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  • Illusions et impasses de la réforme agraire (5).

    Ascension et déclin du lobby des "sans-terre". La création officielle du Mouvement des Travailleurs sans Terre en 1984 est le résultat de démarches engagées plusieurs années auparavant dans le Sud du pays, par des mili-tants catholiques et des membres de l’église luthérienne [1]. Rapidement, le MST étend sa base sociale en s’appuyant sur ces structures religieuses et les réseaux locaux qu’elles mettent à son service. Il bénéficie aussi de la nouvelle conjoncture politique ouverte après 1985 et le retour à la démocratie. Il devient une organisation très structurée, cen-tralisée, disciplinée, suivant un modèle de fonctionnement de type léniniste. Dès 1990, le MST est une force politique d’envergure nationale. Il aborde cependant une phase diffi-cile. La chute de l’empire soviétique, la fin de la guerre froide et le reflux de l’idéologie marxiste perturbent la croissance d’un mouvement qui s’est affiché d’emblée comme so-cialiste. Les initiatives des diverses organisations de "paysans sans terre" restent d’ailleurs discrètes, presque marginales. En 1990, on compte à peine 50 occupations de terres agricoles dans le pays et 7314 familles mobilisées (moins de 25 000 personnes). Le nombre de nouveaux assentamentos créés est de 21 (contre 99 l’année précédente). L’organisation sort de cette phase délicate dès le début de la Présidence FH. Cardoso en 1995. Pour le nouveau gouvernement, le MST est une force contestataire capable de mobiliser les couches défavorisées. Il est relayé au niveau parlementaire par une oppo-sition puissante, animée par le Parti des Travailleurs de Lula (PT), qui dépasse vite la crise née avec la fin de la guerre froide. Rapidement, l’Administration Cardoso est confrontée à une forte progression des occupations lancées par le MST et les mouvements concur-rents. Entre 1995 et 1999, on passe de 145 à 594 nouvelles occupations. Au total, sur les deux mandats de la Présidence Cardoso, 2955 nouvelles occupations seront engagées, mobilisant 433 707 familles. L’Etat fédéral considère que l’installation d’un maximum de familles sur des terres expropriées ou des terres publiques doit permettre de freiner la pression politique qu’exerce le MST. A l’époque, il existe encore plusieurs grands domai-nes sur lesquels les terres ne sont pas mises en valeur. L’INCRA est donc encouragée à multiplier les expropriations et les créations d’assentamentos. Entre 1995 et 2002, sous les deux gouvernements Cardoso, 4301 nouveaux assentamentos sont créés, bénéficiant à 540 704 familles, soit plus de 1,8 million de personnes. La complaisance gouver-nementale encourage le MST à poursuivre et amplifier son offensive. Il n’a aucun mal à recruter des troupes. Celles-ci savent qu’après avoir occupé des terres, elles ont de grandes chances de pouvoir ensuite s’y établir. Les occupations progressent donc en pa-rallèle avec la création de nouveaux lotissements sur lesquels sont installés les "sans terre". Nombre d'occupations et de familles sur les campements d'occupation. Source : Dataluta, Université de l'Etat de São Paulo (concerne des opérations réalisées par plusieurs organisations, le MST étant la principale). Le mouvement parvient à s’enraciner sur plusieurs régions où des propriétaires ne met-tent pas leurs terres en valeur, ne respectent pas la législation sociale ou négligent la préservation de l’environnement. La multiplication des assentamentos permet au MST d’étendre son réseau d’associations qui reçoivent les fonds publics mis à la disposition des bénéficiaires de lots de terre. Les premières coopératives d’assentados sont créées. Aux ressources financières fournies par l’Etat fédéral viennent s’ajouter les donations de nombreuses organisations internationales. Le mouvement bénéficie pendant quelques années de la sympathie et de l’appui de plusieurs secteurs de la société brésilienne sensibilisés par les tragédies de Corumbiaria [2] et d’Eldorado dos Carajás [3]. Enfin, son développement est aussi assuré grâce à l’ascension du Parti des Travailleurs qui a con-quis plusieurs municipalités importantes et le gouvernement d’Etats fédérés. Grâce au soutien du PT, le MST peut ainsi amplifier la communication autour de ses actions et de ses revendications. Le MST et les gouvernements Lula. En 2003, alors que Lula vient d’assumer la Présidence, le MST annonce qu’il compte 1,5 millions de membres. Il revendique l’installation de 350 000 familles de sans terre et déclare encadrer 80 000 autres familles vivant sur des campements d’occupation. La direction du mouvement affirme qu’en 19 ans d’existence, l’organisation a créé 1 900 associations, 100 unités de coopératives agricoles et 96 sites agroindustriels. Elle indique aussi avoir installé plus de 2000 écoles sur les assentamentos [4]. Pour le MST, les an-nées de la Présidence Lula (2003-2010) sont des années paradoxales. D’un côté, le mou-vement bénéficie comme jamais auparavant de l’appui du gouvernement fédéral. Les sans terre de J.P. Stédile sont des alliés de la gauche au pouvoir qui le leur rend bien. Les occupations de terres restent importantes (2789 en huit ans). L’INCRA suit. Au total, sous la Présidence Lula, 614 088 familles seront allocataires de lots de terres sur les nouveaux assentamentos créés (3590 au total en huit ans). Sous les gouvernements Lula, le MST bénéficie d’importants transferts publics par le biais de conventions qui associent ses organisations (écoles, coopératives, associations d’assentados) et l’INCRA [5]. Son enga-gement en faveur de la réforme agraire et les résultats obtenus lui permettent aussi de recevoir des fonds d’organisations caritatives internationales. Nombre de nouveaux assentamentos créés chaque année par l'INCRA. Source : Dataluta, Université de l'Etat de São Paulo (UNESP). Paradoxalement, les années Lula marquent pourtant un début de déclin pour le MST. La présence plus forte du mouvement dans l’espace médiatique, ses liens plus affichés avec le PT qui tient l’Etat fédéral, la progression du nombre d’assentamentos font alors illusion. Le Mouvement des Travailleurs sans Terre et ses concurrents sont confrontées à un ef-fritement de leur base sociale. Plusieurs facteurs se conjuguent ici. Avec le cycle de hausse des prix des matières premières sur les marchés mondiaux, le Brésil connaît entre 2005 et 2010 une croissance relativement forte qui génère d’importantes créations d’emplois, notamment pour les travailleurs peu ou pas qualifiés. Le recul du chômage, la revalorisation des salaires les plus bas (relèvement important du salaire minimum) et le développement de nouveaux transferts sociaux vont renforcer la dynamique de recul de la pauvreté observée depuis 1995. Le lancement du programme gouvernemental Bolsa Familia (qui va rapidement fournir un revenu minimum à 11 millions de familles extrê-mement pauvres) contribue aussi à réduire la base de recrutement du MST. Le nombre de ménages qui acceptait auparavant de participer à des occupations de terres agricoles diminue. Dans ces conditions, il est plus difficile de mobiliser et de monter de nouveaux campements. D’autres facteurs interviennent encore. Avec la croissance des années 2005-2009, de nombreuses familles sortent de la pauvreté et accèdent à la consom-mation de masse. En milieu rural, l’évolution favorable des prix agricoles induit une accélération de la modernisation des exploitations et une amélioration de l’emploi. Les couches sociales qui sortent de la pauvreté acceptent mal la rhétorique marxisante et révolutionnaire propagée par les responsables du MST. Elles sont aussi échaudées par le mode de fonctionnement interne d’une organisation de plus en plus autoritaire et hiérar-chisée. Elles perçoivent aussi que le soutien de l’Eglise Catholique à l’organisation est moins affirmé [6]. Sous les gouvernements Lula, le secteur de l’agriculture et des industries liées (désigné au Brésil sous le terme d’agro-négoce) prend une importance économique encore plus grande qu’au cours des années antérieures. La gauche au pouvoir découvre que les ex-ploitations agricoles de tous profils sont engagées (avec le concours de la recherche et des firmes d’amont et d’aval) dans une révolution technologique. Elle découvre que les filières de l’agro-négoce dynamisent les exportations, assurent une couverture des besoins alimentaires du pays, créent des emplois et occupent une place centrale dans le développement de plusieurs régions. Rompant entre leur catéchisme idéologique d’hier et les évolutions du secteur agricole, les leaders gouvernements doivent accepter un constat : les terres laissées vacantes par des latifundiaires irresponsables sont de plus en plus rares. Parce qu’elle est un des piliers de la croissance, l’agriculture moderne ne doit pas être inquiétée par des mouvements de sans terre trop radicaux. Sous le premier gouvernement de Dilma Rousseff (2011-2014), le nombre annuel d’occupations nouvelles de terres reste très inférieur à celui enregistré au début de l’Administration Lula. Si le nombre de familles mobilisées augmente un peu, cela est dû à la dégradation de la situation économique (à partir de 2014) et à la fin du cycle de recul de la pauvreté. Dilma Rousseff va d’ailleurs mettre un sérieux coup de frein aux assentamentos. En 4 ans, de 2011 à 2014, l’INCRA va créer 509 lotissements au titre de la réforme agraire destinés à recevoir 107354 familles. Sous la seconde Présidence Lula, l’agence fédérale avait insti-tué 1223 nouveaux assentamentos et installé 232 669 familles. Le gouvernement Temer sera encore moins réceptif à la pression que cherche à maintenir le MST. Il crée 136 assentamentos nouveaux entre 2016 et 2018 et alloue ainsi des terres à 11 831 familles. Radicalisation politique. Entre 2003 et 2016, alors qu’ils géraient le pays, le Parti des Travailleurs et ses leaders vont prendre de sérieuses distances avec ce qui aura été pendant des décennies la cul-ture politique commune de la gauche brésilienne concernant la question agraire. Longtemps, cette gauche a perçu le monde rural comme un espace où s’affrontent les propriétaires de grands domaines, les latifundios, caractérisés à la fois par leurs tailles (plusieurs milliers d’hectares ou plus et par la très faible mise en valeur des terres) et des exploitations familiales souvent très petites (des minifundios). Les premiers se consacrent à l’élevage bovin extensif et aux cultures de rente destinées à l’exportation (café, canne-à-sucre, soja, etc..), tandis que les secondes ne parviennent pas toujours à couvrir les be-soins alimentaires des familles paysannes. Cette vision dichotomique et binaire évolue sur la fin du XXe siècle. La gauche ne s’en prend plus seulement aux "latifundios impro-ductifs". Elle dénonce l’insertion de l’agriculture dans l’économie de marché, l’inten-sification de la production par recours à des technologies modernes et l’intégration du secteur aux complexes agro-industriels. L’agriculture intensive (qu’elle soit le fait d’entre-preneurs individuels ou d’exploitants familiaux) représente les "forces capitalistes de production" opposées à la paysannerie. Ce monde paysan n’est pas seulement l’héritier d’une culture de respect de la terre et de la nature. Il produit sur la base de relations non-marchandes, cherche à assurer la subsistance d’unités familiales. Il représente un pôle de résistance face "l’agribusiness capitaliste". Ce dernier modèle vise à maximiser les pro-fits, à détruire la paysannerie, à contrôler la production et à exploiter la nature afin de satisfaire des consommateurs qui n’obéissent également qu’à leurs intérêts. Manifestation du MST à Brasilia pendant les années Lula. Avant l’arrivée au pouvoir, la gauche considère donc le combat des paysans sans terre comme une des formes de lutte contre le système capitaliste. La pratique du gouver-nement, une connaissance un peu plus solide des réalités d’un monde rural qui change, l’évolution du secteur agricole vont bousculer les représentations idéologiques. Les responsables de l’Etat abandonnent une vision manichéenne, bipolaire et réductrice. Ils découvrent que le secteur de l’agro-négoce tourné vers l’exportation est aussi à l’origine d’un formidable essor de la production alimentaire destinée au marché intérieur [7]. Ils découvrent que l’agriculture d’entreprise crée des emplois, contribue au développement des régions où elle s’implante. Ils constatent que l’agriculture familiale économiquement viable et vecteur de progrès social est intégrée aux filières agro-industrielles (notamment au sein du système coopératif). Ils reconnaissent que la dichotomie créée entre une paysannerie qui vivrait en harmonie avec la nature et son environnement social tradition-nel par opposition avec un agribusiness inhumain et destructeur acharné de l’environ-nement n’est guère opérante. Si l’impact écologique de l’agriculture moderne est sou-vent problématique, les dégâts créés par les petits exploitants familiaux et les assen-tados du MST ne peuvent pas être ignorés non plus. La gauche au pouvoir se libère d’un credo simpliste. Le MST s’accroche au contraire à lson vieux catéchisme [8]. En 1991, à l’occasion d’une rencontre nationale, les participants avaient approuvé un "document de base" élaboré par des intellectuels marxistes et présenté comme la charte de l’organisation. Le texte fourmille de formules et d’énoncés chers à l’extrême-gauche. Il annonce que la réforme agraire est une étape de la con-quête du pouvoir par les paysans et les ouvriers, que les occupations de propriétés et les autres formes de mobilisation sont destinées à éduquer les masses afin qu’elles se pré-parent à l’implantation du socialisme.. Les campements installés à proximité ou sur des domaines agricoles ne sont pas seulement destinés à résoudre des conflits locaux, à améliorer la vie des familles qui pourraient avoir accès à la terre. Le MST a pour vocation de transformer ces conflits corporatifs, de leur donner une dimension sociale plus large. La mission du mouvement est de renforcer le contrôle des travailleurs sur les terres fer-tiles, sur la production agricole, sur la commercialisation des produits et sur l’ensemble de l’agribusiness…[9]. Au cours des années 2000, la direction du MST est assumée par une nouvelle génération de militants, formés et endoctrinés dans les écoles de l’organisation. Leur idéologie est empruntée à la théologie de la libération et inspirée d'un marxisme simpliste. Ces lea-ders affichent à la fois un volontarisme politique aveugle, un anti-intellectualisme récur-rent et une vision radicale du changement social en total décalage avec la vision d’une bonne partie du corps social. Ils ne perçoivent pas que la démocratisation limitée mais réelle de la société observable depuis 1990 conduit une majorité des Brésiliens à valoriser le respect du droit, les valeurs de liberté et d’égalité, l’individualisme et le refus de l’autoritarisme. En multipliant les actions violentes, transgressives et spectaculaires à partir des années 2000, ils ne parviendront pas à récupérer le capital de sympathie que le mouvement avait conquis auprès du monde urbain et des classes moyennes à la fin du XXe siècle. Sur les années de pouvoir du Parti de Lula, le MST s’est de plus en plus affiché comme une organisation structurée, propageant un discours révolutionnaire d’inspiration mar-xiste et écologique. L’effritement de sa base sociale, la dégradation de son image auprès des citadins contraignent le mouvement à radicaliser son discours gauchisant et ses modes d’action. Il s’agit désormais d’épouser puis de récupérer toutes les causes défendues par mouvements sociaux qui critiquent l’agriculture intensive. Le MST n’exige plus seulement la confiscation de terres qui ne sont pas mises en valeur (il en existe de moins en moins). Il exige l’expropriation des entrepreneurs qui ont recourent aux OGMs et aux traitements phytosanitaires. Il revendique que des terres soient allouées en priorité à l’agriculture biologique, à la production de cultures et de denrées destinées à couvrir les besoins alimentaires de la population, au développement de circuits courts, à l’essor de l’agroécologie. Cette nouvelle offensive est accompagnée et justifiée par une idéologie radicale mêlant des concepts marxistes et des notions empruntées aux discours millénaristes de groupes évangéliques et d’écologistes radicaux. Contrairement à ce que semblent croire les représentants de la profession agricole et de l’agribusiness, le MST ne prépare pas ainsi un grand soir, une rupture avec le capitalisme et l’avènement du socialisme. Les dirigeants de l’organisation ont deux objectifs. En diversifiant le catalogue revendicatif, ils cherchent à donner une nouvelle légitimité à leur existence et à s’allier d’autres forces. En multipliant des actions nouvelles, en marge de la loi ou clairement transgressives [10], le mouvement entend faire pression sur l’Etat, jouer sur la peur, contraindre les pouvoirs publics à poursuivre une politique de redistribution du foncier sur laquelle le MST a assis son fonds de commerce. La stratégie de guérilla que va mettre en œuvre l’organisation vise à peser sur les gouvernements locaux et l’Administration fédérale. Elle est appliquée par un lobby qui cherche à pérenniser la rente que l’Etat lui assure et qui lui permet d’exister comme acteur politique majeur. La liste des opérations transgressives engagées par le mouvement sur les deux der-nières décennies est très longue. On se contentera ici de quelques exemples significatifs. En mai 2002, un bataillon de 800 "sans terre" envahit un vaste domaine de 14 800 hec-tares localisé au sud de l’Etat du Rio Grande do Sul, près de la frontière avec l’Uruguay. Sur la propriété, outre un élevage de 18 000 bovins, les dizaines de salariés employés gèrent des cultures de céréales, de soja et des prairies cultivées. Le domaine atteint des niveaux de productivité parmi les plus élevés du Brésil. Sur le plan social comme sur celui des performances technico-économiques, le site est considéré comme un exem-ple. Il est occupé pendant 14 jours. Finalement, sur ordre de la Justice, les envahisseurs doivent quitter les lieux [11]. Cette action sera la première d’une longue série d’attaques contre des exploitations agricoles de diverses tailles qui toutes atteignaient des niveaux de productivité et des résultats sociaux parfaitement compatibles avec la législation. Les initiatives prises par le MST freineront les investissements prévus par les propriétaires, provoqueront souvent des faillites et des pertes d’emplois. Elles viseront aussi des sites agro-industriels [12]. En 2006, un groupe de militants de l’organisation de "sans terre" envahit ainsi une pépinière appartenant à la firme de production de cellulose Aracruz et localisée dans le Rio Grande do Sul. Les manifestations détruisent 50 000 plants d’arbres natifs, un million de plans d’eucalyptus, détruisent des locaux et causent un préjudice évalué alors à plus de 325 000 euros. Au fil des années, on ne compte plus les entre-prises intervenant en amont ou en aval de l’agriculture qui seront les cibles d’attaques organisées. Un mécanisme grippé. Cette fuite en avant est en réalité le signe d’une sérieuse perte d’influence. Revenons ici au début de l’histoire. Le MST et les organisations similaires sont apparues à la fin du régime militaire, au moment du retour de la démocratie. De nombreux secteurs de la société jusqu’alors délaissés par la dictature militaire (c’est le cas des travailleurs ruraux paupérisés, des sans terre, et de bien d’autres populations) ne peuvent plus alors être ignorés par le monde politique. Historiquement, l’Etat a constamment distribué des rentes aux corporations les mieux organisées dans le cadre d’un "capitalisme de com-pères" ou de connivences. A partir de la fin des années 1980, cette logique de distribution de faveurs et d’avantages est étendue à tous les secteurs de la société qui peuvent eux aussi constituer des groupes de pression (associations, syndicats, mouvements divers) et exercer un lobbying auprès de l’exécutif et du Congrès. Ces corporations vont exiger des lois, des financements, des protections, des faveurs, voire des privilèges. Les stratégies d’influence utilisées sont diverses : mobilisation d’un secteur de l’électorat, contribution au financement des partis, mouvements sociaux (grèves, occupations de sites de production, etc..). Craignant de fragiliser la démocratie nouvelle s’il résistait aux pressions des lobbys qui se multiplient, l’Etat satisfait pratiquement toutes les revendications. Il continue à garantir des rentes aux riches tout en octroyant de nouveaux avantages aux plus modestes. L’émergence et l’essor du MST s’inscrivent dans ce cadre. Pendant plusieurs années, lorsque le Brésil disposait d’un important domaine foncier peu ou pas productif, la fonc-tion du mouvement a été d’imposer à l’Etat une action redistributrice qui permettait à de nombreuses familles liées ou non à l’agriculture de bénéficier d’un transfert de lots de terre qu’elles exploitaient ou utilisaient comme un actif monnayable. L’organisation est un lobby qui entretient avec ses troupes une relation de type clientéliste. Entre l’Etat-major et les familles des campements et des assentamentos, le rapport existant rappele le système politique qui dominait dans le monde rural brésilien du XIXe siècle, fondé sur le pouvoir de milices dirigées par les grands propriétaires terriens appelés "colonels". Ces derniers imposaient le vote aux paysans et travailleurs ruraux sur lesquels ils avaient autorité mis aussi devoir de protection. Le MST est une organisation autoritaire, qui en-cadre ses troupes et se charge de l’organisation des assentamentos. Le clientélisme est une relation de réciprocité. En acceptant la discipline du mouvement, en participant aux mouvements d’occupation et aux diverses mobilisations organisées, les familles de sans terre espèrent obtenir en retour une faveur : l’accès à des lots de terre lors de la création de l’assentamento. Grâce à ce clientélisme, le MST a conquis un espace politique significatif sur les pre-mières décennies du Brésil revenu à la démocratie. En cogérant avec les services de l’Etat fédéral la redistribution d’une importante réserve foncière peu ou pas mise en valeur, il garantissait aux familles mobilisées la possibilité d’acquérir un capital modeste mais suffisant pour permettre de sortir de l’extrême pauvreté. Cette cogestion a été plus ou moins difficile, selon la conjoncture politique. Elle a permis au MST et à ses nom-breuses organisations satellites d’avoir accès à d’importants fonds publics [13], des fonds qui ont assuré le financement de l’organisation et son essor au fil du temps. Le dispositif est sérieusement grippé depuis quelques années. Aux facteurs déjà men-tionnés pour rendre compte de l’affaiblissement du mouvement (nouveaux transferts sociaux pour les populations pauvres, épuisement de la réserve foncière, perte d’appuis politique), il faut ajouter la fin de la gauche au pouvoir, la crise des finances publiques qui n’a cessé de s’aggraver depuis 2014, un Congrès fédéral aujourd’hui beaucoup moins sensible à la pression des sans terre et soucieux de préserver le développement de l’agro-négoce, un pilier de l’économie nationale. Les mouvements de "sans terre" ont per-du leur longue lutte contre l’agribusiness et l’agriculture moderne. Ils tentent désormais d’intégrer l’économie capitaliste vilipendée hier en créant des filières nouvelles avec l’appui……d’investisseurs sollicités sur les marchés financiers… (à suivre). [1] Le MST est devenu depuis trente ans la principale organisation regroupant des sans terre. D’autres mouvements (créés par des dissidents du MST) sont apparus ces dernières années qui se réclament également du combat pour la réforme agraire.. Au fil des années, cette dernière organisation a pourtant conquis un quasi-monopole de la repré-sentation des sans terre et de la thématique de la réforme agraire. Dans le Nord-Est, elle doit cependant compter avec la concurrence de la CONTAG (Confédération Nationale des Travailleurs de l’Agriculture) et de ses syndicats locaux qui sont puissants sur la région et revendiquent également une ample réforme foncière. [2] En 1995, sur la commune de Corumbiara (Rondônia), un conflit impliquant un groupe de sans terre et des policiers a entraîné la mort de 12 personnes (9 militants du MSP et deux policiers et un agriculteur). L’épisode va être connu dans le monde entier comme le “massacre de Corumbiara". [3] En 1996, sur le site d’Eldorado dos Carajás (Pará), à la suite du blocage d’une route par des sans terre qui marchaient vers la capitale de l’Etat pour exiger l’expropriation d’un domaine agricole, 155 policiers étaient mobilisés pour libérer la circulation. L’action de la police a entraîné la mort de 19 personnes et de nombreux blessés. [4] Entre 1984 et 2003, le MST aurait ainsi permis d’alphabétiser 200 000 enfants et ado-lescents et 50 000 adultes. Il aurait facilité l’intégration à l’enseignement technique et supérieur de 2000 étudiants. L’organisation annonçait aussi qu’elle avait ouvert 100 formations supérieures en partenariat avec des universités publiques. [5] Selon l’INCRA, les financements destinés à la réforme agraire (lesquels sont transférés en partie à des organisations comme le MST) atteignaient 462,6 millions de réais en 2003, première année du gouver-nement Lula. Ce budget atteindra son maximum en 2007 (second gouvernement Lula) avec 1,4 milliard de réais. Dilma Rousseff (2010-2016) réduira le budget de la réforme agraire. En 2017, le gouvernement Temer n’affectera que 138 millions de réais à ces opérations. En 2019, première année du gouvernement Bolsonaro, l’enveloppe a été réduite à 6,7 milliards de réais. [6] Sur la dernière décennie du pontificat de Jean-Paul 2 (entre 1995 et 2005), le Vatican et une majorité de l’épiscopat brésilien ont pris de sérieuses distances avec les thèses de la théologie de la libération. [7] La filière du soja est ici un bon exemple. La production de soja (qui a connu un spectaculaire essor depuis quarante ans) est le fait aussi bien de l’agriculture d’entreprise (des structures de plusieurs centaines ou milliers d’hectares) que de structures familiales. Les graines sont transformées par des outils industriels qui fournissent à la fois des ressources en protéines pour les filières viandes et lait (qui assurent aussi l’appro-visionnement du marché interne) et des matières grasses (principalement écoulées sur le marché domestique). [8] Dans un interview publié par le journal O Estado de São Paulo le 5 juin 1994, João Pedro Stedile, dirigeant et fondateur du MST déclarait clairement que son organisation n’avait jamais caché son identité socialiste. [9] Source : MST, Documento básico, série Cadernos Vermelhos,Piracicaba, 1991. [10] Le mouvement bénéficie d’une relative impunité. Il joue avec une législation souvent confuse, il sait utiliser toutes les failles du droit et les arcanes de la Justice. [11] L’entreprise qui gère cette exploitation modèle n’en a pas fini pour autant. Sur les mois suivants, les vols de bétail se multiplient. Le propriétaire réduit son cheptel puis finit par vendre sa propriété à un industriel de la filière papier qui plantera des eucalyptus. Il réinstalle un domaine agricole de même taille consacré également à l’élevage et aux grandes cultures mais…. de l’autre côté de la frontière... [12] Le mois mars 2015 reste un très mauvais souvenir pour de nombreuses entreprises agro-industrielles. Des sites d’entreprises de production d’engrais, de produits phyto-sanitaires, des filiales de groupes de négoce sont attaqués par des groupes structurés (et parfois armés) qui causent d’importants dégâts matériels. [13] Selon l’INCRA, les financements destinés à la réforme agraire (lesquels sont transférés en partie à des organisations comme le MST) atteignaient 462,6 millions de réais en 2003, première année du gouvernement Lula. Ce budget atteindra son maxi-mum en 2007 (second gouvernement Lula) avec 1,4 milliard de réais. Dilma Rousseff (2010-2016) réduira le budget de la réforme agraire. En 2017, le gouvernement Temer n’affectera que 138 millions de réais à ces opérations. En 2019, première année du gouvernement Bolsonaro, l’enveloppe a été réduite à 6,7 milliards de réais.

  • Illusions et impasses de la réforme agraire (4).

    Esquisse d’un bilan. Quel bilan peut-on tirer, plusieurs décennies plus tard, de cette réforme agraire ? Si le lecteur s’en tient à la production universitaire sur le sujet (qu’elle soit brésilienne ou non), il découvrira que le travail d’évaluation de cette politique est souvent partisan et rare-ment engagé sur le fond. La réforme agraire semble aller de soi. Elle est une dynamique qui doit nécessairement déboucher sur une amélioration du bien-être économique et social des travailleurs ruraux. Lorsqu’un essai de bilan est engagé, il est souvent circons-crit aux modalités de mise en œuvre de la réforme et de l’accompagnement des bénéficiaires. De nombreux travaux universitaires mettent ainsi en évidence – et à juste titre - les faiblesses ou les incohérences de l’action publique. A quelques exceptions près, les assentamentos ont rarement bénéficié d’une intervention adaptée de l’Etat destinée à fournir les infrastructures, le crédit, les services d’assistance technique qui devraient accompagner et soutenir une politique de distribution de la terre. Une autre source majeure de difficultés est le climat très conflictuel dans lequel se déroulent presque systématiquement les occupations de terres puis les installations de béné-ficiaires de la réforme agraire qui viennent ensuite. Les familles qui occupent des terres puis sont installées vivent souvent dans un contexte d’extrême insécurité. Elles sont con-frontées à la réaction des propriétaires terriens menacés d’expropriation ou qui viennent de perdre tout ou partie de leur patrimoine foncier. Cette insécurité est liée aussi à la lenteur des procédures qui débouchent éventuellement sur une installation définitive. Enfin, elle est encore nourrie par la posture qu’adoptent les mouvements qui encadrent les sans-terre. Après l’occupation, une fois l’assentamento créé, une organisation comme le MST continue à structurer et à diriger la vie des familles installées. D’un côté, le mouvement fournit une assistance à ces familles et pallie aux carences de l’Etat. Il crée par exemples des écoles ou des services de soin. De l’autre, il impose à la population de l’assentamento un mode d’organisation du travail et un mode de vie inspirés de l’idéo-logie socialisante. Utilisant des méthodes autoritaires, il gouverne la communauté des assentados comme si le lotissement était un ilôt préfigurant le communisme à construire. Avant de revenir sur ces aspects politiques, on se contentera ici d’esquisser un bilan éco-nomique et social de la réforme. Les statistiques relatives à ce volet de la politique fon-cière fournies par l’INCRA sont actualisées avec un grand retard. Le profil des assen-tamentos que ces données permettent de tracer correspond souvent à la situation qui prévalait au moment de l’installation et non pas à la situation réelle observable au-jourd’hui. L’INCRA n’établit pas de bilan des résultats économiques (essor de la pro-duction agricole) et sociaux (amélioration des revenus et du bien-être des populations installées). Les rares données disponibles permettent d’estimer que la redistribution des terres telle qu’elle a été pratiquée débouche sur une impasse. Elle n’a pas résorbé la pauvreté en milieu rural. Elle a souvent consolidé ou renforcé cette pauvreté lorsque des familles défavorisées vivant en milieu urbain ont rejoint (au moins pendant un temps) les occu-pations ou les assentamentos. Selon l’INCRA, à la fin 2017 (dernier recensement effectué), on comptait 9374 assentamentos et 972 289 familles installées. Cette population de brésiliens allocataires de parcelles sur les assentamentos disposait d’une surface totale de 87,898 millions d’hectares, soit 10,8% du territoire national. Une analyse des données fournies par l’INCRA montre que 63,58% des familles allocataires de parcelles de terre vivaient en 2017 en situation de pauvreté et que plus tiers (35,4%) étaient plongées dans l’extrême pauvreté. Au sein de ce dernier groupe, 382 899 familles survivaient grâce au programme d’assistance Bolsa Familia. En d’autres termes, bien qu’ayant reçu un lot de terres, pour des raisons diverses, près de 40% des familles assentadas ne parviennent pas vivre grâce à l’activité agricole. Cela signifie que près de 31,2 millions d’hectares de terres de qualités agronomiques diverses affectés aux assentamentos ne sont pas ex-ploités (ou exploitables) dans des conditions qui permettraient à plusieurs centaines de milliers de ruraux de sortir de la pauvreté. Paradoxalement, la réforme agraire a créé un énorme latifundio (supérieur en superficie à l’Etat du Rio Grande do Sul) [1] dont l’utilisation a été confiée à plusieurs centaines de milliers familles installées qui, très souvent, ne parviennent même pas à assurer leur pro-pre autosuffisance alimentaire. Il ne s’agit pas ici de fustiger ces allocataires d’assen-tamentos qui disposent parfois de terres dont le potentiel agronomique est médiocre, vivent dans un environnement hostile et ne bénéficient pas de l’accompagnement technique nécessaire. Une grande partie des "bénéficiaires" de la réforme agraire con-duite depuis plusieurs décennies se trouvent incapables de développer une activité agricole qui leur permettrait d’améliorer leur condition sociale. Ils restent dépendants de l’assistance de l’Etat. Une fois les terres distribuées, la puissance publique n'a pas suffi-samment soutenu la plupart des projets d’installation mis en œuvre. En outre, l’Etat a accepté que tout le processus conduisant à l’expropriation puis à l’installation soit largement "inspiré" par des organisations politiques pour qui la réforme agraire est une modalité de la lutte contre l’économie de marché et le système capitaliste. Ces organi-sations ont souvent encouragé l’insertion dans les listes d’allocataires de lots de terre de familles qui n’étaient pas originaires du monde rural, qui ont fini par utiliser les parcelles reçues pour les louer ou les vendre [2], autant de pratiques interdites par la législation mais devenues courantes en raison de l’insuffisance des contrôles que devrait réaliser l’INCRA [3]. Si l’on excepte quelques exemples de réussites, les installations de "sans-terre" n’ont pas contribué depuis trente ans à un accroissement significatif de la production agricole. La qualité de vie sur nombre de ces sites est médiocre. 1. Un tremplin pour les travailleurs agricoles expérimentés. La Réforme agraire a cependant été un tremplin pour des paysans expérimentés qui ne disposaient au départ ni de terre ni de capital mais ont su démontrer un savoir-faire et une capacité d’organisation sur le plan commercial. Deux exemples sont retenus ici. Il y en a d’autres. La liste n’est cependant pas infinie. L’assentamento Dois Riachões est situé sur la commune d’Ibirapitanga, au Sud de l’Etat de Bahia à 80 km du littoral et à 380 km de la capitale Salvador. Il regroupe 39 familles (près de 170 personnes) vivant sur 406 hectares. Il est aujourd’hui géré par une association regroupant d’anciens paysans sans terre et ouvriers agricoles tous originaires de la région. Les associés produisent du cacao, des légumes et des fruits en agriculture biolo-gique. La création officielle de l’assentamento en 2018 est le résultat d’un long processus qui a commencé dix-sept ans plus tôt. Au début des années 2000, l’activité de pro-duction de cacao conventionnel est en crise dans l’Etat de Bahia. Les plantations sont décimées par une crise phytosanitaire. Plusieurs familles affectées par ce drame s’instal-lent auprès du domaine Dois Riachões sur un campement précaire. A l'époque, la pro-priété de quelque 400 hectares appartient à une famille de producteurs de cacao qui ont négligé les plantations et ne remplissent plus les normes de productivité exigées par l’INCRA. En 2008, les familles décident de s’installer sur une partie du domaine et de relancer la production de cacao en utilisant une technique d’agroforesterie [4]. Elles engagent aussi une production maraichère en agriculture biologique [5]. Le groupement a d’abord vendu sa production à un organisme public qui garantissait des prix de soutien subventionnés. Passée cette phase, il a dû chercher des alternatives de commercialisation. En 2016, l’association a reçu la certification en production biologique émise par le Ministère de l’agriculture et a pu ainsi commencer à vendre sur les marchés spécialisés de l’Etat. Le groupement a aussi investi dans la formation de ses membres, planté des cacaoyers plus résistants, amélioré ses méthodes de production et installé une serre collective afin de fournir des fèves de meilleure qualité. Aujourd’hui, toute la production de cacao de l’association est vendue à des chocolatiers brésiliens sur le mar-ché des produits chocolatés de haute gamme. Le cacao fin fourni par l’association est négocié à des prix deux ou trois fois plus élevés que ceux du cacao conventionnel. Avec l’appui de son principal client, la ferme associative a décroché en 2018 le label Ecocert, leader mondial de la certification des produits biologiques. Les efforts d’amélioration de la qualité des productions, la stratégie de commercialisation ont permis à ces pro-ducteurs associés de tripler leurs revenus en quelques années. Ils s’apprêtent désormais à inaugurer leur propre fabrique de chocolat, financée grâce à un crédit collaboratif. L’assentamento Capela est situé près de Porto Alegre, la capitale de l’Etat du Rio Grande do Sul. Il a été créé en 1994 par un groupe de travailleurs ruraux et d’exploitants fami-liaux. Les 29 familles qui y vivent occupent 560 hectares et sont organisés en coo-pérative, la Coopan. L’exploitation collective produit 1000 t./an de riz biologique. Elle assure la commercialisation de 1000 tonnes supplémentaires fournies par d’autres petits pro-ducteurs de la région. Tous les mois, la Coopan exporte 30 tonnes de riz vers l’Uruguay voisine. Chaque année, elle expédie plusieurs centaines de tonnes vers les écoles de la municipalité de São Paulo. L’autre production majeure de la coopérative est la production porcine. L’association assure aussi un abattage pour les éleveurs voisins. Au total, elle abat 25 000 têtes par an et vend 4800 animaux vifs chaque année. La gestion collective a permis aux 75 associés et coopérateurs d’investir dans la production et la transformation, installer des logements (chaque famille dispose de 800 m2) et une crèche. Le revenu moyen dégagé par associé varie de 1400 à 1800 réais par mois, ce qui reste modeste. Néanmoins plusieurs familles comptent jusqu’à quatre de leurs membres associés et travaillant dans la production. Le coût de la vie sur le site est faible car la coopérative subventionne les dépenses courantes de ses membres (alimentation, con-sommation d’eau). En 25 ans, la coopérative aura permis aux familles associées d’at-teindre un niveau de vie moyen et de permettre aux nouvelles générations d’étudier dans l’enseignement supérieur. Moisson de riz sur les terres de la coopérative Coopan (Rio Grande do Sul). Les exemples de réussite présentent plusieurs traits communs. Les assentamentos sont de petites tailles (nombre de familles limitées), animés par des agriculteurs compétents qui organisent leurs productions en fonction des marchés potentiels identifiés. Ces exemples sont rares. L’histoire des assentamentos Itamarati évoquée ci-dessous fournit un portrait plus réaliste de que la réforme agraire a produit. 2. Persistance de la pauvreté. En 1973, sur un site localisé à 45 km de Ponta Porã (sud-ouest de l’Etat du Mato Grosso do Sul), Olacyr de Moraes, un entrepreneur de São Paulo engageait l’exploitation d’un vaste domaine de 50 000 hectares de terres qu’il allait planter en soja, maïs et coton. Rapidement, Olacyr de Moraes est affublé du titre de "roi du soja" car sa propriété devient le premier site mondial de production de l’oléagineux. Le domaine est baptisé Itamaraty et va recevoir des investissements considérables. L’entrepreneur va mobiliser les tech-nologies les plus modernes. Un personnel très qualifié (jusqu’à 1300 salariés) utilisera 260 véhicules et machines agricoles, sera logé sur un village de 370 maisons et pourra bénéficier d’un centre de santé, d’un supermarché et d’une piste asphaltée. Longtemps, Itamaraty sera une vitrine de l’agriculture d’entreprise. En soja comme en maïs, des records de productivité seront atteints. Pour améliorer la rentabilité des productions, l’entrepreneur compte sur un projet de ligne ferroviaire annoncé par le gouvernement fédéral. Ce projet ne verra pas le jour. Très dépendant de ventes à l’exportation, le domaine Itamaraty sera touché de plein fouet par le Plan Real de 1994, qui entraîne une valorisation de la monnaie nationale par rapport au dollar. En 2000, confronté à des difficultés financières, O. de Moraes doit céder une partie de son domaine à la Banque Itau, son principal créancier. Itau finira para revendre la propriété à l’Etat fédéral en 2001. Ce dernier négociera directement avec le roi du soja déchu l’acquisition de l’autre partie du domaine en 2003. L’INCRA va se servir de ces terres pour installer plusieurs centaines de familles qui vivaient sur des campements de fortune aux abords de plusieurs communes de l’Etat. Sur le domaine Itamaraty, l’organisme fédéral et divers mouvements de sans terre vont créer le principal programme d’assentamentos du pays. La distribution des terres se fera en deux étapes. En 2003, l’INCRA répartit en quatre lotissements (dénommés Itamarati 1) représentant une surface totale de 25 308 hectares une population de 1145 familles, soit près de 3 600 personnes. Ces familles sont orientées et encadrées par quatre organi-sations différentes. Le MST et FETAGRI sont des mouvements réunissant des exploitants familiaux, des travailleurs sans emploi, des familles paupérisées. L’AMFFI et la CUT sont des syndicats qui regroupent d’anciens salariés du domaine et demandent un dédommagement sous la forme d’un accès à la terre. Chacune de ces organisations va prendre en charge un lotissement, y installer ses familles et organiser un système collectif d’exploitation agricole. La seconde étape du programme commencera en 2006 avec la distribution de 15 925 hectares à 1692 familles[6] (5300 personnes environ). Données sur les assentamentos Itamaraty. Source : INCRA. *Cadastre Unique (recense les familles en situation de pauvreté). En 2003 comme en 2006, les mouvements encadrant les allocataires de lots de terre an-noncent que ce domaine qui avait été la référence pour l’agriculture d’entreprise allait devenir la vitrine d’une agriculture familiale, tremplin de l’amélioration du bien être des familles mobilisées et de la préservation de l’environnement. Sur chaque assentamento, les principales terres sont exploitées dans le cadre d’un système collectif de production. Chaque famille individuelle dispose d’une parcelle grâce à laquelle elle peut assurer son autosubsistance. Sur les terres collectives, plusieurs dizaines de pivots assurent l’irriga-tion des cultures. Les organisations qui encadrent les lotissements imposent une diversi-fication des productions sur ces surfaces. Des grandes cultures (soja, maïs, coton), les exploitants passent progressivement à des activités maraichères et légumières. Les ter-res de pâturages déjà créés par l’ancien propriétaire sont utilisées pour développer l’éle-vage de bovins-lait. D’autres productions seront engagées comme l’élevage de volailles. Sur les parcelles qui sont gérées par les familles elles-mêmes, les cultures vivrières (ma-nioc, haricot noir) ont été privilégiées. Sur la population initiale des 2837 familles instal-lées, beaucoup ne sont pas d’origine agricole et n’ont aucune expérience du travail de la terre, encore moins de l’organisation collective. Qu’ils aient déjà travaillé sur une exploi-tation ou qu’ils viennent de la ville, tous ont été motivés par le rêve de disposer enfin d’une terre qui leur appartienne. Au-delà de la phase initiale de démarrage des activités agricoles, cette population hétérogène ne va pas bénéficier de l’encadrement et de l’appui technique dont elle aurait besoin. Les organismes spécialisés qui interviennent dans l’Etat n’assureront pas sur les assentamentos les services de vulgarisation attendus. Les familles se heurtent aussi à des difficultés pratiques qui affectent la rentabilité de productions comme l’activité laitière. Au début des années 2000, ignorantes des réalités du marché, les familles installées et motivées par la production de lait ont fait l’acquisition du bétail à des prix exorbitants, ce qui a d’emblée affecté la viabilité de la production. Dégageant des reve-nus trop faibles ou trop endettées, elles n’ont pas pu avoir accès au crédit bancaire pour financer des investissements. Les assentamentos ont souffert au départ de l’absence d’accès à l’énergie électrique. Le lait, les fromages et d’autres produits périssables devaient donc être commercialisés dans la journée. De l’ancien domaine Itamaraty à la ville de Dourados (un pôle de consommation significatif), il faut compter quatre heures de route difficile. Cela signifie que les producteurs des assentamentos ont été dépen-dants de grossistes qui passaient sur le site pour acheter les produits frais et négociaient donc des prix peu rémunérateurs. Sur les périmètres irrigués par pivots, les familles encadrées par les mouvements mentionnés ont été orientées à produire collectivement des cultures maraîchères et fruitières (melons, pastèques) en agriculture biologique. Elles ont aussi été confrontées à des difficultés de commercialisation, faute de filière organisée localement pour imposer ces produits. Dès la fin des années 2000, un grand nombre (jusqu’à 50% sur les assentamentos gérés par Fetagri) de familles installées ont mis leurs parcelles en location ou les ont vendues (des pratiques illégales mais néanmoins courantes) à des agriculteurs voisins qui ont ainsi accru leurs surfaces en soja, maïs et coton. Il existe aussi des bénéficiaires de la réforme agraire qui ont vendu leurs parcelles mais continuent à vivre sur les assen-tamentos grâce à des aides sociales ou en travaillant à la journée sur les exploitations voisines. D’autres familles ont tout simplement déserté les sites alloués par l’INCRA ou se contentent d’y résider en gagnant un salaire ailleurs. En 2017, lors du dernier recen-sement en date réalisé par l’organisme fédéral, 1911 familles (environ 6000 personnes) vivaient encore sur les lots attribués en 2003 et 2006 (contre 2837 à l’origine). Cette fuite n’est pas seulement liée aux difficultés de l’activité agricole. Elle est aussi provoquée par l’insécurité qui régnera sur les lotissements pendant plusieurs années. Ces derniers sont localisés à proximité de la frontière avec le Paraguay, une région où opèrent des réseaux criminels de trafiquants en tous genres. Exploitant la précarité et la pauvreté dans laquelle survivent de nombreuses familles installées, ces réseaux vont recruter au sein des assentamentos. Ils y stockent des drogues importées du pays voisin. L’essor de la criminalité et de la violence conduira les forces de sécurité à installer un poste de police temporaire sur le site. Les paysans installés qui ont une expérience du travail de la terre ont souvent aban-donné les cultures maraichêres et fruitières. Ils ont réintroduit la monoculture du soja. Les récoltes peuvent être facilement commercialisées sur des marchés organisés. D’autres agriculteurs ont créé des coopératives qui organisent la production et la commercialisation de volailles. A partir du début des années 2010, lorsque des agriculteurs compétents et motivés se sont enfin adaptés aux réalités du marché, la pro-duction agricole a retrouvé une dynamique de croissance. La reprise par des exploitants qualifiés (en location ou après achat) de parcelles cédées par les allocataires initiaux a aussi contribué à cette relance. En 2013, les reporters d’une grande chaîne de télévision nationale publiaient un repor-tage retentissant sur l’évolution des assentamentos d’Itamaraty en parlant d’une favela établie à la campagne. Ces journalistes seraient sans doute plus nuancés aujourd’hui, en raison des évolutions récentes évoquées ici. Selon les organisations agricoles de la région, en 2019, 30% des assentados vivaient effectivement d’activités agricoles. Sur les 1911 familles qui résidaient sur le site Itamarati en 2017, près de 69% vivaient dans la pau-vreté [7]. Une famille sur trois était plongée dans l’extrême pauvreté, ne disposant pas du revenu monétaire considéré comme nécessaire pour couvrir des besoins de base. Enfin, 18,47% des familles recensées survivaient grâce à l’allocation de la Bolsa Familia. Il y aurait d’autres exemples, des milliers d’autres. A elle seule, la distribution de terres ne peut plus être un levier de la lutte contre la pauvreté. Les "sans-terre" qui ont été béné-ficiaires de lopins de terre le savent bien. C’est la raison pour laquelle sur de nombreux assentamentos anciens, les occupants actuels des parcelles allouées par l’INCRA ne sont pas les premiers allocataires ou leurs descendants. Les premiers allocataires ont souvent abandonné l’assentamento, lorsqu’ils n’entrevoyaient aucune perspective d’amélioration de leur situation économique et sociale. D’autres, plus chanceux, ont été installés sur des régions où l’agriculture moderne se développe, où le foncier agricole est un bien recher-ché. Ceux-là ont rapidement compris qu’en accédant à un lot de terre, ils avaient acquis un actif négociable susceptible d’améliorer le revenu familial. La réalisation de cet actif est un acte illicite mais les contrôles de l’INCRA sont peu rigoureux et aléatoires. Les assentados installés sur des terres convoitées louent leurs lots ou les vendent. A l’ouest du Minas Gerais, la région du Triangle Mineiro est dotée de sols fertiles. Depuis une trentaine d’années, les pâturages ont d’abord été remplacés par des plantations de canne-à-sucre. La culture pérenne a ensuite été remplacée par des cultures annuelles comme le soja. Cette évolution a induit une forte valorisation du foncier agricole. Autour de villes comme Uberaba ou Uberlândia, la vente des lots alloués aux travailleurs ruraux installés sur des assentamentos a commencé dès les années 1990. Sur plusieurs communes de la région, les propriétaires qui exploitent aujourd’hui les terres en question sont déjà les troisièmes ou quatrièmes acquéreurs. Le marché est devenu si actif que la Justice a dû intervenir à plusieurs reprises ces dernières années pour enjoindre l’INCRA de reprendre possession d’un patrimoine qui lui appartient. L’organisme renforce les contrôles un temps, réalloue à de nouveaux bénéficiaires légitimes les terres récupérées. Les transactions clandestines et frauduleuses reprennent ensuite. C’est un élément du bilan sur lequel les défenseurs ardents de la réforme agraire s’at-tardent peu. Paradoxalement, lorsque cette réforme a permis à des familles non paysan-nes de sortir de la pauvreté, ce n’est pas une activité de production agricole qui a été à l’origine de cette amélioration. C’est la vente illicite d’un foncier convoité par des acheteurs peu scrupuleux. (à suivre). [1] La surface de l’Etat est de 28,17 millions d’hectares. [2] C’est un phénomène récurrent observé sur de nombreux assentamentos. Légalement, les bénéficiaires réguliers de la distribution de terres ne peuvent pas vendre ou transférer leurs lots légalement (sauf une fois écoulé le délai prévu à cet effet). Pour diverses raisons, ils sont souvent conduits à vouloir céder les lots occupés. Il est donc apparu sur plusieurs régions du pays un marché illégal de vente de parcelles de terres. [3] En 2009, une enquête conduite par la Cour des Comptes fédérale (TCU) a ainsi mon-tré que sur les quelques de 2 millions de bénéficiaires du Plan National de Réforme Agraire recensés alors, 578 000 (30% du total) étaient en situation irrégulière et n’auraient jamais dû intégrer l’effectif des bénéficiaires. La Cour des comptes avait alors identifié parmi les bénéficiaires en situation irrégulière des fonctionnaires, des personnes assu-mant un mandat électif ou disposant d’un revenu mensuel supérieur à trois salaires minimums, des enfants, des particuliers disposant d’un patrimoine conséquent ou 37 000 personnes décédées qui figuraient encore dans la liste des attributaires de lots de terre au titre de la réforme agraire. [4] L’agroforesterie est un mode de culture qui associe différentes espèces d’arbres et de végétaux, le plus souvent autour d’une espèce principale dans le but de créer un écosystème favorable à l’ensemble des espèces en présence. [5] Pendant dix ans, ces activités vont être développées alors que les propriétaires présentent des recours devant la justice. En 2018, après l'épuisement des recours, la ferme est confiée par la justice à l'INCRA qui accorde alors officiellement aux familles le droit de rester sur place. [6] Sur cette seconde partie du domaine initial, l’INCRA a dû allouer des terres aux famil-les encadrées par la Fédération de l’Agriculture Familiale, une organisation dissidente de la CUT (syndicat). [7] Selon le dernier recensement en date réalisé par l’INCRA. Ces familles étaient enregistrées au Cadastre Unique. Sont enregistrées au Cadastre Unique les familles qui disposent d’un demi-salaire minimum ou moins par personne et par mois ou qui dégagent un revenu familial de 3 salaires minimum ou moins (le salaire minimum était de 937 réais en 2017, soit l’équivalent de 275 euros).

  • Illusions et impasses de la réforme agraire (3).

    Trente années de distribution de terres. Après la fin du régime militaire en janvier 1985, une assemblée constituante est réunie pour élaborer une nouvelle Loi Fondamentale. La Constitution promulguée en 1988 et en vigueur jusqu’à aujourd’hui a refondé le système juridique brésilien, notamment dans le domaine du foncier et des droits territoriaux des populations amérindiennes et tradition-nelles. Le nouveau texte constitutionnel va introduire également des dispositions concer-nant la fonction sociale de la propriété. Comme le statut de la terre de 1964, la nouvelle Constitution de 1988 prévoit que lorsqu’une propriété privée rurale ne remplit pas sa fonction sociale (production agricole efficiente, respect des lois sociales, préservation de l'environnement, etc.), elle peut faire l’objet d’une procédure d’expropriation au nom du bien commun et à des fins de réforme agraire. La Constitution de 1988 permet en théorie de sérieuses avancées en matière de politique foncière. Cependant, dans la réalité, les difficultés de mise en œuvre des mesures avancées sont restées considérables. Le texte aborde pour la première fois la question de la protection de l’environnement. Le droit de propriété est assorti du principe de responsabilité du pro-propriétaire en matière de préservation des ressources et du milieu naturels. Après l’adoption de la nouvelle Loi Fondamentale, au cours des trois dernières décennies, plusieurs lois ont été adoptées qui portent sur l’enregistrement des titres de propriété et le cadastre des propriétés ru-rales. Elles introduisent des normes sur l’utilisation des terres et la préservation de l’en-vironnement et définissent les modalités de réalisation de la réforme agraire. 1. Une réallocation massive du foncier rural. Au cours des dernières décennies, la réforme agraire est devenue un des thèmes les plus fréquemment débattus dans la vie publique au Brésil. Ce pays-continent a hérité de son passé de colonie une structure foncière particulièrement inégalitaire. Une part importante de la population affronte encore la pauvreté et la misère. Cela est vrai en ville. Cela existe aussi dans les campagnes. La réforme agraire telle qu’elle a été envisagée depuis le retour de la démocratie en 1985 avait pour ambition d’en finir avec la pauvreté au moins en milieu rural. Elle a été conçue comme un processus de redistribution du foncier, de déconcentration de la structure foncière, de remise en cause des grands domaines agricoles souvent mal gérés jusque dans les années 1980. Cette remise en cause devient plus problématique sur les décennies récentes. Elle fragilise en effet des entreprises agricoles (occupant des surfaces plus ou moins importantes), devenues dans leur grande majorité très productives et constituant le maillon essentiel d’un secteur majeur de l’économie nationale. Le mouvement de redistribution du foncier s'est s'accéléré et amplifié après l'adoption de la Constitution de 1988. Depuis trente ans, les installations de familles sur des terres incorporées à la réserve foncière de l’Etat fédéral ont souvent été présentées comme le chemin à suivre pour vaincre le défi de la pauvreté en milieu rural. Les mouvements de sans-terre contestent la modernisation capitaliste de l'agriculture et sont les moteurs de la politique redistributive du foncier. Appuyés par des formations politiques de gauche et une partie de l’Eglise catholique, ces organisations ont soumis l’Etat fédéral et les auto-rités locales à une forte pression pour que la dynamique d’installation se maintienne année après année. A la fin du régime militaire, en 1985, on comptait 77 465 familles installées depuis 1964 au titre de la réforme agraire. Elles occupaient alors une surface totale de 13,8 millions d’hectares (1,6% du territoire national). Au début des années 2000, à la fin du gouvernement FH. Cardoso, le nombre total de familles bénéficiaires de la réforme agraire était de 768 307. Ces allocataires occupaient alors 20,8 millions d’hec-tares (2,44% du territoire). Pendant les gouvernements Lula (2003-2010) et Dilma Rousseff (2011-2016), la dynamique d’installation s’accélère. Elle ralentit ensuite. Selon les dernières estimations en date de l’INCRA (l’organisme fédéral en charge de la réforme agraire), le total des familles installées sur un demi-siècle aura été de 1 354057, soit près de 5 millions de personnes. Au fil du temps, nombreux sont les bénéficiaires (et leurs descendants) qui ont abandonné les terres allouées par l’INCRA ou qui ont été ra-diés par l’organisme. En 2017, dans le dernier recensement établi, l’agence fédérale identifiait 972 329 familles régulièrement installées sur des lots de terre dans le cadre de la réforme agraire, soit un peu plus de 3 millions de personnes installées sur 87,9 millions d'hectares (10,3% du territoire national). Installations de familles au titre de la réforme agraire*. *Données en décembre 2017. Source : INCRA. Des terres en usufruit : les "assentamentos". La législation promulguée après 1985 a défini les installations de la réforme agraire (assentamentos) comme les instruments essentiels de démocratisation de l’accès à la terre. L’assentamento peut être défini comme un ensemble de lots de terres cultivables sur lequel est légalement autorisé à travailler et à vivre un groupe de familles béné-ficiaires de programmes publics de réforme agraire. La création d’un assentamento est - en principe - le résultat d’une décision administrative prise par les pouvoirs publics compétents et qui établit les conditions légales d’occupation et d’exploitation des lots en question par les bénéficiaires. A partir de 1985, la création d'assentamentos ne vise plus principalement à faciliter la colonisation de nouveaux territoires. Elle s'opère soit après l'expropriation de domaines agricoles jugés improductifs, soit par l'utilisation de terres appartenant à l'Etat. L’INCRA assume trois opérations consacutives. Elle doit d'abord exproprier des propriétaires privés (et les indemniser) ou intégrer à sa réserve foncière des terres publiques. La seconde opération est la définition du périmètre de l'assen-tamento et la distribution de lots de terre aux familles qui sont installées. La troisième phase est la conception d'un plan de développement qui vise à assurer l'essor d'une production agricole sur l'assentamento. L'ensemble du processus doit permettre l'essor d'une activité agricole qui soit à la fois viable sur le plan économique et capable d’as-surer des revenus suffisants aux familles installées. Sur la base des principes définis dans la nouvelle Constitution, le Brésil a réalisé au cours des 30 dernières années une des plus importantes opérations de redistribution des terres du monde. Au cours de la période, l’INCRA a créé 9374 assentamentos [2]. Au début des années 2000, pour mettre en œuvre les principes retenus par la Consti-tution de 1988, l’Etat fédéral a lancé un programme de création d’installations compa-tibles avec la préservation de l’environnement [4]. En 2003, il engage le second Plan National de Réforme Agraire. Les nouvelles modalités d’installation sont proposées aux familles éligibles à la réforme agraire, principalement sur la région d’Amazonie. Ces règles visent à rendre compatibles des activités agricoles et la préservation de l’environ-nement. Elles servent aussi à pérenniser les occupations de territoires par des popu-lations traditionnelles. 2. De l’occupation à l’installation. La dynamique d’augmentation du nombre des installations observée depuis le retour à la démocratie repose sur deux ressorts. Le premier est une intervention directe de l'INCRA. Pour l’essentiel, entre 1985 et 2018, les initiatives d’installations prises directement par l’INCRA ont consisté à régulariser des situations d’occupations de terre, de posse. Les familles installées dans ce cadre par l’organisme fédéral étaient auparavant des pos-seiros, c’est-à-dire des familles occupant des terres publiques vacantes ou des parcelles de terrain non exploitées par les propriétaires privés. L’INCRA a ainsi pu reconnaître et pérenniser des droits d’usage. L’organisme a aussi installé dans ce cadre des métayers ou des groupes de ruraux qui vivaient sur des exploitations agricoles puis avaient quitté les lieux ou en avaient été expulsées. Le second ressort de la dynamique de progression des installations est plus important. Dans la majorité des cas, l’intervention de l’organisme fédéral a lieu sous la pression des mouvements organisés qui encadrent et mobilisent les populations dites de sans-terre. Le MST (Mouvement des Sans Terre) peut opérer à l’échelle nationale. Une première phase de la mobilisation organisée par ces mouvements consiste à occuper des exploi-tations agricoles jugées improductives ou des terres publiques. L’occupation est pré-parée en recrutant des familles effectivement intéressées par l’agriculture mais aussi des personnes sans activité vivant à proximité des sites concernés ou non, souvent des citadins. L’occupation prend la forme de l’installation d’un campement (souvent précaire) à proximité ou sur les terres de la propriété concernée. Les opérations de démarrage et de consolidation de l’occupation sont parfois des actions violentes, très problématiques par rapport à la législation (atteintes à la sécurité des personnes et des biens, dépré-dations). Il s’agit d’attirer l’attention des médias, des autorités et des forces politiques locales. Quelle que soit la forme prise par l’intervention des mouvements sociaux, les occupations ont constitué sur les trente dernières années le moteur principal de la réforme agraire. Les propriétaires privés concernés ont régulièrement recours à la justice. Ils anticipent désormais souvent les initiatives des mouvements sociaux en pratiquant l’auto-défense et en organisant leurs propres milices. Les occupations engagées peuvent durer plusieurs années, compte tenu de la durée des procédures engagées devant les tribunaux et la lenteur des services de l'INCRA. Campement d'occupation du MST sur une propriété agricole. Jusqu'en 2018, ces occupations pacifiques ou violentes ont presque systématiquement été légitimées a posteriori par l'agence fédérale. Cela signifie que l'INCRA a acquis les terres choisies et occupées par les mouvements organisés de sans terre [6], Cela signifie aussi que l'organisme a sélectionné puis enregistré les familles candidates pour l’instal-lation sur ces terres en retenant les propositions des mouvements qui avaient organisé des occupations. En termes plus directs, les techniciens de l'INCRA ont utilisé des listes d'occupants établies par le MST ou ses concurrents. La définition du projet de dévelop-pement agricole a été arrêtée en étroite concertation avec le mouvement qui avait mobilisé pour initier l'occupation. Ce dernier a décidé de la répartition des lots de terre, de l'organisation de la production agricole. Une fois les familles installées, c'est encore ce mouvement qui assure l'organisation de la vie collective sur l'assentamento. En d'autres termes, l'INCRA est souvent contraint de déléguer une responsabilité publique à des organisations privées. Dans la majorité des cas, il s'agit du MST. Pour mesurer ce qu'une telle délégation signifie il faut souligner qu'en droit, seule l'agence fédérale doit sélectionner les bénéficiaires de l'installation. En principe, l’INCRA doit donner la priorité à des personnes qui connaissent et pratiquent l’agriculture de type familial et résident à proximité du local où sont situés les lots de terres concernés (il s’agit ici d’éviter des mouvements de populations entre régions) [7]. En réalité, sur toutes les étapes de créa-tion de l'assentamento, l’agence fédérale est soumise à la pression des organisations de "sans terre", des élus locaux (lorsqu’ils sont favorables à ces organisations). On retrouve donc sur les assentamentos des familles qui n’ont aucune expérience de l’agriculture mais ont participé aux campements d’occupation. En venant renforcer les rangs des militants qui lancent une occupation, tout individu ou ménage avec enfants peut raison-nablement espérer gagner l'accès à un lot de terres. Une fois que les familles bénéficiaires sont homologuées, elles signent avec l’INCRA un Contrat de Concession d’Usufruit (CCU). Elles doivent résider sur les lieux et à exploiter les parcelles allouées afin de faire vivre leurs familles. En retour, les allocataires ont accès en principe à des crédits remboursables (qui permettent d’acquérir des équi-pements et des intrants agricoles) et à une assistance technique. Dans la mesure où ils ne détiennent pas de titre légitimant leur occupation des terres allouées, ils ne peuvent pas les vendre, les louer, les donner ou les prêter à des tiers [8]. Lorsque ce projet d’assentamento a démontré sa viabilité sur plusieurs années, les bénéficiaires qui ont respecté toutes les obligations du CCU obtiennent un transfert définitif des lots. Ils sous-crivent alors auprès de l’INCRA un contrat qui transfert de manière définitive l’usufruit du bien foncier reçu au titre de la réforme agraire au premier occupant ou à ses héritiers. 3. Réforme agraire et conflits fonciers. La mise en oeuvre de cette politique de redistribution foncière a entraîné une aggrava-tion des conflits et de la violence en milieu rural. Selon le MST et les mouvements con-currents, cette violence serait le seul fait des "grands latifundiaires", méprisant la loi, prêts à en découdre avec des paysans sans terre pacifiques et revendiquant le respect de leurs droits. La thèse est souvent reprise par les ONGs étrangères et les organisations religieuses qui soutiennent le MST. Elle est illustrée en prenant appui sur les statistiques sur les conflits agraires très partielles et partiales publiées par la Commission Pastorale de la Terre (CPT) liée à l'épiscopat brésilien. Curieusement, de leur côté, les pouvoirs publics brésiliens ne fournissent pas de vision plus complète des affrontements et des violences qui accompagnent la mise en oeuvre de la réforme agraire. La réalité est moins manichéenne que la vision proposée par la CPT et souvent reprise par les médias internationaux. Les agriculteurs de tous profils qui réagissent souvent par la violence aux occupations (ils considèrent que ce sont des invasions illégales) ont une part de respon-sabilité. Ils sont parfois fortement armés et les "envahisseurs" sont accueillis avec par des exploitants et des salariés agricoles prêts à en découdre. De leur côté, les organisations comme le MST ne réunissent pas des cohortes de non-violents qui devraient affronter à main-nue des milices armées. Sur les vingt dernières années, les occupations ont fréquemment concerné des entreprises ou des domaines agricoles qui ne sont plus des "latifundios improductifs" mais des exploitations où l'on a investi, où des salariés qualifiés travaillent, où des productions agricoles performantes sont assurées. Pour les respon-sables de ces entreprises, les occupations sont des initiatives illégales, difficilement justifiables. Elles mettent en péril la pérennité de leur activité. La politique de redistribution des terres inscrite dans la Constitution crée une insécurité sur les droits des propriétaires fonciers et favorise les conflits violents. Les principes rete-nus dans la Loi fondamentale ne sont pas en cohérence avec le code civil. Selon ce dernier, les propriétaires ont le droit d’utiliser, de profiter, de disposer de leurs biens et d’obtenir qu’ils leur soient restitués par ceux qui les détiennent injustement. La Constitution reconnaît, quant à elle, le droit des sans-terre à réclamer des terres qui ne leur appartiennent pas mais ne sont pas mises en valeur. Les occupations sont une com-posante essentielle du travail de lobbying réalisé par les organisations de sans terre auprès des bureaux locaux de l’INCRA. Afin d’attirer l’attention de l’organisme sur une propriété considérée comme expropriable, ces mouvements enclenchent une occu-pation conflictuelle qui va attirer l’attention des médias. Les propriétaires cherchent alors à faire fuir les squatters avant qu’ils n’aient pu attirer l’attention de l’INCRA et cela par tous les moyens, y compris la négociation mais aussi la violence. Sur plusieurs régions du Brésil, la réforme agraire des trois dernières décennies a créé un climat de véritable guerre civile. Les occupations sont accompagnées ou précédées d’attaques à main armée, d’assassinats, de destruction d’équipements, de bâtiments. Le travail de communication efficace réalisé depuis longtemps par les mouvements de sans terre a conduit une large part de l’opinion (au Brésil comme à l’étranger) à considérer que la responsabilité de ces conflits et crimes est imputable aux seuls grands exploitants agricoles, aux milices que ces derniers mobilisent parfois et aux forces officielles de sécurité. La violence des sans-terre répondrait à une violence initiale liée à la concen-tration foncière qui existe alors qu'un important contingent de sans-terre subsisterait dans le pays. Une fois de plus, cette vision manichéenne ne correspond pas à la réalité. Dans un prochain article, après avoir tenté un premier bilan de cette réforme agraire des dernières décennies, on montrera que des mouvements comme le MST ont un objectif politique clair qui dépasse largement la redistribution foncière. Cette organisation a choisi de ne pas respecter la démocratie parce qu'elle considère que sa mission est de remettre en cause le régime économique et le système politique dans son ensemble. (à suivre). [1] L’occupation du territoire par l’expansion des activités agricoles est alors l’objectif es-sentiel de la politique agricole. A cette fin, les pouvoirs publics ont commencé par recenser l’énorme réserve foncière que représentent les terras devolutas puis à affecter une partie de cette réserve à l’installation des colons. Une fois installés, s’ils respectaient les conditions imposées (déforestation, résidence permanente, mise en valeur des terres ouvertes), les colons pouvaient acquérir un titre d’occupation permanente. Afin de réali-ser les installations, deux opérations de recadastrage des terres en milieu rural ont eu lieu en 1967 puis en 1972. Ces deux initiatives ont permis de mettre en place un Système National du Cadastre Rural géré par l’INCRA. [2] La taille et la localisation des assentamentos dépend de la qualité agricole des terres concernées (chaque ensemble de lots doit en principe permettre aux familles installées de développer une activité agricole viable économiquement et d’assurer ainsi une amé-lioration de leur situation sociale). La taille moyenne d’un assentamento est aujourd’hui de 90,48 hectares à l’échelle nationale. Elle varie de 20,28 hectares dans un Etat comme São Paulo à 276,64 hectares à l’ouest du Pará. Sur la surface allouée, les familles bénéficiaires doivent maintenir une réserve légale de végétation native (80% de la surface dans le Pará, 20% dans les Etats du Sud du pays). [3] Au total entre 1970 et 1994, environ la moitié de l’effort du gouvernement fédéral pour la réforme agraire a été dirigé vers des actions de redistribution de terre ou de régula-risation foncière, concernant environ 144 000 familles. L’autre moitié de cet effort a été dirigé vers des actions de colonisation, regroupant environ 122 000 familles, principa-lement installées en Amazonie. [4] Trois nouvelles modalités d’installations sont créées. L’installation dite d’agro-extracti-visme a pour finalité de régulariser la situation de populations traditionnelles vivant prin-cipalement d’activités extractives en forêts et bordures de fleuves. L’installation dite de développement durable permet d’installer des populations non traditionnelles qui envi-sagent d’engager des activités agricoles ayant un faible impact sur l’environnement. Les projets dits d’installations forestières sont appliqués en Amazonie. Leur finalité est de ré-gulariser la situation de populations qui vivent d’activités extractives et de cueillette ou des agriculteurs familiaux qui exploitent la forêt en respectant des normes de durabilité. [5] Un quatrième article de cette série sera consacré à un bilan critique de ce modèle de lutte contre la pauvreté en milieu rural. Un cinquième article portera les motivations poli-tiques et les idéologies des mouvements qui se présentent comme des organisations de sans terre. Enfin, un dernier article s’interrogera sur la justification de la poursuite d’une telle réforme aujourd’hui [6] L’acquisition des terres destinées à l’implantation du lotissement va se réaliser soit par l’incorporation au patrimoine foncier de l’INCRA de parcelles de terras devolutas, soit par l’expropriation d’un exploitant privé et son indemnisation. Avant d’acquérir les terres, l’agence doit procéder à leur identification cadastrale. Elle satisfait souvent les reven-dications des organisations de sans terre qui choisissent des exploitations qu’elles con-sidèrent expropriables. [7] En principe, le représentant de la famille bénéficiaire doit être un agriculteur sans terre, un fermier, un métayer ou un occupant (posseiro). Il doit disposer d’un revenu men-suel inférieur à trois salaires minimums. Il ne peut pas être fonctionnaire ou être pro-priétaire d’un autre bien foncier en milieu rural. L’INCRA doit encore éviter les cumuls (le bénéficiaire ne peut pas avoir été allocataire d’un lot sur un autre assentamento ou avoir vu sa position d’occupant régularisée sur une autre terre). Enfin, le bénéficiaire doit disposer d’un casier judiciaire vierge. Dans le cas des projets d’assentamento dits de préservation de l’environnement, la sélection des bénéficiaires est réalisée en officialisant l’installation de familles et de populations traditionnelles qui occupent déjà un terrain déterminé. [8] Ce CCU peut être transmis aux héritiers des premiers bénéficiaires dès lors qu’ils réunissent les conditions pour occuper les lots. Le bien foncier dont une famille acquiert l’usufruit ne peut pas être fractionné. Le CCU est signé pour une première période de 5 ans renouvelables pour une période équivalente. Si les conditions du contrat ne sont pas respectées par les occupants, le CCU peut être résilié à tout moment. Les parcelles con-cernées sont alors réallouées par l’INCRA. Le CCU est donc un contrat provisoire. Dans le cas des projets d’installation dits de préservation de l’environnement les bénéficiaires souscrivent immédiatement avec l’INCRA un Contrat de Concession avec Droit réel d’Usufruit qui fixent les droits et les obligations des occupants des parcelles concernées. Les durées de validité de ce contrat varient selon la nature des projets de dévelop-pement envisagés.

  • Illusions et impasses de la réforme agraire (1).

    L’année 2020 marque les cinquante ans d’existence de l’INCRA, l’organisme fédéral chargé de la réforme agraire. L’inégalité de la répartition des terres, la réforme agraire, les mouve-ments de paysans sans terre, les conflits fonciers et la violence des grands latifundiaires : voilà autant de thèmes qui suscitent l’intérêt de l’opinion publique occidentale depuis des décennies. En Europe, des églises et des dizaines d’ONGs affichent leur sympathie et appor-tent leur soutien aux organisations de "sans terre". Ces dernières ont su au fil des années construire une communication et des réseaux internationaux d’appui. Elles bénéficient aussi de l’attention (et de la bienveillance) de nombreux groupes de sociologues, d’économistes ou d’anthropologues au Brésil comme à l’étranger. Du collège à l’université, l’enseignement brésilien propose très souvent une lecture partisane des enjeux fonciers et de la réforme agraire. Voici donc cinquante ans que l’INCRA organise une réforme foncière qui vise essen-tiellement à réallouer des terres à des mouvements qui se présentent comme des organisa-tions de paysans sans terre. Au fil des décennies, la "lutte pour la terre" a régulièrement fait la une de l’actualité politique brésilienne. Si elle a continué à susciter un courant de sympa-thie en Europe, elle a plutôt inquiété l’opinion publique brésilienne, sans doute plus au fait de la complexité et de la dimension politique des conflits agraires. Après un demi-siècle de réforme agraire, ce site propose une série de six articles sur la question. Les auteurs de ces contributions ont tous une expérience approfondie des agri-cultures brésiliennes. Ils travaillent depuis plusieurs décennies avec l’agriculture familiale du Sud/Sud-est du pays comme avec des exploitants pratiquant une agriculture d’entreprise sur le Centre-Ouest et le Nord. C’est à partir de cette expérience qu’ils apportent ici une lecture "dissonante" de la réforme agraire et des objectifs de mouvements sociaux qui prétendent aujourd’hui poursuivre une entreprise dont le bilan est pourtant problématique. Les deux premiers articles de cette série sont consacrés à la dimension historique de la question foncière au Brésil. Suivront quatre articles centrés sur la réforme agraire elle-même. Petite histoire d’un imbroglio foncier. Les problèmes fonciers sont aussi anciens que l’histoire du Brésil colonial et post-colo-nial. Après l’arrivée des Portugais, l’occupation du territoire brésilien a été très désordon-née. Elle a été réalisée sans que les autorités puissent exercer un contrôle efficace du processus d’occupation et sans séparation claire entre le domaine foncier public et les propriétés privées. Depuis plus de 5 siècles, les politiques foncières ont été conduites sans que la puissance publique dispose d’une connaissance précise du territoire, fondée sur un cadastre unique réunissant toutes les informations géographiques et juridiques nécessaires et portant sur l’occupation des sols, les propriétés privées et les terres appartenant à l'Etat. Cette carence historique a encouragé une dynamique d’appro-priation illégale du domaine public par des particuliers, un phénomène désigné sous le terme de grilagem (voir plus loin) qui a considérablement aggravé le chaos foncier. Sur les années récentes, des technologies nouvelles (géoréférencement des parcelles, télé-détection, traitement informatisé des données) ont permis d’améliorer une situation con-fuse. Néanmoins, tant que les informations produites ne sont pas rassemblées sur une base cartographique unique et transparente, il sera difficile de mettre en œuvre une politique foncière juste et efficace [1]. La structure de distribution du foncier en milieu rural est sans doute une des plus inéga-litaires du monde. Cette inégalité est le résultat d’un processus historique qu’il convient d’aborder avant de traiter des politiques de réforme agraire mises en œuvre au XXe siècle et jusqu’à nos jours, puis d’esquisser un bilan de ces dernières. 1. De la colonisation à la Loi des Terres. Avec l'arrivée des navigateurs portugais au Brésil en 1500, le territoire brésilien, occupé pendant des siècles par les populations indigènes dans toute son extension, est devenu propriété de la Couronne portugaise par le droit de conquête et conformément aux traités internationaux de l’époque (Traité d'Alcaçovas de 1479 et Traité de Tordesillas de 1494). Les terres brésiliennes ont été incorporées, en fait et en droit, au patrimoine du roi du Portugal. La colonisation effective du territoire brésilien a commencé en 1530 avec l'expédition de Martim Afonso de Souza. Afin que le navigateur portugais puisse peupler les terres brésiliennes, il a reçu le pouvoir de donner des terres aux personnes qui sou-haitaient les occuper et les cultiver. L'appropriation privée des terres publiques a été ini-tiée au Brésil sous un régime dit de sesmarias, de concessions. Les sesmarias ont été instituées au Portugal en 1375 dans le but de résoudre la crise agricole et alimentaire, provoquée alors par l'abandon des terres. La loi des sesmarias obligeait les allocataires de terres à cultiver les lots ou à les donner à quelqu'un d'autre pour qu'il le fasse. Bien que la colonisation brésilienne ait eu lieu dans un contexte tota-lement différent, la transposition du système des sesmarias sur les terres brésiliennes a été la solution trouvée par la Couronne portugaise pour promouvoir la colonisation, car elle ne disposait pas d’autre alternative juridique pour rendre possible la colonisation effective et l’occupation d’un immense territoire. Au Brésil, le régime des sesmarias va consister à octroyer gratuitement la concession de lots de terre à des particuliers. En contrepartie, les bénéficiaires devaient cultiver les glèbes reçues pendant au moins cinq ans. Si cette condition n’était pas respectée, les terres concernées réintégraient le do-maine royal. C’est ainsi qu’est née la notion de terras devolutas, de terres réincorporées au domaine public. Selon les règles alors imposées, la dimension des glèbes concédées à chaque bénéficiaire devait être proportionnelle à sa capacité effective de mise en valeur. L’économie de la colonie était basée sur la monoculture destinée à l’exportation et l’utili-sation d’une main-d’œuvre esclave. La mise en œuvre du régime de sesmarias va donc favoriser un modèle lié à la création de grands domaines agricoles. En règle générale, le système des sesmarias a consisté à accorder de vastes étendues de terres à des parti-culiers et des familles nobles, proches de la monarchie portugaise. L’administration royale n’a jamais pu inspecter les concessions et empêcher la formation de grands lati-fundios qui resteront longtemps improductifs ou peu productifs [2]. Vestige du temps des sesmarias : la Casa grande (maison de maître) d'une fazenda (domaine agricole). A l’indépendance, en 1822, le régime des sesmarias est officiellement abandonné. Pendant les 28 premières années du Brésil indépendant, aucune loi ne vient réglementer l’acquisition de terres. Le système juridique en vigueur ne prévoit pas de mécanisme de transfert de terres du domaine public vers des acteurs privés. La première Constitution promulguée par l’empereur Pedro 1er en 1824 reprend le principe napoléonien du droit de propriété absolu sur la terre. Néanmoins, aucun dispositif complémentaire ne vient définir les modalités d’accès à cette propriété. L’occupation (la posse) devient donc la principale modalité de facto. Dès l’indépendance, ce pays-continent devient le théâtre d’une course effrénée à la terre. Le premier arrivé, l’individu ou la famille les plus riches et les plus puissants s’octroient le droit d’occuper des portions parfois considérables du ter-ritoire national en s’imposant par la force et la violence. Les individus ou groupes intéres-sés qui occupent ainsi des lots de terre vont demander après quelques années une régularisation de l'occupation auprès du gouvernement impérial. Ils obtiennent ainsi un titre de propriété officiel. Ce libre accès à la terre et la régularisation postérieure a permis à de grands propriétaires utilisant de la main d’œuvre esclave de constituer d’importants domaines sur les régions où la réserve foncière accessible était importante (le Centre-Ouest, le Nord-Est, par exemple). Il faudra attendre 1850 pour qu’une Loi des Terres vienne interdire toute occupation spontanée et introduise le droit de libre acquisition de terres par les particuliers. La tran-saction commerciale devient officiellement le seul moyen reconnu de transfert de terres du domaine public vers des particuliers. Avec cette nouvelle législation, les propriétaires et les occupants doivent déclarer leur situation auprès des autorités afin de la régulariser. Cette ambition de clarification de la situation foncière va se heurter à la résistance des grandes familles et des oligarchies locales dont le pouvoir est lié au contrôle de la terre et des ressources naturelles qu’elle porte. Elle se heurte aussi à la résistance d’une popu-lation rurale plus modeste qui a pu prendre possession de lots de terre à la faveur de la confusion qui a régné jusqu’alors en matière d’accès au foncier. Dans ces conditions, la majorité des possessions et des titres de propriété ne seront jamais déclarés. Un des objectifs de la Loi des Terres était de distinguer clairement le domaine foncier public du domaine privé en délimitant avec précision les "terras devolutas". Le concept de "terras devolutas" a pris d’ailleurs une signification élargie avec la Loi. Il va désigner à partir de 1850 toutes les terres qui ne font pas partie du domaine privé (propriété ou occupation) ou qui n’ont pas été affectées à une utilisation spécifique par la puissance publique. Une fois cette délimitation opérée, le pouvoir impérial envisageait alors de mettre en vente le patrimoine ainsi recensé. Faute de moyens techniques (absence de cartes, inventaires incomplets) de participation des acteurs privés et d’une indéfinition de l’avenir réservé aux occupants, ces derniers ont considéré qu’il suffisait que les lots de "terras devolutas" occupées soient cultivés et servent d’adresse habituelle pour que la "posse" soit protégée avant d’être régularisée. Cette interprétation selon laquelle l’occu-pation des "terras dévolutas" n’est pas interdite a persisté. Elle a contribué et contribue encore à perpétuer la pratique de l’occupation du domaine public par les grands proprié-taires comme par les petits agriculteurs. 2. De la proclamation de la République au coup d’Etat de 1964. Avec l'instauration d’un modèle fédératif républicain, la nouvelle Constitution pro-mulguée en 1891 transfère la responsabilité des "terras devolutas" aux États fédérés. Ne demeurent dans le domaine public fédéral que les zones limitrophes des frontières, les terrains militaires et les voies ferrées. Les gouvernements des Etats fédérés deviennent responsables de l’organisation et de la tenue des registres fonciers, c’est-à-dire des services publics chargés de donner l’état des droits sur les immeubles (terrains, ser-vitudes et charges foncières, droits de gage immobiliers, etc..). A l’époque, chaque gou-vernement local a créé ses propres normes pour assurer et conserver les enregistre-ments, protéger ses droits immobiliers et ceux des particuliers, notamment en centra-lisant les informations fournies par les notaires. Sur plusieurs régions (le bassin amazonien, par exemple), les pouvoirs publics locaux manquent alors cruellement de moyens en termes d’infrastructures (routes), de res-sources administratives et humaines pour assurer un contrôle effectif des territoires dont ils ont la charge. Le transfert de la responsabilité des terres publiques aux autorités locales va donc renforcer l'impuissance de l'Etat en matière de politique foncière. Les modes d’aliénations successifs ont conduit à une situation où l’Etat ne dispose plus d’une information solide sur la localisation et la taille du domaine foncier public. Au fil du temps, apparaissent deux catégories de terres publiques. Les terres dites devolutas sont absentes des cartes de l’Etat, ne sont pas enregistrées. Les terres publiques dites déter-minées (affectées à un usage précis comme les parcs naturels ou les forêts protégées) ont une localisation et une taille connue. Les premières sont évidemment à la merci des modes d’occupation les plus frauduleux et désordonnés. Le sens commun les désigne d’ailleurs souvent sous le terme de « terres libres ». Depuis la Loi des Terres de 1850, les institutions et les acteurs concernés par la gestion du foncier ont privilégié les documents au détriment de l’occupation et de la mise en culture effective. L’appropriation illégale des terres publiques passe très souvent par un simple enregistrement frauduleux [3]. La grande majorité des fraudes sur le foncier est liée à l’importance excessive prise par l’acte d’enregistrement. L'individu au nom duquel l’enregistrement d’une terre a été effectué est présumé propriétaire de celle-ci tant qu’aucune preuve judiciaire contraire n’a pas été apportée. Cette force de l’acte d’enre-gistrement va le transformer la fraude foncière en fonds de commerce de spéculateurs et de criminels. Les modalités utilisées sont très diverses. On fait enregistrer par le notaire comme titre de propriété un document qui se limite à constater l’occupation d’une parcelle, d’un lot de terre ou d’un actif foncier plus important. On fera enregistrer comme titre authentique un document falsifié. Ces activités relevant de l’appropriation ou de l’occupation illégale de terres sont désignées sous le terme de "grilagem", ensemble des pratiques de falsification et d'intimidation, parfois violentes, pour s'approprier ou occuper illégalement des terres. Un "grileiro" est une personne qui "cherche à s’appro-prier les terres d’autrui en produisant des faux titres de propriété". Le recours à des hommes de main, les jagunços, afin de convaincre les individus ou les entités spoliés est pratique courante dans ce contexte. La révolution de 1930 et l’Estado Novo. Avec la révolution de 1930, le premier régime républicain dominé par l’oligarchie ter-rienne est remplacé par un Etat centralisé dont l’objectif est de promouvoir l’industria-lisation tout en traitant les questions sociales. Cette période sera marquée par l’ascension au pouvoir de Getulio Vargas qui dirigera l’Etat pendant quinze ans, jusqu’en 1945. Pen-dant le gouvernement provisoire (1930-1934), les tenentes (lientenants) du mouvement révolutionnaire de 1930 préconisent une réforme de la structure foncière du pays afin de réduire les inégalités sociales dans les campagnes. Ils influencent la rédaction de la nouvelle Constitution de 1934 qui soulignera que le droit de propriété ne peut pas être exercé contre l’intérêt collectif et les droits sociaux. Pour la première fois, le droit de pro-priété n’est plus défini comme un droit absolu. D’importantes lois seront votées pendant la décennie qui relativisent également le droit de propriété : code forestier et codes des eaux par exemple (1934). (à suivre). [1] Depuis 2012, avec l’adoption et la mise en œuvre d’un nouveau Code Forestier, les problèmes fonciers sont devenus encore plus évidents dans plusieurs régions. Les pro-priétaires doivent procéder à l’enregistrement de tous leurs actifs fonciers au Cadastre Environnemental Rural (CAR, selon le sigle en Portugais). Ils sont obligés de fournir les paramètres de géoréférencement de chaque parcelle. Cette procédure met en évidence des problèmes environnementaux. Elle révèle aussi les détails du chaos foncier existant dans plusieurs communes ou régions. Les deux questions (préservation de l’environ-nement et l’attribution claire de la propriété d’un bien foncier) sont liées. La clarification de la situation foncière permet de responsabiliser les propriétaires pour des délits ou crimes environnementaux. [2] Les sesmarias étaient le principal moyen d'acquisition légal de terres tout au long de la période coloniale (entre 1500 et 1822). Cependant, la terre n'étant concédée qu'aux "amis du roi", les particuliers n’appartenant pas à la noblesse et les familles pauvres ont dû se contenter d’occuper des parcelles de terres en marge des propriétés et loin des centres de peuplement. Les terres disponibles étant abondantes, l’occupation de terres vacantes est devenue à la fois un mode d’installation des familles qui n’avaient pas accès aux sesmarias et une pratique courante, tolérée de facto. A la fin du XVIIIe siècle, la situa-tion foncière du Brésil est déjà très confuse. Le pouvoir colonial n’exerçait plus de con-trôle effectif sur les terres publiques. Il était devenu impossible de définir avec précision à qui appartenait telle ou telle glèbe. Avec l’essor de l’activité économique et la mise en valeur progressive du territoire, les conflits fonciers vont se multiplier et s’inten-sifier. La législation foncière va s’enrichir de nouveaux textes destinés à réglementer le régime des sesmarias. La confusion juridique conduira à l’abolition du régime en 1822. [3] Depuis le Code Civil de 1917, il est obligatoire d’inscrire toute propriété foncière au Registre Immobilier afin de permettre le suivi des transferts entre particuliers. Ce Registre Immobilier, est tenu par un notaire, professionnel n’appartenant pas au corps de l’Etat. Le contrôle de l’activité d’enregistrement incombe, quant à lui, au pouvoir judiciaire.

  • Illusions et impasses de la réforme agraire (2).

    Petite histoire de l’imbroglio foncier (suite). 3. Le régime militaire (1964-1985) En 1963, le Président João Goulart assume la Présidence après avoir promis une réforme agraire. Le chef de l’Etat propose un amendement à la Constitution qui permettrait l’ex-propriation de grands domaines sans paiement d’indemnisation aux propriétaires. Le projet ayant été rejeté par le Congrès, les invasions de propriétés à initiative de mou-vements de paysans vont se multiplier. Les conflits violents liés au contrôle du foncier et l’insécurité dans le monde rural s’aggravent. En 1964, João Goulart est déposé par un coup d’Etat. Les militaires qui prennent le pouvoir reconnaissent la nécessité d’une réforme agraire. Ils entendent cependant répondre aux revendications paysannes en respectant "la loi et l’ordre". Surtout, dans un pays qui est déjà très urbanisé, ils veulent moderniser l’agri-culture, augmenter la productivité agricole et garantir ainsi l’approvisionnement ali-mentaire national et l’essor des exportations. Castelo Branco, le premier général qui as-sume la Présidence en 1964 fait adopter un amendement à la Constitution qui prévoit l’indemnisation des propriétaires expropriés par cession de titres de la dette publique. Son gouvernement promulgue en 1964 une loi définissant le "Statut de la Terre" qui établit un nouveau régime juridique pour la propriété privée en introduisant la notion de fonc-tion sociale de la propriété foncière. Le "Statut de la Terre" est encore en vigueur de nos jours. Il soumet l’exercice du droit de propriété à sa fonction sociale. Cela signifie que pour conserver tous ses droits, le pro-priétaire d’une terre doit simultanément se soumettre à quatre obligations. Il doit res-pecter la législation du travail. Il doit encore organiser la production agricole afin d’at-teindre des normes de productivité fixées par les pouvoirs publics, préserver l’en-vironnement et conserver les ressources naturelles [1] et assurer le bien être de tous ceux qui vivent et travaillent sur sa propriété. Le Statut a défini deux instruments pour réaliser une redistribution foncière : l’expropriation des grandes propriétés (latifundios) improductifs et l’introduction d’un impôt progressif sur le foncier. Dans la pratique, la re-distribution sera très limitée. A la place, à partir du début des années 1970, le gouvernement militaire va favoriser et faciliter l’occupation de l’Amazonie par le biais de projets de colonisation pilotés par l’Etat. Dans l’esprit des généraux au pouvoir, l’occupation et le peuplement de la région Nord doit assurer simultanément un reflux de la violence dans les campagnes, la croissance économique de la zone, un arrêt de l’exode rural, la protection du territoire et le ren-forcement de la souveraineté nationale en Amazonie. En 1970, le gouvernement central crée l’Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire (INCRA), une agence fédé-rale qui sera responsable de la mise en œuvre de la politique d’occupation de l’Ama-zonie. L’agence va avoir pour mission d’assurer l’installation de milliers de familles de paysans sans terre originaires de toutes les régions du pays. En 1971, un décret-loi réintègre au domaine public fédéral toutes les "terras devolutas" [2] située sur une bande de 100 km de largeur de chaque côté des routes ouvertes en Amazonie légale [3]. Pendant le régime militaire, deux régions font l’objet de plans de lotissement de grande ampleur : le Rondônia et la région d’Altamira, au Sud de l’Etat du Pará. Les bénéficiaires de la réforme agraire installés en Amazonie dans le cadre des projets de colonisation administrés par l’INCRA reçoivent dans les années soixante-dix des lots de 100 hectares. A partir des années 80, la taille du lot ne sera plus que de 50 hectares. Les familles qui reçoivent ces lots ne détiennent pas immédiatement un droit de pro-priété. Elles obtiennent le droit de s’installer sur des terres publiques qui n’étaient pas mises en valeur pour en faire un usage privé. S’ils exploitent effectivement la terre pen-dant au moins un an et un jour, ces "squatters" légaux ou posseiros peuvent recevoir un droit d’usufruit. Après 5 ans d’occupation et de mise en valeur continues, ce droit d’usufruit peut être transformé en droit de propriété complet. Installés en bordure des routes fédérales ou-vertes dans les années soixante-dix (axe Cuiabá–Santarém et axe Manaus–Porto Velho), ces familles avaient l’obligation de déboiser 50% de la surface des lots concédés par l’Etat fédéral. Le déboisement effectif était une condition pour recevoir un titre définitif de propriété. Le colon qui ne détruisait pas la forêt courrait le risque de perdre le droit d’oc-cuper la terre concédée. Si la coupe rase n’était pas été pratiquée sur 50% de la surface du lot, l’INCRA pouvait considérer qu’il n’y avait pas eu mise en valeur de la terre. Les posseiros étaient donc incités à déforester pour montrer que la terre est utilisée à des fins productives, asseoir leurs droits sur le lot concédé, éviter les conflits fonciers et accéder à la propriété. Une fois réalisée l’installation, l’INCRA a pour mission de contrôler le respect des engagements par le posseiro, de documenter et de distribuer les titres [4]. Quelques années après le lancement du programme de colonisation conçu par le gou-vernement militaire, il devient clair que l’INCRA ne pourra pas répondre une demande croissante de terre, concéder des titres de propriété à tous les candidats et garantir l’im-plantation de services sociaux et de santé, d’écoles. Les infrastructures de transport, d’accès à l’électricité et à l’eau n’avaient pas suivi le rythme des implantations. L’Agence ne parvenait pas non plus à mobiliser des ressources financières suffisantes pour assurer une assistance technique et fournir des crédits à l’agriculture familiale. Le gouvernement militaire va donc décider de changer d’orientation en Amazonie. Il va fonder sa politique d’occupation de la région en encourageant une colonisation privée centrée sur le dé-veloppement de grands projets agricoles et d’élevage bovin. Les faiblesses en infra-structures de la région, les difficultés logistiques limiteront cependant les investis-sements. L’occupation de la région amazonienne sur le modèle conçu pendant le régime militaire a provoqué un véritable chaos foncier et encouragé la déforestation. Elle a aussi entraîné la multiplication des conflits fonciers, le massacre de milliers d’Indiens et l’invasion de leurs terres. Les communautés traditionnelles de la région, les occupants familiaux ont été aussi victimes d’expropriation. A la fin du régime militaire en 1985, les conflits pour la terre sont encore plus violents que 20 ans plus tôt, notamment en Amazonie. 4. Populations et organisations de sans terre. Comment une partie de la population rurale a-t-elle été privée d’accès à la terre à partir de la seconde moitié du XXe siècle ? Comment sont nés les mouvements qui reven-diquent un accès à la terre pour ces paysans et travailleurs agricoles paupérisés qu’ils vont regrouper et mobiliser à partir des années 1980 ? Pour répondre à ces questions, il faut évoquer la situation de l’agriculture brésilienne il y a soixante ans. Le secteur agri-cole est alors techniquement arriéré, improductif et socialement injuste. Les indices de productivité sont très bas, la pauvreté en milieu rural extrêmement élevée. Le Brésil est alors un importateur net de produits agricoles et alimentaires. L’exode rural est élevé parce que les campagnes n’offrent guère de perspectives aux jeunes générations. Le pays connaît par ailleurs un dynamisme démographique impressionnant. Entre 1950 et 1970, la population passe de 51,9 à 94,5 millions d’habitants (+82%). Les deux tiers des Brésiliens vivent à la campagne en début de période. Les ruraux ne représentent plus que 46,4% de la population vingt ans plus tard et moins du tiers en 1980. Le défi majeur pour les autorités en charge de la politique agricole est d’accroître l’offre de denrées de base afin de couvrir les besoins d’une population de plus en plus urba-nisée. Au début des années 1970, l’Etat engage une stratégie de modernisation de l’agriculture. Le Brésil lance sa révolution verte. Le développement du crédit, des garan-ties de prix, des subventions vont permettre au secteur d’engager une mutation compa-rable à celle que connaissent à la même époque les agricultures de nombreux pays : intégration à l’économie de marché, mécanisation, recours aux intrants fournis par des industries spécialisées (semences, engrais, produits phytosanitaires), agrandissement et spécialisation des exploitations familiales, forte réduction du nombre d’actifs occupé. Cette modernisation touche aussi l’agriculture latifundiaire qui va devenir une agriculture d’entreprise, très capitalisée et à haute intensité technologique. Des complexes agro-industriels sont formés qui vont à la fois couvrir les besoins alimentaires d’une population très urbanisée et s’imposer sur les marchés internationaux. Le Brésil devient au début des années quatre-vingt-dix une puissance agro-alimentaire. Dans la plupart des régions du pays, cette mutation va conduire les propriétaires de grands domaines et d’exploitations moyennes à rompre les relations traditionnelles qu’ils entretenaient avec les familles de travailleurs agricoles. Vivant sur des propriétés privées, ces familles ont longtemps pu exploiter pour leur propre compte des lots de terre. En échange, elles fournissaient l’essentiel de la main d’œuvre utilisée par les propriétaires sur les plantations de canne ou de café ou les grands élevages de bovins. La moder-nisation des années 1970-80 va entraîner l’expulsion de ces familles de moradores qui ne sont plus sollicitées que pour des travaux ponctuels. Dans le Sud du pays, les petites exploitations familiales sont très importantes au début des années 1960 [5]. Sur la région, la dynamique de modernisation de l’agriculture est organisée par des coopératives agricoles regroupant les exploitants. Elle va se traduire par une concentration des struc-tures foncières. Des familles très nombreuses qui vivaient modestement sur de petites structures ne peuvent pas envisager d’investir, d’accroître et de spécialiser la production, de contracter des emprunts et de s’intégrer aux complexes agro-industriels. Pendant un temps, (jusqu’à la fin des années 1970), ces familles modestes vont accepter de migrer vers le Nord et le Centre-Ouest, des régions peu mises en valeur où le gouvernement fédéral leur propose de s'installer. Pour de nombreux migrants, l’expérience sera un échec. A partir de 1980, nombreux sont les paysans déçus qui reviennent sur leurs Etats d'origine. Ils racontent leurs mésaventures en Amazonie ou ailleurs. La migration vers le Nord n'attire plus. Les laissers pour compte de la modernisation commencent à reven-diquer un accès à la terre sur les Etats où ils sont nés. En 1984, les représentants d’organisations rurales, de syndicats et des membres de la Commission Pastorale de la Terre se réunissent dans le Paraná pour créer le Mouvement des Sans Terre (MST). Depuis le début de la décennie, des initiatives d’occupation d’ex-ploitations agricoles se sont multipliées dans le Sud du pays [6]. Les leaders entendent contraindre ainsi les autorités à appliquer la législation, à exproprier des domaines jugés improductifs et à redistribuer les terres acquises. Le mot d’ordre affiché d’emblée par le MST ("la terre ne se gagne pas, elle se conquiert") est offensif. L’organisation donne la priorité aux occupations de propriétés et la création de campements réunissant les sans terre. Elle entend multiplier les actions spectaculaires, accroître son audience auprès du reste de la population, obtenir le soutien des formations politiques de gauche, faire de la question de la réforme agraire un thème central du débat public national. Campement d'occupation d'un domaine agricole dans le Rio Grande do Sul (1980). Un secteur alors très important de l’église catholique participe à l’émergence de cette nouvelle mobilisation sociale, relaie ses actions spectaculaires et les soutient. L’urba-nisation rapide, la modernisation en cours de l’agriculture affaiblissent considérablement la base sociale de l’institution. C’est par le biais de communautés de base très implantées au sein de la paysannerie dans le Sud que l’église de la "théologie de la libération" [7] conserve encore une forte capacité d’influence sociale et politique. C’est au sein d’un milieu rural structuré autour du modèle d’exploitation familiale que sont recrutés les membres du clergé. Tout un courant de l’action catholique en milieu rural rejette une dy-namique d’intensification de la production agricole qui se traduit par un effritement des relations sociales traditionnelles, par l’essor de l’économie de marché, par l’intégration de la paysannerie au capitalisme industriel et la marginalisation d'une partie du monde rural. Né à la fin du régime militaire, le Mouvement des Sans Terre va progresser en influence avec le retour à la démocratie. Lors de son premier congrès national en 1985, le MST adopte une nouvelle plateforme de revendications en exigeant l’expropriation de toutes les propriétés de plus de 500 hectares, une refonte complète du statut de la terre de 1964 et l’adoption de nouvelles lois favorisant les petites exploitations familiales et une redistribution massive du foncier agricole. Sous la Présidence Sarney (1985-1989), alors que le gouvernement fédéral lance son premier plan national de réforme agraire, le MST multiplie les occupations. Ainsi, à la fin 1986, on recensait plus de 90 campements dans le pays, principalement sur le Sud, le Sud-Est et le Centre-Ouest. Le mouvement com-mence à avoir une véritable dimension nationale. Pour promouvoir sa cause, attirer l’attention des médias et sensibiliser l’opinion publique, le MST ajoute aux occupations de propriétés agricoles des marches vers les capitales des Etats fédérés et Brasilia, des ras-semblements à caractère religieux. Il devient une force politique avec laquelle les insti-tutions doivent désormais compter [8]. Cette mobilisation suscite aussi une réaction des exploitants, des entrepreneurs et des propriétaires de domaines engagés dans la modernisation du secteur agricole. Avec l’an-nonce d’un premier plan national de réforme agraire, les organisations professionnelles (syndicats locaux, confédération nationale, coopératives) sont pressées par leurs adhé-rents de s’engager sur le terrain politique pour freiner l’ampleur de la réforme agraire et réagir à la stratégie d’occupation souvent offensive conduite par le MST et d’autres mouvements concurrents qui apparaissent [9]. Sur plusieurs réactions, cette réaction passe par la création de milices, la multiplication d’actions armées qui vont accroître le climat de violence dans les campagnes. Dans toutes les régions du Brésil, toute la profession agricole organisée (y compris les coopératives du Sud qui regroupent des ex-ploitants familiaux) manifeste son hostilité à une politique de redistribution du foncier, source d'une insécurité juridique. Le premier plan national de réforme agraire sera d’ampleur limitée. Les organisations de sans terre amplifient alors la mobilisation, deviennent plus offensives. Les occupations de propriétés se multiplient sur la décennie 1990 et le MST s’impose comme le grand or-donnateur de ces opérations. Ainsi, en 1997, sur les 25 371 familles vivant dans les campements et recensées par l’INCRA, 20 297 étaient encadrées par le Mouvement des Sans Terre. La même année, ce dernier lance une marche nationale des sans terre. Partis de toutes les régions, plusieurs cortèges convergent vers Brasilia. Le gouvernement FH. Cardoso (1994-2002) tente de répondre à la pression en multipliant les expropriations et l’affectation de terres du domaine public à la réserve foncière destinée à permettre une redistribution. Le MST et les organisations de sans terre concurrentes sont alors confron-tées à un nouveau défi. Il ne s’agit plus seulement de multiplier les campements au bord des routes ou sur les exploitations occupées. Il ne s’agit plus de faire de la réforme agraire un thème politique central. Le nombre d’installations officielles de sans terre sur les assentamentos (lots de terres délimités par l'INCRA où l'agence installe les allo-cataires de terres) augmente. Il faut désormais gérer ces lotissements et mettre en œuvre un modèle d’organisation économique qui permette aux bénéficiaires de parcel-les de vivre de leur production, d’améliorer leur situation sociale. A la fin des années 1980, le MST préconise le recours à un mode associatif d’organisation de la production. A partir de 1989 émergent des coopératives de production sur les assentamentos. Ces coopératives doivent apporter aux paysans une assistance technique, faciliter les in-vestissements, la transformation et la commercialisation. Elles doivent permettre aux bénéficiaires de la réforme agraire de vivre de l’activité agricole, d’améliorer les conditions de vie de leurs familles. A l’origine, le MST était animé principalement par les descendants des petits exploitants familiaux du Sud victimes de la modernisation agricole, de fermiers, d’anciens moradores ou métayers. Devenu une organisation nationale, il élargit sa base de recrutement en mobilisant des salariés agricoles sans emploi et des chômeurs de toutes origines qui imaginent que la participation aux initiatives d’occupation puis l’accès à la terre après l’installation peuvent leur ouvrir de nouvelles perspectives d’activité et d’insertion sociale. Le MST renforce d’ailleurs l’attractivité des assentamentos en investissant fortement dans l’éducation des enfants et des adultes bénéficiaires de lots de terre. Il crée des écoles qui seront reconnues par les autorités. Cet accent mis sur la formation, la constitution de coopératives et d’association de production ont un objectif. Il s’agit de montrer aux pou-voirs publics et à la population dans son ensemble que la réforme agraire est un levier de développement économique et social. Il s’agit aussi de renforcer la capacité d’orga-nisation de la force politique nationale que devient le MST. Un prochain article sera consacré à la mise en oeuvre de la réforme agraire après le retour à la démocratie en 1985. Viendra ensuite un texte proposant une esquisse de bilan de la réforme agraire impulsée par le MST. Suivra un article sur les objectifs politiques des mouvements qui entendent encore aujourd’hui promouvoir une redistribution du foncier agricole. (à suivre) [1] En 1965, le gouvernement promulguera un nouveau Code Forestier. Cette loi va créer deux limitations à la mise en valeur et à l’exploitation de la propriété rurale privée : les Aires de Préservation Permanente (APP) et la Réserve Légale. Tout propriétaire doit préserver les aires écologiquement fragiles comme les marges des rivières et maintenir la végétation d’origine sur un pourcentage déterminé de la surface de sa propriété (Réserve Légale). Ce pourcentage varie selon les régions du pays. [2] Avant d’installer les familles de colons, l’INCRA devait assurer une discrimination claire et précise des "terras devolutas", fédérales, identifier les occupations légitimes et réintégrer au domaine public fédéral les terres occupées illégalement. Ainsi, 120 ans après la promulgation de la Loi des Terres de 1850, le pouvoir fédéral tentait une fois de plus de distinguer les terres publiques et les terres privées. Jusqu’à ce jour, cette tentative et celles qui ont suivi ont été vaines. [3] Ce décret-loi concernait les "terras devolutas" situées en bordure des routes déjà construites, en construction ou projetées. Les 18 axes routiers (existants ou planifiés, plusieurs n’ont jamais été construits) représentaient une extension de 24 000 km. Avec ce texte, le gouvernement central réincorporait au domaine public fédéral près de 480 mil-lions d’hectares (8,7 fois la superficie de la France métropolitaine), consi-dérés comme indispensables à la sécurité et au développement de la nation. [4] L’INCRA ne délivre un titre de propriété définitif qu’après avoir réalisé des inspections qui permettent d’attester que la famille occupe et exploite les parcelles concédées. [5] Le modèle d’exploitation familiale qui domine dans le Sud est liée à l’occupation de la région par des émigrants européens (allemands, italiens, polonais, ukrainiens) à qui l’Etat va concéder des lots de terre à partir de la fin du XIXe siècle. Les émigrants ont implanté au Brésil le système des coopératives agricoles qu’ils avaient connu dans leurs pays d’origine. Ce modèle d’agriculture familiale a aussi existé dans d’autres régions du pays comme le Sud-Est. Dans l’Etat de São Paulo, avec la crise du café des années trente, les caféiculteurs traditionnels très endettés devront vendre leurs domaines en lots. Ces lots ont alors été acquis par des producteurs agricoles qui n’étaient pas propriétaires auparavant. [6] La mobilisation des agriculteurs qui ont perdu leurs terres ne se traduit pas seulement par des occupations de grands domaines ou de propriétés. Plusieurs mouvements de ruraux vont se constituer entre la fin des années 1970 et 1984 autour de la construction du barrage d’Itaipu, dans le Paraná. L’érection du barrage permet la création d’un lac immense (1350 km2) et des pertes de terres agricoles équivalentes. [7] La théologie de la libération est un courant de pensée théologique chrétienne né dans les années soixante dans plusieurs pays d’Amérique latine. Ses créateurs utilisent le marxisme comme instrument d’analyse et d’observation des réalités sociales. Ils prônent la libération des peuples et le retour à la tradition chrétienne de solidarité avec les pauvres. Très influent dans le monde rural brésilien, ce courant de pensée sera durement combattu par le Saint Siège à partir de la nomination du pape Jean-Paul 2, en 1978. [8] Les mobilisations de mouvements de sans terre contraignent le gouvernement fédéral à décreter une série d’expropriations de grands domaines. Il intervient aussi pour lutter contre la violence qui se répand dans les campagnes en imposant le désar-mement de milices. Sous la pression du MST, le gouvernement Sarney crée un pro-gramme spécial de crédit pour les installations de paysans sans terre (assentamentos). [9] En 1985, au début de la Présidence Sarney, un rassemblement de grands exploitants agricoles crée l’Union Démocratique Ruraliste (UDR). Très conservatrice, positionnée à droite de l’échiquier politique, l’UDR prôle un strict respect du droit de propriété et refuse toute réforme agraire.

  • Le virus améliore la popularité de Bolsonaro.

    C’est un fait difficilement contestable : en termes de santé publique, la politique menée par le gouvernement Bolsonaro et par le Président lui-même depuis la crise du corona-virus a été calamiteuse. Il n’y a pas eu de réponse cohérente, coordonnée et efficace à l’échelle nationale. Les crédits budgétaires exceptionnels votés pour accroitre les capa-cités d’intervention du Ministère de la santé n’ont pas été correctement gérés. Les efforts isolés de gouverneurs d’Etats et de municipalités n’ont pas été relayés et soutenus au plan fédéral. L’Etat central ne peut évidemment pas être considéré comme le seul res-ponsable des dégâts énormes causés par un virus encore mal connu. Néanmoins, la po-litique conduite par l’Administration Bolsonaro, l’attitude et les déclarations du Chef de l’Etat ont contribué au développement rapide d’une épidémie devenue en quelques mois une catastrophe sanitaire. Les premiers cas ont été identifiés à la fin février. Au début de septembre, la covid-19 avait infecté plus de 4 millions de personnes et causé 127 000 morts. Le Brésil est le troisième pays au monde le plus touché, derrière les Etats-Unis et l’Inde. Le bilan atterrant de la politique sanitaire du gouvernement Bolsonaro fait régulièrement la une des médias nationaux. L’action du Président est dénoncée par une majorité de leaders politiques, de formateurs d’opinion, de parlementaires. Pourtant, le coronavirus semble profiter à Bolsonaro. Sa popularité s’est améliorée depuis quelques mois, faisant même oublier des scores médiocres dans les sondages conduits avant mars dernier. Fin août, l’enquête menée par l’institut Poderdata a montré que 50% des personnes interro-gées évaluaient positivement l’action du gouvernement (contre 41% en juin). Une autre étude publiée début septembre confirme que Jair Bolsonaro gagnerait facilement l’élec-tion présidentielle si elle avait lieu aujourd’hui. En réalité, dans la bataille de communica-tion qu’il mène depuis six mois autour de la Covid-19, le Chef de l’Etat semble l’emporter face aux scientifiques, aux grands moyens de communication et aux partis d’opposition. Comme s’ils percevaient qu’ils n’étaient plus en phase avec l’opinion publique, les gou-verneurs et les maires qui avaient dès mars institué un confinement ont commencé en juin à autoriser la reprise des activités alors qu’aucun signe de reflux de l’épidémie n’ap-paraissait alors. Evaluation du gouvernement Bolsonaro sur 4 mois* En % des personnes interrogées. Source : Poderdata. Un vieux politicien formé dans les banlieues. Jair Bolsonaro est un politicien professionnel, élu puis réélu député fédéral dans l’Etat de Rio de Janeiro pour 7 mandats consécutifs, entre 1991 et 2018. Au fil des années et des campagnes, l’ancien capitaine a acquis une bonne connaissance de l’univers dans lequel vit une grande partie de son électorat : la périphérie de la capitale de l’Etat, les agglo-mérations proches. Il a appris à capter et à exploiter les mentalités, les inquiétudes, les réflexes et les aspirations des populations des banlieues. Il a découvert qu’en l’absence de l’Etat, le contrôle social y était souvent exercé par le crime organisé ou par des pas-teurs d’églises évangéliques. A quelques kilomètres des plages de Rio de Janeiro, les conditions d’habitait précaires, la violence permanente, le règne de l’économie informelle et de la débrouille façonnent la culture des habitants plongés dans l’insécurité et sou-vent confrontés tôt à la mort. Des millions de favelados déscolarisés avant l’heure sont venus grossir depuis quelques décennies les rangs des fidèles de mouvements pente-côtistes. Les temples ont poussé dans les banlieues bien plus vite que les réseaux de transport urbain, de distribution de l’eau courante ou de collecte d’ordures. Les pasteurs y prêchent l’acceptation d’une vie de souffrance et souvent courte, la soumission à un destin inéluctable. Lorsqu’une épidémie frappe (Ebola hier, la dengue depuis des lustres, le coronavirus aujourd’hui), la mort qui survient n’est jamais présentée comme un drame qui aurait pu être évité ou retardé par l’action humaine, grâce à l’intervention de pouvoirs publics, au recours à la science et à la médecine. La survie d’un patient contaminé après quelques semaines de maladie n’est pas considérée comme le résultat d’un traitement efficace, de soins fournis par des professionnels de santé accessibles, compétents et équipés. Quel que soit le sort des humains face à l’adversité, il dépend de la puissance divine. Aux uns, sans doute parce qu’ils ont accepté leur sort et suivi scrupuleusement les directives de leur pasteur, Dieu a concédé une infection passagère. Aux autres, moins soumis, il a retiré la vie. Proche des milieux évangéliques depuis des années, baptisé lui-même par un pasteur en 2016, Jair Bolsonaro connaît bien la foule des périphéries qui se rassemble dans les temples. Il sait que ces masses ne baignent pas dans une culture de révolte, qu’elles sont encouragées à accepter leur malheur et se mobilisent difficilement contre les pouvoirs en place. Il sait encore que les populations qui ont quitté très tôt un système scolaire inadapté et insuffisant ne connaissent pas leurs droits, n’imaginent pas être écoutées par les décideurs publics et encore moins d’être capables d’influencer leurs choix. Il sait aussi qu’à la périphérie des villes, la vie et la survie économique des familles ne tient souvent qu’à peu de choses : un petit boulot, la vente à sauvette, les coursiers qui dépendent d’Uber ou d’autres plateformes, un trafic de stupéfiants, quelques heures de ménages dans les quartiers aisés, un atelier de confection lié à un donneur d’ordre..…L’économie informelle domine. Elle condamne un énorme contingent de Brésiliens (près d’un sur deux) à l’insécurité sociale. Le négationnisme en action. En mars dernier, lorsque l’Organisation Mondiale de la Santé a annoncé que la Covid-19 était effectivement une pandémie, le Président a réagi en fonction de cette expérience acquise de "sociologue autodidacte des quartiers". Il a immédiatement dénoncé les me-sures de confinement et de lock-down (fermeture imposée des entreprises, centres com-merciaux, magasins, etc..) prises par des gouverneurs d'Etats et les maires de commu-nes. Ce faisant, Jair Bolsonaro n’a pas obéi aux recommandations de conseillers en mar-keting politique ou en communication. Il a sans doute écouté son intuition, des mem-bres de sa famille et quelques pasteurs. Il a tout de suite compris que la première préoc-cupation d’une bonne moitié de la population serait d’assurer sa survie économique. Pendant des semaines, des experts en santé publique (le Brésil n’en manque pas), des économistes renommés ont régulièrement répété que le dilemme entre maintien de l’activité économique et lutte contre la pandémie était un faux dilemme, que l’économie finirait par s’effondrer même si des mesures sévères de confinement n’était pas prises. Il fallait donc d’abord mettre l’économie et la vie sociale en hibernation pour parvenir à stopper le virus et reprendre ensuite l’activité. Ce discours légitime et rationnel n’a pas convaincu le peuple des périphéries souvent confronté à la mort. Pour la moitié de la population qui vit avec moins de 180 dollars par tête et par mois, la liberté d’aller et venir c’est la possibilité de disposer d’un revenu, c’est la différence entre la pauvreté et la misère, la survie et la faim. Dès mars dernier, le Président a égrené des déclarations absurdes sur le virus et multi-plié les apparitions en public en transgressant toutes les mesures sanitaires. A chaque fois, il visait trois objectifs : minimiser les effets de la Covid-19, disqualifier les recom-mandations des médecins et des scientifiques et dénoncer les mesures de confinement et de quarantaine prises par des autorités locales. Quelques jours après l’identification du premier cas de coronavirus dans le pays, intervenant sur une chaîne de TV d’audience nationale, il a qualifié la maladie de "simple petite grippe". Plus tard, il a comparé l’épi-démie à un phénomène météorologique bénin avec lequel il faut composer ("une averse qui mouillera effectivement quelques passants"). Il ira même jusqu’à appeler les Bré-siliens à descendre dans la rue et à affronter la maladie en montrant qu’ils sont de "vrais hommes"…Lorsque des autorités locales ont décrété un confinement total entre mars et avril, les populations concernées ont adhéré au départ à la mesure. Les rues se sont vidées dans les grandes agglomérations comme São Paulo ou Rio de Janeiro. Les com-merces ont fermé, la circulation automobile a presque disparu. Cette mise en hibernation n’a pas duré, notamment dans les banlieues. Un samedi, le Président est sorti de son palais sans porter de masque. Il est allé bavarder à la périphérie de Brasilia avec des vendeurs de rue et des artisans qui refusaient la qua-rantaine. Suivi par de nombreux reporters, assuré du succès de cette opération de communication, il n’a pas cessé pendant des heures de répéter que tous ceux qu’il venait de rencontrer souhaitaient simplement travailler, c’est-à-dire assurer leur gagne-pain. Ce jour-là, pour un large secteur de la population, Jair Bolsonaro est apparu comme un leader qui défendait l’intérêt des plus modestes, des sans-grades, des laisser pour compte. Ce jour-là, même si en réalité il faisait tout le contraire, le chef de l’Etat a com-mencé à convaincre les pauvres qu’il était de leur côté… Le Président rend visite aux commerçants de rue au début de l'épidémie. Quelques semaines après cette escapade programmée, alors que le virus se propageait dans tout le pays, le chef de l’Etat va pousser à la démission un ministre de la santé qui avait le défaut de suivre les recommandations du monde médical. Son successeur, éga-lement trop respectueux de la science, connaîtra le même sort. Les deux personnages avaient l’audace de défendre les mesures de confinement et de dénoncer le recours à l'hydroxychloroquine dans le traitement de la maladie virale tant que son efficacité n’était pas démontrée. Ils ont été remplacés par un général de l’armée de terre spécialiste de….logistique. Cet officier supérieur qui n’a aucune compétence en médecine et en santé publique a pris rapidement une mesure importante aux yeux du Président : limiter la divulgation de toutes les statistiques disponibles sur les contaminations et les décès afin de minimiser l’importance de la pandémie et du drame humanitaire qui s’aggravait [1]. En avril, lorsque le STF a donné raison aux gouverneurs qui avaient instauré des mesu-res de confinement et de lock-down, le Président s’en est pris aux haut-magistrats de la Cour suprême. A plusieurs reprises, il a pris la parole lors de rassemblements organisés par ses partisans et menacé les juges d’une intervention militaire. Rappelant à ses fidèles que son second prénom était Messias (Messie), il a quand même souligné que cela ne suffisait pas pour qu’il parvienne à faire des miracles face à la crise sanitaire….Dès les premiers mois de l’épidémie, la minimisation systématique de l’enjeu de santé publique et le refus de tout mettre en œuvre pour l’affronter vont définir la posture présidentielle. Le Chef de l’Etat apparaît alors de plus en plus isolé. Ses propos et sa ligne de conduite sont dénoncés par une majorité de gouverneurs et de leaders politiques. Bolsonaro est aussi très critiqué par les Présidents des deux chambres du Congrès et des parle-mentaires influents de tous bords. Pendant plusieurs semaines, en avril, tous les soirs, des milliers de citadins des quartiers de classe moyennes et aisées (qui l’avaient soutenu lors de l’élection de 2018) organisent des concerts de casseroles aux fenêtres pour expri-mer leur indignation et exiger le départ de ce chef de l’Etat irresponsable. Plus tard, en juin, lorsqu’un proche de la famille Bolsonaro est arrêté pour participation à un dispositif de détournement d’argent public (voir l’article "Le clan Bolsonaro, ses disciples et la Justice", publié le 6 juillet dernier en rubrique Actualités du Brésil), les observateurs com-mencent à évoquer une procédure d’impeachment contre l’ancien capitaine… Pourtant, à partir de juin, le vent va tourner en faveur de ce Président que l’on a cru un temps très menacé. Dans les milieux aisés et cultivés comme au sein des classes moyennes, on raille encore ce personnage grossier, apparemment malhabile et provo-cateur. On se gausse de son mépris de la science, on s’indigne du manque total d’em-pathie affiché par le chef de l’Etat à l’égard des milliers de familles endeuillées ou des millions de soignants très mobilisés. A la périphérie des villes, passée la stupeur de la première phase de l’épidémie, le sentiment de la population a changé. En mars, sous la pression d’élus du Congrès, le gouvernement a été contraint de créer un nouveau programme social pour permettre aux plus pauvres de faire face à la crise sanitaire et à ses suites. Le ministre de l’économie n’envisageait qu’une modeste prestation temporaire de 200 réais (30 euros) par mois, versée uniquement d’avril à juin. Députés et sénateurs vont adopter un dispositif plus généreux. Le montant de l’allocation sera de 600 réais (près de 95 euros). Elle sera versée à tous les travailleurs qui survivent dans l’économie informelle. Une fois que ce programme a été lancé, Jair Bolsonaro a rapidement reven-diqué la paternité du dispositif. Après les premiers versements, sa popularité chez les plus démunis a commencé à progresser. Le Président a finalement compris que cette allocation était un puissant argument politique. Le versement mensuel a été prolongé une première fois jusqu’en août, puis reconduit ensuite avec un montant réduit (300 réais) sur la période septembre-décembre. En juillet dernier, on recensait 66,2 millions d’allocataires qui auraient connu la misère absolue et affronté la faim sans ce secours d’urgence. Sur les régions les plus pauvres du pays, le versement de l’allocation a entraîné une élévation du revenu moyen par habitant par rapport à son niveau d’avant la crise sanitaire. Ce secours pour les pauvres est deve-nu l’outil électoral préféré du Chef de l’Etat qui ne pense qu’à 2022 (prochain scrutin présidentiel). Alors qu’il dénonçait les programmes gouvernementaux d’assistance aux plus modestes pendant sa campagne de 2018, il est devenu aujourd’hui leur premier dé-fenseur. L’amélioration de la côte de popularité de ce candidat permanent est très sensi-ble au sein des couches les plus défavorisées de la population. Le covid-19 n’épargne personne. En juillet, le chef de l’Etat a été diagnostiqué porteur du virus. Il s’est alors confiné dans sa résidence présidentielle où il a été soigné. Pendant ce confinement, le travail de communication politique n’a pas été suspendu. Régulièrement, sur Facebook , le patient a informé ses followers de l’évolution favorable de son état de santé. Il a surtout profité de l’opportunité pour confirmer qu’il suivait une cure à base d’hydroxychloroquine [2], une molécule dont l’utilisation dans le traitement du corona-virus est critiquée par la plupart des scientifiques, y compris au Brésil. Heureusement pour lui, Jair Bolsonaro s’est rapidement remis sur pied. Cette récupération a bien évi-demment été présentée comme une preuve de plus de la justesse de la position néga-tionniste affichée dès mars par le chef de l’Etat. Le coronavirus n’était bien qu’une petite grippe… La population s’auto-déconfine… Le Président s’est acquis le soutien des pauvres en défendant leur droit au travail et leur versant une allocation qu’il entend désormais transformer en transfert permanent. Les classes moyennes et supérieures qui jouaient de la casserole au début de l’épidémie et acceptaient le confinement là où il était imposé ont fini par en avoir marre de cette crise sanitaire et des contraintes qu’elle introduisait dans leurs vies. Quatre mois après l’appa-rition de la Covid-19, en juillet, les premiers bars rouvraient. Ils étaient pris d’assaut. Lors des apéritifs et des happy-hours, les consommateurs soulagés ont commencé à se de-mander si Bolsonaro n’avait pas eu raison. Ils ont souvent pensé que tout aurait été plus simple si l’on avait ignoré ce virus qui sème d’abord la mort au sein des populations à risque (le troisième âge, les milieux populaires). Dans les milieux aisés et les couches intermédiaires de la société, chez les jeunes, les effets négatifs d’un strict confinement (fatigue, dépression, anxiété, relâchement des liens familiaux, perte de la convivialité) ont fini par avoir plus d’importance qu’une menace virale perçue comme distante et bénigne. En outre, au sein de ces groupes sociaux, on a commencé aussi à se préoccuper de l’avenir des emplois et des revenus (la crise sanitaire débouche sur une récession éco-nomique). Après quelques mois de quasi-hibernation, un large secteur de la population a recommencé à vivre comme si l’épidémie était terminée. Sur les stations balnéaires du littoral, les plages ont été envahies à la fin août, lorsque l’hiver austral a tiré sa révérence. En l’espace de trois mois, tout s’est passé comme si le discours négationniste irres-ponsable de Jair Bolsonaro avait fini par influencer - ou convaincre - une part de plus en plus importante de la population. La foule sur la plage d'Ipanema à Rio de Janeiro le 6 septembre 2020. La responsabilité du Président par rapport à crise sanitaire et humanitaire est aussi pres-que oubliée ou sous-estimée. A la fin du mois d’août, un sondage réalisé par l’institut DataFolha montrait que 47% des personnes interrogées considèrent que le Chef de l’Etat n’était en rien responsable des dizaines de milliers de victimes qu’avait déjà fait l’épidé-mie. Pour 41% des sondés, Jair Bolsonaro avait sans doute une part de responsabilité mais d’autres facteurs devraient être pris en compte. Seuls 11% des interrogés considé-raient que le Chef de l’Etat avait une lourde responsabilité dans le drame que le pays continue à traverser. Le Brésil est encore un pays très divisé politiquement mais le bilan provisoire de la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement Bolsonaro ne semble pas avoir amplifié la polarisation de l’opinion. L’histoire est évidemment loin d’être terminée. Le déconfinement pratiqué ces derniers mois peut favoriser une seconde vague épidémique. En janvier 2021, l’allocation d’ur-gence octroyée aux pauvres ne devrait plus être versée ou son montant aura été très réduit. Quelle sera alors la réaction des dizaines de millions de bénéficiaires qui ont reçu un temps cette manne inespérée ? L’ampleur de la récession économique devrait être moins forte que ce l’on annonçait il y a quelques mois, sans doute en raison même du versement de l’allocation d’urgence qui a limité la contraction de la consommation. Désormais requinqué par les enquêtes d’opinion et les sondages, le Président voudrait rompre avec la discipline budgétaire et relancer l’économie en injectant de l’argent public à tout va. Les marchés financiers craignent qu’il cherche à maintenir sa popularité en faisant gonfler des déficits, déjà considérables sur 2020 (voir à ce sujet les articles récents publiés ici sous le titre "Le retour du populisme économique"). "Le Brésil gagne le combat contre la Covid" : tel était le nom d’une cérémonie officielle organisée à la fin août au palais du Planalto (le siège de la Présidence). Dans le discours qu’il a prononcé à cette occasion, Jair Bolsonaro a vivement remercié les quelques mé-decins qui ont approuvé sa propagande en faveur de l’utilisation de l'hydroxychloroquine. Il a évidemment critiqué les gouverneurs qui ont imposé des mesures de confinement. Il n’a pas fait état une seule fois du bilan catastrophique d’une épidémie qui, selon les projections, devrait avoir provoqué près de 175 000 décès à la fin de l’année. Six mois après le début de la crise sanitaire, le chef de l’Etat semble sur le point de gagner la guerre d’influence qui se joue autour du coronavirus. Tout se passe comme si une grande partie de la population avait fini par intégrer et accepter le "virus négationniste" diffusé depuis mars par le Président et ses proches. [1] Le STF (Cour suprême) contraindra ensuite le gouvernement à publier toutes les don-nées disponibles. [2] Pendant son confinement, le Président s’est bien gardé de révéler qu'il disposait en permanence d’une équipe de 6 médecins à son service (et à ses côtés 24 heures sur 24) et d’un hélicoptère stationné dans le jardin de la résidence présidentielle. L’appareil aurait pu le conduire en moins de 5 minutes vers un établissement de soins intensifs très bien équipé si le besoin s'était fait sentir.

  • Le grand retour du populisme économique (3).

    La fin du film peut être dramatique. Les réformes promises par le Ministre de l’économie Paulo Guedes ne seront pas mises en œuvre avant longtemps. Pour faire face à la récession provoquée par la crise sanitaire, le gouvernement a abandonné les projets de libéralisation de l’économie, de privati-sations et d’ouverture commerciale. Il est aussi en train de revenir à une vieille tradition de la politique brésilienne : parier sur l’expansion des dépenses publiques et l’engage-ment massif de l’Etat pour réveiller l’économie, retrouver une croissance forte après la crise sanitaire. L’Administration Bolsonaro envisage de rompre avec la discipline budgétaire renforcée par un amendement constitutionnel adopté en 2016 qui a institué un plafonnement des dépenses. L’approbation de ce principe a pourtant constitué une étape décisive. Elle a calmé la prodigalité du gouvernement fédéral. La règle du plafonnement a permis de réaliser un ajustement budgétaire progressif, sans obligation de réduire les dépenses, en particulier celles consacrées à la santé et à l’éducation (dans ces deux secteurs, un mini-mum de crédits est garanti par l’amendement lui-même). Le mécanisme de plafon-nement a aussi induit une réduction du coût de financement du secteur public. Au cours des trois années qui ont suivi la promulgation du texte (de 2017 à 2019), les dépenses primaires de l’Etat central ont progressé de 1,2% par an en termes réels, soit un rythme cinq fois inférieur à celui observé entre 1997 et 2014 (+6,3%/an)[1]. Grâce à ce freinage, les autorités monétaires ont pu envisager un abaissement très important du taux de base de l’économie, passé d’une moyenne de 14% en 2016, à 5,9% en 2019. Cette flexibilisation de la politique monétaire n’a pas empêché un reflux marqué de l’inflation. Le rythme de hausse des prix a été de 6,3% en 2016. Il n’était que de 4,3% en 2019. Plus important encore : le pays est sorti lentement de la récession. Sur les trois années évoquées ici et jusqu’à la crise du Covid-19, le chômage a reculé. Progressivement, les comptes publics ont été ajustés. Le déficit primaire de l’ensemble du secteur public est passé de 2,48% à 0,85% du PIB de 2016 à 2019. Les charges d’in-térêt de la dette publique ont également diminué (de 6,49% à 5,06% du PIB), bien que cette dette ait sensiblement augmenté. La confiance des marchés a été restaurée. D’où une baisse du coût de financement. Entre 2016 et 2019, le taux d'intérêt implicite de la dette brute est passé de 13,1% à 7,8% [2]. Cette évolution favorable des taux a réduit le coût du capital pour les entreprises qui veulent investir. Elle a aussi affaibli les revenus que les ménages les plus riches tirent de leurs placements financiers. Les effets redistri-butifs de cette contraction ne sont pas négligeables. Avec la pandémie de la Covid-19, les autorités ont fait usage d’un mécanisme prévu dans l’amendement constitutionnel de 2016. Ce mécanisme permet un dépassement du pla-fond lorsque le Congrès vote des crédits extraordinaires destinés à faire face à un évè-nement imprévu et après l’instauration de l’état de calamité publique. Lorsque le reflux de l’épidémie sera patent, à la fin de l’état de calamité publique (prévu pour l’instant en décembre 2020), l’Administration fédérale ne pourra donc plus envisager de dépenses exceptionnelles. Elle devra gérer et exécuter les seuls crédits votés dans le cadre de la loi budgétaire annuelle et en respectant le plafonnement. Cette normalisation est prévue par la Constitution. Pourtant, au sein de l’exécutif comme dans les rangs des élus du Congrès, depuis juin, un mouvement politique puissant est apparu qui s’oppose à cette normalisation. Ce mouvement va probablement se renforcer au cours des prochains mois. Cette résistance procède d’abord de calculs électoralistes. Le Président et de nombreux parlementaires estiment que l’Etat fédéral doit dépenser davantage pour réveiller la croissance, inverser la courbe du chômage, améliorer les revenus. Avec la sortie de crise ainsi facilitée, les uns et les autres imaginent garantir leur réélection en 2022. Au cours des derniers mois, Jair Bolsonaro a compris que l’allocation mensuelle d’urgence versée depuis l’apparition de l’épidémie à plus de 66 millions de pauvres représentait un levier politique majeur. En améliorant le sort des ménages les plus modestes, le fameux "coronavoucher" lui permet de gagner la sympathie et l’appui de secteurs de la popu-lation qui votaient jusqu’alors pour le Parti des Travailleurs de Lula. La suppression de l’allocation mensuelle de 600 réais ou la réduction du montant une fois la crise sanitaire dépassée susciteront certainement la déception et la rancœur des bénéficiaires. De nombreux députés poussent aussi à la dépense, à l’abandon des règles constitu-tionnelles ou leur flexibilisation. Ils encouragent le gouvernement à mettre en œuvre son plan de relance de l’économie basé sur de grands travaux et la reprise de projets d’investissements en infrastructures. Qu’importe si ces opérations aboutissent souvent à faire pousser des "éléphants blancs". Il suffit souvent d’annoncer des réalisations d’enver-gure et prestigieuses pour susciter la sympathie et l’adhésion d’importants secteurs de l’électorat. En outre, la mise en œuvre de chantiers coûteux pour les finances publiques est souvent bénéfique pour les leaders politiques locaux et leurs partis… Indicateurs économiques et scénarios pour 2020 et 2021. Source : Instituição Fiscal Independente. Sénat Fédéral. Cette résistance au retour à la normalité budgétaire bénéficie de l’appui d’une part de la population qui persiste à croire que l’accroissement indéfini des dépenses publiques permettra de satisfaire toutes les demandes sociales, de résoudre le conflit distributif que traduisent les choix budgétaires. Ce conflit est aujourd’hui exacerbé. Avec les dé-penses exceptionnelles engagées pour faire face à la pandémie, la dette publique va augmenter d’au moins 20 points de PIB. Cet endettement croissant renforce la contrainte qui pèse sur les gestionnaires du budget fédéral. Le respect du mécanisme de plafon-nement une fois la crise sanitaire passée va être encore plus important qu’il ne l’était avant cette crise. La responsabilité des partis représentés au Congrès devrait être de combiner le retour à la discipline avec la satisfaction des demandes les plus légitimes de la population. Il devrait être de réduire l’influence des lobbys et corporations organisées qui défendent becs et ongles des privilèges octroyés par la puissance publique. Ce sont ces groupes qui aujourd’hui font croire à l’opinion qu’en laissant filer les dépenses, tout le monde sera finalement servi. Les résistants à la normalisation budgétaire souffrent d’une étrange amnésie. Ils sou-tiennent que l’abandon du plafonnement ou la flexibilisation auront un impact positif sur l’activité économique. L’expansion à tout va des dépenses publiques, les grands projets d’investissements pilotés par l’Etat fédéral, les subventions aux entreprises ont été les grands axes de la politique économique conduite sous Lula (après 2005) et Dilma Rousseff. On parlait alors de "Programme d’Accélération de la Croissance" (PAC), de "nouvelle matrice économique"..…Ce sont ces projets volontaristes et dispendieux qui ont précipité le Brésil dans la grande récession des années 2014-2016. Un scénario de récession qui peut s’aggraver. Avec l’épidémie de la Covid-19, la récession est à nouveau là. Les prévisions concernant l’ampleur du choc et sa durée varient. Après la crise des années 2015 et 2016, la reprise observée apparaissait très timide et fragile. Désormais, pour envisager un retour à une croissance consistante, le Brésil doit montrer qu’il est capable d’évoluer vers une gestion plus sérieuse de la crise sanitaire. Il s’agit de rétablir un climat de confiance, de rassurer les acteurs économiques et les marchés financiers. La situation des finances publiques reste problématique, en dépit des efforts menés de 2016 à 2019. Avant la crise sanitaire, la dette publique rapportée au PIB était déjà exceptionnellement élevée pour un pays émergent. Avec l’épidémie, les autorités ont dû accroitre fortement les dépenses publiques afin de soutenir les revenus des ménages et les entreprises [3]. L’endettement du secteur public va cependant augmenter dans des proportions considérables [4]. De nombreux analystes soulignent que cette dégradation temporaire (exceptionnelle et nécessaire) des comptes publics doit être suivie d’un ajustement une fois que la crise sanitaire sera dépassée. C’est le cap que les autorités doivent impérativement annoncer et maintenir. Cette orientation ne sera pas facile à suivre. Les projections de contraction du PIB en 2020 désormais retenues par les instituts de conjonctures brésiliens varient de -5,5% à - 8%. La reprise envisagée pour 2021 serait de l’ordre de 2,5 à 3,5% [5]. Dans ce type de conjoncture déprimée, les politiques d’augmentation des dépenses publiques destinées à stimuler la demande sont souvent privilégiées. Elles ont des effets contra-cycliques à court terme (amélioration temporaire de l’emploi et des revenus). Néanmoins, l’effort d’expansion budgétaire ne permet pas de relever de manière durable la capacité de production du pays et le rythme de progression de la productivité. Il ne peut donc pas générer une élévation soutenable du revenu national et de celui des plus modestes. Le gouvernement brésilien est pourtant tenté aujourd’hui par ce dopage. Il semble vou-loir ignorer l’avertissement adressé par les marchés financiers et de nombreux ana-lystes. La combinaison au cours des prochains mois d’une politique budgétaire laxiste (avec la flexibilisation ou l’abandon du plafond sur les dépenses fédérales) et d’une reprise de l’activité sans contrôle effectif de l’épidémie pourrait conduire le pays de la récession en cours à la dépression. C’est alors un scénario très sombre qui s’imposerait. Les ingré-dients principaux sont connus : relâchement des disciplines budgétaires pratiquées depuis quelques années, expansion des dépenses sans identification claire des sources de financement, utilisation de subterfuges comptables destinés à contourner le fameux plafond constitutionnel, un endettement incontrôlé. Ce scénario noir inclut une forte contraction du PIB sur 2020 (supérieure à 10%), une nouvelle contraction ou la stagnation en 2021 et une reprise de l’activité qui ne se concrétiserait qu’en 2022. C’est ce scénario noir que les marchés financiers retiennent désormais comme une hypothèse sérieuse. Ils n’en sont pas encore à envisager une crise de la dette souveraine. Néanmoins, durant les derniers mois, les signes de fièvre sont devenus évidents. Les deux agences de notation Standard & Poor’s et Fitch ont abaissé la perspective de la note souveraine du Brésil, de "Positive" à "Stable" pour la première (en avril dernier), de "Stable" à "Négative" pour la seconde (début mai). Un autre symptôme majeur de diffi-cultés actuelles ou futures est la sortie de capitaux observée ces derniers mois. Elle montre que les investisseurs sont préoccupés. Entre janvier et juillet 2020, les sorties nettes s’élèvent à 30,6 milliards d’USD. Ces sorties sont liées à la liquidation par des étrangers de placements en fonds d’investissement, en actions et en titres de la dette publique. En 2019, sur la même période, le Brésil avait enregistré des entrées nettes pour 14,1 milliards de dollars. Le mouvement s’est donc inversé. Pour les douze mois terminant en juillet 2020, l’hémorragie est de 52,3 milliards d’USD. Autre indicateur important : la baisse des investissements directs étrangers. Les apports nets reçus pour les douze mois s’achevant en juillet 2020 ont atteint 62,5 milliards de dollars et couvrent encore le déficit courant. Ils sont cependant moins importants qu’au cours de la même période de l’année passée lorsque le pays avait bénéficié de 79,6 milliards d’USD d’entrées nettes. Quatrième symptôme : la forte volatilité du dollar depuis le début du second semestre et l’affaiblissement de la monnaie brésilienne. Le real avait connu un gros accès de fièvre au mois de mai lors du premier vent de panique lié à l'impact du coronavirus. Il avait quelque peu rétabli l'équilibre le mois suivant (le dollar repassant alors sous la barre des 5 réais). Il a depuis replongé (le billet vert s'établissant à 5,61 réais), malgré de nom-breuses interventions de la banque centrale (2,3 milliards de dollars sur la première semaine d’août). Au cours des derniers mois, le réal brésilien est la monnaie qui a subi la plus forte dépréciation au sein des pays émergents avec la Covid-19. Les raisons sont multiples : faible niveau des taux d’intérêts, sortie des investisseurs des marchés émer-gents et, depuis quelques semaines, craintes de futurs dérapages budgétaires [6] et d’une progression incontrôlée de l’endettement public. Taux de change du dollar en réais depuis le début de l'année 2019. Source : Banque Centrale du Brésil. Les marchés anticipent déjà un probable relâchement de la politique budgétaire au-delà de la période de crise sanitaire. Le Ministre de l’économie a beau répéter que le gouver-nement reste attaché à la discipline du plafonnement. Les investisseurs savent que de nombreux ministres sont désormais partisans d’un "assouplissement" du dispositif, voire d’une expansion marquée des dépenses. Si le scénario sombre évoqué plus haut venait à se concrétiser, la dette publique brute pourrait franchir le seuil de 100% du PIB dès cette année. Elle augmenterait encore de plusieurs points de PIB en 2021. La dette de l’Etat brésilien n’est pas une dette perpétuelle. Le financement et le refinancement de cette dette dépendent étroitement de la confiance des marchés, c’est-à-dire de "l’humeur" d’investisseurs institutionnels et d’épargnants brésiliens. Un risque financier intérieur. La dette publique est en effet principalement une dette interne. C’est aussi avant tout (pour 94,56% du stock en fin juin 2020) une dette mobilière. Qui sont les détenteurs des titres émis par le trésor brésilien ? En juin dernier, les investisseurs non-résidents dans le pays ne représentaient que 9,1% de l’encours. Les titres en circulation étaient alors déte-nus pour plus de 81% par des fonds de pensions (retraites complémentaires), par des institutions financières, par des compagnies d’assurances et des fonds d’investissement tous brésiliens. Directement et indirectement, une large part de l’épargne des entreprises et des ménages est placée en titres de la dette publique qui représentent souvent les supports offrant la meilleure rentabilité. La charge annuelle de cette dette publique (amortissement + frais financiers) n’est jamais assumée intégralement en mobilisant des ressources fiscales. L’Etat fédéral rembourse les bons du trésor et obligations venus à échéance en s’endettant à nouveau, en se re-finançant. Entre 2015 et 2019, la charge cumulée de la dette fédérale a atteint 1106 mil-liards de réais. Sur ce total, la part assumée par le budget a été à peine de 8,5%. Le reste (91,5%) a été financé par émission de nouveaux titres et contractation de nouveaux emprunts. Sur le marché financier, l’Etat fédéral rembourse bons du trésor et obligations en se refinançant, en s’endettant à nouveau. L’accumulation des intérêts que le Trésor doit verser à ses créanciers vient s’ajouter à son passif dans le calcul de la dette. Les conditions auxquelles il peut se financer (taux d’intérêts et échéances des titres émis) dépendent étroitement de la politique budgétaire menée. Au Brésil plus qu’ailleurs, l’Etat est loin d’être maître du prix qu’il paie pour se financer et du temps pendant lequel il peut utiliser des ressources captées sur le marché. S’il béné-ficie de la confiance des investisseurs, il parvient à émettre de la dette moyennant des conditions relativement favorables (maturités longues des titres [7], taux d’intérêts fai-bles). Lorsque ces investisseurs perdent confiance dans la qualité des titres de dette qu’ils achètent, les taux d’intérêts s’envolent et l’État parvient de plus en plus difficilement à se financer à long terme (quelques années) sur les marchés [8]. Avant d’en arriver à ce stade, les marchés financiers manifestent des signes de stress. Ces signes sont apparus récemment sur les places brésiliennes avant même que le gouvernement n’affiche ses divisions quant au chemin à suivre en matière de politique budgétaire après la crise sani-taire. C’est une fâcheuse coïncidence. La combinaison des maturités des diverses émissions réalisées sur les exercices antérieurs, la crise économique qui suit l’épidémie de Covid-19 (entraînant une baisse des recettes fiscales) et l’effort budgétaire extraordinaire engagé font de 2020 une année hors norme en ce qui concerne le refinancement de la dette. Pour rembourser les titres qui viennent à échéance, payer les intérêts dûs et couvrir un déficit primaire considérable, le Trésor brésilien doit placer sur le marché des nouveaux titres représentant au total l’équivalent de 46% du PIB. Jamais le besoin de refinancement de l’Etat fédéral n’a été aussi important ces dernières années. A titre de comparaison, jusqu’à la récession qui a commencé en 2014-15, il représentait l’équivalent de 20 à 25% du PIB. En d’autres termes, les atermoiements du gouvernement à propos du maintien du plafonnement des dépenses, les polémiques publiques nourries sur le sujet survien-nent au pire moment. Les marchés financiers brésiliens anticipent même déjà une répé-tition du scénario de 2002, lorsque les investisseurs étaient devenus très réticents pour financer le Trésor et souscrire les titres émis parce qu’ils anticipaient un total relâchement de la discipline budgétaire avec la victoire annoncée de Lula à la présidentielle. A l’époque, le Trésor ne parvenait même pas à négocier des titres à échéance 2003, pre-mière année de la gauche au pouvoir. Pour éviter la banqueroute, il avait fallu proposer des titres de maturité très courte assortis de taux de rémunérations très élevés. La bombe a été désamorcée lorsque le nouveau chef de l’Etat s’est engagé à maintenir une stricte discipline budgétaire et l’a effectivement mise en œuvre. Aujourd’hui, le Trésor brésilien est confronté à deux évolutions qui annoncent un scénario comparable. Il doit d’abord proposer des niveaux de rentabilité plus élevés pour placer les titres de la dette publique sur le marché. Il doit aussi réduire la maturité des nouveaux titres émis. Les taux d’intérêts à long terme (qui servent de référence aux investisseurs lorsqu’ils envisagent de souscrire des titres de la dette fédérale) ont augmenté sur les derniers mois. Les investisseurs intègrent désormais dans leurs analyses de rentabilité le risque représenté par de possibles dérapages budgétaires. Certes, les taux à court terme n’ont jamais été aussi bas qu’aujourd’hui, en raison de la politique monétaire maintenue par la Banque Centrale et de la récession que le pays (et le monde) traverse. Néanmoins, au Brésil, les taux de long terme que doit accepter le Trésor pour émettre des emprunts à dix ans atteint désormais 7% [9]. Cet écart énorme avec les conditions proposées dans les nations avancées reflète la méfiance des créanciers qui craignent que les engage-ments contractés aujourd’hui ne soient pas honorés à échéance. Autre manifestation de cette même inquiétude : la réduction de la maturité moyenne des titres de la dette pu-blique. En 2016, celle-ci était de 4,5 ans. Elle est aujourd’hui de 3,7 années. En réduisant la maturité des titres émis, le Trésor brésilien peut gagner du temps et se financer moyennant des taux d’intérêt relativement faible. Mais il devient alors très exposé aux mouvements d’humeur des investisseurs. Aujourd’hui, le taux d’intérêt que le Trésor doit assumer pour se financer sur des échéances courtes varie entre 2 et 3%/an. La captation de ressources financières par émission d’obligations à 10 ans n’est possible qu’en assurant aux investisseurs un taux de rémunération de 7%/an. La différence de taux (de l’ordre de 4,5 points) représente justement le prix facturé par le marché en raison de l’incertitude qui pèse sur l’évolution de la politique budgétaire. Les émissions de titres à maturité réduite permettent de diminuer les charges financières de la dette. Il y a néanmoins ici un sérieux inconvénient : en avançant l’échéance moyenne de la dette, en créant une structure d’amortissement moins lissée, le montant de la dette exigible à court terme augmente, les risques auxquels est exposé le Trésor (difficulté de placer de nouveaux titres, relèvement brutal des taux d’intérêts) s’élèvent. Une telle situation devient problématique si elle dure. Le Trésor doit alors rembourser des titres de maturité longue en plaçant des nouveaux titres de maturité courte. Il emprunte aujourd’hui pour rembourser des titres venus à échéance hier… Le raccourcissement accéléré sur les derniers mois de la maturité moyenne de la dette publique est en soi un signal d’alarme qui devrait conduire le gouvernement fédéral à afficher clairement un programme de réduction des déficits pour l’après crise sanitaire. Un autre signal inquiétant est le recours de plus en plus fréquent par le Trésor à d’autres moyens de financement que l’émission de titres nouveaux [10]. Si le cap de la discipline budgétaire n’est pas retrouvé sur les prochains mois, le Brésil connaîtra probablement à nouveau des tensions inflationnistes (alimentées notamment par la dépréciation du réal). La Banque centrale devra alors relever son taux directeur. Ce raidissement de la politique monétaire rendra l’accès au crédit plus difficile et pèsera sur une reprise de l’activité déjà fragile. Il ne suffira probablement pas pour empêcher la fuite devant la monnaie nationale. Les épargnants qui le peuvent chercheront à acquérir des dollars ou d’autres devises fortes. L’essentiel du stock de la dette publique étant libellé en monnaie nationale et détenu par des institutions financières locales, un scénario de défaut (le débiteur annonçant qu’il n’est plus à même de respecter ses engagements) ou une proposition de restructuration de la dette sont difficilement envisageables. Ces rup-tures brutales de contrats généreraient une crise de l’ensemble du système financier national compte tenu du poids pris par les titres de la dette fédérale dans les bilans des investisseurs institutionnels. Elles mettraient en péril les systèmes de retraites complé-mentaires, provoqueraient un effondrement de l’investissement productif, un cataclysme économique et une spoliation violente des épargnants. La défaillance sera plus discrète et sournoise. Aux abois, l’Etat encouragera la Banque centrale à créer de la monnaie sans contrepartie. Le retour d’une inflation élevée déva-lorisera les créances sur le Trésor qui représenteront une charge de moins en moins lourde pour le débiteur et des actifs dévalorisés pour les créanciers. Ici encore, les épar-gnants seront lésés mais de manière plus insidieuse. Il n’y aura pas de cataclysme éco-nomique spectaculaire mis une dépression sans fin prévisible. Le pays combinera pour longtemps l’instabilité des prix et une croissance négative ou médiocre. Le pari électoraliste de Jair Bolsonaro et de ses alliés est donc probablement un pari absurde. Pour renforcer leurs chances électorales en 2022, ils semblent prêts à aban-donner l’effort de discipline budgétaire engagé depuis 2016. Si ce virage populiste esquissé récemment est confirmé, les classes moyennes (disposant d’épargne) et les pauvres (qui recevront un RSA dévalorisé) paieront rapidement une addition très amère. Il est difficile d’imaginer que ces secteurs de la société persistent alors à soutenir des candidats du camp Bolsonaro. [1] Entre 2015 et 2016, la hausse des dépenses primaires en termes réels a été en moyenne de +0,3%/an. [2] Pour la dette nette, on est passé de 17,9% à 10%/an. Le taux d’intérêt implicite rap-porte les intérêts payés au montant total de la dette pour une année donnée. [3] L’effort budgétaire engagé au Brésil sur 2020 sera probablement un des plus impor-tants en Amérique latine. [4] L’accroissement des dépenses publiques en raison des mesures adoptées pour faire face à la crise sanitaire a fait progresser la dette brute du secteur public de 75,8% à 85,5% du PIB entre la fin décembre 2019 et la fin juin 2020. [5] Les données conjoncturelles montrent même que le pic de la récession a proba-blement été dépassé et que son ampleur sur l’ensemble de l’année sera atténuée par rapport aux prévisions initiales, en raison même de l’effort de soutien engagé par les pouvoirs publics. [6] L’indicateur de risque pays, qui s'était rapproché de la moyenne des émergents selon l'indice EMBI de JP Morgan au début du mois d’août, a de nouveau grimpé pour atteindre 333 points, contre une moyenne de 305 points en fin de mois. [7] le temps qui court entre la date d’émission et la date de remboursement de l’emprunt. [8] In fine, l’Etat peut se trouver dans une situation où il ne peut assurer ni les rembour-sements ni le paiement des intérêts sur les dettes contractées. Le refinancement devient impossible. L’État se retrouve en défaut de paiement. Au Brésil, cette situation s’est produite à plusieurs reprises au cours des dernières décennies. [9] Ces taux de long terme pour des emprunts à plus de dix ans varient de 5 à 7% pour l’ensemble de pays émergents. [10] Une très faible part du déficit primaire accumulé jusqu’en juin a été financée par l’émission de titres de la dette publique sur le marché primaire. Il a fallu recourir en partie à la création monétaire. Surtout, le Trésor a utilisé de plus en plus les opérations de pension livrée (repo) réalisées par la Banque centrale qui a vendu des titres de la dette publique pour emprunter des liquidités avec l’engagement de racheter ces titres sur un délai rapproché (en général 24 heures). Le recours à ce moyen de refinancement de la dette publique a très court terme (un pourcentage très important de ces opérations sont des opérations de pension à un jour ou over night repo) est une alternative lorsque le Trésor ne parvient pas à lancer des émissions avec maturités plus longues et à des taux qu’il juge adéquats. Selon les données de la Banque centrale publiées à la fin juillet, ces opérations ont atteint un montant de 1 385 milliards de réais en juin dernier, soit l’équivalent de 19,3% du PIB. A titre de comparaison, ces opérations de pension livrée ne représentaient que l’équivalent de de 13,1% du PIB 2018. La dernière modalité de financement des dépenses exceptionnelles a été le recours à des retraits massifs sur le compte unique du Trésor géré à la Banque Centrale.

  • Le grand retour du populisme économique (2).

    La reprise d’un très vieux film. Pour les conseillers et les ministres qui veulent réactiver l’économie, la pérennisation des transferts sociaux exceptionnels puis la création d’un "RSA" ne sont pas suffisants pour doper la croissance. Il faut aussi réveiller l’investissement, notamment dans le secteur des infrastructures. Depuis des mois, les militaires de l’exécutif et plusieurs civils titulaires de portefeuilles envisagent un réveil de l’activité en misant sur une relance de l’investis-sement public. Présenté à la fin avril, conçu par le général Braga Netto (en charge de la coordination du gouvernement) et quelques ministres (mais critiqué par le titulaire de l’économie), le programme Pro-Brasil envisage un accroissement des dépenses d’in-vestissement de l’ordre de 30 milliards de réais destinées à finaliser la réalisation de 70 projets de construction de routes, de terminaux portuaires et de lignes de chemins de fer déjà engagés. Pro-Brasil serait exécuté entre la fin 2020 et la fin 2022…. Deux ministres sont particulièrement actifs dans la promotion de ce programme : celui des infra-structures (un ancien militaire) et le titulaire du portefeuille du développement régional. Le premier a précisé qu’un projet complémentaire de 250 milliards de réais d’investis-sements serait conduit grâce à des concessions ou dans le cadre de partenariats public-privé. De son côté, le Ministre du Développement Régional propose de libérer 184,4 mil-liards de réais de crédits supplémentaires pour construire et relancer 20 800 chantiers éparpillés sur tout le territoire national et créer ainsi 7 millions d’emplois jusqu’en 2022. Le général Braga Netto, grand concepteut du programme Pro-Brasil, Jair Bolsonaro et son ministre de l'économie Paulo Guedes (opposé à toute dérive budgétaire). Entre ses deux ministres, Bolsonaro penche de plus en plus du côté du général... Même s’il apparaît comme un programme destiné à réduire l’énorme gaspillage de fonds publics que représentent des chantiers suspendus ou abandonnés, le programme Pro-Brasil est en réalité un remake des dispositifs de relance de l’économie par accroisse-ment des dépenses publiques déjà utilisés (sans succès) par les gouvernements de gauche de l’ère Lula ou par les militaires dans les années 70. Ces opérations ont rare-ment généré les effets d’entraînement et de dynamisation de l’activité sur des délais adéquats qui étaient annoncés. Fréquemment, la concrétisation des investissements engagés s’est heurtée à des obstacles bureaucratiques ou juridiques. Les ressources publiques libérées ont souvent été détournées, finançant des pots de vin et le détour-nement de fonds par les élus et fonctionnaires. Comme les versions antérieures, le pro-gramme envisagé pour réveiller l’économie après la crise sanitaire est d’abord un dispositif destiné à raffermir et à entretenir la connivence entre l’exécutif et les élus du Congrès prêts à le soutenir. Concentrés sur les régions où sont élus les parlementaires du centrão, désormais alliés de circonstance du gouvernement, les projets d’infra-structure annoncés peuvent renforcer le potentiel électoral des partis concernés à la veille des élections municipales des 15 et 29 novembre prochain. La libération des crédits et l’exécution des chantiers envisagés seront aussi probablement l’occasion pour ces formations de récupérer des fonds afin de financer leurs activités locales et le train de vie de leurs leaders. Pour l’Administration Bolsonaro, le "retour sur investissement" attendu est une conso-lidation de l’alliance qui se forme depuis des mois entre le pouvoir et le large éventail des partis physiologistes qui représentent un bon tiers des élus du Congrès. En outre, en intégrant le Nord-Est dans la liste des régions que Pro-Brasil devra privilégier, l’exécutif peut espérer renforcer la dynamique de reconquête de l’opinion évoquée dans le pre-mier article de cette série. C’est bien du centrão que dépend désormais la mise en œuvre effective des deux grands volets de la nouvelle politique économique et sociale que sont le Pro-Brasil et le programme Renda-Brasil. L'appui au Congrès de ces partis-girouettes sera décisif. Le chemin pour parvenir à la création des deux leviers d’expansion des dépenses publiques est en effet semé d’embûches législatives et constitutionnelles. Il y a surtout un risque énorme à l’horizon : celui de l’abandon de la discipline budgétaire. Un abandon de la discipline budgétaire. Revenons au début de la pandémie. A l’époque, le Congrès établit l’état de calamité publique et définit les règles de financement de ce qui a été appelé un budget de guerre, c’est-à-dire de tous les engagements destinés à faire face à la crise sanitaire et à ses conséquences socio-économiques. Avec les lois d’exception votées alors, l’exécutif fédéral a été autorisé à renoncer aux objectifs fiscaux fixés initialement pour 2020. Il peut accroître ses dépenses et dépasser le déficit de 124,1 milliards de réais (environ 24,5 milliards de dollars) fixé originellement dans la loi de finances. Les dépenses supplé-mentaires seront financées par des crédits dits extraordinaires, votés par le Congrès en urgence, et qui ne sont pas soumis au plafond annuel de dépenses publiques en vigueur depuis la fin 2016. Cette disposition constitutionnelle (connue sous le vocable de "plafond des dépenses") limite la progression des dépenses fédérales d’un exercice budgétaire à l’autre au taux d’inflation. En principe, elle est en vigueur pour 20 ans. Le plafond des dépenses a permis de réduire le déficit des finances fédérales sur les années récentes. Le mécanisme est assez souple. Il permet de faire face à des situations exceptionnelles, non prévisibles. Ainsi, les dépenses extra-budgétaires qui ont été engagées pour combattre le Covid-19 et ses conséquences peuvent être financées par des crédits extraordinaires, crédits qui sont exclus du calcul du plafond de dépenses. L’arsenal législatif d’urgence adopté en mars 2020 a permis aussi au gouvernement de ne pas respecter la règle d’or, norme selon laquelle l’émission de titres ne peut avoir lieu que pour financer des investissements ou assurer le remboursement et le refinancement de la dette publique. Selon l’Intituição Fiscal Independente (IFI) [1], liée au Sénat Fédéral, l’impact pour le budget fédéral de l’ensemble du dispositif anti-crise lancé en mars (dé-penses supplémentaires, abandon de recettes sous forme d’exonérations d’impôts et de taxes) sera équivalent à 8,7% du PIB sur l’année. Les crédits extraordinaires correspon-dants seront financés par l’endettement. A court terme, pour continuer à accroître ses dépenses sans contraintes, le gouver-nement doit obtenir de la Chambre des députés et du Sénat l’adoption d’un décret qui prolonge la période de calamité publique (elle se termine, selon les dispositions actuel-lement en vigueur, à la fin décembre). Avec ce prolongement, l'exécutif pourra continuer à financer des dépenses extraordinaires sans être exposé au risque d’être accusé de crime de responsabilité budgétaire. L’adoption du décret permettra de poursuivre le versement mensuel du coronavoucher [2] tout en respectant les normes de discipline budgétaire. Cette première étape était franchie, il faudra encore que l’exécutif engage d’autres batailles au Congrès pour obtenir l’adoption du dispositif dit Renda-Brasil [3] et la mise en œuvre rapide du plan Pro-Brasil [4]. Admettons que tous les obstacles juridiques et législatifs qui peuvent freiner l’ardeur populiste du gouvernement Bolsonaro soient levés d’ici au début de 2021. Pour financer alors le système de revenu de base et relancer les investissements publics, il faudra dégager des marges de manœuvre budgétaires, c’est-à-dire proposer et faire voter un budget pour le prochain exercice qui intègre les nouveaux postes de dépense envisagés. La gestion des finances fédérales est une gestion très contrainte. En année normale (hors crise exceptionnelle comme celle du coronavirus) les dépenses obligatoires (imposées par la loi) absorbent 90% des crédits disponibles [5]. Les autres dépenses (dites discré-tionnaires) sont souvent aussi difficilement compressibles : elles permettent notamment de faire fonctionner la machine administrative. Selon les prévisions de l’IFI, pour l’exercice budgétaire 2021, les dépenses obligatoires représenteront une enveloppe totale de 1410,8 milliards de réais (environ 220 milliards d’euros). Ce montant ne prend pas en compte l’impact budgétaire des nouveaux programmes envisagés par l’exécutif. Pour assurer le fonctionnement (hors rémunérations) de la machine administrative, le gou-vernement fédéral devra assumer des dépenses discrétionnaires évaluées à 89,9 milliards de réais. Le total des crédits de dépenses devrait donc être de 1500,7 milliards de réais. Le plafond de dépenses autorisées est estimé à 1483,1 milliards de réais. En d’autres termes, pour respecter la discipline budgétaire sans bloquer le fonctionnement de la machine administrative, le gouvernement fédéral doit pour 2021 présenter un projet de budget intégrant des baisses de crédit dans plusieurs secteurs. C’est d’ailleurs ce qu’il s’apprête à faire en annonçant des coupes sévères pour l’éducation et la santé en 2021…. Recettes et dépenses primaires du budget de l'Etat fédéral. Source : IFI. Il faut alors ici mesurer tout le tragique de la situation. Si le Brésil était un pays "comme les autres", les élus du Congrès et le gouvernement auraient dû conduire dès les années passées un débat sérieux sur la maîtrise et la réorientation des dépenses publiques. L’exécutif aurait présenté aux parlementaires un projet détaillé de réduction de plusieurs postes de dépenses et de réallocation des ressources budgétaires, projet permettant à la fois de réanimer l’économie, de soutenir les ménages les plus pauvres et d’éviter la crise des finances publiques qui devrait éclater dans les prochains mois. Simultanément, les responsables politiques auraient déjà soumis au débat parlementaire un ample projet de réforme administrative destiné à moderniser l’Etat, à le rendre plus efficace et moins coûteux, à le mettre au service des citoyens. Aujourd’hui, au lieu de se consacrer à ces tâches essentielles et prioritaires, un important secteur du gouvernement fédéral et plusieurs bataillons de parlementaires se mobilisent pour obtenir l’abolition de la règle adoptée en 2016 et fixant chaque année un plafond à la progression des dépenses publiques. Le pari stupide qui se répète depuis des lustres consiste à croire que l’aug-mentation des dépenses va réduire (et non pas accroître) l’inefficacité des administrations et de l’appareil d’Etat. La pression pour abandonner la discipline budgétaire s’exerce au sein même de l’exécutif : abandonnons ce plafond absurde pour pouvoir allouer tous les crédits nécessaires à la relance de l’investissement public, pour créer un programme de revenu de base garanti et universel et aussi (nul n’est parfait), pour garantir la progrès-sion des dépenses de salaires et de retraites des fonctionnaires, les subventions diverses aux entreprises sur les années à venir. Au-delà de ces objectifs avoués, il s’agit évidem-ment de garantir la réélection du Président d’ici à deux ans et demi…. Selon l’IFI, la contraction du PIB devrait être de 6,5% sur l’année et les recettes publiques vont baisser dans les mêmes proportions. Compte tenu des dépenses exceptionnelles déjà votées et des réductions de recettes anticipées, le déficit primaire de l’Etat fédéral atteindra sur l’année l’équivalent de 12,7% du PIB. Si l’on ajoute à cela le déficit primaire des Etats fédérés et des communes et les intérêts sur la dette publique, la projection du déficit total du secteur public est de 17,6% du PIB (1220 milliards de réais). Pour l’essentiel, le financement de ce déficit se fera par accroissement de l’endettement. La dette brute du secteur public va passer de 75,8% du PIB en fin 2019 à 96,1% du PIB à l’issue de l’année en cours, soit une progression de plus de 20 points. Il n’y a pas de risque de financement de cet endettement en forte hausse si le Brésil adopte dès 2021 une politique d’ajus-tement des comptes publics qui rassure les marchés financiers et garantisse le respect des normes établies (plafond des dépenses, règles d’or). Ce retour aux bonnes pratiques paraît pourtant de plus en plus incertain. Les nouveaux alliés du centrão qui n’ont jamais été des partisans acharnés de la rigueur budgétaire ont fini par convaincre Jair Bolsonaro que s’il consolidait son audience auprès des classes les plus pauvres, la victoire serait acquise en 2022. Les généraux de l’exécutif croient que le pays peut renouer avec la croissance si de grands chantiers financés par l’Etat sont relancés ou initiés. Tout ce monde est favorable à l’abandon du plafond de dépenses introduit depuis 2016. Pourtant, ce plafond fonctionne comme un feu tricolore. Lorsque les dépenses fédérales se rapprochent de ce seuil, les décideurs publics savent qu’ils auront de sérieux problèmes dans l’avenir. Il n’y a aucune raison sérieuse pour ne pas respecter cette référence. En dépassant le plafond, le gouvernement verra se répéter le scénario des années 2014-2016. A l’époque, lorsqu’il est devenu évident que la prodigalité de l’Etat fédéral n’avait plus de limite, que les finances fédérales n’étaient plus sous contrôle, les taux d’intérêt à long terme ont augmenté rapidement, le Brésil a perdu son titre d’investment-grade [6], le niveau d’incertitude sur le financement de l’économie s’est aggravé et le pays a plongé dans une profonde récession. Le pari que veulent à nouveau faire aujourd’hui plusieurs membres du gouvernement Bolsonaro est stupide et totalement absurde parce qu’au bout de cette logique il y a un l’effondrement probable d’un Etat confronté à une asphyxie financière, un effondrement qui rejaillira sur toute la société. Tous les Brésiliens paieront la facture et, en premier lieu, les plus pauvres. Si le Brésil se laisse séduire par le populisme économique, la récession en cours sera suivie par une longue dépression. C’est ce que tentera de montrer un prochain article. A suivre : Après le coronavirus, une longue dépression économique ? [1] L’IFI est une agence rattachée au Sénat et comparable au Congressional Budget Office nord-américain. Elle est chargée de fournir des informations économiques et budgé-taires aux élus du Congrès. [2] La modification du montant du "coronavoucher" dépend de l’approbation du Congrès car la valeur initiale de 600 réais par mois est fixée par la loi. [3] Les trois prestations sociales qui seraient remplacées par le revenu mensuel de base ne peuvent être abolies par un simple décret présidentiel. Le remplacement du pro-gramme Bolsa Familia et de l’allocation par enfant sous condition de ressources peut avoir lieu si les deux assemblées adoptent à la majorité simple une mesure provisoire proposée par le Président. Pour le complément annuel de salaire fourni aux salariés les plus modestes, les choses sont un peu plus compliquées. Il s’agit d’une disposition cons-titutionnelle. Son abandon passe donc par un amendement à la Loi Fondamentale, c’est-à-dire par un vote réunissant une majorité des deux tiers des élus du Congrès. Ici encore, la construction par tous les moyens d’une large majorité parlementaire est devenue une question centrale pour un Jair Bolsonaro dont l’avenir politique dépend de la capacité à libérer des crédits budgétaires. [4] Les obstacles juridiques peuvent ici se résumer en une question : les dépenses extra-ordinaires justifiées par une crise sanitaire qui paraît sans fin peuvent-elles inclure des crédits destinés à financer un programme d’investissements publics ambitieux comme Pro-Brasil ? [5] Elles correspondent au paiement des prestations sociales (principalement des retrai-tes), aux rémunérations des fonctionnaires actifs et pensionnés, à diverses allocations d’assistance. [6] La catégorie investment grade correspond aux notations des agences de rating qui considèrent que le pays concerné présente un faible niveau de risque de défaut. Les Etats et les entreprises bénéficiant de cet titre peuvent lever des fonds sur les marchés internationaux moyennant des conditions de taux d’intérêt et de délais de rembour-sement favorables.

  • MANIFESTE DU MOUVEMENT PRESERVA BRASIL.

    Des Brésiliens de Genève lancent le mouvement Preserva Brasil, https://mpb-ge.org, en vue de construire un large courant d’opinion visant à défendre les institutions démo-cratiques de leur pays, préserver les bases de la Constitution du Brésil et promouvoir la citoyenneté démocratique face à la détérioration du dialogue républicain entre les pouvoirs constitués et la société civile. Le MPB-GE a fait paraître un « Manifeste de Genève pour la préservation des institutions démocratiques au Brésil » (texte en annexe), manifeste qui peut être signé par tout un chacun et sera officiellement lancé : Dimanche 6 septembre 2020 à 16:00 en visioconférence depuis Genève. (11 : au Brésil) – Inscription obligatoire sur info@mpg-ge.org Nous serions heureux de compter avec votre éventuelle participation au lancement de ce manifeste ou à sa couverture médiatique. Contact WhatsApp pour les journalistes : Jean-Jacques Fontaine (français, portugais espagnol) +4178 614 79 71 (English) : +4179 744 51 07 - Pourquoi un manifeste parrainé par des Brésiliens vivant hors du Brésil ? La fragmentation des courants politiques et la violente cristallisation des forces en opposition à l’intérieur du Brésil rend difficile la constitution d’un front large de défense de la démocratie contre les attaques dont elle est l’objet en ce moment. Grâce à leur regard depuis l’extérieur et à la confrontation avec d’autres expériences démocratiques, les Brésiliens vivant hors de leur patrie sont peut-être plus à même aujourd’hui d’initier ce front large que leurs concitoyens vivant à l’intérieur du pays. - Pourquoi Genève ? Cette ville est le siège européen de l’ONU, à ce titre elle abrite une multitude d’or-ganisations internationales, dont la Commission des Droits de l’Homme. Elle est ainsi au carrefour de nombreuses ONG et correspondants de presse qui peuvent répercuter cette initiative dans le monde entier. Genève est aussi la seconde ville de Suisse, un pays qui pratique une démocratie citoyenne dont les principes peuvent inspirer au Brésil, malgré la très grande différence entre les deux pays. Manifeste de Genève pour la préservation des institutions démocratiques au Brésil. Nous sommes Brésiliens et nous vivons loin de notre patrie, de notre famille, de nos amis dont la situation nous inquiète. Nous avons décidé, comme des millions de Brésiliens qui habitent hors de leur pays, de manifester notre solidarité avec nos compatriotes qui traversent des moments très difficiles à cause de la pandémie du coronavirus et des menaces répétées contre notre Constitution et nos droits fondamentaux. Grâce aux technologies de communication actuelles, nous restons connectés en permanence aux informations qui circulent et, même si elles sont souvent contradictoires, elles nous apportent la confirmation que le Brésil traverse une crise sociale, économique et sanitaire grave dont les conséquences sont tragiques pour de nombreuses familles. Nous demandons donc à tous nos compatriotes, où qu’ils soient, de s’unir afin d’affronter cette crise de manière lucide et responsable. Nous nous inquiétons de la corrosion de l’espace de dialogue républicain entre les pouvoirs constitués et la société civile qui peut mener au collapse des institutions démocratiques du pays. Face à cette situation, nous avons pris l’initiative de formuler ce Manifeste de Genève dont l’objectif est d’appuyer les initiatives de tous les Brésiliens soucieux de la préservation des principes constitutionnels de notre pays. Genève est une ville suisse empreinte de tradition démocratique et particulièrement réceptive à l’accueil des différences. Genève abrite de nombreuses organisations internationales dont l’objectif est de rechercher des solutions de compromis entre les nations. Durant la dictature militaire qui a sévi au Brésil entre 1964 et 1985, Genève a hébergé beaucoup de réfugiés politiques brésiliens. Le climat de conciliation et de respect de la démocratie qui marque cette cité nous donne l’énergie d’oeuvrer à ce qu’un tel climat puisse s’installer aussi au Brésil. « AU-DELÀ DE NOS DIFFÉRENCES ETHNIQUES, IDÉOLOGIQUES, DE CROYANCE ET D’APPARTENANCE POLITIQUE, NOUS VOULONS CONTRIBUER A LA PRÉSERVATION ET AU RENFORCEMENT DES INSTITUTIONS DÉMOCRATIQUES BRÉSILIENNES. SEULE LA SOLIDITÉ DE CES INSTITUTIONS NOUS GARANTIT LA LIBERTÉ DE PENSÉE, D’EXPRESSION, D’ORGANISATION SOCIALE, DE MANIFESTATION ET DE COEXISTENCE ENTRE LES DIFFÉRENTES ORIENTATIONS POLITIQUES DE CHACUN, LOIN DE L’AUTORITARISME, DU POPULISME, DE L’INTOLÉRANCE ET DE LA DÉMAGOGIE. » Pour signer ce manifeste : https://mpb-ge.org

  • Le grand retour du populisme économique (1).

    En janvier 2019, au début de son mandat, Jair Bolsonaro a su faire illusion. Le Brésil allait changer de modèle économique et de braquet. Après une profonde récession (entre 2015 et 2016) et deux années de croissance molle (autour de 1%), le pays allait enfin dé-coller. Le nouveau Président répétait qu’il cautionnait sans réserve la politique très libé-rale préconisée par son ministre de l’économie, Paulo Guedes. Ce dernier prenait d’ailleurs la tête d’un ministère aux compétences élargies et renforcées. Affublé du titre de "superministre", il allait faire souffler un vent nouveau. Le plan de Guedes était clair. Pour réveiller l’activité, il fallait réduire les dépenses publiques, contrôler et éliminer les déficits, multiplier les privatisations et libéraliser les échanges. Le moteur de la crois-sance retrouvée devait être l’investissement privé, national et étranger. Pour encourager les investisseurs, il convenait de réformer la fiscalité, de réduire la bureaucratie, de ren-forcer la sécurité juridique. Un an et demi après le début de la Présidence Bolsonaro, ce programme ambitieux est quasiment resté lettre morte. En dix-huit mois, le gouver-nement fédéral n’a privatisé aucune entreprise publique importante. L’économie reste isolée des marchés internationaux. La fiscalité qui pénalise la croissance et l’investis-sement n’a pas connu un début de transformation. La réforme des retraites adoptée en 2019 n’a pas empêché la progression des dépenses publiques. Trois raisons majeures expliquent la déroute de Paulo Guedes et l’échec désormais avéré de son projet libéral. L’accroissement espéré de l’investissement privé n’a pas eu lieu. Il dépendait avant tout du climat de confiance que promettait de restaurer le nouvel exécutif. En suscitant constamment les tensions politiques et institutionnelles, en affi-chant des convictions anti-démocratiques et autocratiques, le Président a fait ce qu’il fal-lait pour empêcher le retour de cette confiance. Soutenant son ministre en public, en coulisse, il a freiné les projets de réformes annoncés. Le titulaire du portefeuille de l’éco-nomie n’a jamais manifesté de talent excessif pour dialoguer avec le Congrès et gagner l’appui de parlementaires qui partageaient ses convictions. Last but not least, face à la crise sanitaire, Paulo Guedes n’a pas fait preuve du pragmatisme nécessaire. Sur les pr-emières semaines de la pandémie, c’est le Congrès qui a imposé l’adoption d’un plan de soutien à l’économie, un plan que le ministre n’a finalement accepté que du bout des lèvres. Depuis le début du premier semestre 2020, le "superministre" n’a plus la main. Le pays est entré à nouveau en récession. Entre avril et juin derniers, près de 9 millions de postes de travail (dans l’économie formelle comme dans le secteur informel) ont été perdus. Fin juin, le taux de chômage atteignait 13,3%, contre 11% à la fin de l’année passée. Alors que la crise sociale avance, l’immobilisme de Paulo Guedes et son impuissance politique ont conduit les militaires de l’exécutif à proposer un changement de cap. A la place du pro-gramme ambitieux de réformes libérales, les généraux du gouvernement et plusieurs de leurs collègues ministres veulent désormais prolonger le budget de guerre adopté au début de l’épidémie de covid-19. Ils annoncent un plan Marshall de reconstruction de l’économie. La recette proposée n’est pas nouvelle. Elle a été utilisée par les militaires dans les années 1970 pour relancer un miracle économique qui s’essoufflait. Elle a été reprise par la gauche au pouvoir après la crise mondiale de 2008. Il s’agit de doper l’éco-nomie affaiblie en injectant de la dépense publique. Le dispositif baptisé Pro-Brasil vient d’être officiellement lancé en ce mois d’août 2020. L’ancienne Présidente Dilma Rousseff (au pouvoir entre 2011 et 2016) et son parrain Lula doivent vibrer d'amotion : les militaires poussent Jair Bolsonaro à copier le Programme d’Accélération de la Croissance (PAC) qu’ils ont imposé il y a plus de dix ans. A l’époque, le PAC n’avait pas réveillé la croissance mais contribué à précipiter une crise des finances publiques historique. Qu’importe les désastreuses expériences passées ! Le Pro-Brasil bénéficie du soutien des proches con-seillers de Jair Bolsonaro. Ils constatent que l’exécution du budget de guerre adopté pour répondre à la crise sanitaire a permis au Président de retrouver récemment des indices de popularité inespérés. On croyait que la gestion calamiteuse de la catastrophe du covid-19 (près de 110 000 morts au 15 août) allait susciter un fort mouvement de rejet du Président dans l’opinion. C’est le contraire qui se produit. Le général Braga Netto (coordinateur du gouvernement), au centre, propose un plan de relance qui n'est qu'une copie du PAC de Dilma Rousseff (à droite). Le Ministre Guedes n'est guère enthousiaste..... Une popularité en hausse. Le nombre croissant de victimes du coronavirus, les affaires judiciaires qui touchent le chef de l’Etat et sa famille, les nombreuses défections au sein du gouvernement : rien n’y a fait. Toutes les enquêtes d’opinion conduites sur juillet et août convergent : le chef de l’Etat améliore sensiblement sa côte dans l’opinion. Certes, le Président et son gouver-nement perdent la confiance d’une partie des classes moyennes. En revanche, leur capital de sympathie s’améliore singulièrement auprès des couches les plus pauvres [1]. Ces mouvements de l’opinion qui surprennent les observateurs étrangers ont plusieurs explications [2]. Retenons ici la principale : ce Président dont la gestion de la crise sani-taire a été (à juste titre) très décriée est devenu en quelques mois un Président attentif aux pauvres. Ces derniers ne sont pas des ingrats. La popularité du Président et du gouvernement progresse surtout auprès des chômeurs et des travailleurs du secteur informel. A partir d’avril, ces derniers ont ainsi reçu une allocation d’urgence de 600 réais par mois bap-tisée du nom de "coronavoucher". Les salariés du secteur formel ont pu garder leur em-ploi grâce à la mise en œuvre d’un dispositif de chômage partiel. Les baisses de salaires autorisées ont été compensées. Ces transferts sociaux sont devenus rapidement de for-midables instruments au service du redressement de l’image et de la crédibilité du chef de l’Etat. Leur efficacité en termes de communication politique est d’abord liée au nombre considérable d’allocataires pris en charges. En juin, trois mois après la mise en place de ces transferts, 43% des ménages brésiliens (soit 105 millions de personnes) avaient reçu une aide du gouvernement fédéral, qu’il s’agisse du voucher des pauvres, de compensations de baisses salariales ou d’allocations de chômage partiel. Cette efficacité résulte aussi d’un fait majeur : les transferts ont contribué à améliorer sen-siblement les revenus des catégories de ménages les plus modestes. Ainsi, en mai dernier, le "coronavoucher" a permis aux 10% de de Brésiliens vivant dans la grande pauvreté de passer d’un revenu moyen mensuel par tête de 10,64 réais à 238,03 réais, soit une hausse de 95,53%. Evolution de la côte de popularité de deux présidents selon l'institut XP/IPESPE Priorités électoralistes. En 2018, pendant la campagne, Bolsonaro a sans doute été le premier candidat à la ma-gistrature suprême de l’histoire contemporaine qui n’ait pas fait de promesse aux plus pauvres. Depuis la crise sanitaire, le succès des nouveaux transferts sociaux a conduit le Président à changer radicalement de posture et de stratégie. Il a suffi par exemple qu’il fasse une visite dans le Nord-Est, le pôle du pays le plus défavorisé. Sur les neuf Etats de la région, 45% de la population bénéficie depuis avril de l’allocation d’urgence dite "coro-navoucher". Entre juin et août, le pourcentage de la population locale approuvant le gouvernement fédéral est passé de 30 à 41%. Il a grimpé de 44% à 50% parmi les élec-teurs privés de tout revenu d’activité [3] et souvent bénéficiaires du "coronavoucher". Le Président a perdu le soutien de secteurs de la classe moyenne qui ont été choqués par sa gestion de la crise sanitaire et ne croient plus à ses promesses de campagne. Le discours d’extrême-droite et la stratégie de tension pratiqués jusqu’en juin dernier ne lui garantissent le soutien que de 15% de la population. Conquérir la sympathie et le vote des millions de personnes composant la base de la pyramide sociale est donc devenu un enjeu majeur. Pour atteindre un tel objectif, les aides d’urgence aux populations infor-melles doivent être maintenues sur plusieurs mois, jusqu’à ce que le gouvernement puisse mettre en œuvre son nouveau programme de soutien aux pauvres, dénommé Renda-Brasil, un revenu de base permanent. Il faut aussi que l’Etat intervienne plus activement pour relancer l’activité, créer des emplois, soutenir les entreprises. Le relâ-chement de la discipline budgétaire imposé par la crise sanitaire ne doit pas être une parenthèse momentanée. La dépense publique doit être gérée en fonction du seul im-pératif qui intéresse le Président : sa réélection et son maintien au pouvoir au-delà de 2022. Il faut donc que le premier mandat accouche d’un grand programme social capa-ble de faire oublier le "Bolsa-Familia" de Lula. Il faut aussi que tous les alliés politiques de ces formations parlementaires du centrão soient correctement "rétribués" pour l’appui qu’ils doivent fournir à l’exécutif. Jair Bolsonaro accueilli triomphalement dans le Nord-Est au début d'août 2020. La seconde partie du mandat sera donc sociale et dépensière. Pour le social, l’objectif est annoncé : la création du "RSA" Renda-Brasil. Avant que ce dispositif soit effectivement mis en route, pour ne pas désespérer les périphéries urbaines, il est impératif de pérenniser l’allocation mensuelle exceptionnelle de 600 réais. A l’origine, celle-ci devait être versée sur trois mois, d’avril à juin. Son paiement a ensuite été prolongé jusqu’en août. Les con-seillers les plus proches du Président envisagent désormais de maintenir cette allocation mensuelle jusqu’en mars 2021. Le montant serait cependant réduit à 300, voire à 200 réais par bénéficiaire. Ces conseillers ont deux objectifs. Il s’agit d’abord de faciliter la timide reprise économique qui s’esquisse depuis juin et qui serait fragilisée si les aides sociales exceptionnelles étaient brutalement abandonnées ou fortement réduites. Il s’agit encore de pérenniser la popularité acquise par Jair Bolsonaro auprès des catégories so-ciales bénéficiaires. L’administration Bolsonaro envisage ensuite d’assurer aux 66,8 millions de bénéficiaires du "coronavoucher" un revenu de base permanent. Le nouveau dispositif d’assistance Renda-Brasil fusionnerait le programme "Bolsa-Familia", une autre allocation mensuelle par enfant versée sous condition de ressources et le complément de revenu annuel fourni aux salariés les plus modestes. Ces divers mécanismes concernent déjà 45 mil-lions d’allocataires. Il faudrait ajouter les 21,8 millions de bénéficiaires de l’actuel "corona-voucher". Sur la base d’un montant mensuel (déjà évoqué) de 300 réais, cela signifie une injection dans l’économie de 240,5 milliards de réais…. Et une dépense supplémentaire significative pour un budget fédéral déjà très contraint….Si la transition entre les méca-nismes exceptionnels des revenus mis en place avec la crise sanitaire et la mise en œuvre de Renda-Brasil s’opère sans heurt, la relance de l’économie devrait être assurée. Après avoir créé en un temps record un des plus importants dispositifs de soutien social du monde, Jair Bolsonaro garantira alors pratiquement sa réélection en 2022. A suivre : La reprise d'un très vieux film. [1] Une étude d’opinion réalisée au début d’août 2020 par le site spécialisé PoderData montre que 45% des personnes interrogées approuvent la gestion du gouvernement Bolsonaro, contre 41% à la fin juin. Le taux de rejet est passé dans le même temps de 50% à 45%. Le taux d’approbation s’élève à 52% chez les personnes recevant l’allocation spé-ciale de 600 réais (environ 90 euros) versée pendant la crise sanitaire par le gouver-nement fédéral aux travailleurs du secteur informel, généralement sans contrat de travail, privés de revenu en raison des mesures de confinement prises par les gou-verneurs des Etats fédérés et les maires, des mesures très critiquées par le Président Bolsonaro. [2] Depuis Juin, Jair Bolsonaro s’est "rangé". Il a abandonné une posture agressive, la stra-tégie de mise en tension des institutions qu’il avait privilégiée depuis le début de son mandat. L’ancien capitaine cherche désormais à élargir sa base d’appui au Congrès en s’associant aux partis du marais, le fameux "centrão"…Un autre facteur l’a aidé à retrouver la faveur des sondages : la durée de la pandémie. Au début de la crise sanitaire, en mars, nul ne pouvait imaginer que la moyenne des décès enregistrés sur 24 heures at-teindrait quatre mois plus tard plus de 1000 personnes et génèrerait un climat pesant d’angoisse collective. A l’époque, Bolsonaro affichait une posture clairement négation-niste (le covid-19 était une "petite grippe"), dénonçait les mesures de confinement et de distanciation sociale imposées par les gouvernements des Etats fédérés. La propagation continue de la pandémie dans le pays, le nombre de plus en plus élevé de victimes fatales ont conduit des secteurs importants de la population à passer de la stupéfaction à l’indifférence. Ces mêmes groupes ont peu à peu considéré que les mesures de distanciation sociale ne servaient finalement à rien ou étaient sans impact significatif puisque le virus continuait à avancer. [3] Selon le sondage de PoderData cité plus haut.

  • L'armée au pouvoir ? (5)

    Scénarios pour les militaires (seconde partie). Depuis quelques mois, les officiers généraux réformés, réservistes ou de l’active qui intè-grent son gouvernement sont à la manœuvre pour sauver le soldat Bolsonaro. La crise politique s’est dramatiquement aggravée cette année, largement alimentée et entre-tenue par un Président qui a cherché à maintenir un climat de tensions et de belli-gérance dans ses relations avec les autres institutions de la République. Pendant les premiers mois de la crise sanitaire, les déclarations répétées du Chef de l’Etat sur les morts provoquées par le covid-19 ont été odieuses ou déplacées. A aucun moment, il n’a su manifester une capacité minimale de faire face au drame et de mettre en œuvre une réponse à la hauteur de la catastrophe. Entre mars et mai, pratiquement tous les dimanches, en participant directement ou indi-rectement à des manifestations organisées par ses supporters les plus radicaux, l’ancien capitaine a encouragé les attaques contre le Congrès et l’Institution judiciaire. Si le Pré-sident s’appuyait sur une large majorité parlementaire et n’était pas concerné par plu-sieurs informations judiciaires en cours, cette conduite serait déjà problématique. Elle ap-paraît comme suicidaire lorsque l’on prend en compte les nombreuses enquêtes lancées depuis deux ans et qui touchent de près ou de loin le chef de l’Etat (voire l’article : Le clan Bolsonaro, ses disciples et la Justice, posté sur ce site le 6 juillet dernier). Pendant la campagne de 2018, Jair Bolsonaro a vendu des illusions. Il s’est présenté comme le héros du combat contre la corruption alors qu’il savait ce qui se passait dans son propre cabinet de député et dans ceux de ses fils. Il a pu tromper son monde jus-qu’en avril dernier, lorsque l’ancien juge Sergio Moro, ministre de la Justice, a été con-traint de démissionner. Les projets de lutte contre la criminalité et la corruption conçu par ce dernier ont été abandonnés. Le chef de l’Etat a cherché à intervenir dans la gestion de la Police Fédérale. Il a choisi et nommé un Procureur-Général de la République chargé de démonter le dispositif dit "Lavage-express" formé par des équipes de magistrats du parquet et du siège qui combattent depuis plusieurs années avec succès le détour-nement de fonds publics, les systèmes de pots-de-vin, le blanchiment de l’argent sale. Le rêve du Président est de transformer le Ministère Public en un simple outil d’exécution de ses consignes. Obsédés par leur projet de destruction du système politico-institutionnel, de lutte contre la démocratie et de promotion d’un régime autoritaire, les bolsonaristes ont accumulé les fiascos. Le plus grave et le plus tragique a sans doute consisté à adopter une posture né-gationniste, anti-scientifique et irresponsable face à la pandémie du covid-19. La majorité de la population n’a pas suivi ces fanatiques obscurantistes. Elle a choisi les conseils des professionnels de la santé et des scientifiques. Le pouvoir judiciaire a freiné l’irrespon-sabilité du Président face la crise sanitaire. Le nombre de morts (plus de 91 000 en fin juillet) qui va continuer d’augmenter (les projections indiquent plus de 180 000 décès liés au coronavirus au début de septembre prochain) va laisser une marque profonde au sein de couches très importantes de la société. Après la démission de deux ministres de la santé (qui n’acceptaient pas le négationnisme du chef de l’Etat), le portefeuille a été confié à un général de l’armée de terre qui n’a aucune compétence en matière de santé publique. Au cours des derniers mois, les personnels civils qualifiés ont largement été remplacés par des militaires à la tête de ce département. Si ministre actuel venait à démissionner de son poste, il soulagerait sans doute ses pairs de l’armée d’active qui n’en peuvent plus de voir que leur institution soit associée à un tel désastre. Alors que le nombre de personnes contaminées a dépassé les 2,6 millions ces dernières semaines, le Président (lui-même affecté) a continué à assurer la promotion de la chloroquine et son général ministre de la santé n’a pas bronché. La liste des échecs inclut encore la politique environnementale[1], la gestion de l’écono-mie et celle de l’éducation. Le seul projet de Bolsonaro pour l’école était de remettre en cause tout ce que les gouvernements antérieurs avaient fait dans ce domaine. Après avoir testé deux ministres incompétents et chargés d’un travail d’épuration idéologique (l’école aurait été le lieu d’un endoctrinement libertaire et marxiste des scolaires), le Président a fini par se résoudre à solliciter un professionnel de l’éducation qui n’a pas encore fait ses preuves. Sur le terrain économique, après la timide récupération du début de mandat, le pays connaît aujourd’hui une récession profonde (selon le FMI la contrac-tion du PIB sur l’année serait de 9,1%). Les perspectives pour l’emploi sont inquiétantes. Au lieu de proposer une stratégie cohérente et audacieuse de réponse à la crise, le mi-nistre de l’économie se contente d’ânonner ses propositions de libéralisation de l’éco-nomie, des projets nécessaires mais inefficaces et irréalistes dans la conjoncture actuelle. Au bilan des 20 premiers mois de l’Administration Bolsonaro, il est difficile d’inscrire quelques succès, même modestes. La crise politique qui s’aggrave depuis le début de cette année peut aboutir à l’interruption du mandat. Les militaires qui entourent le chef de l’Etat et ceux qui peuplent la haute administration fédérale ne souhaitent pas que l’expérience à laquelle ils participent se termine avant terme, que le navire sombre et qu’ils soient associés à ce naufrage. Ils tentent depuis des mois d’encourager un nouveau mode de gouvernement qui pourrait empêcher un cataclysme économique et une dé-bâcle politique totale. Pour éviter que le frêle esquif Bolsonaro ne soit emporté par les tempêtes que le capitaine a déclenchées, les généraux qui l’accompagnent sont con-duits à naviguer sur les eaux les plus troubles de la politique brésilienne. Ils continuent d’avaler des couleuvres. Une opération de guerre. L’opération de sauvetage a été engagée en mai, puis renforcée à partir de juin, après l’arrestation de Fabricio Queiroz, ami du Président et ex-conseiller du fils du chef de l’Etat, le sénateur Flavio Bolsonaro. Il s’agissait pour les militaires qui sont à la manœuvre de lutter sur trois fronts simultanément. Il fallait d’abord rétablir un dialogue serein avec la Cour suprême (où plusieurs informations ouvertes visent directement le Président et ses fils). Le second front concerne les relations avec le Congrès. La priorité a été ici de ga-gner le soutien de plusieurs leaders parlementaires et de formations appartenant au centrão (voir l’article L’improbable impeachment de Jair Bolsonaro, posté le 17 juillet) afin d’empêcher toute procédure susceptible d’aboutir à une destitution (ou cassation), de protéger le clan Bolsonaro et ses nouveaux alliés contre les ardeurs des Juges. Le troi-sième front est celui des relations entre le gouvernement et les casernes. Il s’agit d’éviter que les affaires judiciaires auxquelles est mêlé le Président ne viennent affaiblir le sou-tien qu’une partie de la communauté militaire lui assure. Séance plenière à la Cour Suprême (Suprême Tribunal Fédéral). Dès le lendemain de l’arrestation de Fabricio Queiroz (18 juin), les militaires du gouver-nement ont cherché à apaiser les relations entre le chef de l’Etat et l’appareil judiciaire, en particulier avec les haut-magistrats de la Cour Suprême. Les généraux de la Prési-dence ont voulu éviter tout nouvel affrontement entre Jair Bolsonaro, ses proches et les juges de la Cour. Pour rétablir un dialogue, il a fallu d’abord que le chef de l’exécutif contraigne Abraham Weintraub, son ministre de l’éducation de l’époque, à démissionner. Weintraub avait en effet insulté publiquement la Cour suprême. Les membres de la haute instance exigeaient la sortie du gouvernement de ce bolsonariste radical avant la reprise de relations normales avec l’exécutif. Ils conduisent aujourd’hui deux enquêtes qui peuvent devenir de sérieux boulets pour l’exécutif et déboucher même sur la cassation du Président. La première concerne la diffusion de "fake-news" sur les réseaux sociaux. La seconde a trait au financement et à l’organisation de manifestations contre le régime démocratique convoquées par des proches du Chef de l’Etat. Le 19 juin dernier, sur la suggestion de militaires du Planalto, les trois membres du gouvernement (le Ministre de la Justice, le Ministre en charge du secrétariat général et celui qui occupe le poste d'avocat général de l'Union, chargé de défendre les intérêts juridiques de l’Etat fédéral) se rendaient à São Paulo pour y rencontrer à son domicile le haut magistrat Alexandre de Moraes. Au sein de la Cour suprême, ce dernier est chargé de conduire les deux infor-mations ouvertes au sujet des fake news et de l’organisation de manifestations anti-démocratiques. Les deux enquêtes concernent des personnalités très proches du Chef de l’Etat. Elles peuvent aboutir à fournir des éléments de preuve au Tribunal Supérieur Electoral (TSE) qui instruit de son côté des plaintes concernant l’organisation de la campagne de Bolsonaro et son candidat à la vice-présidence. Retour à la "vieille politique". Il faut oublier l’image construite par Bolsonaro avant et après l’élection de 2018. En nom-mant l’ancien juge Sergio Moro au poste de Ministre de la Justice, le Président élu voulait apparaître comme le grand pourfendeur de la corruption, le combattant résolu de la politique traditionnelle, souvent associée au clientélisme, aux échanges de faveur, à la distribution de pots de vin, à ce jeu licite ou illicite que l’on désigne au Brésil sous le terme de "physiologisme". A l’époque, les formations dites du centrão et leurs leaders étaient vouées aux gémonies. Lors de la convention du PSL (le Parti Social Libéral auquel appartenait alors l’ancien capitaine) réunie en juillet 2018 qui allait officialiser la can-didature de Bolsonaro, le général réformé Augusto Heleno Ribeiro[2] avait proféré une attaque violente contre le centrão désigné comme l’incarnation même de l’impunité qui régnait dans le pays. Le général exagérait à peine. Le physiologisme n’est pas la marque exclusive des lea-ders et partis du centrão. Néanmoins, au sein de ces formations du centrão, les as du "physiologisme" sont légion. Leur "savoir-faire" a souvent justifié l’ouverture d’informations judiciaires. Lorsqu’ils ne sont pas soupçonnés de trafic d’influence ou de fraude fiscale, ils sont mis en examen pour détournement de fonds publics ou ont déjà été condamnés pour corruption ou financement illégal de campagne. L’immunité parlementaire, le fait que les élus ne soient pas jugés par des tribunaux ordinaires, un secret bancaire excessif, la lenteur de la justice, les interminables recours engagés par les défenses : tous ces éléments permettent aux politiques de faire traîner ad vitam aeternam les procédures. Même lorsque les condamnations sont confirmées en seconde instance, il est très rare qu’ils accomplissent leur peine. Moins de deux ans après la victoire de Bolsonaro, c’est pourtant avec l’aval des géné-raux du gouvernement que les tractations entre l’exécutif avec les petits partis "phy-siologistes" du Congrès ont été engagés. Les négociations ont été conduites par le Mi-nistre-chef responsable du secrétariat du gouvernement, le général d’active Luiz Eduardo Ramos, épaulé par son collègue également général et aujourd’hui ministre-chef de la Maison civile, Walter Braga Netto[3]. Ces militaires sont devenus les estafettes as-surant l’organisation du marchandage que le chef de l’Etat ne peut plus éviter avec le centrão. Ils ne sont pas chargés de former avec le marais de la Chambre des députés une coalition majoritaire[4]. Il s’agit de construire un simple accord de connivence. L’objectif des militaires est d’assurer l’immunité du chef de l’Etat à la Chambre. Son mandat peut être menacé dans l’avenir par l’ouverture d’un procès en destitution (impeachment) au Sénat fédéral. Il sera brutalement interrompu si la Cour suprême (le STF) le poursuit et le condamne pour un crime commun. Aucune de ces deux pro-cédures ne peut être enclenchée sans l’aval d’une majorité des deux tiers des députés (342 sur 513 voix). Jair Bolsonaro doit donc empêcher la constitution de cette majorité qualifiée. Ses "sauveteurs" ont reçu la mission de constituer une minorité de blocage, de s’assurer le soutien d’au moins 172 élus de la Chambre. Compte tenu de l’affaiblissement de son capital politique, de la stratégie d’affrontement des institutions qu’il a privilégiée dans un premier temps, de la méfiance de nombreux leaders du centrão rétifs, le prix que doit dorénavant payer le chef de l’Etat pour se blinder à la Chambre est très élevé. Séance plénière de la Chambre des Députés. Il faut d’abord offrir à ces partis "physiologistes" des postes au sein de l’exécutif, de la haute administration et des entreprises publiques. Il s’agit de céder des places-clés à des leaders politiques qui ne s’identifient en rien avec la croisade idéologique conduite par les militants de la droite extrême qui occupent ou occupaient hier encore les porte-feuilles de l’éducation, des affaires étrangères ou de l’environnement. En juin dernier, l’ancien ministre de l’éducation a été contraint de démissionner. Il est remplacé par un pasteur presbytérien relativement modéré et qui plait au centrão. Les partis du marais ont également sollicité et obtenu la création d’un nouveau ministère chargé de contrôler la communication du gouvernement, jusqu’alors gérée par des militants d’extrême-droite radicaux. Sur les prochaines semaines ou les prochains mois, deux ministres bolso-naristes de stricte obédience pourraient être contraints d’abandonner leurs portefeuilles : Ernesto Araujo (affaires étrangères) et Ricardo Salles (environnement). Au-delà du jeu de chaises musicales introduit au niveau ministériel, d’autres distributions de postes ont lieu et vont être effectuées au sein des cabinets, des directions d’administrations centrales et des compagnies d’Etat. Cet effort ne suffit pas. Pour séduire les partis et leaders "physiologistes", il faut sans cesse tenter d’apaiser des appétits insatiables. Le chef de l’Etat et son gouvernement gèrent donc la libération des crédits budgétaires en tenant compte des intérêts des parlementaires intégrant la minori-té de blocage et qui ont besoin d’être régulièrement récompensés. Ainsi, l’en-veloppe financière destinée à concrétiser le soutien fédéral aux efforts conduits par les Etats fédérés et les communes dans la lutte contre le covid-19 a été gérée selon des critères de pur marchandage politicien. Les régions et les actions soutenues ont été celles qui intéressent directement les élus du centrão et les populations de leurs circons-criptions. Convergences d’intérêts. Postes offerts, crédits libérés en urgence ne constituent plus des faveurs suffisantes pour rassasier les partis physiologistes. Ces derniers exigent aussi et surtout que le Président s’aligne totalement sur leur objectif principal : ne pas être "incommodés" par des juges trop vertueux qui leur feraient la vie dure, les condamneraient et pourraient mettre fin à leurs "brillantes" carrières. Entre les intérêts politiques et personnels des élus du centrão et ceux du chef de l’Etat, la convergence est devenue plus évidente et plus palpable ces derniers mois. A court terme, Bolsonaro comme ses alliés de circonstances doit se pro-téger des audaces des juges. Ces dernières années, avec l’opération anti-corruption lavage-express [5], trop de magistrats ont cru que la loi valait désormais pour tous, que l’ancien régime s’effondrait et que les privilèges étaient abolis. En février 2016, alors que l’opération en question battait son plein, la Cour suprême adoptait par un vote très serré (six contre cinq) une jurisprudence selon laquelle une personne peut être emprisonnée avant l’épuisement de tous ses recours si sa condam-nation a été confirmée en appel (seconde instance). Grâce à cette décision, pour la pre-mière fois dans l’histoire judiciaire du pays, plusieurs dizaines de responsables politiques et d’hommes d’affaires condamnés dans le cadre de lavage-express ont effectivement été incarcérés. En octobre 2019, les mêmes haut-magistrats mettaient fin à cette jurisprudence et affir-maient que la peine ne pouvait être appliquée lorsque d’autres recours restent en sus-pens. Immédiatement après, des parlementaires ont proposé un amandement constitu-tionnel qui imposerait définitivement le principe de l’exécution de la peine dès la condamnation en seconde instance. Cet amendement pourrait être adopté au cours du second semestre 2020. Cette adoption précipiterait l’incarcération de dizaines de parle-mentaires et de responsables politiques condamnés mais qui jouent sur les recours pour continuer à ignorer les rigueurs de la Justice. Sur ce dossier, les intérêts de la famille Bolsonaro et de nombreux élus du centrão se rejoignent. Dès la fin de l’année passée, le Président a fait savoir qu’il n’était pas favorable à ce projet d’amendement. Ce signal de solidarité envoyé au élus et formations physiologistes n’aura pas été isolé. En début de mandat, le chef de l’Etat avait placé sous l’autorité de son ministre de la Justice (à l’époque Sergio Moro) le service de renseignement et de lutte contre les cir-cuits financiers clandestins et le blanchiment d’argent, le COAF [6]. Sur les premières années de l’opération Lavage-express, la transmission par le COAF de documents sensi-bles à la Justice avait considérablement facilité les procédures d’enquête et la réunion de preuves permettant des inculpations et des condamnations. C’est encore que la base d’informations réunies par le Conseil que la Justice a ouvert dès 2018 une information sur Flavio Bolsonaro. En prenant l’initiative de confier à Sergio Moro une tutelle directe sur le Conseil, le Président récemment investi voulait consolider son image de pourfendeur de la corruption. En août 2019, il retirait au Ministère de la Justice toute compétence sur le fonctionnement du COAF qui devenait un simple service technique de la Banque Centrale. Un peu plus tard, le chef de l’Etat sanctionnait une loi dite d’abus d’autorité qui prévoit des sanctions pour les agents publics (y compris les magistrats et les procureurs) qui peuvent désormais être inculpés et condamnés s'ils font du zèle. Un mois plus tard, le président désignait comme futur Procureur Général de la République Augusto Aras, un juriste qui n’était pourtant pas candidat au poste. Ignorant une tradition établie (le chef du Ministère Public Fédéral est choisi au sein d’une liste de trois candidats fournie par l’association nationale des procureurs), Jair Bolsonaro a préféré faire appel à un homme connu pour son peu d’enthousiasme à l’égard des juges de Lavage-Express. Depuis sa nomination, A. Aras ne cesse de multiplier les initiatives pour affaiblir le travail de ces magistrats [7]. Ces initiatives présidentielles ont déjà raffermi les liens entre l’exécutif et le centrão. Des intérêts communs existent aussi dans une perspective de moyen et long terme. La survie politique de Bolsonaro peut garantir la survie politique des leaders et élus du centrão. En adaptant son positionnement politique (par une claire prise de distance avec les délires de ses adeptes de l’extrême-droite), le Président peut être un candidat crédible et performant aux prochaines élections présidentielles. Les partis opportunistes du centrão et leurs leaders veulent éviter à tout prix une candidature de l’ancien juge Sergio Moro, encore très populaire[8]. L’interruption avant terme du mandat de Bolsonaro renforcerait cette candidature. S’il gagnait le scrutin de 2022 en mobilisant derrière lui une droite modérée et l’électorat du centre, Moro ferait certainement adopter une nouvelle légis-lation pénale qui pourrait perturber ou mettre fin à la carrière des politiciens "physio-logistes"… Mission ingrate, réussite incertaine. Pour assurer le sauvetage du soldat Bolsonaro, d’anciens militaires de haut rang se sont engagés dans la vieille politique, dans ce jeu où tout est négociable et tout se négocie, où l’on échange un soutien politique plus ou moins durable contre des largesses licites…ou illicites. Au sein des casernes et des Etats-majors une telle implication suscite évi-demment la gêne, l’exaspération, voire l’indignation. L’action des officiers généraux de l’exécutif peut sérieusement égratigner l’image des forces armées auprès de la popu-lation. Les ministres issus de l’institution militaire qui organisent l’opération de sauvetage du Président ont donc dû ouvrir des pare feux. La première démarche est un effort de "clarification". Les généraux de l’exécutif veulent montrer qu’ils ne sont plus des militaires actifs mais des personnalités issues du monde de la défense. Les ministres qui appar-tenaient encore à l’armée d’active lors de leur entrée au gouvernement ont donc récemment assumé un passage dans l’armée de réserve. Ce fut le cas au début de juillet du général Luis Eduardo Ramos, ministre-chef en charge du secrétariat du gouver-nement. Au-delà des initiatives de communication, il a fallu répondre à l’irritation qui croissait au sein des casernes et des Etats-majors en montrant aux soldats que la colla-boration avec le gouvernement paie. Aujourd’hui, plus de 6000 militaires de tous grades, de l’active ou de la réserve, occupent des postes civils au sein de l’Administration fédérale. Ils n’étaient que 2765 en 2018. Outre des portefeuilles de ministres, de responsabilité au sein des cabinets et des directions de ministères, les membres des forces armées assument aussi des fonctions admi-nistratives, des missions de sécurité ou des tâches protocolaires. Le Président Bolsonaro a beaucoup recruté au sein des Etats-majors et des casernes. Il s’agit désormais de mon-trer à toutes ces recrues appelées à servir directement le pouvoir que ce service est gratifiant, que la mission est bien rémunérée. Le gouvernement Bolsonaro n’a pas seu-lement accru le recrutement militaire. Il a considérablement augmenté les rémunéra-tions dont bénéficient les soldats de tous rangs qui le servent directement. L’exécutif n’oublie pas cependant la troupe et les officiers qui continuent d’assurer de strictes mis-sions de défense. Depuis avril dernier, il met en place un dispositif d’amélioration des soldes dans les trois armes. La mission qu’assument les généraux de la Présidence et de quelques ministères est ingrate. Sa réussite est pourtant des plus incertaines. La Justice reste au Brésil une institution relativement indépendante. Les forces politiques et les leaders du centrão sont tout sauf des partenaires fiables et fidèles. Après avoir cherché ces derniers mois l’affrontement avec la Cour suprême (STF), Jair Bolsonaro a multiplié les gestes d’apaisement à partir de la fin du second semestre 2020. En juin, au cours d’une cérémonie où il rencontrait le Président du STF, il a même évoqué le climat de paix et de tranquillité qu’il souhaitait voir s’installer entre l’exécutif et la Haute-Cour. Dans un effort manifeste d’apaisement, il a fait référence à la nécéssaire harmonie qui devait s’imposer entre les différents pouvoirs de la République…Toutes ces amabilités n’ont pas changé le fonctionnement de la Cour suprême qui continue à faire son travail. Sur toutes les infor-mations ouvertes par les haut-magistrats et qui concernent le Président et ses alliés (le financement et l’organisation de manifestations anti-démocratiques, le soupçon d’inter-férence du chef de l’Etat dans le fonctionnement de la Police Fédérale, la diffusion de fake-news sur les réseaux sociaux), les investigations et les auditions se poursuivent. L’appui que le centrão est supposé apporter au gouvernement reste inconstant et imprévisible. Une distribution large de prébendes, des nominations au sein de l’Adminis-tration fédérale, la démission de l’ancien ministre de la Justice, la convergence d’intérêts qui existe entre les partis du marais et ce Président fragilisé ne suffise pas à construire une alliance. L’alignement des élus du centrão sur les positions de l’exécutif reste cir-constanciel et contingent. Les formations et les personnages de la vie parlementaire que le gouvernement souhaite enrégimenter en leur offrant postes et crédits budgétaires se comporte souvent comme des électrons libres. Ils votent des réformes proposées par l’exécutif si celles-ci sont des réformes qu’ils ont toujours défendues. Rien à voir donc avec une conversion sincère et soudaine au bolsonarisme ou à une soumission aux am-bitions présidentielles. A l’inverse, ces partis voteront contre d’autres projets du gou-vernement parce qu’ils ne se considèrent pas comme liés par un engagement avec le Président. Ce dernier peut d’ailleurs leur promettre monts et merveilles. Cela ne lui ga-rantira pas systématiquement les votes espérés. La collusion instaurée entre l’exécutif et les formations du marais n’est pas une alliance autour d’un programme intégrant des alliés au sein d’un gouvernement élargi. L'opération de sauvetage a abouti à la constitution d'une base d'appui fragile à la chambre. Source : Journal Valor Economico. C’est un accord fragile de connivence. L’activité parlementaires des dernières semaines le démontre. Le gouvernement n’est pas parvenu à réunir un nombre de voix suffisant à la Chambre des députés pour bloquer l’adoption de projets contraires à ses orientations et priorités. Interrompus depuis le début de la pandémie, les débats sur une réforme de la fiscalité ont repris à l’initiative des parlementaires et sans que le Ministre de l’économie soit invité à participer. Le grand bloc de partis de droite et du centre qui semblait s’être formé pour appuyer le chef de l’Etat avait fini par réunir 206 députés (voir le tableau ci-dessus), pour l’essentiel des élus du centrão et de formations proches de ce marais (116 sièges). En fin juillet, les responsables du Parti Démocrates (DEM) et du Mouvement Démocratique Brésilien ont annoncé que leurs formations allaient abandonner cette coalition de circonstance. Les parlementaires de ces partis qui avaient répondu à "l’appel" de Bolsonaro devront prendre aussi leurs distances. La base d’appui de Jair Bolsonaro serait donc ramenée à un groupe de 184 élus qui pourrait s’amenuiser encore davantage dans l’avenir si des partis alliés du centrão reniaient à leur tour leurs engagements d’hier. La coalition annoncée entre trois partis de la droite [9] ramènerait la base d’appui du gouvernement à 137 élus effectivement alignés sur l’exécutif…. Les militaires de haut rang qui ont choisi de soutenir Jair Bolsonaro dès 2018 ont été em-barqués dans une aventure politique qui peut être désastreuse pour l’institution où ils exerçaient hier des fonctions de commandement. En acceptent de renouer avec la vieille politique ils ont fait un choix moralement inacceptable et préjudiciable à la réputation des forces armées. Cette perte de crédibilité est un coût élevé alors que l’efficacité de la stratégie mise en œuvre n’est pas garantie. Cette stratégie peut permettre au Président de conquérir des soutiens parlementaires sporadiques afin de garder la tête hors de l’eau. Elle ne suffira pas à rétablir la capacité de gouverner du chef de l’Etat. Pire : il est même possible qu’elle n’atteigne pas son objectif principal qui est de maintenir le Président à son poste. [1] La politique conduite depuis 18 mois sur la forêt amazonienne est à la fois irrespon-sable et suicidaire. Ricardo Salles, le ministre de l’environnement de Bolsonaro, a favorisé en Amazonie l’action des exploitants illégaux du bois, des spéculateurs fonciers, des or-pailleurs clandestins. Il a affaibli les organes de surveillance et de répression des crimes environnementaux, il a provoqué la ruine du Fonds Amazonie. Il a laissé des réseaux cri-minels organisés pénétrer les territoires indigènes et des espaces naturels théori-quement protégés. Cette dramatique dérive suscite aujourd’hui une extrême méfiance chez les investissements étrangers. Les fonds de pension et d’investissement de divers pays annoncent qu’ils ne financeront plus de projets au Brésil. Le négationnisme environ-nemental pratiqué par le gouvernement brésilien va coûter très cher à l’agriculture d’exportation qui pourrait perdre des marchés. [2] Le Général Heleno est aujourd’hui Ministre-chef du Cabinet de Sécurité Institution-nelle (GSI, selon le sigle en Portugais), un important service rattaché directement à la Présidence. Le GSI coordonnée à la fois les services de sécurité de la Présidence et les services de renseignement. [3] Les deux officiers généraux ont ainsi assumé une mission jadis prise en charge sous les gouvernements du Parti des Travailleurs de Lula par José Dirceu ou Antonio Palocci. [4] Cette ambition aurait été envisageable sur les premières semaines de la Présidence Bolsonaro. L’ancien capitaine avait alors un capital politique et un pouvoir de négociation avec les parlementaires. Il n’a plus ni l’un ni l’autre désormais. Il a perdu toute possibilité de rallier une majorité d’élus. Encore appréciable, sa popularité dans l’opinion a cepen-dant connu un tassement. Les conflits répétés avec le Congrès et le Pouvoir judiciaire, la gestion catastrophique de la pandémie, la démission de Sergio Moro, les affaires impli-quant le chef de l’Etat et sa famille ont fait le reste. [5] Engagée en 2013 à Curitiba (capitale du Paraná) à l’initiative des procureurs et juges fédéraux de la localité, l’opération "lavage express" a permis de prononcer des centaines de condamnations pour les chefs de corruption et de recyclage de fonds (crimes liés à des contrats surfacturés des firmes du secteur des BTP avec la compagnie pétrolière Petrobras, notamment). La liste des condamnés comprend les dirigeants de plusieurs grandes entreprises du pays et des leaders politiques membres d’une dizaine de forma-tions. La figure emblématique de cette opération qui a conduit à l’emprisonnement de l’ex-Président Lula est Sergio Moro, magistrat instructeur de lavage-express entre 2014 et 2018 et ensuite Ministre de la Justice du gouvernement Bolsonaro jusqu’en avril 2019. [6] Conseil de Contrôle des Activités Financières. [7] Le chef du Ministère public fédéral, qui a un mandat de deux ans renouvelables, doit agir en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs législatif et exécutif. Parmi ses attributions, il peut dénoncer des crimes de leurs membres, y compris le chef de l’État. [8] Pour une part significative de la population brésilienne, Sergio Moro représente le combat contre l’impunité dont bénéficiaient avant la procédure lavage-express la classe politique, les responsables de grandes entreprises et les catégories sociales les plus favorisées. [9] Le Parti Social Libéral (auquel appartenait jusqu’en début 2019 Jair Bolsonaro mais qui s’est déchiré depuis entre pro-gouvernements et opposants), le Parti Social Chrétien et le Parti Républicain de l’Ordre Social.

  • L'improbable impeachement de Jair Bolsonaro.

    Il moins connu hors du Brésil que le Président lui-même. Le Général d’armée réformé Hamilton Mourão, vice-président de la République Fédérative du Brésil, assumerait le poste de chef de l’Etat si le titulaire actuel venait à être destitué avant la fin de son man-dat (le 1er janvier 2023). Les médias et les leaders politiques brésiliens ont commencé à évoquer une procédure de destitution à l’encontre de Jair Bolsonaro pratiquement dès les premiers mois de sa Présidence, en début 2019. Dans les rédactions et les couloirs du Congrès, les journalistes et les opposants ont affirmé très tôt que ce chef de l’Etat hors norme ne terminerait pas son mandat. Bolsonaro et son vice-président devant le Congrès le 1er janvier 2019, jour de l'investiture. La situation qui prévaut depuis quelques mois semble donner raison à ces analystes et politiques. Au 15 juillet 2020, 50 requêtes en destitution avaient été présentées par de simples citoyens, des associations, des groupes d’avocats et l’ordre national des avocats lui-même, des formations politiques. Selon la constitution, chaque citoyen peut chercher à initier le processus dit d’impeachement en déposant une demande de destitution au-près de la Chambre des députés. Ces demandes de destitution sont examinées par le président de la Chambre. C'est lui qui décide de la suite à donner. S’il estime qu’une requête est pertinente, il doit la soumettre à l’examen d’une commission de députés qui doit évaluer la pétition sur la forme (conformité au droit et à la Constitution) et le fond (arguments présentés par le requérant). La commission émet alors un avis (favorable ou défavorable à l’engagement de la procédure). Cet avis fait l’objet d’un vote à la majorité qualifiée au sein de la Chambre. Pour que le processus d’impeachment démarre au Sénat, il faut qu’une majorité favorable des deux tiers des députés soit réunie (342 voix sur 513)[1]. Cette procédure peut être déclenchée lorsque le Président commet un crime de res-ponsabilité. C’est le cas lorsque celui-ci manque aux devoirs que lui impose l’exercice de son mandat, lorsqu’il ne respecte pas la Constitution et les autres pouvoirs, lorsqu’il ne respecte pas des normes de gestion des finances publiques. La demande de destitution peut concerner le comportement politique du chef de l’Etat. Elle peut aussi faire réfé-rence à sa vie privée lorsque des actes portent atteinte à la dignité de la fonction. Sur les 50 demandes d’impeachment concernant Jair Bolsonaro et déposées à la mi-juillet, 24 font référence à la participation du Président au cours des mois derniers à des mani-festations de ses partisans qui attaquaient directement les institutions parlementaire et judiciaire, exigeaient la fermeture du Congrès et de la Cour suprême (STF). Les autres requêtes sont principalement apparues après le début de l’épidémie de coronavirus. Vingt demandes considèrent que le chef de l’Etat a effectivement commis un crime de responsabilité en recommandant aux élus territoriaux et à la population de ne pas mettre en œuvre des mesures d’isolement social et en dénonçant les efforts de confinement. Selon les auteurs de ces requêtes, le Président manifesterait une grande négligence par rapport à une épidémie qui a déjà fait (au 15 juillet 2020) près de 75 000 morts. Les autres demandes font référence au comportement et à la politique conduite par le chef de l’Etat par rapport à la population indienne, aux minorités sexuelles et à la question raciale. Avant d’évoquer les raisons qui conduisent à considérer que l’ouverture d’un procès pour impeachment soit très peu probable à court et à moyen terme, il convient de souligner qu’un tel procès est autant politique que juridique. A la Chambre des députés, le vote à la majorité qualifiée qui va autoriser le Sénat à engager un procès prend en compte la vali-dité juridique de la dénonciation, les arguments présentés. Chaque député vote aussi en prenant en considération la situation politique du Président, la sensibilité de son électorat local et les mouvements d’opinion favorables ou non à la destitution qu’il peut percevoir dans son Etat d’origine. Les mêmes considérations valent pour les votes des sénateurs. Bolsonaro protégé au Congrès. En début de mandat, le Président a refusé d’ouvrir son gouvernement à des formations parlementaires de droite et du centre qui aurait pu lui permettre de constituer une majo-rité présentielle au sein du Congrès. Cet élargissement est pourtant une pratique nor-male et incontournable dans un régime de Présidentialisme de coalition au sein duquel la majorité issue du scrutin présidentiel ne correspond pas à la majorité qui se dégage après l’élection parlementaire. La construction de l’alliance de formations qui soutiendra au Congrès l’exécutif peut résulter de l’élaboration négociée d’un programme commun de gouvernement. Lorsque les partis concernés et le chef de l’exécutif ne parviennent pas à s’entendre sur un programme, la coalition de forces qui appuiera le gouvernement peut être construite en utilisant des logiques de marchandage politicien et d’échanges de faveurs. Le présidentialisme de coalition devient alors un présidentialisme de coopta-tion : l’exécutif "achète" l’appui de partis disposés à le soutenir et propose à leurs diri-geants et parlementaires des avantages très concrets en termes de nominations, de titres, de postes de prestige au sein du gouvernement, de l’Administration fédérale et des directions d’entreprises publiques. Il peut aussi s’engager sur des projets et sur la libé-ration de crédits budgétaires qui intéressent directement les élus sollicités en raison des retombées attendus dans leurs circonscription (c’est le pork barrel politics pratiqué dans bien des démocraties avancées). Incapable de composer une majorité autour d’un programme négocié, Jair Bolsonaro a aussi refusé de pratiquer ce jeu désigné au Brésil sous le terme de physiologisme : l’échange d’un soutien politique contre des avantages licites ou illicites qui commande fréquemment les relations entre le gouvernement et les partis, l’exécutif et le législatif, le niveau fédéral et celui des Etats. Souvent levier de la corruption, du détournement de fonds publics, de la prévarication, le physiologisme est dépourvu de tout contenu et identité idéologique. Les personnalités et les partis qui s’y adonnent manifestent une ex-ceptionnelle compatibilité avec toutes les sensibilités politiques. Ce physiologisme (généralement légal) est assumé le plus sereinement du monde par un grand nombre de partis politiques sans identités définies et disposant de sièges à la Chambre des députés et au Sénat. Ces partis (ou fractions à l’intérieur de partis) fournis-sent leur appui à n’importe quel exécutif dès lors qu’ils obtiennent en contrepartie des avantages politiques et financiers. Le MDB (Mouvement Démocratique Brésilien) est un des champions historiques du physiologisme : Il a figuré dans toutes les majorités gou-vernementales depuis trente ans. En général, les formations physiologistes sont créées autour de leaders politiques expérimentés, vieux routiers de la vie parlementaire, dispo-sant d’une clientèle solide et ancienne dans leurs régions d’origines. Ces barons ou caciques ont contribué dans leurs régions à faire élire plusieurs parlementaires de la Chambre et du Sénat qui sont ainsi devenus leurs vassaux. Ces vassaux suivent leurs suzerains. Les leaders et les partis qui pratiquent ce physiologisme forment au sein du Congrès ce que l’on désigne sous le terme de centrão, une sorte de marais organisé autour de caciques de la politique (qui ont apporté leur concours à la formation de nombreuses majorité) et de leurs vassaux. Aujourd’hui, à la Chambre des députés, les 6 partis qui forment ce centrão représentent ensemble 169 sièges, soit le tiers des élus. Réunis, ils disposent d’une forte capacité d’influence au sein de l’institution et dans les relations de celle-ci avec l’exécutif [2]. Bolsonaro s'est présenté avant et après son élection comme l'ennemi juré de cette pratique féodale et physiologique de la politique qui favorise les pratiques illégales, la corruption, le clientélisme, la soumission de l'Etat et de la vie publique à des intérêts privés. Pourtant, ces derniers mois, la crise du système politico-institutionnel s’aggravant, l’hypothèse d’une destitution devenant plus concrète, c’est vers ce centrão que le Prési-dent s’est tourné. Il est allé chercher les parlementaires et les leaders du Congrès les plus expérimentés. Le rapprochement n’est évidemment pas resté au stade de la pala-bre. Il a fallu offrir des postes ministériels, confier à des leaders de partis auparavant mé-prisés la responsabilité de coordonner une nouvelle majorité présidentielle, concéder des postes au sein des directions de ministères, d’organes fédéraux et d’entreprises pu-bliques. Pour séduire le centrão, il a fallu que le Président prenne ses distances avec les idéologues d’extrême-droite et les militaires qui formaient l’essentiel de sa garde rap-prochée. Il a fallu qu'il oublie son discours moralisateur... Pour élargir sa base de soutien au Congrès, l’ancien capitaine a choisi des profession-nels du physiologisme qui disposent d’une grande capacité d’influence au sein des deux chambres. C’est le cas de Gilberto Kassab, un politicien-caméléon qui a su au cours des vingt dernières vendre ses services à tous les gouvernements quelles que soient leurs orientations. Il préside aujourd’hui le Parti Social-Démocrate, une formation opportuniste représentée à la Chambre par 35 députés. Kassab est très proche du député Arthur Lira, leader du Parti Progressiste, une formation également sans orientation politique bien arrêtée. Après avoir été élu municipal puis député de son Etat, A. Lira en est à son troisième mandat de député fédéral. En trente ans de carrière politique, il aura changé 5 fois de parti. Aujourd’hui, à la Chambre, il est considéré comme le leader d’un rassem-blement de 10 partis du marais qui détiennent ensemble 202 sièges. En quelques mois, sensible aux offres de Bolsonaro, Lira est parvenu à convaincre 129 parlementaires de ces dix formations de l’intérêt qu’il y avait à soutenir l’ancien capitaine. A ce premier recrutement est venu s’ajouter un groupe de 43 élus pourtant considérés comme pro-ches du Président de la Chambre Rodrigo Maia. Enfin, après avoir quitté brutalement la formation qui l’avait soutenu lors de son élection, le chef de l’Etat s’est rapproché du Parti Social Liberal. Sur les 53 députés de l’organisation, 34 auraient décidé de revenir vers leur ancien leader. Au total, la nouvelle coalition qui appuierait Bolsonaro dans l’hypothèse de l’ouverture d’une procédure d’impeachment regroupe 206 parlementaires…..Pour bloquer l’ouverture d’une telle opération, il suffit qu’une minorité de 172 députés s’y opposent. Le rapprochement entre l’exécutif et le centrão a déjà conduit à la nomination de nou-veaux ministres. Gilberto Kassab a ainsi suggéré la création en avril dernier d’un ministère de la communication, dirigé par un de ses amis, Fabio Faria, également membre du PSD. Faria a repris en main la communication de l’exécutif. Il s’efforce de diminuer les tensions avec la presse et d’encourager le Président à réduire le nombre de ses déclarations polémiques qui ont provoqué une crise politique après une autre ces derniers mois. En juillet dernier, pour ne pas déplaire au centrão, Bolsonaro a choisi comme ministre de l’éducation (après moultes péripéties) le pasteur Presbytérien Milton Ribeiro, une person-nalité relativement modérée qui va remplacer A. Weintraub, précédent titulaire du poste. Weintraub est un militant bolsonariste d’extrême droite fanatique [3]. L’association avec le centrão doit permettre aussi au Chef de l’Etat de réaliser une autre opération. En février 2021, les députés devront élire le prochain Président de la Chambre. Pour renforcer ses chances de terminer normalement son mandat, Bolsonaro estime qu’il faut absolument éviter une réélection de Rodrigo Maia, le titulaire actuel du poste. Arthur Lira est le candidat que l’exécutif est décidé à appuyer et à faire gagner. Avec un groupe de 206 députés ralliés, le chef de l’Etat peut provoquer la défaite de Maia et faciliter l’élection de Lira. S’il parvient à ses fins, Jair Bolsonaro pourra compter sur un allié à la tête de l’institution, un fidèle qui saura garder dans ses tiroirs les demandes en desti-tution qui lui parviendraitent dans l’avenir. Ce blindage du Président par le centrão n’est cependant pas un acquis stable. La fidélité de ces petits partis à l’exécutif qu’ils sont supposés soutenir est de plus versatiles. Les parlementaires qui connaissent bien les "usages et les coutumes" du Congrès, soulignent souvent que le centrão ne s’achète pas, il se loue. Le montant du loyer varie en fonction de la situation politique dans laquelle se trouve le locataire. Si Bolsonaro continue à s’affaiblir politiquement dans les prochains mois, le tarif peut augmenter, à moins que le bailleur ne le lâche. Mai 2020 : le Président reçoit des parlementaires du centrão pour un petit-déjeuner. Un socle de popularité encore solide. Le second obstacle à la mise en œuvre d’une procédure d’impeachment à l’encontre du Président est le capital de popularité dont il bénéficie encore auprès d’une part signi-ficative et relativement stable de l’opinion. Tous les sondages, enquêtes et investigations réalisées au cours des derniers mois (avant et après l’expansion de l’épidémie de Covid-19 au Brésil) montrent que l’action du chef de l’Etat est considérée comme bonne ou très bonne par un secteur qui représente de 25 à 30% de la population. L’ancien capitaine de l’armée de terre a pourtant manifesté depuis 20 mois un exception-nel talent pour dilapider un capital politique appréciable acquis dans les urnes. Il n’a pas cessé de susciter des conflits avec les autres institutions. Face à la pandémie du covid-19 il aura affiché une irresponsabilité totale, contribuant sans doute à la propagation du virus et à l’accroissement du nombre de victimes. La moitié des Brésiliens considère aujour-d’hui son gouvernement comme mauvais ou très mauvai. Dans les dernières enquêtes d’opinion réalisées en juillet 2020, le pourcentage des personnes interrogées favorables à une destitution tournait autour de 55%. Reste que Bolsonaro a conservé un socle de popularité relativement constant sur les derniers mois. Comment expliquer un tel phénomène ? L’allocation d’urgence versée depuis mars aux populations les plus modestes a permis au Président de conquérir la sympathie d’une partie des bénéficiaires. Ce mouvement d’opinion favorable a compensé l’affaissement du soutien des classes moyennes. Le chef de l’Etat conserve par ailleurs l’appui de 15% des Brésiliens qui appartiennent à l’extrême-droite ou à une droite très conservatrice sur l’échiquier politique. Ce "cluster" fidèle milite en faveur de la rupture avec la démocratie, exige la fermeture de la Cour suprême et du Congrès. Il est favorable à l’instauration d’une censure sur la presse, considérée comme l’instrument d’un complot ourdi par un communisme rampant. Il approuve la conduite du Président depuis le début de la crise sanitaire. Ce secteur de l’opinion n’accorde guère de crédit à la science et pré-fère adhérer à toutes sortes de croyances ou de rumeurs circulant sur la toile, notam-ment celle selon laquelle le covid-19 serait un mythe ou une pathologie surestimée par des médias qui feraient feu de tout bois pour affaiblir le pouvoir bolsonariste. Ces éléments ne sont pas suffisants pour que le Chef de l’Etat parvienne encore à béné-ficier de la sympathie de près d’un Brésilien sur trois. Il faut ici ajouter aux considérations précédentes deux éléments essentiels. Les personnalités politiques connues à l’échelle nationale et auxquelles de larges secteurs de l’opinion peuvent s’identifier ne sont pas nombreuses. A l’aune de ces critères, le seul rival de Bolsonaro serait Lula, très discret sur les derniers mois. Le Président affiche un style sans finesse. Il apparaît comme un rustre, souvent grossier. Il ne cache guère un conservatisme extrême sur le terrain des mœurs. Il ne cesse de dénoncer un "establishment" qui encouragerait le délitement des liens sociaux traditionnels, laisserait la délinquance et la criminalité se développer. Au sein des classes moyennes fragilisées et des couches les plus modestes, toute une po-pulation se raccroche aux valeurs de la famille, du respect de l’ordre et de la discipline. Elle fréquente souvent les temples des églises évangéliques ou des paroisses catho-liques. Effrayé par l’augmentation de la violence, la corruption omniprésente, l’effon-drement des structures familiales classiques, la libéralisation des mœurs, ce monde rejette un système politique qui semble incapable de répondre à ses inquiétudes. Avec ses plaisanteries tendancieuses, son goût de la provocation, son apparence d’ours mal léché, une rigidité mentale affichée, ses dénonciations répétées d’une "élite", Bolsonaro apparaît comme le porte-parole de ces oubliés. Certes, son crédit politique s’est nettement érodé avec le départ du gouvernement de l’ancien juge Sergio Moro (figure emblématique de la lutte contre la corruption) et depuis le début de l’épidémie. Son manque d’empathie avec les victimes du virus, son attitude irresponsable ont conduit des bolsonaristes à douter de ce Président qu’ils adulaient avant la crise sanitaire. Cette érosion reste cependant limitée en raison de la pauvreté de l’offre politique. Pour l’importante frange de l’électorat conservateur (y compris au sein des milieux populaires), il n’existe pas aujourd’hui d’alternative à Bolsonaro. Il n’existe pas de figure charismatique qui pourrait rivaliser avec l’ancien capitaine. Hier, Lula incarnait le personnage du leader messianique capable de mobiliser un électorat populaire. Cette aura s’est affaiblie. Au sein des couches défavorisées qui ont choisi Jair Bolsonaro en 2018, le rejet du Parti des Travailleurs reste puissant et les rares personnalités politiques qui émergent au centre de l’échiquier ne suscitent guère d’enthousiasme. Faute de mieux, ces électeurs sont contraints d’appuyer encore ce Président obtus qui occupe un vide. Dans ces conditions, destituer Jair Bolsonaro serait substituer à la situation politique délicate actuelle une autre situation tout aussi difficile, voire pire. Le procès entraînerait la radicalisation d’un électeur sur trois, d’une frange de la population très mobilisée, capable de tous les débordements et de violences pour défendre celui qui serait présenté comme un martyr, la victime de "l’establishment" et du "système"….Destinataire de 50 requêtes en faveur de l’impeachment, le Président de la Chambre des députés prend en compte ce que serait très certainement l’après-impeachment…Bolsonaro est aussi protégé par les divisions qui persistent au sein de l’opposition. Paradoxalement, dans la conjoncture qui prévaut depuis la crise du Covid-19, l’épidémie et la propagation du virus protègent le chef de l’Etat. Les mesures de confinement, l’inquiétude suscitée par la situation sanitaire et les conséquences sociales de la crise sanitaire dessinent une situation totalement défavorable à une mobilisation de la majorité des Brésiliens qui rejettent le Président. Si une telle mobilisation existait dans l’espace public, elle pourrait convaincre les députés hésitants (et d’importants secteurs du centrão) qu’ils assureraient mieux leur avenir électoral en s’alignant sur ce mouvement qu’en maintenant leur soutien à un chef de l’Etat très fragilisé. L’opposition des militaires. Un dernier élément qui n’est pas le moindre rend très improbable l’ouverture d’une pro-cédure de destitution à court terme. Avec un impeachment et l’investiture du général Mourão comme chef de l’Etat, la présence de militaires au sein de l’exécutif serait main-tenue et certainement renforcée. Pourtant, le Vice-Président lui-même et les officiers généraux membres du gouvernement actuel ne paraissent guère enthousiasmés par cette perspective. Le général Mourão et ses pairs savent en effet qu’avec la suspension du Président élu pendant le procès (180 jours), ils auraient à affronter une situation très difficile et devraient assumer directement la responsabilité de la conduite de l’Etat. Imaginons en effet que la procédure en destitution soit initiée à la fin de l’hiver austral, à partir de septembre ou octobre. Un gouvernement presqu’intégralement formé de mili-taires ou d’anciens officiers généraux auraient à gérer à la fois : - Une situation politique difficile marquée par la mobilisation des bolsonaristes qui n’hé-siteraient probablement pas à accuser les militaires de l’exécutif d’avoir accepté la suspension de leur chef de file, de l’avoir trahi et d’usurper la fonction présidentielle. - Une situation économique et sociale qui sera très délétère au moins jusqu’en 2021. Sur l’année en cours, le PIB devrait chuter de 9%. L’industrie va connaître un effondrement de l’activité. L’élévation du chômage, la dégradation des revenus des travailleurs informels, la crise des finances publiques locales et l’aggravation du déficit fédéral vont composer une conjoncture très délicate. - Sur le front sanitaire, si l’on retient les prévisions actuelles, la période septembre-octo-bre devrait connaître un reflux de l’épidémie. Selon les projections disponibles, le nombre de décès provoqués par le covid-19 pourrait dépasser 166 000 au début d’octobre. Les polémiques suscitées dès aujourd’hui par la conduite actuelle de la politique de santé fédérale (à laquelle les militaires sont directement associés puisque le ministre de la santé par interim est un général) prendront une tournure plus problématique encore et le président par intérim et son entourage d'officiers généraux devront endosser la respon-sabilité d’un bilan qui s’annonce catastrophique. La plupart des militaires qui ont été intégrés au gouvernement Bolsonaro et se retrou-veraient en première ligne avec l’engagement d’un procès en destitution ne sont pas des personnalités dotées d’une longue expérience politique. Le constat vaut notamment pour celui qui exerceraient les fonctions de chef de l’Etat. Depuis quelques mois, ces militaires du gouvernement sont confrontés à une pression de leurs collègues de l’active. Les Etats-majors ne veulent pas que les forces armées connaissent une dégradation de leur image auprès de la population en raison de l’association de quelques militaires au gouvernement Bolsonaro. Ils seraient vraisemblablement conduits à prendre encore davantage de distances si à la tête de l’Etat un civil venait à être remplacé par un général d’armée réformé qui a réalisé l’essentiel d’une longue carrière comme officier de l’armée d’active. En résumé, l’ouverture d’une procédure de destitution à l’encontre de Jair Bolsonaro semble aujourd’hui (juillet 2020), assez improbable. La situation peut cependant changer au cours des prochains mois et à partir de 2021. [1] La suite des opérations se déroule au Sénat. Les parlementaires de la Chambre haute votent d’abord à la majorité simple (41 voix sur 81) le lancement ou non du procès en destitution. Si le lancement est décidé, le Président est temporairement suspendu de ses fonctions pour une durée maximale de 180 jours, temps pendant lequel le procès a lieu au Sénat sous la direction du Président de la Cour Suprême fédérale (le STF). Sur la période, le Vice-Président de la République assume par intérim le poste de Président. En fin de procès, si une majorité de deux-tiers des sénateurs (54 sur 81) vote en faveur de la destitution, l’impeachment est définitif. Le vice-président assume alors les fonctions présidentielles jusqu'à la prochaine élection. A l’inverse, en l’absence de majorité quali-fiée, le Président reprend ses fonctions jusqu’à la fin de son mandat. [2] Au Sénat, les 6 partis qualifiés ici de physiologistes disposent de 22 sièges. A la Cham-bre des députés, les acteurs de premier plan sont les leaders des formations politiques et les autres députés forment une troupe relativement soumise aux orientations et direc-tives des leaders. Au Sénat, chaque élu a plus d’autonomie. Les sénateurs qui n’occupent pas de fonctions particulières (leader de parti, membre du bureau, rapporteur de commission, etc…) peuvent s’affirmer et adopter une ligne de conduite indépendante. Cette situation rend difficile la constitution d’un groupe de parlementaires qui serait mo-bilisable comme le sont les députés du centrão. Le sénateur d’un parti ne va pas soutenir le gouvernement parce qu’un parlementaire de son parti a été nommé à un poste au sein de l’exécutif. En avril dernier, le député fédéral Fábio Faria (du Parti Social-Démocrate, PSD) a été nommé Ministre de la Communication. Cela n’a pas empêché le leader du PSD au Sénat de déclarer qu’il continuerait à adopter une position critique à l’égard du gouvernement. Le soutien d’une majorité au Sénat n’est d'ailleurs pas une priorité pour Bolsonaro. Le Président privilégie la constitution d’une base d’appui à la Chambre des députés. D’abord parce que c’est à la Chambre qu’est approuvée ou non une demande en destitution. Ensuite parce que le Chef de l’Etat veut affaiblir son grand rival Rodrigo Maia, le Président actuel de l’institution, et empêcher sa réélection en février 2021. [3]Lors de son bref passage à la tête du Ministère de l’éducation (entre avril 2019 et juin 2020) il s’est surtout fait remarquer par son ambition d’utiliser ce poste pour imposer des idées ultra-conservatrices sans laisser à ses successeurs l’ébauche d’un projet qui réponde aux vrais défis du secteur.

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