000 personnes qui pénètre la région sur plusieurs milliers de kilomètres. Les pionniers commencent à développer le commerce du cacao sauvage et de la noix. Entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, les bandeiras[1] et les monções[2] permettent à plusieurs reprises d’approfondir la connaissance du territoire amazonien.


A partir du 18e siècle, l’économie de l’Amazonie se diversifie en ajoutant aux activités de cueillette des productions agricoles et l’élevage bovin. La main-d’œuvre indienne n’étant plus suffisante, les occupants ont de plus en plus recours à des populations d’es-claves d’origine africaine. En 1750, avec le Traité de Madrid, l’Espagne accepte une expansion de la colonie portugaise au détriment de l’empire espagnol. Le Portugal est alors reconnu comme puissance coloniale souveraine sur les terres occupées au nord du pays. C’est le début de l’établissement de la frontière brésilienne en région amazonienne, processus qui s’achèvera au XXe siècle avec l’annexion de l’Etat de l’Acre.



Au XVIe siècle, lorsque commencent les premières expéditions portugaises sur le cours du fleuve Amazone, la population d’indiens de la région devait atteindre près de 2 millions de personnes appartenant à diverses ethnies. Plus de la moitié de cette popu-lation vivait alors sur les zones forestières inondables des bords du fleuve, sur un ter-ritoire estimé à 65 000 km2. La densité de population atteignait donc 14 habitants par km2. Il faudra attendre le XXe siècle pour retrouver une telle densité car les contacts de cette population indigène avec les européens vont décimer les communautés autoch-tones. La pénétration du territoire par le fleuve conduit à l’installation par les Portugais de comptoirs tout au long de l’Amazone et de ses affluents. Les colons vont alors se consa-crer principalement à l’extraction de ressources végétales destinées à l’exportation vers l’Europe. On parle alors de l’exploitation de "drogues du sertao". Les produits en question (poivre sauvage, cajou, cacao sauvage, papaye, vanille, noix) sont utilisés sur le vieux continent pour la cuisine et en pharmacopée.


Organisation foncière et agriculture en Amazonie.


S’appuyant sur le droit de conquête, la couronne portugaise s’est fait maître des terres de la nouvelle colonie. A partir de l’installation au Brésil des premiers représentants du pouvoir de Lisbonne (1500), toutes les terres de la colonie ont été incorporées au patri-moine de la couronne portugaise. A compter de 1530, cette dernière décide de privatiser l’occupation du territoire brésilien. La monarchie installe au Brésil le système des capita-ineries héréditaires par lequel le roi transfère à des particuliers les droits, les profits et l’usufruit d’immenses étendues de terres. Sur la base de ces droits, le capitaine octroie à son tour des terres aux particuliers de son choix. Ces terres concédées sont désignées sous le terme de sesmarias (terres allouées). Cette distribution constitue l’acte légal fon-dateur de la dynamique de concentration foncière au Brésil. Les terres sont en effet uniquement allouées ou offertes à des membres d’une élite, des proches des capitaines, des représentants de la noblesse ou fidalgos, des militaires.


Les bénéficiaires de sesmarias doivent développer l’agriculture. En Amazonie, le nouveau régime foncier est censé faciliter l’occupation effective de l’immense territoire, une meilleure organisation de la gestion de l’espace et son contrôle. En réalité, cette occupation va rester longtemps limitée aux bordures du fleuve et de ses affluents. Outre une production de sucre, les propriétaires développent la culture du tabac. En 1751, le marquis de Pombal (alors premier ministre du royaume portugais) créée au Brésil l’Etat du Grand-Pará et du Maranhão dont la capitale sera fixée à Belém. Il constitue égale-ment 4 ans après la Compagnie Générale du Grand-Pará et du Maranhão afin de soutenir l’effort d’exploitation des richesses de l’Amazonie et d’assurer l’essor de la principale production de la région qui est le cacao. Les autres cultures développées sont alors le café et le clou de girofle. A la fin du XVIIIe siècle, les populations natives de la région ont pratiquement disparu, décimées par la malaria, la fièvre jaune ou la grippe. Les indiens des zones riveraines du fleuve et de ses affluents sont remplacés par des colons portu-gais, des métisses ou d’autres ethnies indiennes qui se sont déplacées vers les régions d’aval de l'Amazone. Sur les XVIIe et XVIIIe siècle, les cultures sont pratiquées sur les bordures des voies navigables. La densité de peuplement resté faible. La déforestation est donc très limitée.


Au fil du temps, les difficultés d’accès à la terre s’aggravant pour de nombreux habitants de la colonie, une occupation spontanée du territoire est engagée en marge des procédures officielles. Ces démarches sont en général le fait de familles n’appar-tenant pas à l’élite qui vont occuper effectivement des terres laissées libres soit parce que l’accès en est difficile, soit parce que le potentiel agricole est faible. Il peut s’agir également de sesmarias abandonnées. Le phénomène d’occupation s’amplifie tout au long du XVIIIe siècle et des lois le reconnaissant officiellement seront promulguées.


Fragilisé, le régime des sesmarias est officiellement supprimé en 1822, au moment de l’indépendance du Brésil[3]. En matière de foncier, le nouveau pays va alors connaître une période de vide juridique jusqu’en 1850. Il n’existe plus de loi qui réglemente l’accès à la terre. Le système juridique ne prévoit pas formellement le transfert de terres publiques au bénéfice d’acteurs privés. La constitution brésilienne adoptée en 1824 a repris le principe napoléonien du droit de propriété absolue sur la terre mais aucun dispositif légal définissant l’accès à la propriété n’a été établi. Le Brésil connaît alors pendant les 28 premières années de son indépendance une course effrénée à la terre. Les premiers arrivants sur une localité (souvent les plus riches et les plus violents) s’attribuent l’occu-pation de pans entiers du territoire national. La loi des Terres finalement adoptée en 1850 interdit toute occupation spontanée. Le législateur craint en effet que la persistance de cette pratique provoque la fuite de la main-d’œuvre encore maintenue en esclavage sur les propriétés et les occupations réalisées antérieurement. La loi de 1850 instaure en outre la transaction commerciale comme unique moyen de transfert des terres de l’Etat vers les particuliers. La terre devient un bien marchand. Il incombe au propriétaire ou à l’occupant de déclarer sa situation puis de la régulariser.


Depuis des décennies, tous les potentats locaux ont construit leur pouvoir sur la maî-trise de l’accès à la terre et aux ressources naturelles qu’elle porte. Il n’est donc pas question que la majorité des possessions et titres de propriété soient déclarés. En 1891 avec l’avènement de la république la constitution transfère officiellement la responsa-bilité des terres publiques de la sphère fédérale vers celles des Etats fédérés. Ce transfert précipité de la compétence foncière aux Etats locaux qui sont déficients en termes d’infrastructures, de ressources humaines et de moyens administratifs va renfor-cer la fragilité de la puissance publique en matière de gestion du foncier.


 

[1] Expéditions réalisées à partir du Sud-Est du Brésil vers l’intérieur pour capturer des populations autochtones soumises ensuite à l’esclavage, recherche des minerais et connaître le territoire.

[2] Expéditions fluviales réalisées vers l’intérieur du pays.

[3] Les capitaineries ont l’obligation de cadastrer les concessions, de les démarquer et de les cultiver, sous peine de devoir rendre le foncier à la couronne portugaise. Au fil du temps, ces obligations n’étant pas rigoureusement respectées, des terres des capitaineries ont été rendues à la couronne et ont constitué un patrimoine de terres dénommées dévolutas. A l’indépendance du Brésil (1822), ces terres sont devenues parties intégrantes du domaine immobilier de l’Etat. A partir du XXe siècle, et notamment sur les dernières décennies, une partie des terres du domaine public a été vendue légalement à des acquéreurs privés. Cela a été le cas dans les années soixante et soixante-dix lorsque le gouvernement central a encouragé l’immigration en Amazonie légale de colons originaires du Sud du pays ou l’installation de grands agriculteurs. Cela a été le cas plus tard lorsque Brasilia a utilisé les terres du domaine fédéral pour installer des bénéficiaires de la réforme agraire. Enfin, dans de nombreux cas, l’Etat central ou les Etats de l’Amazonie légale ont souvent régularisé la situation d’occupants au départ illégaux des terres du domaine public. Ajoutons encore que c’est sur les terres du domaine public fédéral et sur des terres obtenues après expropriation des propriétaires privés qu’ont été créés sur les décennies récentes les territoires sur lesquels les populations autochtones (indiens) disposent d’un droit d’usage exclusif. Les mêmes dispositions ont prévalu dans le cas de la création des unités de conservation de ressources naturelles protégées.


320 vues0 commentaire

Comments


bottom of page