Un sérieux risque de dérive budgétaire.
Depuis qu’il est Président, Jair Bolsonaro ne cesse de penser au scrutin d’octobre 2022. Candidat permanent, il a été longtemps en bonne position dans les sondages. Une côte de popularité élevée, l’absence de rival connu et populaire, l’appui des investisseurs et des marchés : tous ces éléments semblaient garantir à l’ancien capitaine une réélection confortable. Tout cela, c’était avant la crise sanitaire, la dépression économique et les drames sociaux que l’épidémie a provoqués. C’était aussi avant que l’ancien Président Lula ne devienne un candidat probable. C’était avant qu’une grande partie de la popu-lation perçoive enfin le danger que représente un leader qui se moque de la démocratie et ambitionne d’installer un pouvoir autoritaire.
Jair Bolsonaro n’est pas encore aux abois mais il sait que sa réélection n’est plus assurée. Pour les stratèges qui l’entourent, il s’agit désormais de mettre en œuvre une stratégie à deux volets. Le premier consiste à fidéliser les alliés de circonstance que sont devenus les parlementaires du centrão [1]. Ces députés et sénateurs veulent aussi être réélus en 2022. Ils savent que leur avenir électoral dépend avant tout des projets concrets mis en œuvre à l’échelle de leurs circonscriptions et que l’exécutif fédéral aura financé ou contri-bué à financer. Bolsonaro aura le soutien de ces parlementaires s’il fait preuve de prodi-galité et libère des crédits pour ouvrir des chantiers de construction de routes, d’hôpi-taux, d’écoles, d’infrastructures sociales, etc..
Le second volet est destiné à remobiliser un électorat populaire. Le gouvernement esti-me qu’en octobre ou novembre prochains, toute la population adulte aura reçu un vaccin contre le covid-19. La reprise de l’activité sera alors plus ferme [2]. Les perspectives s’amélioreront en termes d’emplois. D’ici là, tant que toute la population n’a pas été vaccinée, les millions de brésiliens qui travaillent dans l’économie informelle ou vivent d’expédients doivent disposer d’un revenu de substitution. Le gouvernement a donc décidé de prolonger le dispositif d’aide d’urgence réintroduit en avril dernier (allocation d’une valeur mensuelle moyenne de 250 réais) jusqu’en octobre. Cette extension sur trois mois peut contribuer à améliorer la cote de popularité du candidat Bolsonaro. C’est au sein des couches les plus modestes de la population que le soutien apporté au chef de l’Etat est d’ailleurs le plus résistant.
Le gouvernement n’entend pas se contenter du prolongement d’un programme d’allo-cations temporaire. Le dispositif principal sur lequel mise Jair Bolsonaro est un nouveau programme de transfert sociaux permanents qui viendra remplacer le Bolsa Familia, ce dispositif lancé en 2003 par l’ancien président Lula et qui lui a permis de conquérir des millions de voix auprès des secteurs les plus pauvres de l’électorat. Pendant longtemps, Bolsonaro n’a eu que mépris pour le programme, dénoncé comme incitant les pauvres à la passivité. L’ancien capitaine a beaucoup appris avec la mise en œuvre de l’aide d’ur-gence lancée sur la première phase de la crise sanitaire. Cette innovation a dopé sa côte de popularité auprès des plus modestes. Le chef de l’Etat sait aujourd’hui que l’abandon de cette allocation mensuelle d’urgence en janvier dernier a été une erreur. Il sait que la réintroduction d’un subside plus faible depuis avril n’a pas suffi à restaurer une popularité qui s’est effritée auprès des familles pauvres et très pauvres. Il s’agit donc de reconquérir un capital de sympathie auprès d’un secteur essentiel de l’électorat, un secteur qui a longtemps soutenu Lula et son parti des travailleurs.
Le Bolsa Familia qui existe depuis 18 ans est un programme de transferts sociaux con-ditionnels. Il assure aux familles vivant dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté des allo-cations mensuelles. En 2021, l’effectif de ménages éligibles était de 14,695 millions, soit un peu plus de 42,6 millions de personnes (20,1% de la population totale) [3]. Le transfert mensuel moyen par famille en juin 2021 était de 282 réais. Le coût total pour le budget fédéral du Bolsa Familia est estimé à 34,3 milliards de réais, soit 1,9% des dépenses pri-maires de l’Etat central. Bolsonaro mise désormais sur le lancement d’un nouveau dispositif dénommé Auxílio Brasil (Aide Brésil). Celui-ci doit être opérationnel dès la fin de la période de versement de l’allocation d’urgence, sur les derniers mois de cette année. Le montant total des transferts reçus et le nombre des familles éligibles sera accru. Le nombre de familles bénéficiaires passerait à 16,7 millions (ce qui représente environ 50,1 millions de personnes).
Consolidation de l’appui du centrão et lancement d’un nouveau programme social : dans les deux cas, le Président-candidat avance comme si l’évolution des finances publiques allait offrir des marges de manœuvre considérables à l’horizon de 2022. Ce n’est pas du tout le cas.
Des garde-fous essentiels.
Depuis des années, le déficit des comptes publics reste le talon d’Achille de l’économie brésilienne [4]. Il génère régulièrement des crises financières et empêche le pays de s’engager dans une dynamique de croissance durable et soutenable. Soumis à la pres-sion de lobbys puissants (fonctionnaires, cartels d’entreprises, élus et clans politiques locaux) et des parlementaires qui les relaient, l’exécutif ne parvient pas à freiner la pro-gression vigoureuse des dépenses primaires. Pour l’essentiel, celles-ci sont constituées de transferts aux Etats fédérés et communes, de prestations sociales (retraites, pensions) charges salariales et de subventions à l'économie.
Pour éviter que les crises successives ne débouchent sur de véritables déroutes et con-server la confiance des marchés financiers, le Brésil n’a pas cessé depuis des années d’introduire des amendements à la constitution qui renforcent en principe les disciplines que doivent respecter l’exécutif et le législatif en matière de politique budgétaire. A partir de 2000, les autorités ont ainsi défini une cible chiffrée de résultat primaire qu’elles s’en-gagent à suivre au cours de l’exercice budgétaire. Jusqu’en 2013, la priorité des gouver-nements successifs a été d’atteindre des résultats primaires positifs (excédents) afin de stabiliser le ratio dette publique/PIB. Depuis 2014, la dégradation des finances fédérales a contraint l’exécutif à définir des objectifs de déficits. En 2020, cet objectif n’a pas été chiffré compte tenu de l’incertitude créée par la crise sanitaire.
Evolution des résultats du secteur public et de la dette (en % du PIB).
Source : IFI, Sénat Fédéral.
Une autre norme constitutionnelle importante a été adoptée en 2016 [5]. La règle du plafond des dépenses (teto de gastos en Portugais) limite la progression des dépenses de l’année T+1 au taux de croissance de l’inflation sur l’année T. Ce taux de croissance est défini par la variation de l’Indice des Prix à la Consommation Ample (IPCA) au cours de douze mois allant de Juillet à juin de l’année T [6]. La règle du plafond gèle donc les prin-cipales dépenses budgétaires en termes réels. Elle permet ainsi au gouvernement fédéral de mieux gérer l’évolution de la dette publique et donc de contrôler un des postes de dépenses les plus importants et contraignants : celui correspondant au paie-ment des intérêts sur la dette. Le respect d’un plafond de dépenses permet encore de réduire le risque d’insolvabilité de l’Etat fédéral, ce qui contribue à maintenir à des niveaux plus favorables les taux d’intérêts pratiqués sur le marché financier et d’autres indicateurs économiques.
L’ensemble des garde-fous créés sur les dernières décennies a permis à l’Etat de fi-nancer et de refinancer régulièrement une dette publique élevée en mobilisant pour l’essentiel l’épargne nationale (fin 2020, la dette interne représentait 92% de l’encours de la dette). Les créanciers du secteur public sont d’abord des investisseurs institutionnels locaux (fonds de pension et d’investissement, organismes de retraites, banques, assu-reurs, etc..). De la crédibilité de la politique budgétaire dépend la confiance de ces créan-ciers, c’est-à-dire, in fine, de tous les épargnants nationaux. Cette crédibilité permet d’at-ténuer atténuer les tensions sur le marché des taux et de réduire la dépendance vis-à-vis du financement externe.
Fonctionnement du teto de gastos.
L’amendement constitutionnel de 2016 qui a introduit la règle de gel des crédits budgé-taires en termes réels ne vaut que pour les dépenses primaires. Il ne concerne donc pas le paiement des intérêts sur la dette publique. Le teto s’applique :
a) aux dépenses primaires dites obligatoires. Il s’agit ici de l’ensemble des dépenses fixes liées au fonctionnement des administrations et services publics (rémunérations des agents et fonctionnaires qui bénéficient de la stabilité de l’emploi et dont les salaires ne peuvent pas être réduits), de prestations sociales (retraites, pensions, allocations d’assis-tance) et d’autres dépenses [7]. Ces dépenses sont dites obligatoires car l’Etat doit les exécuter en raison de dispositions constitutionnelles et légales. Elles représentent au-jourd’hui plus de 90% des dépenses primaires.
b) aux dépenses primaires dites discrétionnaires. Il s’agit ici de dépenses par rapport auxquelles l’Etat fédéral dispose, en principe, de marges de manœuvre, en termes d’exé-cution. Les crédits budgétaires en question sont destinés à financer des investissements, les frais de fonctionnement des administrations et services fédéraux (déplacements, consommations diverses, énergie, etc..), des bourses d’études et de recherche, des sub-ventions ou des opérations de préservation de l’environnement.
Recettes et dépenses du budget fédéral (en % du PIB).
Source : IFI, Sénat Fédéral.
Le règle du plafonnement n’entraîne pas le gel en termes réels des crédits destinés à financer le fonds fédéral de soutien à l’éducation de base (Fundeb), des dépenses de santé, des financements électoraux et des transferts de recettes fiscales que l’Etat fédé-ral doit organiser au bénéfice des Etats fédérés et des communes. Un nouvel amende-ment à la constitution adopté par le Congrès en mars 2021 détermine que les crédits complémentaires votés et exécutés pour faire face à des situations de calamité excep-tionnelles et imprévisibles (comme la crise sanitaire du covid-19) ne sont pas soumis au teto et à la règle d'or. Les dépenses engagées en 2020 et 2021 pour financer des aides d’urgence aux familles défavorisées, soutenir l’emploi et les entreprises échappent donc à la discipline du plafonnement.
Le respect effectif de cette discipline est rendu difficile en raison de l’extrême rigidité des dépenses qui sont programmées au budget de l’Etat fédéral. Il faut souligner ici un paradoxe. La législation brésilienne encadrant la politique budgétaire définit les crédits inscrits dans la loi de finances comme des autorisations de dépenses, et non pas comme des obligations. Le pouvoir exécutif peut donc suspendre la libération de certains crédits inscrits au budget. On dit aussi qu’une partie des dépenses prévues peut faire l’objet d’un contingentement. Celui-ci peut être mis en œuvre pour contrôler l’évolution des dé-penses, garantir le respect de l’objectif de résultat primaire et de la limite du teto. En réalité, les postes de dépenses sur lesquels le gouvernement peut jouer pour respecter la discipline budgétaire sont relativement peu nombreux. L’essentiel des dépenses pri-maires est constitué de dépenses obligatoires. Plusieurs de ces dépenses obligatoires doivent évoluer d’une année à l’autre en fonction de règles d’indexation automatique. C’est le cas des pensions et retraites, du plafond des indemnités de chômage, du montant du minimum vieillesse, de prestations diverses. Ensemble, en 2021, ces diverses prestations représentent 56% des dépenses primaires de l’Etat fédéral. La variation des prix considérée ici est celle observée en décembre de l’année précédant l’exercice bud-gétaire. L’indicateur utilisé est l’Indice National des Prix à la Consommation (INPC) [8], référence considérée chaque année pour relever le montant du salaire minimum [9].
L’ajustement est donc réalisé en jouant sur les dépenses discrétionnaires. Depuis 2016, le premier levier utilisé ici a été la réduction drastique des investissements publics. La baisse a été telle que les crédits exécutés sont désormais insuffisants pour assurer un maintien en l’état des infrastructures et équipements existants. Le second levier a con-sisté à réduire au maximum les dépenses de fonctionnement des administrations et services publics. Enfin, l’Etat fédéral a suspendu l’exécution de politiques et d’actions ju-gées non essentielles [10].
Des finances fédérales qui restent fragiles.
En 2021, pour la huitième année consécutive, l’ensemble du secteur public dégagera un déficit primaire lié, pour l'essentiel, au déséquilibre des comptes de l'Etat fédéral. Sur les derniers mois, la reprise de l’activité, la hausse des cours des matières premières ont entraîné un accroissement spectaculaire des rentrées fiscales. La combinaison d’une réduction des dépenses (après l’effort exceptionnel engagé en 2020) et de la progression des recettes a conduit à une contraction du déficit primaire des finances fédérales. Cette embellie passagère ne doit pas cacher la réalité. Les dépenses extraordinaires engagées à partir d’avril 2020 pour faire face à la crise sanitaire ont aggravé le déséquilibre du budget de l’Etat fédéral et de nombreux Etats fédérés. Dans le meilleur des scénarios (croissance forte, politique budgétaire prudente), le déficit primaire ne disparaitra pas avant 2026 [11]. Ce constat signifie qu’afin de conserver la confiance des investisseurs et des épargnants, le Brésil doit plus que jamais montrer qu’il respecte les normes qu’il s’est imposé. Ce n’est pourtant pas ce que semble disposé à faire le gouvernement Bolsonaro.
La stratégie électorale du Président-candidat est incompatible avec le retour à la pru-dence et la rigueur budgétaire. Les marchés en sont convaincus. Leur calcul est simple mais réaliste. Ils savent que le plafond autorisé de dépense va augmenter significa-tivement entre 2021 et 2022. En juin 2021, l’inflation mesurée par l’IPCA état de 8,35%. Une inflation de 8,35% représente un accroissement de 124,1 milliards de réais au plafond. Celui-ci passera donc de 1485,9 à 1610 milliards de réais entre 2021 et 2022. En juin dernier également, la variation des prix sur l’année était estimée entre 5,7% et 5,8%. Compte tenu de la part des dépenses primaires indexées, cela signifie que l’ensemble des dépenses primaires devraient augmenter de 5,2%, soit un montant de 76,8 milliards de réais. La différence entre le plafond de dépenses et le total de dépenses primaires projetées était donc alors anticipée à 47,3 milliards de réais. Plus l’inflation annuelle atteinte en décembre 2021 sera élevée, plus sera réduite cette marge de manœuvre budgétaire. Selon les calculs de l’Instituição Fiscal Independente (IFI) du Sénat Fédéral, un taux d’inflation supérieur de 1 point au taux projeté pour l’ensemble de l’année 2021 ra-mènerait cette marge à 34,9 milliards de réais. Elle ne serait plus que de 28,7 milliards de réais avec un rythme d’inflation dépassant de 1,5 point le rythme projeté (voir graphique). Plusieurs facteurs de risque peuvent conduire à une inflation sur l’année bien supérieure aux projections de la mi-2021 : l’évolution du prix de l’électricité dans l’avenir, l’appré-ciation possible du dollar par rapport au réal ou la hausse des prix alimentaires [12].
Marges de manoeuvre budgétaires anticipées pour 2022 (milliards de réais).
Source : IFI, Sénat Fédéral.
Les marchés financiers prennent en compte ces risques. Ils savent aussi qu’en 2022, en raison de décisions de justice qui lui ont été défavorables, l’Etat fédéral devra financer un montant élevé de dettes contentieuses, ce que l’on désigne en Portugais sous le terme de precatorios. Régulièrement, des particuliers, des collectivités territoriales, des entre-prises ou organismes privés [13] utilisent des procédures de recouvrement contentieux et saisissent la Justice afin d’obtenir la condamnation de l’Etat fédéral et le versement par ce dernier de sommes impayées. Lorsque la Justice reconnait les droits de ces créan-ciers et que tous les recours ont été épuisés, le Trésor doit répondre aux injonctions de paiement des magistrats. Il mobilise pour ce faire les crédits inscrits au budget [14]. Lors de la préparation du projet de loi de finances, les services compétents du ministère de l’économie doivent arrêter le montant des fonds qu’il faudra débloquer pour régler les precatorios. En 2021, ce montant a atteint 56,4 milliards de réais, soit 3,5% du total des dépenses primaires de l’Etat central. En 2022, la somme à débloquer devrait approcher 89,1 milliards de réais. Cette forte hausse n’a été révélée par le Ministre de l’économie qu’en juillet dernier. P. Guedes a dû annoncer que ses services devaient inscrire près de 33 milliards de réais de dépenses supplémentaires au titre des precatorios dans le projet de loi de finances de 2022. Les marchés financiers font des additions. Le nouveau pro-gramme social que prétend lancer Jair Bolsonaro devrait représenter un coût additionnel de 18 milliards de réais. Avec le règlement des dettes contentieuses, on atteint donc une dépense supplémentaire de 51 milliards de réais, soit un montant bien supérieur à la marge de manœuvre budgétaire anticipée dans les scénarios les plus optimistes.
Bolsonaro sur les pas de Dilma Rousseff.
Désormais, pour se conformer à la fois aux décisions de la Justice et aux règles constitu-tionnelles, le gouvernement fédéral est contraint d’honorer le paiement de tous les pre-catorios en 2022 et de respecter le plafond des dépenses. Cela signifie qu’il doit con-sacrer toute la marge de manœuvre budgétaire existante au règlement de dettes con-tentieuses. Il ne peut donc plus être question d’un accroissement des crédits destinés à un Bolsa Familia rénové, et à d’autres prodigalités [15]. Si la marge de manœuvre bud-gétaire n’est pas suffisante pour répondre aux injonctions des juges, il faudra rogner sur les dépenses discrétionnaires qui peuvent être sacrifiées [16]. Le gouvernement Bolso-naro sait aussi que le choix de la légalité entraîne deux conséquences politiques majeures. En rognant sur les dépenses discrétionnaires, le pouvoir sera dans l’incapacité de libérer tous les amendements au budget, c’est-à-dire tous les crédits d’investissement que les parlementaires choisissent de destiner à leurs régions d’origine. Le choix de la rigueur budgétaire, c’est donc le risque pour le Président de perdre rapidement l’appui des élus du centrão, un appui qui n’est jamais désintéressé et gratuit. Ce choix signifie aussi un abandon de toutes les promesses destinées à séduire un large secteur de l’électorat populaire. Le programme Auxilio Brasil restera lettre morte. En un mot, le res-pect de la légalité et des décisions de justice accroît la probabilité d’une défaite élec-torale en 2022 pour Jair Bolsonaro.
Le camp du Président est donc en train d’esquisser les contours d’une politique d’aban-don des normes budgétaires pourtant fixées dans la Constitution. Une proposition d’a-mendement de la Loi Fondamentale (PEC) a été transmise au Congrès au début d’août dernier. Le texte envisage un dispositif qui permettrait à l’exécutif fédéral d’échelonner sur dix ans le règlement effectif des dettes contentieuses les plus élevées (supérieures à 66 millions de réais) exigibles en 2022. Le premier versement effectué l’an prochain cor-respondrait à 15% de l’encours et le solde serait réglé entre 2023 et 2031. Selon le ministère de l’économie, le dispositif permettrait de respecter le plafond de dépenses. Le gouvernement pourrait dégager une économie de 33,5 milliards de réais et faire face ainsi à des dépenses courantes. Il envisage par ailleurs la création d’un fonds destiné à recevoir les recettes de privatisations futures, recettes qui seraient mobilisées pour payer les annuités dues au titre des precatorios de 2022. Le remboursement effectif des échéances dues serait donc mis en œuvre en dehors du cadre budgétaire et de la norme que constitue le plafond de dépenses.
Cette PEC a été reçue avec la plus grande appréhension par les marchés financiers. Ce genre de "bricolage" rappelle la fin du mandat présidentiel de Dilma Rousseff, lorsque la présidente de l'époque, incapable de contrôler le déficit, recourait à des artifices pour limiter les dépenses effectives. L’échelonnement sur dix ans de l’exécution d’une dépense obligatoire et incontournable signifie que le débiteur n’est pas disposé à exécuter effecti-vement les décisions de justice. La mise en œuvre d’un règlement à tempérament des precatorios de 2022 modifierait automatiquement l’appréciation du risque par les investisseurs qui financent le déficit et la dette publique en souscrivant des titres émis par le Trésor. Ces investisseurs élèveraient la prime de risque exigée. Pour placer des titres nouveaux, le Trésor serait contraint de relever les taux d’intérêt de long terme. Ce relèvement des taux aggraverait les difficultés budgétaires d’un Etat fédéral qui dégage encore des déficits primaires et doit financer une dette supérieure à 85% du PIB [17]. L’inquiétude accrue des investisseurs, la hausse des taux de long terme fragiliseraient immanquablement la reprise nécessaire de l’investissement, c’est-à-dire la reprise de la croissance.
Début d'orage sur l'esplanade des ministères à Brasilia.
L’échelonnement du paiement des dettes contentieuses de 2022 est destiné à affecter les éventuelles marges de manœuvre budgétaires au financement du nouveau pro-gramme social et à la libération des crédits correspondant aux amendements adoptés par les parlementaires. Pour ne pas transgresser formellement la norme du plafond de dépenses, l’exécutif propose d’abandonner une autre règle fondamentale : celle qui impose d’honorer des engagements prévisibles. Au teto de gastos est associé une soupape de sécurité : le vote de crédits extraordinaires pour faire face à des dépenses imprévisibles. C’est ce dispositif qui a été utilisé en 2020 et en 2021 pour financer les mesures exceptionnelles destinées à affronter la crise sanitaire et ses conséquences. Les décisions de justice imposant à l’Etat fédéral le paiement de dettes contentieuses ne sont pas des évènements imprévisibles. Elles ne peuvent pas être utilisées comme pré-texte pour changer les règles. Si la proposition d’échelonnement du gouvernement fédéral est votée par le Congrès, le plafond de dépenses apparaîtra comme un artifice qui peut être transgressé au gré des circonstances. Cet accommodement minera la con-fiance des investisseurs. Ceux-ci concluront qu’à l’avenir d’autres accommodements seront trouvés à chaque fois que le respect strict des règles dérange le pouvoir en place.
En économie, le hasard moral (moral hazard) est une dimension fondamentale de l’ana-lyse. Une décision prise aujourd’hui par cet acteur central qu’est l’Etat va modifier les anticipations des agents économiques. Ceux-ci s’adaptent et modifier leur attitude au cours des phases ultérieures du jeu. L’avantage temporaire obtenu à court terme grâce au report du paiement des precatorios (financer des dépenses nouvelles tout en restant formellement dans le cadre du plafond) est alors rapidement effacé par un effet négatif : l’augmentation du risque, l’élévation des taux d’intérêt de long terme et de la charge de la dette publique. Une élévation qui signifie des conditions de financement plus dures pour l’ensemble des acteurs économiques, donc une croissance plus faible.
En d’autres termes, les bricolages circonstanciels des règles budgétaires que pourrait mettre en œuvre Jair Bolsonaro dans les prochains mois pour soutenir sa candidature enlèveront toute crédibilité aux disciplines que l’Etat cherche à respecter et à appliquer depuis plusieurs décennies. Si le Président n’est pas ramené à la raison, la campagne de 2022 pourrait coïncider avec une crise majeure des finances publiques. Les craintes suscitées par le populisme budgétaire depuis juin dernier ont déjà une conséquence : la forte appréciation du dollar, passé au cours des deux derniers mois de moins de 5 réais à plus de 5,3 réais. La hausse du billet vert pourrait se poursuivre...
[1] Voir notre série de posts : Petite incursion dans la vieille politique,
https://www.istoebresil.org/post/petite-incursion-dans-la-vieille-politique-2 [2] Les grandes banques nationales (Bradesco, Itau) anticipent désormais une expansion supérieure à 5% sur l’année, une approche qu’a validé le FMI dans ses dernières projections de juillet 2021. En 2022, la progression de l’activité devrait être d’au moins 2%. Selon ces scénarios, la relance de l’économie va permettre au Brésil de créer des em-plois. Le taux de chômage va reculer. Evalué à 14,3% à la fin 2020, il déjà baisser au cours de 2021 et pourrait atteindre de 11,9% à 12,9% dans les derniers mois de 2022. [3] Le versement effectif des allocations qui composent la Bolsa Familia est soumis à conditions. Le carnet de vaccination des enfants en bas âge doit être maintenu à jour. Enfants et adolescents doivent être scolarisés. Les femmes enceintes doivent se pré-senter aux consultations prénatales et toutes celles qui sont âgées de 14 à 44 ans se sou-mettre à un suivi médical. [4] Le taux de pression fiscale brésilien est pourtant un des plus élevé d’Amérique latine (32% en 2019) et ne cesse de s’élever depuis 1990. [5] Une autre norme constitutionnelle doit être observée par les pouvoirs publics : la rè-gle d’or qui interdit le financement des dépenses courantes par l’émission de dette. Cette règle fait cependant l’objet de dérogations. Ce fut le cas en 2020, avec l’adoption d’une loi de finances rectificative autorisant le gouvernement à financer un programme de soutien exceptionnel de l’activité et des revenus. [6] L’Indice National des Prix à la Consommation Ample (IPCA) mesure la variation du coût de la vie moyen de familles disposant d’un revenu mensuel variant de 1 à 40 salaires minimums, soit de 1100 réais/mois à 44 000 réais en 2021 (de 184 €/mois à 7350 € au taux de change du 1/7/2021). Il couvre donc pratiquement les dépenses de toutes les catégories de revenu. L’IPCA est l’indice officiel utilisé par le gouvernement pour évaluer l’inflation, définir des objectifs de variation des prix. L’Indice est aussi utilisé par la Banque Centrale pour déterminer les variations de son taux directeur. [7] La liste des dépenses obligatoires comprend encore les crédits nécessaires au règle-ment de dettes contentieuses lorsque l’Etat fédéral est contraint par des décisions de justice à payer des débiteurs (precatorios). [8] Cet indice mesure la variation du coût de la vie des familles à bas revenus, des cou-ches les plus pauvres de la population (ménages disposant d’un revenu mensuel variant de 1 à 5 salaires minimum). Cette catégorie de la population est particulièrement sensible à l’instabilité des prix puisque tout le revenu disponible est affecté à l’acquisition de biens et de services de base comme les produits alimentaires, les médicaments, le transport, etc.. [9] Le montant du salaire minimum (1100 reais/mois en 2021) est un plancher pour la fixa-tion du montant minimal des retraites. Il est pris comme référence pour déterminer la valeur de l’indemnité de minimum vieillesse, du complément de revenu annuel versé par l'Etat aux salariés les moins rémunérés. [10] On peut citer ici des programmes de répression des fraudes, de contrôle sanitaire, des bourses de recherche, des services d’émission de passeports ou d’appui technique à l’agriculture, d’es programmes d'équipement des forces armées, etc.. [11] Le maintien de taux d’intérêts élevés et le resserrement récent de la politique moné-taire d’une part, le rythme de la hausse des prix d’autre part vont mécaniquement ac-croître la dette publique et la charge d'intérêts associée. [12] Les mauvaises conditions de pluviométrie sur l’été 2020-21 conduisent les autorités compétentes à relever les prix de l’énergie électrique depuis plusieurs mois. Ces réajus-tements ont un impact marqué sur l’INPC dans la mesure où la facture d’électricité représente un poste très important dans le budget des familles modestes. Ils ont des effets directs et indirects. Ils élèvent la facture pour tous les consommateurs d’électricité, qu’il s’agisse des ménages ou des entreprises utilisant l’énergie comme intrant. Ces der-nières répercutent la hausse sur leurs prix de vente. Enfin, l’inflation induite est entre-tenue et amplifiée en raison de la boucle prix-salaires. Les travailleurs du secteur formel organisés obtiennent lors de négociations des relèvements de leurs salaires afin de maintenir leur pouvoir d’achat. [13] Il s’agit de particuliers (allocataires de prestations sociales, retraités, salariés du secteur public), de collectivités territoriales (Etats fédérés, communes), d’entreprises ou d’organismes privés qui se considèrent lésés par des décisions, des politiques, des manquements de l’Etat fédéral. [14] Le montant à inscrire chaque année est évalué par l’avocat général de l’Etat fédéral qui suit toutes les procédures judiciaires dans lesquelles cet Etat est engagé et peut évaluer l’issue des contentieux traités par la Justice. [15] Jair Bolsonaro a ainsi évoqué un relèvement du salaire des fonctionnaires. Il entend réduire les taxes sur les carburants. Le Ministre de l’économie a envoyé au Congrès une proposition de réforme de l’impôt sur le revenu qui éléverait le seuil d’exonération de l’IRPP et réduirait le taux de l’impôt sur les sociétés. Il entend aussi financer un pro-gramme de soutien à l’embauche des jeunes. [16] Des investissements prévus seront abandonnés, des chantiers en cours seront suspendus. Des crédits de fonctionnement seront revus à la baisse. Ce régime de diète comporte un risque : les pouvoirs publics peuvent se retrouver dans l’incapacité de fournir les services de base qu’ils doivent offrir à la société. [17] Dans les pays comparables au Brésil, la dette publique représente en moyenne 54% du PIB.
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