top of page

Résultats de la recherche

161 résultats trouvés avec une recherche vide

  • Petrobras, à nouveau la menace populiste (3).

    La formation des prix des carburants au Brésil. En quinze ans, entre 2005 et 2020, la production brésilienne de pétrole brut est passée de 1,63 à 2,95 millions de barils/jour, soit un bond de 80,9%. Le Brésil est en ce début de décennie le premier pays producteur de pétrole du monde latino-américain devant le Venezuela (dont la production a plongé depuis 2010) et le Mexique. Depuis 2008, le pays produit plus de pétrole qu’il n’en consomme. L’autosuffisance a été atteinte grâce à la mise en exploitation des gisements dits du Pre-Sal, au large des côtes du Sud-Est. Cela peut sembler paradoxal : alors que les exportations sont de plus en plus importantes, le pays continue à importer des volumes significatifs de pétrole brut. En 2020, les livraisons sur le marché international ont atteint en moyenne 1,37 million de barils/jour. Elles ont été destinées principalement à la Chine. La même année, les importations ont été en moyenne de 0,13 million de barils/jour. (en baisse suite à la crise sanitaire). Elles prove-naient principalement de pays d’Afrique et du Proche-Orient. Le Brésil est aussi un importateur de dérivés du pétrole. C’est le cas de l’essence (la production nationale ne couvre pas la demande) et surtout du diesel (autosuffisance inférieure à 75%). Evolution de la production, des exportations et importations de pétrole brut. (millions de barils/jour). Source : Instituto Brasileiro de Petroleo. Un parc de raffineries inadapté et désuet. L’autosuffisance du Brésil en pétrole et dérivés est donc une autosuffisance théorique. La situation paradoxale que connaît la filière pétrolière du pays est liée au profil de l'in-dustrie de raffinage. Les technologies dont dispose cette industrie ne sont pas adaptées aux qualités de pétrole que fournissent les gisements exploités sur le territoire national. Le parc industriel existant n’est pas capable de raffiner une part importante de la ressour-ce fossile extraite sur les sites de production et de couvrir toute la demande interne en produits dérivés. Le Brésil est donc conduit à exporter du pétrole brut et à importer des combustibles et d’autres sous-produits du raffinage. En 2020, on recensait 17 raffineries de pétrole en activité dans le pays. Elles représen-taient ensemble une capacité de traitement de 2,4 millions de barils/jour. Sur ces 17 pla-teformes industrielles, 13 appartiennent à la compagnie nationale Petrobras et repré-sentent ensemble 98,6% de la capacité de raffinage existante. La plus importante instal-lation pilotée par Petrobras est la Replan, localisée sur la commune de Paulinia, dans l’Etat de São Paulo. Le site a une capacité installée de 434 000 barils/jour (18% du total national). Il a été créé en 1972. Dans l’ensemble, l’outil de raffinage exploité par Petrobras est un outil ancien. Onze des treize raffineries (représentant 91,5% des capacités de raffi-nage du pays) ont été inaugurées avant 1980. Elles n’ont pas été conçues pour traiter les types de pétrole que l’on produit aujourd’hui au Brésil. Ces capacités industrielles ont été créées pour l’essentiel entre les années 1950 et les années 70 pour traiter un pétrole im-porté qui provenait pour l’essentiel du Moyen-Orient. Ce pétrole léger permet de pro-duire de grandes quantités de dérivés légers à forte valeur ajoutée (gaz naturel, essence, nafta, gaz liquéfié, kérosène d’aviation, diesel). Le raffinage fournit peu de dérivés à faible valeur ajoutée comme l’asphalte ou les lubrifiants industriels. A l’époque de la dictature militaire (1964-1985), le pays a pratiquement doublé sa capacité de raffinage. Sur la période, la production nationale de pétrole ne couvrait qu’une faible part de la demande. Le Brésil importatait donc une large part de ses besoins en or noir. Sur les dernières décennies, la combinaison de plusieurs évolutions ont conduit le pays à devenir à la fois exportateur et importateur de brut et importateur de produits dérivés : - La première est la forte croissance de la demande intérieure de produits pétroliers. Ainsi, en matière de carburants, sur les vingt dernières années, on a assisté à une forte hausse des ventes par les distributeurs. La progression est de 71,9% pour l’essence dite C entre 2001 et 2020. Elle atteint 54,7% pour le diesel. Cette croissance de la demande en carburants est lié à l’essor du parc national de véhicules et de l’activité de transport, eux-mêmes associés à l’évolution des grands indicateurs économiques. - La seconde évolution est liée à la stratégie de la compagnie Petrobras et aux choix de politique pétrolière faits par les gouvernements successifs. Pour assurer une rentabilité satisfaisante de ses activités, Petrobras a dû concentrer ses investissements sur l’explo-ration et la production de pétrole. Avec la mise en place d’un nouveau code pétrolier pour l’exploitation des gisements off-shore du Pre-Sal, l’entreprise a été contrainte d’entrer comme exploitant principal sur tous les gisements nouveaux mis en production. Les charges d’investissement considérables assumées au cours de la période 2000-2015 n’ont pas permis à la compagnie d’assurer des investissements de modernisation et d’ac-croissement de ses capacités en raffinage. Les raffineries qu’elle exploite aujourd’hui sont obsolètes et les techniques de production utilisées n’ont pas fait l’objet d’améliorations substantielles. - Il faut aussi mentionner un troisième élément. Pour garantir le quasi-monopole de la compagnie nationale, l’Etat fédéral, notamment pendant les gouvernements Lula et Dilma Rousseff (entre 2002 et 2016), n’a pas favorisé l’entrée d’opérateurs privés nationaux ou étrangers dans le secteur du raffinage. Les rares capacités nouvelles créées à la fin des années 2000 portent sur des volumes extrêmement limités (7 253 barils/jour et 7 800 t./jour de schiste brut). - Enfin, la production nationale de pétrole brut a fortement augmenté entre 2005 et 2020, avec la mise en exploitation de gisements du Pre-Sal. Dans ces conditions, pour pouvoir traiter le pétrole national plus lourd que la ressource importée, les sites nationaux de raffinage doivent traiter un mélange de brut d’origine brésilienne et de pétrole plus léger fourni par les pays producteurs du Proche-Orient ou par le Nigeria. En outre, les importations ne concernent pas seulement la ressource utilisée par les raffineries. Le Brésil importe des produits dérivés, notamment du diesel et de l’essence. La politique de prix du raffineur national. Comment la compagnie Petrobras établit-elle les prix des produits dérivés qui sortent des raffineries et qui sont facturés aux entreprises qui assurent leur distribution ? On considèrera ici l’exemple des carburants (essence, diesel). Les prix évoqués ci-après sont les prix que pratique la firme pétrolière et qui incluent ses coûts de production et ses marges. Désignés sous le terme de "prix de réalisation", ils ont été établis à partir de deux approches distinctes au cours des dernières décennies. Jusqu’en 2016, les prix sortie raffineries des carburants étaient fixés en fonction des ob-jectifs de politique économique du principal actionnaire de la compagnie : l’Etat Fédéral. Ces prix ne reflétaient pas l’évolution des marchés internationaux de produits pétroliers. Ainsi, les fluctuations à la hausse des cours du baril et des produits dérivés exprimés en monnaie nationale n’étaient pas immédiatement et intégralement répercutées sur les prix facturés aux distributeurs. Ce déphasage signifie que Petrobras subventionnait la con-sommation, finançait sur sa trésorerie le report de l’ajustement des prix des produits dé-rivés. Elle parvenait à récupérer après de nombreux mois (l’ajustement autorisé des prix facturés aux distributeurs intervenait plusieurs fois par an) une partie du coût assumé. L’objectif de cette politique de prix était de tenter de freiner l’inflation. En pratique, avec les fortes hausses des cours mondiaux du brut intervenues entre 2005 et 2009, puis entre 2010 et 2015, la compagnie nationale a accumulé de sérieuses pertes financières qui ont contribué à son endettement. Le contrôle artificiel des prix des carburants pratiqué entre 2011 et 2016 a provoqué une perte financière pour l’entreprise pétrolière estimée à 75 milliards de réais. Il a contribué à l’aggravation de l’endettement du groupe qui est passé 54,9 à 106,2 milliards de dollars entre 2011 et 2014. La compagnie a été déclassifiée par les agences de notation. Cela signifie que le groupe Petrobras assume aujourd’hui un coût plus élevé que ses concurrents lorsqu'il cherche à lever des fonds pour financer son développement. A partir de 2016, une des mesures prises pour améliorer la situation financière de la com-pagnie a été d’abandonner le dispositif de contrôle des prix de produits dérivés. Petro-bras a alors mis en œuvre une politique tarifaire dite de prix de parité internationale. Le prix de l’essence et du diesel facturé par le raffineur national aux distributeurs de carbu-rants a fluctué en fonction de deux paramètres : le cours en dollars du baril de pétrole sur le marché international et l’évolution du taux de change du dollar par rapport au réal. Après 2016, sur une première période d’application de la nouvelle politique de prix, les variations à la hausse ou la baisse ont été très fréquentes, en fonction des fluctuations du marché international. En septembre 2018, les réajustements des prix sortie raffineries ont été réalisés tous les quinze jours. Depuis 2019, ces réajustements sont effectués en fonction de l’évaluation par la compagnie des conditions de marché et de l’environ-nement international. De janvier à mars 2020, le prix sortie raffineries de l’essence a baissé, reflétant la forte baisse des cours mondiaux du pétrole. Les importateurs brésiliens ne subissaient pas encore sur la période l’effet de la dépréciation du réal. Entre avril 2020 et février 2021, le prix de l’essence sortie raffineries a augmenté de 75%, les réajustements successifs traduisant à la fois l’impact de l’appréciation du dollar par rapport à la monnaie brésilienne et la dynamique de redressement des cours internatio-naux de l’or noir. La formule utilisée par Petrobras pour ajuster ses prix sortie raffinerie n’est pas connue. La compagnie doit tenir compte de l’activité des opérateurs qui réalisent les importations de produits dérivés. Lorsque cet ajustement est supérieur à la variation justifiée par l’évo-lution des prix internationaux, les marges des importateurs s’améliorent. Le mouvement à l’importation augmente, favorisant l’approvisionnement du marché domestique. Lorsque l’ajustement des prix sortie raffineries n’est pas suffisant (par rapport à l’évolution des prix mondiaux), les importateurs subissent une érosion de leurs marges. Un ajustement trop faible ou trop tardif peut affecter les résultats de la compagnie (qui achète du pétrole sur le marché international). Il peut aussi rendre l’activité d’importation de produits dérivés insuffisamment rentable et déboucher sur des pénuries sur ces produits. Sur une période de temps donnée, les variations du prix sortie raffinerie ne suivent pas exactement les variations observées sur le marché international calculées après prise en compte du taux de change. Evolution des prix sortie raffinerie de l'essence au Brésil et sur le Golfe du Mexique. Source : Petrobras De la raffinerie à la pompe. Au Brésil, le marché de la distribution des carburants est dominé par trois entreprises : BR Distribuidora, Raizen et Ultrapar (réseau Ipiranga). Ces trois firmes représentent en-semble une part de marché de plus de 63% pour l’essence et de plus de 71% pour le diesel. Sur les dernières années, de nouveaux concurrents sont apparus dans le secteur. Ces entreprises sont approvisionnées en produits dérivés importés. Avant de livrer les carburants au réseau de revente que sont les pompistes, les entre-prises de distribution doivent ajouter de l’éthanol à l’essence et du biodiesel (diester) au diesel. L’essence qui est vendue à la pompe est un mélange d’essence commune (dite A) et d’éthanol anhydre (27% minimum). On parle d'essence C. Le diesel est un mélange de diesel fourni par la raffinerie et de biodiesel (12%). Le prix hors taxes que va facturer l’entreprise de distribution comprend donc outre le coût d’achat de l’essence commune et du diesel les dépenses engagées pour acquérir l’éthanol et le biodiesel. A ces éléments, pour arriver au prix final, il faut ajouter deux composantes essentielles : les impôts ainsi que le coût et la marge du revendeur. Trois impôts ont une incidence forte sur le prix des carburants à la pompe : l’ICMS, la CIDE et les taxes dites PIS, PASEP et COFINS. L’ICMS est un impôt perçu par les Etats fédérés. Il est prélevé sur toutes les marchandises et services commercialisés. La CIDE est une taxe fédérale destinée à ali-menter un fonds d’investissements en infrastructures de transport et en projets environ-nementaux destinés à réduire l’impact de la filière des énergies fossiles. PIS PASEP e COFINS sont des prélèvements destinés à financer diverses prestations sociales. Les coûts du revendeur (gérant de postes de vente) dépend du prix d’achat des carbu-rants (qui peuvent varier selon la localisation du poste) et des frais liés à la commercia-lisation. Différentiel des prix à la pompe des carburants (février 2021). Source : ANP. La part de ces composantes dans le différentiel du prix final de l’essence et du diesel va varier dans le temps. On se réfère ici à des données moyennes pour le mois de février 2021. Au début du mois, l’essence C était vendue à la pompe à un prix final moyen de 4,81 réais par litre (0,74 euro). Sur ce prix final, la part du prix sortie raffinerie était de 29%. Les impôts et taxes représentaient 44% du prix facturé à l’automobiliste. Le coût de l’éthanol anhydre et des opérations de mélange était de 15%. La part de l’entreprise de distribution et du revendeur était de 12%. Dans le cas du Diesel (vendu en moyenne à 3,85 réais le litre en février 2021), le poids des impôts et taxes est plus faible (23%). La part prélevée par Petrobras est plus importante que pour l’essence (47%). Cela signifie que le prix final du diesel est plus sensible que celui de l’essence aux fluctuations des cours sur le marché international et aux mou-vements du taux de change. Depuis avril 2020, Petrobras a reajusté à la hausse les prix de l’essence et du diesel sortie raffineries. Sur les premières semaines de l’année 2021, à la date du 8 mars, la compagnie a procédé à six relèvements successifs des prix de l’essence et du diesel. Par rapport aux tarifs pratiqués à la fin décembre 2020, le prix de l’essence a ainsi augmenté de 54,3%. Pour le diesel, la hausse est de plus de 41%. De telles hausses ne laissent évidemment pas les usagers indifférents. Depuis le début de cette année, la colère monte dans le secteur du transport routier. Les camionneurs menacent de mettre le pays à l’arrêt en lançant une grève comparable à celle de 2018. Le gouvernement fédéral et les pouvoirs publics locaux réagissent une nouvelle fois en cherchant à intervenir sur les prix afin de freiner des hausses qui ont un impact marqué sur les indicateurs d’inflation. Leurs marges de manœuvre sont très limitées. En théorie, ils peuvent choisir de réduire les prélèvements fiscaux pour compenser les hausses des tarifs sortie de raffineries. Néanmoins, la diminution des taux de l’ICMS (qui varient d’un Etat à l’autre) sont diminués, l’initiative peut aggraver les difficultés financières des Etats fédérés, déjà très importantes. La baisse des autres prélèvements pose la question du financement des investissements en infrastructures (CIDE), déjà très limité, ou celui de diverses prestations sociales. Si l’Etat fédéral imposait à Petrobras de revenir au mécanisme de fixation des prix utilisé jusqu’en 2017, il remettrait en cause tous les efforts engagés par la compagnie pour redresser sa situation financière et fragiliserait considérablement son développement dans l’avenir. (à suivre : Quelle issue au bras de fer Petrobras-Bolsonaro ?)

  • Petrobras : à nouveau la menace populiste (2).

    La première entreprise brésilienne sauvé d'un naufrage. Retour en 2017. Le Brésil peine alors à sortir d’une crise économique, financière et poli-tique. Le gouvernement intérimaire de Michel Temer tente de relancer l’économie après deux années de récession. Il cherche à tirer le meilleur parti possible des ressources pétrolières. Le scandale de Petrobras découvert en 2014 a éclaboussé une bonne partie de la classe politique. Il a entraîné la condamnation par la Justice de l’ancien Président Lula. Dans ce contexte, le secteur pétrolier a du mal à repartir. L’espoir du gouvernement est alors d’attirer les investisseurs étrangers, notamment les firmes européennes, qui pourraient être intéressées par l’exploitation de champs pétroliers au Brésil. Le pays en-gage donc une nouvelle stratégie qui rompt avec la politique nationaliste et interven-tionniste qui a prévalu sous les gouvernements Lula (2003-2010) et Dilma Rousseff (2011-2016). Pre-Sal et protectionnisme. En 2006, la découverte d’importantes réserves de pétrole pré-salifère au large des côtes de l’Etat de São Paulo va susciter beaucoup d’espoir et nourrir de grandes illusions sur le rôle que peut avoir le pétrole dans le développement. Le plus grand champ pétrolifère, situé au large des côtés de Rio de Janeiro et à plus de 7 000 mètres en-des-sous du sol, a été estimé par les experts à près de 20 milliards de barils de brut. Dès la découverte de cette nouvelle ressource, on sait au Brésil que l’extraction du pétrole sous une couche de sel sera très coûteuse. Le gouvernement du Président Lula imagine pourtant déjà que le pays va devenir un des plus importants producteurs de pétrole au monde. Défenseur d’un modèle de développement fondé sur une forte intervention de l’Etat, refusant la logique du marché, le pouvoir de gauche imagine que cette "mine d’or" qu’est le Pre-Sal peut lui échapper s’il applique la législation en vigueur depuis 1997, fondé sur un régime de concessions. Il décide donc de mettre en place un nouveau code pétrolier pour le Pre-Sal, fondé sur un régime de partage de la production. Seule l’entreprise nationale Petrobras pourra être opérateur principal des nouveaux gisements de pétrole. En outre, la compagnie nationale devra obligatoirement détenir une part d’au moins 30% du capital dans les consortiums d’exploitants créés pour exploiter ces gisements. Le gouvernement espère ainsi garder la main sur le pétrole national et s’assurer ainsi une part importante dans les nouveaux revenus générés. Les champs pétrolifères off-shore du Pre-Sal. Le groupe pétrolier va s’engager dans un programme d’investissements considérable. Aux coûts de la mise en exploitation des nouveaux gisements vient s’ajouter l’impact de la politique de développement industriel que l’Etat met en place. De la construction de plateformes flottantes au transport du pétrole et du gaz, le gouvernement entend créer des marchés qui soient réservés aux opérateurs nationaux existants ou à lancer. Une législation lourde et contraignante, donnant la préférence aux équipementiers et sous-traitants brésiliens, va être imposée. Au lieu de miser sur le recours aux fournisseurs mondiaux les plus compétitifs, Petrobras doit privilégier les commandes auprès d’in-dustriels locaux qui sont très onéreux, mal préparés, parfois incapables de livrer dans les délais les équipements prévus ou.... inexistants. L'Etat fédéral montera ainsi de toutes pièces une société nationale de construction navale. Pour faire face, Petrobras dépense. L’effort financier est considérable. Pendant le second gouvernement Lula (2007-2010), cet effort ne semble pas être insurmontable. Les ressources pétrolières s’annoncent abondantes et le cours mondial du baril flambe au-dessus de 100 dollars au cœur de l’année 2008. Dix ans plus tard, le gouvernement Temer doit faire le bilan : cette stratégie nationaliste et protectionniste a été un échec et le pays a bien du mal à relancer sa filière du pétrole. La grande crise. Les difficultés du secteur ne tiennent pas seulement aux contraintes que le gouver-nement de gauche a voulu imposer à Petrobras. Elles sont aussi liées à l’énorme scandale politico-financier dont a été victime la compagnie. En 2014, la justice brésilienne a lancé une grande enquête baptisée “lavage express” dans le but de faire la lumière sur un système de pots-de-vin mis en place par les dirigeants de plusieurs entreprises nationales ainsi que plusieurs responsables politiques. Le groupe Petrobras est au cœur de cette affaire. Les gouvernements Lula et Dilma Rousseff ont favorisé la nomination à des postes-clés au sein de la firme de personnalités membres du Parti des Travailleurs ou proches des formations politiques au pouvoir. Au sein du groupe pétrolier qui est alors de très loin le plus important investisseur dans le pays, ces cadres doivent monter des appels d’offre falsifiés qui ouvrent des marchés aux entreprises de construction civile et autres fournisseurs d’équipements et sous-traitants amis du pouvoir. Les chantiers et livraisons sont surfacturés. La surfacturation alimente un système de financement de pôts de vin et d’enrichissement personnel. Le dispositif va coûter 2 milliards de dollars à Pétrobras. Sa découverte va aboutir à l’inculpation de nombreux dirigeants de la com-pagnie et de responsables politiques ayant trempé dans l’affaire. Navire de prospection construit au Brésil pour l'exploiration du Pre-Sal. En 2014, alors que le scandale désigné sous le terme de petrolão éclate, la compagnie nationale qui portait tous les espoirs de décollage économique du pays sous l’ère Lula se retrouve avec une dette nette de 106,2 milliards de dollars, soit 4,77 fois l’Ebitda (1). Elle n’a aucun plan pour sortir de l’impasse. La firme pétrolière entre alors dans une crise dont il semble qu’elle ne pourra pas se sortir. L’année où éclate le scandale du Petrolão, elle entre dans le rouge et dégage un résultat net négatif. La situation n’est évidemment pas due uniquement aux problèmes de corruption. La crise de la compagnie est liée à un surendettement qui a commencé avec la mise en exploitation du Pre-Sal en 2010. Pour faire face des coûts d’exploitation très élevés sur les nouveaux champs pétrolifères, la firme a emprunté des capitaux sur les marchés financiers internationaux. Entre la fin des années 2000 et 2012, la captation de ressources aura atteint 70 milliards de dollars. Elle a continué à s’endetter ensuite, sur une période pendant laquelle l’exploitation des gise-ments du Pre-Sal ne permettait pas de dégager de résultats. La dette a continué à augmenter jusqu’en 2014. Cet endettement reste élevé en 2015 et 2016 en raison de la baisse des cours mondiaux du pétrole. Il est encore nourri par la politique de prix des combustibles que va imposer l’Etat fédéral jusqu’en 2016, par les pertes financières liées au scandale du petrolão et par une augmentation des dépenses en importations de carburants. Enfin, jusqu’en 2015, l’entreprise a investi des sommes considérables dans ses raffineries, afin de maintenir en fonctionnement les capacités existantes et améliorer l’effi-cacité des process industriels. Le contexte mondial du secteur pétrolier a changé. Après avoir tenu quelques années au-dessus ou autour de 100 dollars/baril, le cours du pétrole passe en dessous de 75 dollars/baril à la fin 2014. Le brut brésilien est précipité vers un avenir incertain. Après avoir plongé en 2016 en dessous de 50 dollars, le cours du baril est resté inférieur à 75 dollars jusqu’en fin 2018. Cette évolution va peser lourdement sur le développement de l’exploitation des champs pétrolifères découverts plus de dix ans auparavant. Leur mise en exploitation est beaucoup plus onéreuse que celle du pétrole traditionnel. Avec un prix qui évolue entre 50 et 75 dollars/baril, l’exploitation des gisements du Pre-Sal n’est pas rentable. En 2016, après la destitution de Dilma Rousseff et l’investiture du gouver-nement Temer, la solution choisie sera de parer au plus pressé. La compagnie nationale va chercher à vendre une partie de ses actifs afin d’attirer les investisseurs étrangers. L’Etat assouplit le code pétrolier adopté dix ans plus tôt. Après plusieurs années dans le rouge, Petrobras va commencer à renouer avec les bénéfices au début de l’année 2017. Principaux indicateurs financiers annuels de Petrobras en milliards de dollars. Source : Petrobras. Un sauvetage en cours. Afin de relever son activité pétrolière, le Brésil a donc fait le choix de rompre avec son ancien système de gestion basé sur le leadership de l’entreprise nationale Petrobras. Pour améliorer les comptes de l’entreprise et redonner de l’attractivité aux champs de pé-trole brésilien, Petrobras a lancé plusieurs appels d’offres en vue de céder une part de ses actifs. Le plan a été validé par les députés brésiliens en novembre 2016 : ils ont ainsi donné leur feu vert pour la cession de 287 champs pétrolifères. Le parlement brésilien a également entériné les nouvelles modalités pour l’exploitation du pétrole sur le territoire brésilien : désormais, les entreprises étrangères peuvent répondre seules aux appels d’offre, et elles ne sont plus obligées d’être partenaires avec Petrobras. Cette libéralisation du secteur pétrolier doit permettre d’attirer rapidement de nouveaux investisseurs. Pour parachever son entreprise de séduction auprès des sociétés pétro-lières internationales, le gouvernement brésilien a même organisé en mai et juin 2017 un “road show”, véritable tour du propriétaire destiné à mettre en évidence le potentiel écono-mique du pétrole brésilien. Pendant quatre ans, entre 2014 et 2017, le groupe pétrolier national a dégagé des résultats négatifs. En 2018, il repasse enfin au vert. Le résultat net atteint 7,173 milliards de dollars. La compagnie continue à réduire son endettement. La dette nette représentait 5,1 fois l’Ebitda en 2015. Elle était encore équivalente à 3,67 fois l’Ebitda en 2017. Le coefficient n’est plus que e 2,34 à la fin de l’exercice 2018. La production de la compagnie est à nouveau en hausse. Le redressement des cours du pétrole entre la fin 2017 et la fin 2019 va contribuer au redressement financier du groupe. Pour parvenir à sortir des fortes turbulences des années antérieures, Petrobras a engagé une stratégie nouvelle depuis 2015. Depuis, la priorité a été de réduire le péri-mètre de la compagnie, de diminuer les coûts et le nombre d’agents, de vendre des actifs, notamment des raffineries. Entre 2015 et 2019, le programme de désinvestissement a permis de dégager des recettes exceptionnelles pour 15,5 milliards de dollars, utilisées pour réduire la dette. La compagnie a annoncé en 2019 que cette politique de désin-vestissement allait se poursuivre jusqu’en 2023 et qu’elle permettrait de capter une recette supplémentaire de 26,9 milliards de dollars en 8 ans. Petrobras entend se défaire de huit raffineries, de réseaux de distribution de carburants (au Brésil comme à l’étranger). La fin du monopole détenu de facto par la compagnie dans le secteur du raffinage est un message important. La construction et la mise en fonctionnement de raffineries auront été dans le passé associées à une mauvaise gestion, à l’interférence des gouvernants, à des interventions politiques. En réduisant son activité dans le secteur, la compagnie veut montrer qu’une rupture est en cours par rapport à des pratiques anciennes. La vente de raffineries est une composante-clé du plan de désinvestissement du groupe pétrolier. L’autre volet de la stratégie engagée depuis 2015 a été de réduire le nombre d’employés que la compagnie emploie (63 360 en 2018). Entre 2014 et 2018, 16 500 salariés ont quitté la firme dans le cadre de la mise en œuvre d’un plan de démission volontaire. Le coût des indemnisations versées est estimé à 5,5 milliards de réais mais la compagnie estime qu’elle a ainsi réduit ses dépenses opérationnelles de 19,5 milliards. Les bons résultats atteints en 2018, à la veille du changement de gouvernement, ne tien-nent pas seulement à la politique de désinvestissement engagée et à la réduction du nombre d’agents. L’entreprise a aussi mis en œuvre un nouveau dispositif de gouver-nance. Elle s’est recentrée sur son métiers principal, l’exploitation du pétrole etdu gaz. A la fin du gouvernement Temer, le groupe pétrolier national sort d’une phase particulière-ment difficile. Il reste cependant très endetté et le paiement des charges d’intérêt absorbe une part importante de ses résultats opérationnels. Lorsque Jair Bolsonaro assume la présidence en 2019, il annonce que la politique enga-gée sous l’Administration antérieure sera poursuivie. Il accepte le choix fait par son ministre de l’économie de nommer à la tête de la compagnie nationale un économiste libéral qui entend continuer à redresser la situation financière du groupe. Les marchés financiers manifestent alors un optimisme serein quant à l’avenir de la compagnie. Cet enthousiasme sera brusquement refroidi en avril 2019 lorsque le chef de l’Etat prend l’initiative d’interdire une augmentation du prix sortie raffineries du diesel, mesure déci-dée par le nouveau CEO. Depuis 2016, les prix des carburants sont régulièrement réajustés (à la hausse ou à la baisse) en fonction de l’évolution des cours mondiaux du pétrole et de celle de la parité dollar/réal. Le Président explique alors qu’il craint que cette hausse ne soit une étincelle capable de provoquer une nouvelle grève des ca-mionneurs, comparable en ampleur à celle qui a eu lieu en mai 2018, entraînant une paralysie complète du pays. Les marchés financiers réagissent. Ils voient dans cette inter-vention le signe que le gouvernement fédéral va continuer à interférer dans les décisions d’une société à capital ouvert. Les actions de Petrobras vont chuter à la bourse et la compagnie va subir en une seule journée une perte de sa valeur boursière estimée à 32 milliards de réais. Quelques jours plus tard, le CEO du groupe annonce finalement un réajustement à la hausse du prix du diesel inférieur à ce qui était prévu initialement. Il affirme alors avec fermeté que le nouveau gouvernement n’interviendra pas dans la ges-tion de Petrobras. Cette promesse ingénue ne sera pas démentie jusqu’à..... la fin 2020. Depuis le début du mandat de Bolsonaro, les cours du pétrole n'ont pas dépassé 75 dollars le baril, un pic atteint en avril 2019. Ils ont plongé début 2020 avec la crise sanitaire. Les choses se compliquent sur le deuxième semestre de l'année passée. La forte hausse du dollar commence à impacter les contrats passés par les importateurs brésiliens de pétrole. Le cours du baril connaît une dynamique haussière à partir de juillet 2020, puis à compter de novembre. Le prix mondial du baril tournait autour de 175 réais en mars 2020. Il est supérieur à 367 réais un an plus tard. A partir de janvier 2021, Jair Bolsonaro n'a pas cessé de manifester son irritation à l'égard du CEO de Petrobras. (à suivre : la formation des prix des carburants au Brésil). (1) Sigle en anglais du bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement.. Correspond approximativement à l'excédent brut d'exploitation.

  • Petrobras : à nouveau la menace populiste (1).

    Au fil des derniers mois, la politique économique menée par le Président brésilien a été de plus en plus marquée par un populisme caractérisé. Cela est vrai en matière de gestion des comptes publics. Cela est désormais évident en ce qui concerne les rapports entre l’Etat fédéral et grandes entreprises qu’il contrôle. En février dernier, Jair Bolsonaro a clairement montré que ces firmes ne disposaient pas d’une véritable autonomie de gestion. En remettant en cause la politique de prix de Petrobras et en renvoyant brutalement le CEO en place depuis début 2019, le Président fragilise la compagnie et la filière nationale du pétrole dont elle est l’acteur central. Les quatre articles de cette série sont consacrés à évaluer les risques auxquels le populisme de Bolsonaro expose une filière majeure de l’économie brésilienne. Après une introduction, on évoquera la situation de Petrobras à la veille de l’investiture du Président (janvier 2019). Un troisième article sera consacré à la formation des prix des carburants, la hausse récente ayant été le prétexte choisi par le chef de l’Etat pour justifier son interférence désastreuse dans la gouvernance de la compagnie nationale. Enfin, un dernier article évoquera précisément les contraintes nouvelles que le Président populiste impose à Petrobras et à la filière brésilienne du pétrole. Un président fidèle à lui-même. Le chef de l’Etat a été pendant 27 ans député fédéral avant d’assumer la magistrature suprême. Au cours de cette longue carrière parlementaire, il a toujours montré qu’il était favorable au modèle particulier de capitalisme en vigueur au Brésil : un capitalisme piloté par l’Etat interventionniste, très éloigné de la logique du marché. Dans ce modèle, les corporations les plus puissantes cherchent en permanence à instrumentaliser la puis-sance publique. Les grandes entreprises nationales attendent de l’Etat protections et subventions. Les corporations de fonctionnaires et de salariés des firmes publiques exi-gent la préservation de leurs privilèges. Le bien public, l’intérêt collectif sont souvent oubliés par les élus de la nation qui se placent au service des groupes de pression les plus "généreux". Jair Bolsonaro a toujours appartenu à cette catégorie de parlementaires soucieux de préserver un Etat corporatiste et clientéliste. Au cours de ses sept mandats, il a défendu les intérêts du monde militaire et des fonctionnaires en général. Dans les années quatre-vingt-dix, il a voté contre la fin du monopole de la compagnie pétrolière Petrobras et contre les privatisations d’entreprises publiques engagées sous les Admi-nistrations Collor (1990-1992), Itamar Franco (1992-1994) et F.H. Cardoso (1995-2002). Il a joint son vote aux voix des parlementaires du Parti des Travailleurs de Lula pour refuser le Plan Real de lutte contre l’inflation (1994). Il s’est prononcé contre toutes les réformes de modernisation de l’Etat et d’ajustements des systèmes de retraites. En 2018, alors can-didat à la Présidence, il a réussi à faire oublier qu’il était l’exemple type de parlementaire clientéliste et défenseur des intérêts corporatistes. Il s’est présenté comme l’homme du renouveau soudain converti au libéralisme économique. Pour donner à cette conversion apparente et soudaine un minimum de crédibilité, Bolsonaro s’est alors associé à un économiste connu pour son orientation libérale : Paulo Guedes. Dès la campagne présidentielle de 2018, ce personnage a séduit les marchés en promettant des réformes radicales. Paula Guedes annonçait l’éradication du déficit public dès la première année du mandat, la captation de 1000 milliards de réais (l’équi-valent de 34% du total des dépenses publiques de 2019) grâce à la privatisation des firmes publiques, la libéralisation du commerce extérieur, une réduction massive des dé-penses de l’Etat fédéral. En janvier 2019, il est devenu le "super-ministre" de l’économie du gouvernement Bolsonaro, concentrant sous son autorité des compétences jusqu’alors réparties en trois ministères. Sur les deux premières années du mandat présidentiel, Paulo Guedes a beaucoup parlé, annonçant régulièrement pour la semaine à venir des changements majeurs pourtant sans cesse repoussés. En réalité, progressivement, la politique économique de l’Etat fédéral a été de plus en plus influencée par les intérêts personnels du Président, par les convictions qu’il a toujours manifestées. Pour assurer sa survie politique et préparer sa réélection en 2022, Bolsonaro s’est allié au centrão et cherche de plus en plus à défendre les intérêts des corporations qui peuvent être de précieux soutiens dans l’avenir. Il n’est plus question de privatisations, d’ouverture de l’économie, de discipline budgétaire. Les grandes idées de Paulo Guedes ont été ran-gées au placard des slogans électoraux obsolètes et démodés. Le Président avait déjà commencé à saboter le programme libéral de son ministre de l’économie dès 2019. A la fin février dernier, il a porté une estocade majeure contre la politique défendue par Guedes. Il a suffi d’un message posté sur les réseaux sociaux par le chef de l’Etat pour provoquer une chute vertigineuse des actions de la première entre-prise du pays (la compagnie Petrobras) à la bourse, inquiéter tous les investisseurs et ressusciter la souvenir d’un passé marqué par les interventions constantes de l’Etat dans la conduite de l’économie et la gestion des entreprises publiques et semi-publiques. Négligeant totalement les normes de gouvernance que doivent respecter les sociétés d’économie mixte [1], Bolsonaro a annoncé qu’il "virait" le CEO de Petrobras, un écono-miste libéral choisi en 2019 par son ministre de l’économie. Depuis quelques jours, le Président se plaignait des hausses successives des prix des carburants vendus par la compagnie aux distributeurs et détaillants, hausses que se répercutent sur les tarifs à la pompe et suscitent la grogne et la colère de nombreux consommateurs. Dans le même message, pour calmer les routiers et les automobilistes, il annonçait une diminution forte des taxes qui ont une incidence sur le prix au détail des carburants. Contrairement à ce qu’exige la législation sur la responsabilité budgétaire des gouvernants, la décision improvisée de réduire ces recettes fiscales n’était accompagnée d’aucun projet de con-traction de dépenses. Sur les heures suivantes, l’impact de ce post sur Facebook sera désastreux. Les conséquences de la crise provoquée vont bien au-delà de son impact sur la bourse et les marchés financiers. Le ministre de l’économie a perdu soudain le peu de crédibilité qu’il avait encore. Depuis la fin février, les promesses qu’il s’acharne encore à répéter sont devenues des motifs de plaisanterie. Evolution des prix du pétrole (brent) depuis janvier 2019 (dollars/baril). Le CEO du groupe pétrolier, Roberto Castello Branco, ne méritait pas d’être la cible du courroux présidentiel. Il s’est contenté d’appliquer au sein de son entreprise une norme adoptée en 2016. Celle-ci prévoit que les prix des produits pétroliers vendus par la com-pagnie soient régulièrement réajustés à la hausse ou à la baisse en fonction des cours mondiaux de l’or noir et de la parité dollar/réal brésilien. Depuis juin 2021, avec la hausse du brut et la forte dépréciation du réal par rapport au dollar, logiquement, la compagnie nationale a constamment augmenté ses tarifs à la sortie de raffineries. Les ajustements ainsi pratiqués préoccupent tous les automobilistes car ils sont évidemment répercutés sur les prix à la pompe. La hausse du tarif de l’essence est ressentie par les familles de classe moyenne qui possèdent une automobile et par les milliers de travailleurs de l’économie informelle qui utilisent une moto ou un véhicule pour exercer leurs activités (chauffeurs utilisant des applicatifs, livreurs). L’élévation des prix à la pompe du diesel suscite la colère d’autres secteurs profes-sionnels organisés dont les coûts sont immédiatement impactés par la hausse des car-burants. C’est le cas des centaines de milliers de camionneurs qui assurent 68% du transport de marchandises sur ce pays continent. Pour les propriétaires de poids lourds, le prix du diesel à la pompe est une composante essentielle des charges de fonction-nement. Toute augmentation est répercutée sur le coût du fret routier et le prix des mar-chandises transportées. L’addition est assumée in fine par tous les consommateurs. La hausse du diesel influence aussi le tarif des transports publics. Près de 30% du coût d’un déplacement en bus urbain (le principal moyen de transport dans les villes, qui repré-sente un poste important dans le budget des familles les plus modestes) est lié au prix du diesel. Evolution du taux de change dollar/réal. Jair Bolsonaro sait que de grands mouvements sociaux ont éclaté ces dernières années à la suite de hausses des tarifs du transport urbain. Il sait aussi que les routiers doivent être ménagés. Avec une flotte de près de 2 millions de poids lourds, ils peuvent bloquer le pays, paralyser l’économie et générer rapidement une pénurie sur de nombreux produits de base. C’est exactement ce qu’ils ont fait en mai 2018. Depuis, le candidat et le Président élu n’ont pas cessé de flatter cette catégorie professionnelle qui a contribué à sa victoire électorale en octobre 2018. Aujourd’hui, Jair Bolsonaro sait que dans le contexte d’une crise sanitaire aggravée, la paralysie provoquée par une grève des rou-tiers pourrait être la première étape de mouvements sociaux plus importants. Il entend donc calmer et conserver le soutien de cette corporation. Pour éviter tout remous, il est prêt à toutes les initiatives démagogiques. Par un message rageur posté sur les réseaux sociaux le 19 février dernier, il a annoncé le remplacement de Castello Branco par un général de réserve qui occupait jusqu’alors le poste de CEO de la centrale hydro-électrique d’Itaipu. Il aussi informé tous les routiers qu’il allait freiner la hausse des prix à la pompe des carburants… Blocage d'une autoroute par les routiers en grève en mai 2018. Un vieux stratagème. Le message était clair. Bolsonaro a laissé entendre qu’il n’hésiterait pas à recourir au bon vieux stratagème de court terme utilisé dans le passé par les gouvernements confron-tés à des tensions inflationnistes. L’Etat fédéral brésilien contrôle le groupe Petrobras, une firme qui dans les faits détient le monopole de la prospection, de l’extraction et du raffinage du pétrole. Il est donc facile pour le pouvoir central d’utiliser la compagnie comme un amortisseur des hausses de prix. Il suffit d’imposer à la direction qu’elle retarde les réajustements ou qu’elle les minimise. L’impact sur l’indice d’inflation et sur les prix des produits et services les plus utilisés est ainsi atténué ou gommé. Lorsque la hausse des cours du pétrole sur les marchés internationaux ou celle du billet vert ne durent pas et sont suivies par des baisses, ce type de manipulation est sans consé-quence. Lorsque les prix de l’or noir connaissent une élévation sur longue période ou que la monnaie nationale dévisse plusieurs mois de suite par rapport au dollar, le report du réajustement des prix intérieurs ou l’absence de réajustement aboutissent à dégrader les comptes et la situation financière de Petrobras. L’entreprise perd la confiance des marchés, sa valeur boursière se dégrade. Elle doit assumer des intérêts plus élevés pour emprunter. Sa capacité d’investissement diminue. C’est ce qui s’est passé entre la fin des années 2000 et 2015 sous les gouvernements de gauche qui n’hésitaient à intervenir à tout bout de champ dans la gestion de la firme. Les marchés financiers ont de la mémoire. En février dernier, ils ont (enfin) compris que cet interventionnisme n'avait pas disparu. Sur la semaine qui a suivi le "post" du Président, Petrobras a perdu plus de 100 milliards de réais (15 milliards d’euros) en valeur de marché. Les investisseurs étrangers se sont massivement délaissés de titres brésiliens. En une dizaine de jours, le dollar a bondi, passant de 5,4 à plus de 5,7 réais. Les taux d’intérêt à terme ont monté sur le marché financier. Comme s’il voulait susciter un maximum d’inquiétude, Bolsonaro a été jusqu’à dire qu’il ne se contenterait pas d’inter-férer dans la gestion de la compagnie pétrolière mais qu’il s’occuperait aussi du secteur de l’énergie électrique. Les actions d’Eletrobras (le groupe qui produit une bonne partie de l’électricité dans le pays) ont plongé. Les investisseurs se sont alors souvenus qu’e le chef de l'Etat avait déjà souhaité en début d’année le remplacement du CEO de la Banque du Brésil, un dirigeant qui a la malencontreuse idée de vouloir fermer des agences de l’institution financière qui n’ont plus guère d’utilité dans le monde d’aujour-d’hui. Les actions de la banque ont-elles-aussi dévissé à la bourse. Dans la foulée, l’indicateur de risque-pays s’est dégradé. Tous les analystes anticipent une hausse de l’inflation à la suite du dernier dérapage de la monnaie brésilienne. Le "super-ministre" de l’économie s’est abstenu de tout commentaire sur les âneries de son chef et leurs conséquences délétères [2]. Même après un train de hausses conséquentes au cours des premiers mois de 2021, les prix des carburants au Brésil sont encore inférieurs à la moyenne des prix pratiqués dans les 160 pays du monde qui publient des données fiables sur la question. Le constat vaut même si l’on prend en compte les niveaux moyens de revenu par habitant. Le pétrole est une commodité dont les prix de référence à l’échelle mondiale sont exprimés en dollars. Les échanges sont facturés dans la devise américaine. Le Brésil étant une économie de marché, il doit laisser les prix se former conformément à la logique de marché. Jair Bolsonaro ne tient aucun compte de cela. Il a répété en février dernier que les réajus-tements à la hausse pratiqués par Petrobras reflétaient la lâcheté du CEO de l’entreprise. Il a aussi accusé ce dernier de paresse en laissant entendre que Roberto Castello avait abandonné son poste depuis des mois en choisissant de travailler à distance. Ce dernier a encore commis un impair impardonnable. Agé de 76 ans, il a osé apparaitre lors d’une réunion convoquée au palais présidentiel en portant un masque et une visière de protec-tion, une pratique très mal vue dans ces locaux. Selon le chef de l’Etat, le nouveau CEO qu’il vient de nommer va mettre de l’ordre au sein de la compagnie. Le populisme économique avec lequel renoue depuis plusieurs mois l’ancien capitaine n’est pas seulement une source d’inquiétude pour les marchés financiers. Les propos extravagants et démagogiques tenus en permanence par le Président, l’incohérence de sa politique et l’insécurité juridique ainsi renforcée ont un effet majeur : les investisseurs privés hésitent et vont s’hésiter dans l’avenir à s’engager sur de grands projets au Brésil, par exemple dans le secteur industriel ou le domaine des infrastructures. La posture du premier personnage de l’Etat vient détruire le faible capital de confiance dont bénéficiait encore son gouvernement sur les premiers mois. L’épisode récent qui concerne Petrobras vient s’ajouter à une longue série d’évènements et d’actes présidentiels qui contredisent radicalement les promesses de la campagne. Sur les trente premières années de sa longue carrière politique, Jair Bolsonaro a été une figure populiste, favorable à l’intervention tous azimuts de l’Etat dans la vie économique. Le parlementaire a été le porte-parole et le défenseur d’intérêts catégoriels, principalement ceux des forces armées, des polices et d’autres secteurs de la fonction publique. Il a été le fidèle représentant de lobbys. C’est exactement ce qu’il continue de faire depuis qu’il est président. Il ne s’intéresse qu’au sort des secteurs de la population qui font partie de sa clientèle ou pourraient l’appuyer en 2022 : les églises évangéliques, les forces de sécurité, les militaires, le petit commerce, les travailleurs de l’économie informelle, les centaines de millers de camionneurs, une partie du monde agricole… Cette posture est devenue encore plus évidente après la défenestration du CEO de Petrobras en février dernier. Dans un environnement économique extrêmement difficile, alors que la crise sanitaire se poursuit et s’aggrave, le Président s’acharne à renforcer un climat d’incertitude et d’insécurité juridique, absolument préjudiciable à la reprise indispensable de l’investissement. Plus la date d’octobre 2022 va se rapprocher, plus ce candidat permanent sera enclin à jouer la carte du populisme économique. (à suivre : Pétrobras à la veille de l'investiture de Jair Bolsonaro). [1] L’Etat fédéral détient aujourd’hui 50,5% du capital du groupe Petrobras, contre 75% en 1995. La part du capital détenue par des investisseurs privés brésiliens est de 9,14%. Celle détenue par des investisseurs étrangers est de 40,36% (données en février 2021). [2] Quelques jours après l’ouverture d’une crise au sein de Petrobras, les analystes politiques considéraient au Brésil que Paulo Guedes ne devrait pas quitter immé-diatement le gouvernement mais aucun ne se risquait à faire des prévisions à long terme quand à la permanence du ministre au sein du gouvernement Bolsonaro.

  • Covid-19 : le Brésil s'enfonce dans la tragédie.

    La combinaison des mesures de confinement, d’isolement et de traçage du virus, l’accé-lération des campagnes de vaccination ont permis à l’échelle mondiale un sérieux frei-nage de l’épidémie de Covid-19 depuis le début de cette année. Le nombre de cas de contamination confirmés chaque jour par million d’habitants (moyenne mobile sur 7 jours) est passé de 95 autour du 10 janvier à 48,8 à la fin février 2021. Au Brésil, la dynamique de l’épidémie est totalement différente. Le nombre moyen de nouveaux cas confirmés chaque jour par million d’habitants reste très supérieur au niveau mondial. Il n’a pas cessé de progresser sur février 2021 pour atteindre plus de 257 notifi-cations sur les derniers jours du mois. Le pays est désormais confronté à une pénurie de lits de réanimation et d'oxygène. Un an après que le premier cas de contamination a été identifié sur le territoire, le Brésil a vécu en février dernier la pire phase d’évolution de l’épidémie. Sur le dernier jour du mois, on recensait 10,55 millions d’habitants ayant été infectés (9,24% du total mondial) et 254 942 morts (10% des décès liés à l’échelle mondiale à la maladie). Le pays affronte une situation de chaos dans ses hôpitaux. Les campagnes de vaccination lancées depuis le début de l’année n’avaient permis d’immuniser que 3% de la population (un peu plus de 6 millions de personnes) à la fin février. Nombre de nouveaux cas confirmés chaque jour par million d’habitants* (moyenne mobile sur sept jours). *Le nombre de cas confirmés et inférieur à celui des cas réels compte tenu de l’insuffisance des opérations de testage. La présence du virus sur le territoire national n’a été déclarée à l’OMS (Organisation Mon-diale de la Santé) que le 11 mars 2020, soit un mois après qu’elle a été détectée. Le 24 février de l’an passé, un homme âgé de 61 ans qui revenait d’un voyage professionnel en Italie a été reçu à l’hôpital Albert Einstein de São Paulo et reconnu comme présentant des symptômes du Covid-19. Les examens ont permis de valider en 24 heures le premier diagnostic. Le 26 février, le Ministère de la Santé confirmait officiellement ce cas. Le patient dont l’identité n’a pas été révélée a alors été mis à l’isolement pendant 14 jours et a fini par guérir. Depuis ce premier épisode, le pays s’est montré incapable de contenir la dissémination du virus. Le Président Bolsonaro n’a pas cessé depuis un an de nier la gravité de la pandémie et de remettre en cause les mesures préconisées par l’OMS et la communauté scientifique nationale. Il a dû changer deux fois de ministre de la santé. Il a continué à faire la promotion de traitements et de remèdes qui se sont révélés très tôt inefficaces. Avec son gouvernement, il n’a pas su anticiper et préparer une politique de vaccination qui aurait permis de protéger rapidement les 210 millions d’habitants. En février 2021, le Brésil a enregistré un nombre record d’admissions et d’internements dans les unités de soins intensifs. La vague a concerné tous des Etats de toutes les ré-gions de façon simultanée. Le pays est évidemment touché par la nouvelle menace que représentent les mutations qui le rendent plus contagieux. Le 3 mars dernier aura été la pire journée vécue par le pays depuis le début de l’épidémie. On alors enregistré 1726 décès dûs au covid-19 en 24 heures, le niveau le plus élevé jamais atteint. Quinze Etats sur 27 connaissaient alors des taux d’occupation des unités de soins intensifs supérieurs à 90%. Un an après le début de la pandémie, le Brésil est le second pays au monde pour le nombre de vies humaines perdues en raison de la maladie. C’est le troisième pour le nombre total de personnes contaminées en douze mois (derrière les Etats-Unis et l’Inde). Le premier pays d’Amérique du Sud est passé en douze mois d’une crise sanitaire ma-jeure à une véritable tragédie. Le bilan dramatique de l’épidémie du Covid-19 peut être associé à quatre facteurs qui sont détaillés ci-après. 1. Négationnisme et absence de stratégie coordonnée de lutte contre l’épidémie. Dès le début de la pandémie, le chef de l’Etat a nié l’importance de la pandémie et parlé d’une simple "petite grippe". Dans une période où les scientifiques n’avaient pas de savoir solide sur le virus, sa circulation et la durée de l’épidémie, le Président brésilien a épousé toutes les thèses complotistes qui proposaient des certitudes et des remèdes. Ainsi, il affirmé dès le début de 2020 que la pandémie n’allait pas durer, que le port du masque était dangereux et inutile et que l’hydroxychloroquine guérissait. Les plus hautes auto-rités de l’Etat et Jair Bolsonaro lui-même ne se sont pas contentés de fabriquer des vé-rités. Ils ont fait croire que ce virus était l’instrument d’un complot fomenté contre le Brésil par des puissances étrangères, notamment la Chine. Pour faire face à la plus grande crise sanitaire de l’histoire du Brésil, le Ministère fédéral de la santé aurait dû exercer un rôle de coordinateur rigoureux des diverses initiatives prises au niveau de l’Etat central, des Etats fédérés et des communes. Le Brésil a une longue expérience de la lutte contre les épidémies et de la mise en place de dispositifs de prévention et de vaccination. Au début de 2020, alors que le virus se propageait en Europe et conduisait à une saturation du système hospitalier en Italie, Brasilia a bénéficié d’un répit de plusieurs semaines pendant lesquelles le gouvernement fédéral aurait pu se préparer. Cela n’a pas été le cas. Aucune mesure de contrôle n’a alors été mise en œuvre dans les aéroports où continuaient à débarquer tous les jours des centaines de personnes qui pouvaient être des vecteurs du virus. Le maillage du réseau territorial des dispensaires et hôpitaux publics est particulièrement dense dans ce pays de dimension continentale. Les équipes de soignants qui interviennent sur ces sites n’ont reçu aucune directive et orientation pour identifier les cas, tracer les contacts et isoler les personnes contaminées ou soupçonnées d’être porteuses du covid-19. Lorsque les premiers cas ont été diagnostiqués au Brésil, le Ministère fédéral de la santé était piloté par un médecin orthopédiste, Luiz Henrique Mandetta. Les autorités sanitaires ont appuyé la mise en œuvre de mesures d’isolement social (confinement, isolement et mise en quarantaine des individus contaminés) qui étaient recommandées par la com-munauté scientifique et appliquées alors dans plusieurs métropoles urbaines et Etats fédérés. De son côté, le Président Bolsonaro a refusé de prendre en compte les aver-tissements et préconisations de la communauté scientifique. Il a affiché une franche opposition à toute mesure de fermeture des commerces et de mise en hibernation de l’activité économique. Il a considèré que ces initiatives pourraient affaiblir sa popularité. Les tensions entre le Ministre de la santé et le chef de l’Etat vont se multiplier. A la mi-avril 2020, Mandetta est démis de ses fonctions par Bolsonaro. Son remplaçant sera Nelson Teich, un médecin cancérologue qui quitte son poste après un mois de conflit avec celui qui l’avait nommé. Teich ne voulait pas avaliser un traitement sans effet contre le covid-19 que recommandait alors à tout va le Président devenu soudain spécialiste en pharmacologie. Le traitement en question était basé sur l’utilisation de la chloroquine, un médicament préconisé depuis 80 ans pour lutter contre la malaria mais dont plusieurs études scientifiques ont montré qu’il était inefficace pour traiter les patients atteints du covid-19. En avril 2020, le gouvernement fédéral a publié une mesure provisoire [1] qui lui permet-tait de détenir seul le monopole des décisions sur la mise en œuvre à l’échelle du ter-ritoire national de règles concernant la circulation des personnes. Sollicitée, la Cour suprême (le Supremo Tribunal Federal, STF) a invalidé le projet de l’exécutif fédéral en décidant que les gouverneurs des Etats fédérés et les autorités municipales devaient disposer de la plus grande autonomine pour engager à l’échelle locale les mesures qu’ils jugeaient nécessaires afin de contenir l’épidémie. Le jugement du STF n’a cependant pas retiré au Ministère fédéral de la Santé un rôle de coordinateur de la politique nationale de lutte contre le coronavirus. En mai, après la démission de Nelson Teich, c’est un général de l’armée de terre encore en activité, Eduardo Pazuello, qui a assumé le portefeuille de la santé. Le militaire n’avait aucune expérience antérieure dans le secteur. Il a même avoué avant d’assumer le portefeuille qui lui était proposé qu’il n’avait aucune connais-sance sur le fonctionnement du Système Universel de Santé (SUS), un des principaux instruments de la politique fédérale de santé qui garantit à tous les habitants un accès gratuit aux services médicaux. Une fois Pazuello entré en fonction, son Ministère a commencé à faire la promotion d’un traitement sans aucune base scientifique qui était supposé permettre de lutter contre le virus dans la phase initiale de contamination. Outre la chloroquine, le kit de remèdes recommandé comprenait l’ivermectine, un traitement parasitaire utilisé notamment con-tre la gale [2] et de l’azithromycine, un antibiotique. L’association de l’azithromycine et de la chloroquine est fortement déconseillée en absence de bénéfice démontré dans la prise en charge des patients atteints de la COVID-19 à cause d’un risque accru d’effets in-désirables graves, en particulier cardiaques. En janvier 2021, le Ministre se rendra en visite à Manaus, capitale de l’Etat d’Amazonas, afin de lancer une application destinée à être utilisée par les médecins. L’application en question recommandait le recours à ce kit de remèdes inefficaces ou dangereux, y compris dans le traitement des patients jeunes et des enfants. Quelques jours plus tard, la capitale de l’Etat enregistrait les premiers décès de patients covid admis en unités de soins intensifs en raison de l’insuffisance des ressources en oxygène médical sur la localité et sa région. Depuis, le Ministre de la santé fait l’objet d’une information judiciaire destiné à examiner la responsabilité de son admi-nistration dans le déclenchement de la crise dramatique qu’a connu alors l’Etat d’Ama-zonas. L’Institution judiciaire a également lancé une enquête sur les dépenses engagées par le gouvernement fédéral pour promouvoir et distribuer la chloroquine. 2. Des mesures d’isolement social trop légères. Dès le début de la pandémie, la recommandation de l’OMS a été de tester à grande échelle les populations. En l’absence de traitement et (à l’époque) de vaccin, l’organisa-tion indiquait que la meilleure stratégie pour éviter une saturation des systèmes de soins était ensuite d’identifier les patients malades, de les isoler et de placer en quarantaine leurs proches et les personnes avec lesquels ils avaient eu des contacts. La mise en œuvre du tryptique tester, tracer et isoler devait permettre d’éviter ou de limiter la propa-gation du virus. C’est ce schéma que de nombreux pays asiatiques ont très tôt appliqué. Le Brésil n’a jamais mis en pratique ces règles. En début d’épidémie, dans le pays, les tests étaient extrêmement rares. Les professionnels de santé ont longtemps protesté contre l’absence ou l’insuffisance d’équipements de protection comme les masques. Les Etats fédérés ont alors décidé de mettre en œuvre des mesures de confinement partiel. En mars, plusieurs gouverneurs ont décrété la fermeture des commerces dits non es-sentiels. Aucune coordination n’a été réalisée par le Ministère fédéral de la santé. Les fermetures ont donc eu lieu de façon désorganisée dans le pays. Elles ont parfois été im-posées sur la base de critères discutables dans des villes qui n’avaient pas besoin de subir des mesures de confinement parce que le nombre de cas déclarés y était limité ou nul. En mai, soumises à une forte pression de la part des acteurs économiques, les auto-rités locales ont commencé à annoncer un relâchement des mesures de confinement et la réouverture de tous les commerces, alors que le nombre de personnes contaminées et de décès restait très élevé. Aucun Etat fédéré ou commune n’a mis en œuvre au cours de l’année écoulée des me-sures de confinement total qui permettent d’interrompre la transmission du virus. Les mois passant, une large part de la population a fini par se lasser de rester sans activité à domicile et a commencé à abandonner les règles de distanciation sociale. Les clichés de plages remplies de baigneurs à Rio de Janeiro sur les fins de semaine ont fait le tour du monde. Le discours du Président Bolsonaro a toujours été de dire que le covid-19 était une "petite grippe". Les forces de police n’ont pas mis en œuvre de dispositif adapté de surveillance et de répression pendant les périodes de confinement partiel. Les rares dis-positifs de contrôle et de sanctions ont ignoré les quartiers périphériques des grandes agglomérations. Les plages de Rio, un jour de février 2021. 3. Des doses de vaccins insuffisantes. Le Brésil est sans doute un des pays du monde le mieux préparé pour mettre en œuvre sur des périodes de temps très courtes des campagnes de vaccinations de grande ampleur. Au cours des dernières décennies, grâce à un réseau dense de dispensaires publics et de professionnels formés, il est parvenu à appliquer des stratégies d’immu-nisation efficaces contre diverses épidémies. Ainsi, en trois mois, d’avril à juin 1975, le laboratoire pharmaceutique Mérieux et les autorités brésiliennes ont vacciné plus de 80 millions de personnes menacées par une terrible épidémie de méningite cérébro-spinale. Dans la mégapole de São Paulo, 10 millions d’habitants ont été protégés en cinq jours, un record absolu dans l’histoire de l’immunisation. Sur les 45 dernières années, les moyens matériels (centres de soins) et humains (personnels) ont été développés pour suivre la croissance de la population. A la veille de la pandémie du covid-19, le pays était encore en mesure de vacciner près de 2 millions de personnes par jour. Depuis que des vaccins efficaces contre le coronavirus ont commencé à être distribués dans le monde, le Brésil a été incapable d’utiliser les capacités dont il dispose. Les autorités fédérales et locales n’ont pas négocié très tôt avec les entreprises pharmaceutiques des contrats d’achat adaptés à une stratégie d’immunisation massive. Dès la fin du premier semestre 2020, le choix d’un vaccin est devenu un enjeu de po-litique politicienne au lieu de rester une question de santé publique. Le Ministère fédéral de la santé a adopté une attitude d’attentisme alors que le Président Bolsonaro et le gou-verneur de l’Etat de São Paulo (João Doria) utilisaient la question de la vaccination comme un argument dans la bataille politique qui les oppose. Les deux personnages sont des candidats affichés à l’élection présidentielle de 2022. Doria a d’emblée considéré qu’en misant sur une stratégie de vaccination ambitieuse à l’échelle de son état, il confor-terait sa popularité locale. Son initiative serait reprise dans d’autres Etats, ce qui finirait par lui donner une stature nationale. Le gouverneur de São Paulo a misé sur le vaccin Coro-navac, produit par le laboratoire chinois Sinovac et fabriqué au Brésil par le laboratoire Butantã, de la ville de São Paulo. De son côté, le gouvernent fédéral a souscrit un contrat d’approvisionnement auprès du fabricant anglo-suédois AstraZeneca qui a mis au point un sérum en partenariat avec l’université d’Oxford. La fabrication des doses au Brésil est réalisée dans le cadre d’une association avec la Fondation Oswaldo Cruz de Rio de Janeiro. Le chef de l’Etat a tout fait pour retarder l’acquisition du Coronavac. Il n’a cessé de discré-diter ce vaccin chinois, promu ardemment par son adversaire politique. En novembre 2020, le gouvernement fédéral a ainsi annoncé qu’il avait décidé de suspendre les tests du vaccin chinois dans le pays en raison d’évènements adverses non précisés. Quelques jours plus tard, les tests étaient repris. En décembre dernier, Jair Bolsonaro suscitait un tollé en dénonçant la "hâte" mise à vacciner les populations contre le coronavirus qui, selon lui, n’était pas justifiée. Prophète sinistre, le Président annonçait même que la pandémie arrivait à sa fin, que l’augmentation du nombre de cas déjà visible alors n’était qu’un petit rebond. A la veille des congés d’été au Brésil qui commencent vers le 20 dé-cembre et qui entraînent d’importants déplacements de population, l’ancien militaire répétait ses doutes sur les vaccins, évoquant de possibles effets secondaires….Entre le sinistre et le grotesque, il n'y a qu’un pas. En décembre, le Royaume-Uni et les Etats-Unis avaient déjà commencé à utiliser le vaccin Pfizer contre le coronavirus. Au Brésil, Bolsonaro n’hésitait pas à dire que les personnes vaccinées avec ce produit allaient se transformer en femmes à barbe ou en crocodiles…. Le 17 janvier 2021, après qu’une efficacité supérieure à 50% a été démontrée, le vaccin Coronavac était officiellement autorisé pour la vaccination du public. Le même jour, l’Agence Nationale de Vigilance Sanitaire (ANVISA) donnait également son feu vert au vaccin d’AstraZeneca. Au Brésil comme à l’étranger, le programme national de vacci-nation, annoncé tardivement et sans dates précises, a fait l’objet de nombreuses criti-ques de spécialistes. Finalement, devant le retard pris par AstraZeneca, le gouvernement fédéral a dû commander 100 millions de doses du Coronavac à l’Institut Butantã, plus du double des 46 millions prévus initialement. En février dernier, alors que les opérations de vaccination avaient commencé depuis quelques semaines, sur 100 doses fournies au Ministère de la santé, 17 étaient des doses du vaccin de l’université d’Oxford et 83 des doses de Coronavac. Sur le continent américain, des pays comme le Canada ont mis en œuvre une politique d’achats anticipés garantissant l’approvisionnement de six doses par personne de vaccins produits par 7 laboratoires différents. Le Brésil est aujourd’hui dépendant de deux immu-nisants. Les difficultés rencontrées sur l’importation de composants en provenance de Chine ont retardé les opérations de vaccination. Commencée le 17 janvier dernier, la campagne a dû être interrompue sur de grandes métropoles comme Rio de Janeiro et Salvador. En un an, le Brésil aura suivi une démarche exactement opposée à celle de pays comme le Royaume-Uni et Israël. Dans ces deux Etats, la vaccination à grande échelle de la population a contribué à réduire le nombre de contaminations et de décès. Les campa-gnes d’immunisation ont été combinées avec des dispositifs de confinement rigoureux. En ce mois de mars 2021, évoquer un retour à une vie quasi-normale n’est plus tout à fait utopique à Londres ou à Jérusalem. Nombre de nouveaux décès liés au covid-19 chaque jour par million d’habitants. (moyenne mobile sur sept jours). 4. Absence de contrôle des variants du virus. L’absence de contrôle de la transmission du coronavirus au Brésil a favorisé l’apparition d’un variant à Manaus. Les scientifiques considèrent que ce dernier est plus contagieux que le virus initial apparu en Chine. Les mutations d’un virus sont courantes et attendues par les virologues. Certaines de ces mutations peuvent effectivement rendre un virus plus résistant et dangereux. Dans l’Etat d’Amazonas, les règles de confinement plusieurs fois imposées n’ont pas été respectées. L’usage du masque est encore limité. Cet Etat a pourtant connu des phases de progression épidémique très fortes. La première, en avril et mai 2020, a entraîné une forte hausse de la mortalité, la saturation des services funéraires et l’inhumation de centaines de victimes dans des fosses communes. Apparue en janvier 2021 (après les fêtes de fin d’année), la seconde vague s’est traduite par un afflux de patients dans les services de réanimation des hôpitaux de l’Etat et une pénurie de ressources en oxygène médical. Des dizaines de malades sont morts par asphyxie. Le variant apparu à Manaus a commencé à circuler dans le pays en janvier et février. La stratégie de limitation de la propagation des variants de la Covid-19 s'appuie sur l’iden-tification rapide de chaque personne contaminée par un variant afin de déclencher le plus rapidement possible des actions renforcées de "contact tracing" et d’isolement. Il faut aussi mobiliser d’importants moyens techniques pour assurer un criblage systé-matique des tests RT-PCR positifs. Le Brésil ne dispose pas d’assez de laboratoires et d’infrastructures nécessaires pour la réalisation de ce travail d'analyse. Il ne parvient donc pas à contrôler la circulation du variant. Cette déficience peut mettre en échec la stratégie de vaccination car plusieurs vaccins aujourd’hui existants pourraient se montrer inefficaces contre les nouveaux variants. Chaos sanitaire et négationnisme. L’Organisation mondiale de la Santé n’hésite plus à dire que le Brésil vit une tragédie. Les unités de soins intensifs et de réanimation ont déjà dépassé le seuil de la saturation au mois de février dernier. Qu’elles soient publiques ou privées, les institutions de santé sont totalement débordées. Sans autre option, les gouverneurs des Etats fédérés décrètent des mesures de confinement dont l’efficacité est douteuse. Les derniers congés de car-naval ont conduit des milliers de Brésiliens à se ruer sur les plages ou à fêter l’évènement en organisant des rassemblements clandestins mais courus. Les livraisons de vaccins at-tendues tardent. L’ancien ministre de la santé Luiz Henrique Mandetta résumait récem-ment la situation d’une phrase : "le virus circule en Ferrari alors que les vaccins sont acheminés en charrette". Ces dernières semaines, alors que le chaos sanitaire s’aggravait, le Président Bolsonaro continuait à menacer les gouverneurs qui mettaient en place des mesures de quarantaine ou d’isolement social. Il n’hésitait pas à accuser les responsables en question d’avoir détourné des fonds que le pouvoir central aurait mis à leur disposition pour lutter contre la pandémie. Il annonçait encore que les gouvernements locaux qui tentent désespérément de contenir l’avancée du virus en imposant la fermeture de commerce et l’arrêt d’activités non essentielles auraient à financer la nouvelle aide d’urgence pour les plus modestes qui doit être introduite en 2021 [3]. A Brasilia ou dans l’Etat du Ceara (lors d’un déplacement dans le Nord-Est), Jair Bolsonaro n’a pas hésité à susciter des rassemblements d’admirateurs, manifestant ainsi une totale insensibilité aux souffrances des familles endeuillées, des patients et du personnel soi-gnant. Le pire aura été sans doute sur les dernières semaines la remise en cause par le chef de l’Etat de l’efficacité des masques. Reprenant à son compte les thèses de méde-cins complotistes (des affirmations dénoncées depuis des mois par la majorité des scien-tifiques), Bolsonaro y est allé de son couplet contre le port de cette protection qui évite pourtant dans le monde entier la contamination. Rassemblement lors de la visite de J. Bolsonaro dans le Nord-Est en février 2021. Si l’on se réfère au nombre de décès quotidien par million d’habitants, le Brésil était dans une situation comparable à celle des Etats-Unis à la fin de février 2021. Les prévisions les plus sérieuses indiquent que le plus grand pays d’Amérique du Sud devrait enregistrer près de 100 000 décès supplémentaires liés au covid-19 entre le début de mars et le 1er juin prochain. Le 1er mars dernier, près d’un an après l’apparition du premier cas de conta-mination, on dénombrait 255 720 victimes fatales du virus. Un large segment du monde politique dénonce désormais la conduite de ce Président irresponsable. Le 1er mars, dans une lettre adressée au chef de l’Etat et rendue publique, 16 gouverneurs représentant un large spectre politique ont dénoncé la politique du gou-vernement central et les menaces que Jair Bolsonaro leur adresse. De plus en plus de responsables publics prennent conscience que l’attitude de l’ancien capitaine transforme la crise sanitaire et une tragédie inédite. Les prévisions montrent que l’épidémie va conti-nuer à se propager dans les trois prochains mois. La question est désormais de savoir si la prise de conscience de la classe politique ira jusqu’à pousser le Congrès fédéral à remettre en cause le mandat d’un Président inepte et dangereux. [1] Les mesures provisoires prévues par l’article 60 de la Constitution sont des actes édi-tés par le Président de la République, dans le contexte de circonstances exceptionnelles et urgentes. Elles ont force de loi et ont un effet immédiat. Leur durée de validité est de 60 (soixante) jours, renouvelable pour une période identique. Pour être convertie en loi, la mesure provisoire doit être votée par la Chambre des députés fédérale avant son délai d’expiration. [2] Ce produit a un temps suscité l’intérêt pour un repositionnement thérapeutique contre la Covid-19. Malheureusement, un an après le début de la pandémie, son efficacité contre la maladie reste encore à démontrer. [3] Après avoir interrompu en janvier 2021 le paiement d’une aide d’urgence mensuelle aux familles modestes touchées par la crise sanitaire (aide payée entre avril et décembre 2020), le gouvernement fédéral envisage de réintroduire une allocation temporaire de 250 réais/mois sur trois mois (mars à mai) en 2021.

  • Petite incursion dans la vieille politique (1).

    Les observateurs étrangers qui sont peu familiarisés avec la vie politique brésilienne ont souvent du mal à s’y retrouver. Faute de connaissances historiques, d’une approche informée des partis et de la vie des élus, ils ont tendance à se contenter de concepts empruntés à la grammaire politique des vieilles démocraties occidentales. Ils sont donc surpris de découvrir que les héros de la gauche qu’ils chérissent souvent sont aussi des politiciens roués, des praticiens habiles du clientélisme et de ce que l’on appelle au Brésil le "fisiologismo"[1]. Lorsqu’ils abordent le fonctionnement et le rôle des forces politiques qui composent le "Centrão"[2] au sein du Congrès fédéral, ils recourent à des jugements moralisateurs mais ne cherchent pas à analyser les logiques d’acteurs sous-jacentes aux pratiques des professionnels de ce qui est souvent appelé la vieille politique. Les lignes qui suivent n’ont pas pour objectif de justifier sur un plan éthique des pratiques souvent archaïques. On a cherché ici uniquement à fournir quelques clés de compréhension du clientélisme et du "physiologisme" qui inspirent encore fortement un secteur important de la classe politique. Cette incursion dans la "vieille politique" est organisée en trois posts. 1. La marque de l’histoire. Le clientélisme politique s’est imposé comme la norme des relations établies entre les différents échelons du pouvoir sous la República Velha, entre 1889 et 1930, lorsqu’une oli-garchie essentiellement rurale va consolider son pouvoir traditionnel (essentiellement municipal) en fournissant à la république naissante l’échelon intermédiaire dont elle a be-soin pour contrôler les Etats fédérés et les municipalités. La República Velha a instauré le principe de la désignation par élection des respon-sables du pouvoir exécutif. Désormais, aux trois niveaux de la vie publique (commune, Etat fédéré, Etat fédéral), les institutions seront dirigées par des personnalités élues et non plus désignées par le pouvoir central. Ni les forces politiques existantes, ni le sys-tème administratif ne disposent cependant de réseaux nationaux d’une capillarité suffi-sante pour asseoir le nouveau régime républicain naissant et remplacer les oligarchies traditionnelles locales par une nouvelle classe de dirigeants choisis par le suffrage popu-laire. La jeune République va devoir composer avec l’ancien régime. Celui-ci est repré-senté dans l’intérieur de ce pays-continent par des caudillos locaux que l’on appelle des coroneis. Ces derniers dominent la population des campagnes et des petites villes, notamment dans les régions du pays où la majorité des habitants n’est pas scolarisée, vit dans des conditions misérables, accepte son sort au nom du fatalisme religieux. Ces "caudillos"sont maires ou élus des assemblées municipales. Ils côtoient au quotidien les habitants. Ils sont propriétaires des domaines agricoles sur lesquelles vit et travaille une part importante de la population. Ils dirigent les entreprises industrielles et commerciales où les salariés urbains trouvent un emploi. Ils assument le pouvoir à l’échelle municipale. Les coroneis sont des personnalités craintes et respectées par la masse du peuple dont les droits civiques et politiques ont peu évolué immédiatement après l’instauration du régime républicain. D'eux dépendent l’accès à la terre, au logement, à la sécurité, au travail d’une majorité d’habitants. La survie de la famille dépend de la sujétion au coronel. Ce dernier assure la survie économique d’une grande partie de la population. En contre-partie, il peut exiger de "ses gens" qu’ils soient obéissants, soumis, loyaux. Dans de nom-breuses régions du Brésil, les coroneis vont utiliser ce lien de soumission pour fournir au nouveau régime républicain les relais locaux de pouvoir dont il a besoin pour s’imposer sur l’ensemble du continent. Dominant la population, le coronel va transformer celle-ci en une clientèle électorale captive. Le potentat local vient à occuper une fonction centrale dans ce régime républicain émergent et hybride. Il instrumentalise le système électoral pour pérenniser son autorité et sa domination. Il devient maire et contrôle les autres institutions locales, qu’elles soient législatives (assemblées municipales) ou judiciaires (choix des magistrats, ingérence dans le fonctionnement de la Justice et des tribunaux). Comment le "système coronéliste" peut-il influencer le vote de la population alphabé-tisée, utiliser des élections "libres" comme instrument de perpétuation et de légitimation de son pouvoir ? Soulignons ici que le nombre des électeurs est limité [3]. En outre, le vote n’est pas secret. Le système électoral de l’époque est désigné sous le terme de voto de cabresto (cabresto = harnais) pour signifier que l’électeur est "guidé" dans son choix par un maître qui tient le harnais. Le "harnais" en question peut prendre la forme d’une con-trainte directe. Les ruraux qui ne votent pas conformément aux directives du coronel perdent l’usage de la terre sur laquelle ils résident et qu’ils exploitent. Les électeurs urbains savent que le non-respect de la consigne peut les priver des emplois salariés que le caudillo local leur a fournis. S’ils exercent une activité de commerçants, le coronel s’efforcera de faire chuter leur chiffre d’affaires. Le "harnais" peut aussi prendre la forme de faveurs qui transforment l’électeur en obligé du caudillo local. L’électeur captif et loyal est protégé par le coronel qui alterne contrainte et paternalisme. Le maire peut réserver les emplois de la fonction publique municipale à ses partisans, ses alliés politiques, la cour des militants qui le soutiennent et encadrent les électeurs. Le premier élu de la commune utilise le patrimoine foncier de la ville comme un bien privé qu’il distribue à ses "amis". La politique municipale soutiendra en priorité les entreprises et les corporations proches du chef de l’exécutif local. Dans la República Velha, le citoyen en devenir qui émerge est d’emblée contraint de vivre dans une relation d’échanges de faveurs avec un potentat local. Soumis à ce dernier, le citoyen est un client qui doit se placer sous la pro-tection d’une autorité. Cette dernière doit en retour fournir à ses sujets, ses subordonnés, toutes les conditions d’une vie acceptable dès lors qu’ils sont loyaux. Le coronelismo : de l'oligarchie agraire au sommet de l'Etat. Le coronélismo est un système politique, un réseau complexe d’influence qui va de l’oli-garchie agraire locale jusqu’au sommet de l’Etat fédéral. Les dirigeants des Etats fédérés ont besoin des coroneis pour tenir leurs régions. Ces derniers mobilisent et orientent l’électorat local en faveur de tel ou tel candidat au poste de gouverneur. Le pouvoir cen-tral a besoin des coroneis pour gouverner le pays. Les coroneis forment un vaste réseau national. Ils sont loyaux à l’égard des Présidents ou gouverneurs des Etats locaux tant que les institutions politiques officielles leur octroient des avantages, des privilèges et contribuent à renforcer leur influence locale traditionnelle. Le clientélisme est donc un rouage essentiel de la gestion des affaires publiques. A l’échelle d’une commune ou d’une région, le coronel dispose d’un pouvoir très important sur des populations locales dont les droits civiques et politiques sont encore très limités. Il exerce ce contrôle pour le compte des institutions républicaines officielles. Il peut mo-biliser leur vote pour des scrutins nationaux. En échange, ce caudillo bénéficie aux ni-veaux du gouvernement de la Province (Etat fédéré) et de l’Etat central "d’amitiés" capable de l’appuyer dans la vie politique locale, de l’aider à maintenir une relation pater-naliste avec la population, d’assurer la stabilité sociale. Ils décident du choix des fonc-tionnaires fédéraux ou régionaux chargés d’assurer des missions importantes dans les communes comme l’éducation ou la sécurité. Ils peuvent obtenir pour leurs dépendants des emplois dans l’administration. Ils bénéficient du soutien de l’Etat pour assurer le dé-veloppement de leurs activités d’entrepreneurs, orientent les politiques publiques. Le voto de cabresto. L’avènement de la République suit de près l’abolition de l’esclavage. Le Brésil de la República Velha est un pays où l’éducation est peu développée. En 1890, le pays compte 12,212 millions d’habitants âgés de plus de 5 ans. Sur cet effectif, 10,091 millions sont analphabètes (82,6%). Trente ans plus tard, on recensait 26,042 millions de Brésiliens de plus de 5 ans, dont 18,549 millions d’analphabètes (71,2%). La structure sociale reste ex-trêmement polarisée et inégalitaire. Une petite minorité vivant dans les grandes villes dispose de l’essentiel de la richesse alors que la majorité de la population connaît la pau-vreté ou l’extrême pauvreté. Dans ces conditions, même s’ils sont reconnus comme ci-toyens par la Constitution, la plupart des habitants du pays-continent ne le sont pas dans les faits. La République a établi les droits politiques (droit de vote, droit d’être élu) mais ils ne concernant qu’une minorité de la population (le suffrage n’est pas universel). Les Bré-siliens ne jouissent pas vraiment de droits civils comme la liberté de parole, de pensée, de religion, l’égalité devant la loi. Les rares personnes et groupes sociaux qui ont suivi une scolarité complète (ou ont accédé à l’université) sont évidemment plus égaux que les autres. Condamnée à l’illettrisme, la majorité de la population peut difficilement jouir d’un droit d’expression ou de pensée. Le choix de la religion reste théorique dans un pays où la puissance de l’Eglise catholique reste considérable. Un évolution de la citoyenneté particulière. Dans un travail publié il y a deux décennies, le sociologue José Murilo de Carvalho sou-ligne que l’évolution de la citoyenneté depuis l’indépendance (1822) obéit au Brésil à une logique particulière [4] qui ne correspond pas à ce qui a été observé historiquement dans les démocraties mûres de l’Europe occidentale. Au Brésil, les droits sociaux ont été attribués par l’Etat fédéral à la population avant même que les droits civils et politiques soient assurés ou consolidés. L’accès à ces droits sociaux ne résulte pas d’un processus de mobilisation de la société civile organisée, d’une démarche revendicative reprise et canalisée par des formations politiques représentant la volonté majoritaire du corps so-cial. Comme on l’a dit plus haut, les droits politiques ont été garantis très tard. La vie poli-tique à tous les niveaux d’organisation des pouvoirs publics est animée par des partis qui sont des machines au service de caudillos. Un corps électoral contraint et limité désigne des élus appelés à diriger les institutions. Néanmoins, cette élection consiste à désigner des formations et des personnalités mues par la défense d’intérêts particuliers, res-pectant une logique clientéliste et dédaignant l’intérêt collectif. L’octroi de droits sociaux résulte au Brésil de l’initiative de régimes autoritaires et dicta-toriaux. C’est la dictature de Getúlio Vargas (1937-1945) qui a adopté les premières lois sociales portant sur les relations entre employeurs et travailleurs salariés. Réunies dans un code désigné sous le terme de Consolidation des Lois du Travail-CLT, ces lois forment encore la base du droit du travail brésilien et de la législation sur la protection sociale des salariés. Entre 1964 et 1985, la dictature militaire a étendu cette protection sociale aux travailleurs agricoles et ruraux. L’impulsion qu’ont donné des régimes autoritaires à l’éta-blissement des droits sociaux a eu pour effet de conférer au pouvoir exécutif une pré-pondérance par rapport au pouvoir législatif aux yeux de la population. Le pouvoir exé-cutif est l’instance qui octroie, qui protège, qui distribue, qui fournit des avantages, des rentes. L’individu est bénéficiaire de droits sociaux avant même de jouir de tous ses droits civils et politiques. Dans ces conditions, l’action politique ne consiste pas d’abord pour les citoyens à organiser leur représentation au niveau national par la constitution de partis politiques, la désignation de leaders, l’élection de candidats proposant un projet pour l’ensemble du corps social. Elle consiste à construire autour de caudillos locaux ou leaders de corporations un rassemblement de clients décidés à défendre leur intérêt particulier et à négocier pour ce faire directement avec le gouvernement sans passer par la médiation de la représentation nationale. En ce sens, selon J.M. de Carvalho, la démocratie brésilienne se différencie des démo-craties européennes. Ces dernières se caractérisent par l’existence de médiations, de for-mations politiques qui portent un projet collectif, sélectionnent des personnalités qui se soumettent au vote des citoyens appelés à choisir leurs représentants au parlement. Ces représentants ont pour fonction de voter les lois et contrôler l’action du gouvernement. D’un pays à l’autre, ils peuvent être élus sur la base de modes de scrutin différents (majo-ritaire, proportionnel). Une fois élus, ces parlementaires ne représentent pas leurs élec-teurs directs. Ils représentent la nation tout entière (on parle de représentation nationale). Les lois sont votées au nom de l’intérêt national. Le gouvernement agit dans l’intérêt de l’ensemble des citoyens. Au Brésil, les parlementaires sont considérés comme représentant les électeurs de leurs circonscriptions. Très souvent, les lois fédérales ne sont pas donc pas votées pour ré-pondre à une vision de l’intérêt national, mais pour apporter une réponse à des préoc-cupations régionales et locales, pour satisfaire des intérêts particuliers de groupes de pression, de corporations organisées. Certes, dans les débats législatifs, de nombreux parlementaires sont inspirés par leur conception de l’intérêt du pays, ils défendent une orientation politique, une idéologie. Mais dans de nombreux cas, les élus tentent avant tout de répondre aux demandes particulières des électeurs de leurs circonscription, des lobbys et corporations qui ont soutenu leurs campagnes et pourraient les soutenir dans l’avenir. Ils doivent tenir compte des exigences et des pressions des maires et des assem-blées municipales locales qui sont des relais essentiels pour l’organisation de ces cam-pagnes, pour la mobilisation des secteurs de l’électorat qui comptent, pour la captation de ressources financières. Les élus parlementaires sont dépendants d’une clientèle au-près de laquelle ils ont souscrit des engagements. La logique clientéliste qui opère à la base du système politique anime aussi son fonctionnement jusqu’au sommet. Selon J.M. de Carvalho, « La représentation politique ne fonctionne pas pour régler les grands problèmes de la majeure partie de la population. Le rôle des législateurs se réduit, pour la plupart des votants, à celui d’intermédiaire de faveurs personnelles auprès de l’Exé-cutif. L’électeur vote pour le député en échange de promesses de faveurs personnelles ; le député soutient le gouvernement en échange de postes et fonds à distribuer parmi ses électeurs.[5] ». A suivre : Le poids du clientélisme politique aujourd'hui. [1] Ce terme sera défini dans le troisième post de la série. [2] Voir la signification de ce terme dans le troisième post de la série. [3] La Constitution de 1891 établit le principe du vote universel masculin. Sont exclus du corps électoral les femmes, les analphabètes (la majorité de la population à l’époque) et les mineurs en dessous de 21 ans. Les femmes obtiendront le droit de vote en 1932. Les analphabètes pourront voter à partir de 1988. A partir de cette date, l’âge minimum pour être électeur est de 16 ans. [4] José Murilo de Carvalho, Cidadania no Brasil: o longo caminho, Civilização Brasileira, Rio de Janeiro, 2001. Inspiré par les travaux du sociologue britannique T.H. Marshall, l’auteur reprend les trois catégories de droits qui fondent la citoyenneté : droits civils (li-berté de parole, de pensée et de religion, égalité devant la loi), droits politiques (droit de vote, droit d’être élu) et droits sociaux. Les premiers sont reconnus au XVIIIe siècle (no-tamment dans le cadre des révolutions anglaises, américaine et française). Les seconds sont obtenus à partir du XIXe siècle. Au XXe siècle, les droits sociaux sont reconnus à travers la mise en place d'États providences. Selon T.H. Marshall, cette séquence suit une logique de développement de la citoyen-neté. Les individus prennent d’abord conscience des droits qui leur sont propres (les droits civils). Cette étape les conduit à revendiquer une participation plus directe dans la vie politique pour défendre précisément leurs droits civils. Les droits sociaux correspondent à un effort de correction de la stricte logique du marché. Ils permettent de mieux répartir la richesse nationale. [5] José Murilo de Carvalho, Cidadania no Brasil: o longo caminho, op.cit. p. 223/224.

  • Bolsonaro, le chemin difficile vers 2022 (3).

    Une dramatique régression sociale. En 2021, la pauvreté et les inégalités vont s’aggraver. La prévision ne procède pas d’un goût pervers pour les scénarios les plus sombres. Tous les spécialistes brésiliens de questions sociales sont unanimes. La crise sanitaire a accéléré une tendance déjà observée depuis la récession des années 2015-2016 : la dégradation des conditions de vie des classes moyennes qui représentent 51% de la population du pays. Pendant la première phase de l’épidémie (entre mars et août 2020), la situation des classes défa-vorisées s’est plutôt améliorée. Pour les pauvres, le dispositif mis en place par les autorités fédérales en 2020 afin de réduire l’impact de la crise sanitaire en matière d’emplois et de revenus a été très efficace. L’aide d’urgence mensuelle versée aux brésiliens les plus modestes entre avril et décembre n’a pas seulement permis de stop-per l’aggravation de la pauvreté et des inégalités. Elle a induit une inversion de ces deux dynamiques. La suppression de cette allocation depuis janvier 2021 et une forte dété-rioration du marché de l’emploi vont entraîner une dégradation marquée des conditions de vie de millions de Brésiliens. Ces évolutions ont lieu dans un contexte marqué par une inflation élevée, pour les biens et services de première nécessité, notamment les pro-duits alimentaires [1]. Des classes moyennes appauvries ou asphyxiées. Il faut ici distinguer deux notions de classe moyenne. Au milieu des années 2000, avec le boom des matières premières et les mesures prises par les gouvernements de gauche (revalorisation des bas salaires, accès facilité au crédit bancaire, amélioration des condi-tions d’entrée dans l’enseignement supérieur, etc..), les familles appartenant aux couches sociales défavorisées (situées entre la classe D et la classe C, pour reprendre la ter-minologie habituelle) ont pu accroître leur consommation, améliorer leurs conditions de vie, sortir de la pauvreté. A la fin du gouvernement Lula (2010), une "nouvelle classe moyenne" semblait émerger, favorisée par les politiques de revenu et la croissance éco-nomique. La dynamique de mobilité et d’ascension sociale enclenchée semblait devoir durer. Les enfants de la "nouvelle classe moyenne" avaient désormais la possibilité de prolonger leurs études, d’acquérir des qualifications et des compétences en s’inscrivant dans les innombrables universités privées qui ont prospéré jusqu’au début de la décen-nie passée. Au-delà de l’amélioration du standing de vie de leurs parents, ils pouvaient donc envisager une insertion durable dans la classe moyenne traditionnelle. Cette émergence d’une "nouvelle classe moyenne" n’aura été qu'un feu de paille qui a fait illusion pendant dix ans ans, entre le boom des matières premières et la débâcle économique de 2015-2016, largement provoquée par la gauche à l'issue de son règne. La fin des largesses budgétaires, l’essor du chômage de masse, le surendettement des ménages ont ramené des milliers de familles à la case départ, c’est-à-dire au sous-emploi, à l’économie formelle, à la survie liée aux petits boulots. Les enfants des caté-gories sociales dites C3 ou D1 qui parviennent aujourd’hui à achever une formation se-condaire ne rêvent plus. Ils savent que leurs parents doivent d’abord payer le loyer et remplir le frigo. Les sorties dans les shopping-centers sont plus rares. La poursuite d’étu-des universitaires est à nouveau un projet inaccessible. L’autre classe moyenne, c’est l'aristocratie ouvrière, le monde des salariés qualifiés ou des professions libérales qui, d’une génération à l’autre, ont longtemps bénéficié de la sécurité et des avantages liés au travail dans le secteur formel. Les catégories sociales en question (B, C1 ou C2) connaissent aussi depuis quelques années un processus de déclassement, accéléré à la fois par l’essor de l’économie digitale et les conséquences de la crise sanitaire. Population par tranches de revenus en 2020. Source : Instituto Locomotiva, São Paulo, 2020. Selon les critères habituellement retenus au Brésil, cette classe moyenne traditionnelle est constituée des familles qui disposent de revenus mensuels compris entre 5 et 20 salaires minimum. Identifiées par la tranche de revenu à laquelle elles appartiennent (B, C1, C2), ces catégories représentent aujourd’hui 51% de la population. L’éclosion de la pandémie a réduit les ressources de ces couches sociales. Il a accéléré et amplifié une dynamique déjà perceptible depuis la récession de 2015-2016. A partir du milieu de la décennie passée, les familles de classes moyennes ont subi des pertes de revenu et ont commencé à percevoir que le chômage devenait une menace réelle. Elles ont dû revoir leur mode de consommation, se priver de certains services. Une enquête approfondie menée à l’échelle nationale sur les derniers mois de l’année écoulée montre que 53% des familles étudiées ont subi une contraction de leurs revenus en raison de la pandémie. Le technicien en informatique free-lance ou le consultant indépendant ont vu leurs chiffres d’affaires fondre en raison des mesures de confinement imposées et du ralentissement de l’activité. Le cadre moyen d’une entreprise déjà en difficulté avant la crise sanitaire a été licencié. Le patron d’un bar a vu sa clientèle fondre. Le commerçant a dû fermer son magasin à plusieurs reprises et ne voit plus les consommateurs revenir. Au sein de ces classes moyennes, 35% des familles interrogées sont convaincues que la chute des reve-nus qu’elles subissent va continuer en 2021 et 64% d’entre elles ont peur de perdre leur emploi ou de devoir cesser une activité indépendante. Contrairement aux catégories les plus défavorisées, la majorité des familles des classes moyennes ne remplissait pas les critères pour recevoir l’aide d’urgence versée pendant la première phase de la crise sanitaire, le fameux coronavoucher [2]. Contrairement aux ménages les plus riches (la classe A), elles ne disposent pas d’une épargne significative. Les familles concernées ont donc été contraints de revoir leurs habitudes de consom-mation et de réduire leurs dépenses. Un ménage typique de la classe B a souvent re-cours à une employée à plein temps ou à temps partiel chargée s’assurer l’entretien du domicile et les autres tâches domestiques. Il n’est pas rare qu’elle emploie une autre per-sonne chargée de la garde des enfants en bas âge, la babá. La progéniture est scolarisée dans un établissement privé afin d’acquérir une formation de base solide qui permette de présenter dans les meilleures conditions les concours d’entrée dans les universités et les filières les plus recherchées. Pour accéder à des soins de santé de qualité, les familles en question privilégient les prestations fournies par le secteur privé (médecine de ville, cliniques, laboratoires). Pour assumer les frais générés (souvent très élevés), il faut que le ménage soit couvert par une assurance privée, le plano de saúde. Ce sont toutes ces dépenses dans lesquelles il a fallu trancher sur ces dernières années. Le mouvement s’est accéléré et amplifié avec la crise du Covid. Pour 15% des ménages, il a fallu con-vaincre les enfants de quitter l’école privée pour rejoindre l’enseignement public. Les em-ployés de maison ont été licenciés ou leurs horaires ont été considérablement réduits (35% des familles de classes moyennes ont fait ce choix). Un ménage sur cinq a renoncé aux soins de santé privés et aux planos de saúde. Plus d’un foyer sur deux n’est pas par-venu à maintenir au moins un des services évoqués ici. La disparition de la "nouvelle classe moyenne" et la détérioration des conditions de vie de la classe moyenne traditionnelle ont évidemment des conséquences sur l’ensemble de l’économie (les quelques 108 millions de personnes concernées ici assurent 60% de la consommation des ménages) et sur le marché de l’emploi. La crise des classes moyen-nes contribue à la paupérisation accrue des couches sociales qui forment la base de la pyramide. La base de la pyramide pendant et après la crise sanitaire. Le constat peut surprendre : le sort des catégories les plus défavorisées (dites C3, D, E) s’est amélioré pendant les premiers mois de la pandémie. La base de la pyramide sociale va subir douloureusement le choc de la crise sanitaire et de ses conséquences économi-ques et sociales en 2021. Pour mesurer la nature et l’importance de ce choc, il faut obser-ver l’évolution sur les dernières années de trois indicateurs décrivant le marché du travail. Le premier est le taux de chômage officiel [3]. Il est voisin ou supérieur à 12% depuis la récession des années 2015-2016. Il a baissé entre la mi-2019 et le début de 2020 pour s’élever ensuite et atteindre un pic de 14,6% sur la période de trois mois allant de juillet à septembre de l’an passé. Cette évolution est déjà préoccupante. Néanmoins, cet indi-cateur ne donne qu’une vision réduite de l’ampleur du sous-emploi au Brésil et ne suffit pas pour caractériser l’évolution du marché du travail. Taux de chômage officiel en % de la population active. Source : IBGE. Les taux sont des moyennes par trimestre. Le calcul ne prend en compte que les personnes privées d'emplois cherchant activement une nouvelle activite. Un second indicateur doit être pris en compte : le taux d’informalité [4] a atteint un ni-veau très élevé sur la première année du gouvernement Bolsonaro : 41,1% en moyenne. Il baisse à partir du premier trimestre de 2020. Au second semestre, il est relativement bas à 36,91%, puis se redresse ensuite. Il était proche de 39% sur les derniers mois de l’année écoulée. Taux d'informalité dans le monde du travail (en % de la population occupée). Source : IBGE (moyennes annuelles). *9 premiers mois de l'année. Le troisième indicateur pertinent ici est le taux de sous-utilisation de la main-d’œuvre [5], qui a varié autour de 25% jusqu’à la fin de l’année 2019. Il augmente à partir de mars 2020 (27,5%) pour atteindre 30,6% entre juin et août 2020. Il passe en dessous de 30% entre août et octobre. Sur les trois catégories d’actifs qui entrent dans l’effectif dit de travail-leurs sous-utilisés, le groupe qui augmente le plus est celui des chômeurs occultes, c’est-à-dire des personnes qui ne travaillent pas, qui souhaiteraient avoir un travail mais ne sont pas engagées dans la recherche active d’un emploi. Sur les premiers mois de la crise sanitaire, cet effectif a progressé pour deux raisons. De nombreux travailleurs infor-mels ont cessé toute activité, sont restés à domicile par peur d’être contaminés par le virus. Le nombre de personnes qui se déclarent comme travailleurs informels sur la pé-riode a d’ailleurs sensiblement baissé. Ces actifs confinés pouvaient vivre sans revenu d’activité car ils recevaient l’allocation d’urgence fournie par le gouvernement fédéral. Désigné sous le terme d’Auxilio Emergencial (AE), ce "RSA" providentiel mais temporaire aura amélioré sensiblement les conditions de vie de millions de familles. Le "RSA" en question a en effet été relativement élevé. Il a bénéficié à des millions de Brésiliens qui ne recevaient jusqu’alors aucun revenu de transfert. Le montant moyen de la prestation a été bien supérieur à celui des subsides fournis dans le cadre de program-mes sociaux permanents comme le bolsa familia. Au total, l’Etat fédéral aura versé 322 milliards de réais sur neuf mois, soit l’équivalent de dix années de bolsa familia. Ce der-nier dispositif représente une dépense annuelle de 30 milliards de réais environ et con-cerne 13,2 millions de familles (36,1 millions de personnes), chacune recevant en moyen-ne 200 réais par mois (31 euros). L’allocation d’urgence covid-19 (désignée aussi sous le terme de coronavoucher) aura généré un coût de 50 milliards de réais par mois. Fixée à 600 réais/mois (et jusqu’à 1200 réais/mois pour les femmes chefs de familles) sur les 5 pre-miers mois, puis à 300 réais ensuite, elle aura permis de réduire considérablement la pauvreté. En 2019, 6,5% de la population (13,6 millions de personnes) vivaient dans l’extrême pau-vreté (revenu quotidien inférieur à 1,9 dollar). La même année, on estimait que près du quart de la population (24,7%, soit 51,7 millions) était pauvre (revenu par tête inférieur à 5,5 USD par jour). En juillet 2020, le montant moyen du coronavoucher a atteint son maxi-mum (951,76 réais par bénéficiaire) et le dispositif a bénéficié à 43,9% des ménages. Sur le mois, 38,5 millions de Brésiliens souffraient encore de pauvreté (18,4% de la population totale) et 4,8 millions vivaient dans l’extrême pauvreté (2,3%) [6]. En forçant le trait, on peut dire que pendant quelques mois, entre avril et août 2020, la base de la pyramide sociale brésilienne a vécu une période relativement favorable en termes de revenus. Elle n’a pas eu à se préoccuper outre mesure de la recherche d’un emploi ou d’une activité générant des ressources. L’Etat a pris en charge comme jamais un bon tiers de la popu-lation. 2021 : sans travail, sans "RSA". Le scénario en 2021 sera totalement différent. La société brésilienne va être confrontée en 2021 à un niveau de chômage probablement sans précédent dans son histoire récen-te. Le bas de la pyramide sociale va subir de plein fouet cette crise de l’emploi. L’Etat fédéral va probablement cesser de s’intéresser à elle. Les transferts sociaux destinés aux plus modestes seront considérablement réduits. Le RSA temporaire financé grâce au vote d’une loi de financement complémentaire en 2020 n’existera plus. Le projet de budget fédéral que doit approuver le Congrès dès la rentrée parlementaire de février prévoit un crédit de 35 milliards de réais pour le programme bolsa familia. Ce dispositif bénéficiera à 15,2 millions de familles qui recevront chacune en moyenne 190 réais par mois [7]. En matière d’emploi et d’activité, plusieurs facteurs vont se conjuguer en 2021 pour en-traîner une dégradation de la situation. L’augmentation des cas de contamination par le Covid-19 depuis novembre 2020 et l’apparition d’une seconde vague de l’épidémie vient amplifier le climat d’incertitude qui pèse sur la reprise économique. Cette situation va retarder l’ouverture ou la réouverture des postes de travail que les populations les moins qualifiées occupent en général dans l’économie informelle. Avec la fin de l’allocation d’ur-gence versée aux plus modestes, des millions de Brésiliens qui constituaient le bataillon des chômeurs occultes vont se remettre à chercher activement un emploi ou des petits boulots. Le 1er janvier dernier, ce n’est pas seulement le coronavoucher qui a disparu. Le gouvernement fédéral a également cessé de financer le dispositif spécial de chômage partiel mis en œuvre à partir d’avril 2020. Avec ce mécanisme, un employeur qui main-tenait des contrats de travail en dépit de la réduction de l’activité de son entreprise et réduisait le temps de travail de ses salariés bénéficiait d’une indemnisation compen-satrice. La fin de ce mécanisme de soutien de l’emploi signifie que les entreprises con-cernées doivent désormais rétablir le temps de travail légal et assurer le paiement com-plet des salaires dûs ou envisager des licenciements. Dans de nombreux secteurs d’acti-vité où l’emploi formel domine, les employeurs seront contraints de réduire leurs effectifs de salariés. Souvent, ils devront tout simplement envisager la faillite. Le taux de chômage officiel va donc augmenter. Dans un avenir proche, il pourrait dépas-ser les niveaux atteints depuis le début de la récession des années 2015-2016. Si les prévisions actuelles se vérifient, il pourrait atteindre 17% avant la fin du premier semestre. Les couches les plus défavorisées de la population sont aussi celles qui sont les plus ex-posées aux aléas du marché de l’emploi. Elles ont suivi une scolarité courte, possèdent peu de qualifications ou de diplômes. Elles occupent donc les postes les moins bien ré-munérés et travaillent souvent dans le secteur informel. Ce sont ces catégories (qui représentent 43% de la population, soit plus de 91 millions de personnes) qui vont être les plus touchées par la progression attendue du chômage. La crise sociale qui vient avec la crise sanitaire va entraîner une expansion considérable du travail informel. Le travail informel va exploser dans la foulée de la crise sanitaire. Une dynamique d’appauvrissement en V. En termes d’évolution des revenus des couches sociales les plus modestes et les plus nombreuses, l’année qui commence risque de suivre un scénario inverse de celui ob-servé en 2020. Cette inversion a d’ailleurs commencé avant la fin de ce dernier exercice. En septembre, la division par deux du montant du coronavoucher a réduit signifi-cativement le montant moyen de l’allocation effectivement versée (il est passé de 935,98 réais à 708,38 réais entre août et septembre). Les indicateurs de pauvreté et d’extrême pauvreté se sont alors détériorés. La population pauvre a augmenté pour passer à 47 millions de personnes. Les Brésiliens vivant dans l’extrême pauvreté étaient alors 9,3 millions. Ce constat signifie que des millions de salariés sans contrat de travail, de travail-leurs indépendants du secteur informel ont commencé à subir une diminution de leurs revenus sur les derniers mois de 2020. Cette contraction va s’accentuer dès les premiers mois de cette année. Comme la crise sanitaire est loin d’être achevée (le Brésil connaît une seconde vague depuis la mi-no-vembre 2020), les travailleurs concernés ne parviendront pas à compenser la perte du coronavoucher en misant sur les revenus d’un travail autonome. Le vendeur ambulant rencontrera des rues vides. Le garçon qui faisait quelques heures non déclarées dans un restaurant ne sera pas sollicité parce que les salles de l’établissement resteront peu fré-quentées. L’utilisateur d’applications inscrit chez Uber qui assure des livraisons à domicile ou l’auto-entrepreneur qui offre des services de maintenance informatique compteront les clients sur les doigts de la main. Pour une grande partie de la population qui avait bénéficié d’un revenu de transfert substantiel et inespéré en 2020, l’année 2021 s’annonce sous les pires auspices. Taux de pauvreté et d'extrême-pauvreté. (en % de la population totale). Source : IBRE-FGV. Dans ces conditions, selon les projections des meilleurs experts brésiliens en questions sociales, le taux de pauvreté pourrait atteindre 30% dès cette année. Le pays compterait alors 63,7 millions de pauvres. Sur cet effectif, 21,2 millions de personnes vivraient alors en situation d’extrême pauvreté et affronteraient la sous-alimentation. Le contraste avec l’évolution observée en 2020 serait alors très marqué. Après avoir régulièrement diminué depuis la crise du covid-19 et l’instauration de mesures d’urgence, les indicateurs de pau-vreté s’élèveraient suivant une trajectoire en forme de V. Mais ce V n’apportera pas des résultats favorables comme ceux que l’on attend d’une reprise économique obéissant à une trajectoire similaire. L’expansion de la pauvreté et l’élargissement de la fracture sociale signifient en effet une aggravation de la violence et de la criminalité. Les classes moyennes traditionnelles fra-gilisées par la crise sanitaire se résigneront et tenteront d’éviter une paupérisation accen-tuée en multipliant les petits boulots, en acceptant les travaux moins rémunérés, une insécurité grandissante. Dans le monde des périphéries urbaines où se concentrent les familles les plus modestes, les jeunes et leurs parents privés d’emplois stables ou de toute autre activité légale rejoindront les églises pentecôtistes ou les milices. Ils seront aussi tentés d’aller renforcer les nombreux groupes criminels qui contrôlent désormais d’amples portions du territoire de plusieurs mégapoles. La grande criminalité forme déjà une contre-société très efficace au Brésil. Elle mène une offensive séparatiste de grande envergure. L’après covid-19 peut lui offrir des opportunités considérables. Cette perspective pouvait encore être évitée au début du gouvernement Bolsonaro, il y a deux ans. Le financement d’un "RSA" comme l’auxilio Emergencial représente une charge considérable pour le budget fédéral. L’Etat brésilien ne peut pas accroître indéfiniment un endettement déjà considérable. Un exécutif prévoyant et lucide aurait pourtant dû envisager une transition plus longue entre la situation qui prévalait encore en août 2020 et celle qu’affrontent des millions de familles aujourd’hui. On sait désormais que l’immu-nité collective ne sera conquise qu’en fin 2021 dans les pays qui ont commencé à vac-ciner en masse. Au Brésil, il faudra attendre encore plus longtemps puisque les vacci-nations ne démarreront dans le meilleur des scénarios qu’à la fin de l’été austral. Un dispositif d’allocations plus durables, mieux ciblé et moins coûteux aurait pu être conçu et mis en place dès le début de la crise sanitaire sans induire une augmentation de la dette publique. Il aurait fallu pour ce faire que le chef de l’Etat et son ministre de l’économie soient passés rapidement des paroles aux actes. Il fallait dégager des marges de manoeuvre budgétaires avant la crise sanitaire. Par exemple en faisant voter la sup-pression des exemptions fiscales offertes à plusieurs branches de l’économie et qui bénéficient in fine aux plus riches [8], en s'attaquant aux rémunérations exhorbitantes et aux multiples privilèges de la haute fonction publique, en renforçant l’effort engagé de freinage des dépenses de retraites et pensions, en privatisant l'énorme secteur public productif. Aucun de ces chantiers n’a été ouvert ou poursuivi. Après la crise sanitaire, le gouvernement Bolsonaro va affronter une situation sociale extrêmement critique. Le Président risque de payer très cher l’abandon de ses promesses de candidat. (à suivre : l'avenir incertain d'un candidat permanent). PS. En complément à cet article voir le poste "Population et monde du travail à la fin 2020". [1] Cette question a déjà été évoquée dans un article de ce site. Voir le post "Après le co-ronavirus, une crise alimentaire", 9 novembre 2020. [2] Un des critères légaux pour bénéficier de ce coronavoucher est d’avoir un revenu individuel mensuel inférieur ou égal à 50% du salaire minimum (1045 réais en 2020) ou un revenu familial mensuel inférieur ou égal à trois salaires minimums (3135 réais). [3] Calculé tous les trimestres en rapportant le nombre de personnes privées d’activité et cherchant activement un emploi ou un travail et la force de travail. Cette dernière notion désigne la population constituée par les personnes effectivement employées ou en ac-tivité et celles qui sont engagées dans la recherche effective d’un poste de travail ou d’une activité. Cet indicateur et les autres mentionnés ici sont établis par l’Institut Bré-silien de Géographie et de Statistiques (IBGE) sur la base du suivi d’un échantillon re-présentatif de domiciles. [4] Au Brésil, l’emploi informel concerne quatre catégories d’actifs : les employés salariés du secteur privé qui ne disposent pas de permis de travail, les travailleurs domestiques qui ne sont pas déclarés, les employeurs et travailleurs indépendants qui ne sont pas inscrits au registre national des personnes juridiques (CNPJ) et les travailleurs familiaux. En général, toutes ces catégories d’actifs ne bénéficient d’aucune protection sociale et d’aucun des droits associés à un contrat du travail ou à une légalisation des entreprises créées. L’IBGE calcule régulièrement un taux d’informalité, rapport entre l’effectif des travailleurs informels et celui de la population occupée. Ce taux d’informalité a augmenté depuis la récession économique des années 2016-2016. [5] Le taux de sous-utilisation de la main-d’œuvre permet d’évaluer l’importance de l’ensemble formé par les chômeurs officiels, les chômeurs occultes (ou force de travail potentielle, constituée par les personnes privées de toute activité régulière générant un revenu, qui ne travaillent pas, qui souhaiteraient avoir un travail mais ne sont pas enga-gées dans la recherche active d’un emploi) et des travailleurs occupés à temps partiel... Le taux de sous-utilisation est le rapport entre cet effectif total des trois groupes et la somme des populations dans la force de travail et dans la force travail potentielle. [6] L’effort exceptionnel de versement d’allocations d’urgence a contribué à une réduction des inégalités de revenu au sein de la société brésilienne, considérée comme une des plus inégalitaires au monde. L’indice de Gini (qui traduit la différence entre les revenus des plus pauvres et ceux des plus riches) s’est amélioré significativement sur la période de 2020 pendant laquelle le coronavoucher a atteint son montant le plus élevé. [7] Sur les prochains mois, le nombre de personnes éligibles au programme bolsa familia va certainement progresser. Les ressources budgétaires prévues ne seront pas suffi-santes pour accroître la liste des bénéficiaires sans toucher au montant de base de l’allocation. [8] En 2021, le total des exemptions fiscales accordées aux entreprises doit représenter une perte de recettes fiscales pour les trois niveaux d'Administrations publiques (Etat fédéral, Etats fédérés et communes) de 457 milliards de BRL (6% du PIB environ). Entre 2009 et 2019, les exemptions fiscales consenties aux constructeurs automobiles ont représenté une perte de recettes pour l'Etat de 30 milliards de BRL (valeur de 2019).

  • Bolsonaro : le chemin difficile vers 2022 (2).

    Après la pandémie, rigueur budgétaire ou stagnation. L'économie brésilienne était encore loin de reprendre son rythme de croisière lorsqu'elle a été frappée par la crise sanitaire du covid-19 à partir de mars 2020. Elle n’était pas rétablie du choc de la longue récession de 2015-16 (la croissance a été limitée à 1,1% au cours des trois années suivantes). Au début de 2019, le nouveau gouvernement avait annoncé des réformes ambitieuses visant à réduire le train de vie de l’Etat et l’importance du secteur productif public, à libéraliser les échanges et à moderniser la fiscalité. Un premier jalon (la réforme des retraites) a permis d’améliorer la situation budgétaire mais cet effort n’a pas eu de suites. Covid et économie en 2020. Avec la pandémie, le pays a connu une grave récession au second trimestre. Le gouver-nement fédéral et le Congrès ont alors adopté des mesures de soutien de l’activité et d’aide aux populations les plus démunies. En mars, dès la première vague de l’épidémie, les parlementaires ont voté une loi de finances rectificative prévoyant des dépenses exceptionnelles pour aider les entreprises, les salariés, les gouvernements locaux (Etats fédérés et communes), les ménages précaires et les familles les plus pauvres. Il s'agissait de répondre aux conséquences économiques et sociales du ralentissement et de la désorganisation de l’activité induits par la progression de l’épidémie (confinements lo-caux, ruptures des chaînes d’approvisionnement, rétraction de la consommation). Les mesures destinées à faciliter le crédit aux entreprises, un dispositif de chômage partiel (afin de limiter les licenciements), les reports et exemptions d’impôts et de taxes, le dispositif d’aides aux plus démunis auront représenté sur l’année l’équivalent de 8% du PIB. Cet effort budgétaire a eu un impact positif sur l’activité dès le début du second se-mestre, après la forte contraction du second semestre. Jair Bolsonaro a nié dès le départ la gravité de la crise sanitaire et continue à minimiser l’importance d’une épidémie qui aura pourtant fait près de 200 000 morts en 10 mois. D’abord indécis, le gouvernement a finalement perçu l’intérêt du dispositif de lutte contre les effets du coronavirus voté en urgence par le Congrès. Il a compris que plusieurs vo-lets du programme allaient permettre d’éviter une révolte des classes les plus pauvres, des émeutes et l’essor du pillage dans un pays où plusieurs dizaines de millions de per-sonnes sont soit au chômage, soit survivent de petits boulots dans le secteur informel. L’allocation d’urgence mise sur pied a permis un transfert d’une centaine d’euros chaque mois entre avril et août (puis d’un montant réduit de moitié entre septembre et décem-bre) au bénéfice de 67 millions de personnes (un tiers de la population). Ce filet de sécu-rité a évité que 23 millions de brésiliens ne sombrent dans la pauvreté. Il a aussi contri-bué à soutenir la consommation qui a rapidement repris dès juin-juillet, lorsque les res-trictions imposées au commerce ont été progressivement levées dans plusieurs grandes villes. A court terme, ces mesures ont eu un effet positif : la reprise de l’activité au troisième tri-mestre. Cet élan a été tiré par l'industrie, l'investissement et la consommation des mé-nages, à la suite de la levée des mesures de quarantaine. Grâce aux transferts fournis par le gouvernement fédéral, de nombreux Etats et municipalités mis en difficultés ont pu maintenir des services de santé publique. Alors que les premières prévisions établies sur les premiers mois de l’épidémie anticipaient un effondrement historique de l’activité en 2020, le Brésil devrait enregistrer sur l’année une contraction de son PIB de 6%. A l’exception des échanges extérieurs (favorisés par la reprise de la demande mondiale en produits de base à partir du second semestre et la forte dépréciation du réal), toutes les composantes de la demande ont contribué à cet affaissement. C’est le cas notamment de la consommation des ménages et des entreprises (-7%) et de l’investissement qui va enregistrer un recul exceptionnel de 10,2%. Sur l’année, le taux d’investissement déjà très faible depuis la crise des années 2015-2016 aura atteint un niveau exceptionnellement bas. Selon l’OCDE, ce taux ne se redressera pas rapidement dans les années à venir (voir graphique ci-dessous). Indicateurs économiques et prévisions. Source : OCDE. Un des taux d'investissement les plus faibles parmi les pays émergents. (Formation brute de capital fixe/PIB en %) Source : FMI. Les promesses abandonnées d’un "big bang" improbable. Après l’investiture de Jair Bolsonaro en janvier 2019, le nouveau gouvernement avait annoncé un "big bang", un cocktail de réformes qui devaient remettre l’économie sur les rails. Paulo Guedes, titulaire du portefeuille de l’économie, a d’abord évoqué dès la pre-mière année du mandat présidentiel un ensemble de mesures destinées à réduire les dépenses publiques qui augmentent année après année bien plus vite que le PIB. A cette fin, l’exécutif prévoyait de soumettre au Congrès trois projets d’amendements cons-titutionnels destinés à permettre un meilleur contrôle et une meilleure allocation des finances de l'Etat. Le premier visait à redistribuer les compétences, les impôts et les budgets entre le niveau fédéral et les administrations publiues locales (Etats fédérés, communes). Selon ce projet, les collectivités régionales et municipales bénéficieraient de recettes nouvelles. En revanche, elles ne pourraient plus être financièrement secou-rues par l’échelon central comme cela a été fréquemment le cas depuis le retour au ré-gime démocratique. Aux trois niveaux administratifs, il s’agissait aussi de casser les mé-canismes d’indexation des salaires et retraites et d’affectations automatiques de ressour-ces qui rigidifient considérablement la gestion des budgets et induit une progression permanente des dépenses obligatoires. Le second (dit Projet d’Amendement Constitu-tionnel d’Urgence, ou PEC emergencial) doit introduire des mécanismes automatiques de suspension des dépenses publiques (interdiction de recrutement de nouveaux agents, d’ajustement des rémunérations, réduction des salaires) lorsque des seuils critiques sont atteints [1]. Enfin, un troisième projet prévoyait de mobiliser des fonds fédéraux disponi-bles pour accélérer le remboursement de la dette de l’Etat fédéral. Paulo Guedes, ministre de l'économie, derrière Jair Bolsonaro. Outre ces trois dispositifs, Paulo Guedes prévoyait d’engager une réforme administrative radicale, une cure d’amaigrissement de la fonction publique fédérale (avec la fin de la stabilité de l'emploi, celle des promotions et des primes d'ancienneté automatiques ou des congés spéciaux de trois mois rémunérés). Cet ensemble de projets devait permet-tre aux pouvoirs publics d’en finir avec la dynamique d’expansion galopante des dépen-ses obligatoires et d’ouvrir de nouvelles marges de manœuvre destinées à permettre le financement de mesures sociales pérennes via, par exemple, l’amélioration du pro-gramme Bolsa Familia [2]. Paulo Guedes avait encore lancé un programme de libéra-lisation de l’économie et prévoyait l’élimination de tous les obstacles qui condamnent le Brésil à une croissance médiocre depuis des années. L’arsenal des bouleversements en-visagés incluait encore une réforme fiscale ambitieuse, une ouverture du marché inté-rieur à la concurrence internationale et un train de privatisations spectaculaires. La cure d’amaigrissement des finances publiques prévue au trois niveaux gouvernemen-taux, les projets de libéralisation d’une économie très administrée et protégée se sont heurtés à trois obstacles. Le Président Bolsonaro et la plupart des militaires de l’exécutif fédéral ont indiqué très tôt qu’ils étaient loin de partager l’enthousiasme réformateur d’un ministre de l’économie qui manifeste de son côté peu de talent pour maintenir un dia-logue fructueux avec le Congrès. Paulo Guedes sera en outre la première victime des tensions et des crises que le chef de l’Etat a suscité en permanence depuis deux ans avec le pouvoir législatif. Enfin, la crise du Covid-19 a contraint l’Etat fédéral à envisager d’autres priorités à partir du début de 2020. Une fois le plan d’urgence adopté par le Con-grès et mis en œuvre, le Ministre de l’économie a semblé réduit à l’impuissance. Aucune des grandes réformes annoncées n’a été relancée, actualisée ou reprogrammée. Paulo Guedes ne parait plus comprendre la nouvelle situation créée par la crise sanitaire, il semble ne plus savoir où il va..... et encore moins comment y arriver. Les marchés deviennent méfiants. Les investisseurs étrangers ont progressivement compris en 2020 que les promesses de ce ministre libéral relevaient davantage de la propagande que d’un projet politique solide et réaliste. Ils vont commencer à délaisser le Brésil. Le mouvement observé obéit à des facteurs exogènes qui affectent tous les pays émergents. Il traduit aussi une nouvelle appréciation de la conjoncture brésilienne. Les marchés perdent confiance avec la multi-plication des crises politico-institutionnelles qui éclatent après le début de la crise sani-taire. Le caractère autoritaire et imprévisible de Jair Bolsonaro, mis en évidence durant sa gestion de la pandémie et de la déforestation en Amazonie, sans parler du climat des "affaires" qui plane au-dessus de son clan familial, demeurent des facteurs d'instabilité permanente. Les marchés perçoivent peu à peu que la gestion par Bolsonaro des grands défis environnementaux est de plus en plus déphasée par rapport aux nouvelles exigen-ces de l’opinion mondiale. Comme si cela ne suffisait pas, les incertitudes nouvelles que la crise sanitaire a fait naître en ce qui concerne l’avenir de la politique budgétaire vien-nent compléter un tableau particulièrement anxiogène pour les investisseurs étrangers. Entre novembre 2018 et novembre 2019, les entrées nettes d’investissements directs avaient atteint 74,6 milliards d’USD. Elles n’ont été que de 36,2 milliards d’USD sur les douze mois qui se sont achevés en novembre 2020. Des entreprises qui envisageaient des acquisitions d’actifs au Brésil ont remis à plus tard leurs projets. Souvent, le déclin des investissements directs étrangers est lié aux faibles perspectives de croissance et aux coûts élevés de refinancement de la dette publique en raison de problèmes budgé-taires qui se sont considérablement aggravés sur les derniers mois de 2020. Ce pessi-misme a touché également les fonds d’investissement étrangers qui réalisent des place-ments de portefeuille au Brésil. Au cours des onze premiers mois de l’année 2020, les sorties nettes d’investissements de placement réalisés par des non-résidents ont atteint 14,8 milliards d’USD, contre 2,4 milliards sur la même période de 2019. La défiance des marchés financiers va amplifier la dépréciation du réal brésilien par rap-port aux principales devises. Si l'on compare avec l'affaiblissement des monnaies d’autres pays émergents, l’effondrement du réal entre janvier et octobre 2020 aura été un des plus marqués. Le billet vert va coter 5,79 BRL sur le dixième mois de l’année alors qu’il s’échangeait contre 4 réais au début de 2020. Cette forte valorisation du dollar provo-quera d’ailleurs un retour des fonds d’investissements étrangers sur les derniers mois de 2020. Ces fonds ont profité de la forte dépréciation du réal et de l’abondance de liquidités à l’échelle mondiale pour s’autoriser une incursion sur les marchés financiers brésiliens. Reste que sur l’ensemble de l’année, les mouvements de capitaux sont emblématiques du manque de confiance envers le Brésil. Les investisseurs font face à de multiples in-certitudes : sur la conduite future de la politique budgétaire, sur les perspectives de croissance, sur la gestion d’une crise sanitaire qui se poursuit, sur la politique d’un exé-cutif qui paraît désormais sans boussole et sans gouvernail. Taux de change quotidien USD/BRL depuis le début du gouvernement Bolsonaro. (1 USD= BRL) Source : CEPEA/ESALQ/USP. Scénarios pour 2021 et 2022. Au cours des prochains mois, l’évolution de la conjoncture va d’abord dépendre de la dy-namique de l’épidémie qui va définir la date d’un retour à une vie économique et sociale proche de la normalité. Considérons d’abord le scénario mondial et national le plus favo-rable. La vaccination contre le Covid-19 devrait avoir lieu au cours du premier trimestre dans la plupart des pays du monde pour les groupes les plus vulnérables (personnels soignants, personnes âgées). Elle serait ensuite accessible pour la population en général au cours du second et du troisième trimestre. Dans ces conditions, une croissance mon-diale d’un peu plus de 5% est envisageable en 2021 et génèrerait un impact favorable au Brésil. La reprise de l’activité serait soutenue au cours du second, du troisième et du quatrième trimestre si le gouvernement fédéral parvient à conduire une politique budgé-taire qui rassure les marchés. Le pays pourrait alors connaître une relance cyclique favo-risée par des taux d’intérêt faibles, par l’expansion du crédit et la reprise de l’emploi. Ce mouvement compenserait en termes de revenus et de développement de l’activité l’im-pact récessif de l’abandon des programmes exceptionnels d’accès au crédit, de soutien de l’emploi salarié et d’aide aux plus démunis mis en place à titre temporaire pendant la première phase de la crise sanitaire. La concrétisation d’un tel scénario dépend donc à la fois de l’évolution de la situation sa-nitaire et de la possibilité pour le gouvernement de faire adopter dès le début de la re-prise des travaux parlementaires en février prochain un texte qui marque clairement la volonté de l’exécutif de ne pas accroître les dépenses budgétaires, de respecter le plafond défini depuis 2016 [3]. La meilleure hypothèse dans ce sens serait un vote de la PEC Emergencial au cours du premier trimestre de 2020, après l’élection des Présidents de la Chambre des députés et du Sénat. La mise en œuvre d’un tel dispositif permettrait à la fois de suivre les normes de discipline budgétaire et créerait des marges de ma-nœuvre pour accroître les transferts sociaux destinés aux plus défavorisés. Dans ce scénario, le retour à la croissance n’est plus assuré par un prolongement de l’ef-fort exceptionnel d’accroissement des dépenses publiques engagé en 2020. Ce retour repose sur le strict respect d’une discipline budgétaire retrouvée avec la PEC Emer-gencial et maintenue par un engagement de respect du plafond de dépense jusqu’au moins 2023. Ces conditions étant acquises, le Brésil pourrait envisager une amélioration de l’environnement financier, c’est-à-dire une monnaie moins dépréciée, des taux d’inté-rêt plus favorables et une amélioration de la confiance des marchés. Ce sont ces facteurs qui peuvent assurer une reprise de l’investissement et donc garantir une relance durable de l’activité. Le retour d’une croissance significative en 2021 est lié à la restauration de la confiance, à la baisse des taux d’intérêt et au maintien d’une inflation faible. L’improbabilité d’un tel scénario ne tient pas seulement aux incertitudes encore élevées concernant le futur de la crise sanitaire. Elle est aussi liée à l’ampleur du drame social que le pays va affronter avant de retrouver une croissance significative génératrice d’em-plois. Au début de l’année 2020, deux facteurs majeurs vont induire une contraction de la demande intérieure et de l’activité. Le premier est la fin de l’aide mensuelle aux plus démunis. En avril dernier, soudain, 67 millions de personnes ont bénéficié d’un transfert mensuel de 600 réais. Entre septembre et décembre 2020, l’allocation a été réduite de moitié. Les 67 millions d’allocataires ont reçu 300 réais par mois. Ce dispositif a été adop-té dans le cadre d’un plan d’urgence de lutte contre les conséquences de la pandémie. Le plan s’est achevé fin décembre. Sur l’année 2020, l’aide aux plus démunis (auxilio emergencial ou AE en Portugais) a représenté une injection de 321,8 milliards de BRL dans l’économie (4,5% du PIB). Sans cet effort budgétaire financé par un endettement supplémentaire, l’ensemble des revenus du travail auraient connu une forte réduction entre avril et août. Le versement de l’AE initial (600 réais/mois) pendant 5 mois a permis de stabiliser la masse des revenus du travail. Avec la fin du dispositif, les revenus des plus modestes vont chuter brutalement, entraînant une contraction de la consommation, de la production et de l’emploi [4]. A cette perspective, il faut ajouter que le marché de l’emploi de l’après covid-19 sera très différent de celui que le Brésil connaissait avant la crise sanitaire. Le nombre des chô-meurs officiels (travailleurs du secteur formel indemnisés) aura augmenté. Ce sera aussi le cas de l’effectif des travailleurs de l’économie informelle privés de revenus. Dans le pays comme à l’échelle mondiale, les candidats à un emploi devront affronter une réalité nouvelle. De nombreuses entreprises fragilisées par la récession vont être contraintes à la faillite ou ne survivront qu’en réduisant les emplois offerts. Il existe aussi des entre-prises qui interviennent dans des secteurs dont le développement a été accéléré par la crise sanitaire. Ces opérateurs ont vu leurs chiffres d’affaires augmenter. Ils utilisent de nouvelles technologies, améliorent leur productivité. En général, ces entreprises investis-sent de plus en plus dans les outils de la révolution numérique, développent l’auto-matisation et le travail à distance. Le résultat de cette dynamique est une diminution des emplois offerts. Grâce à la baisse de la masse salariale, le coût de production est stabilisé ou diminue. Dans ce contexte, dès 2021, le marché de l’emploi au Brésil comme ailleurs sera beaucoup plus difficile. La fin du dispositif de lutte contre les effets de la crise sanitaire et la détérioration des conditions d’emplois conduit aujourd’hui les prévisionnistes les plus prudents à anticiper une croissance limitée à 2,5%, voire 2,75% sur 2021. L'activité progresserait encore à un rythme faible en 2022. Croissance du PIB au Brésil et dans l'ensemble du monde en développement. (% par an). Source : FMI. Tentation populiste. Devant une telle perspective, la tentation est grande pour le gouvernement fédéral de renoncer à tout réajustement des finances publiques, de prolonger indéfiniment un dispositif de transferts sociaux qui a fourni à Jair Bolsonaro de solides dividendes politi-ques. Il a en effet connu un regain de popularité, y compris dans certains bastions de la gauche traditionnelle comme la région du Nord-Est. Le président y voit donc une carte maîtresse pour briguer un second mandat en 2022. L’exécutif cherche par tous les moyens à transformer l’AE en un dispositif permanent à partir de 2021. C’est le premier volet de la politique de relance à laquelle songe l’ancien capitaine. L'autre, défendu depuis plusieurs mois par les militaires qui entourent le président, consisterait en un pro-gramme de travaux publics pour relancer l'activité économique, en attendant que l'ini-tiative privée prenne le relais. Les négociations autour du budget 2021 (présenté à la fin de l’été 2020) ont cristallisé les tensions entre l’exécutif et le législatif concernant le respect du plafond des dépenses primaires. De nombreux élus du Congrès poussent à l’abandon ou à la flexibilisation de la règle budgétaire. Sur cette question, il existe également un désaccord profond au sein de l’exécutif entre les partisans de la discipline budgétaire et les membres favorables à une hausse des dépenses sociales et d’investissement. Le président envisage par exem-ple de créer un nouveau dispositif d’allocations versées aux plus modestes qui prendrait le relais de l’aide d’urgence accordée jusqu’à fin 2020. Si cette orientation l’importait, elle entrainerait l’abandon du plafond des dépenses primaires et une détérioration accrue des finances publiques. Selon l’Institution Fiscale Indépendante (IFI, liée au Sénat Fédé-ral), la dette publique brute a augmenté de 75,8% à 93,06% du PIB entre fin 2019 et 2020. Elle représentera l’équivalent de 96,2% du PIB à la fin 2021, même dans l’hypothèse de la mise en œuvre d’une politique d’austérité budgétaire sur l’année à venir (déficit primaire ramené de 10,46% à 2,72% du PIB). Le même organisme envisage donc également un scénario pessimiste, avec un effort d’ajustement des comptes publics insuffisant en 2021. La dette publique brute dépas-serait alors l’équivalent de 108 % du PIB dès le début de 2022 et deviendrait pratique-ment incontrôlable au-delà de cette date. Si la PEC emergencial n’est pas approuvée au 1er semestre de 2021, si le climat d’incertitude sur la gestion des finances publiques est maintenu, les marchés concluront que l’Etat sera dans l’incapacité de respecter le pla-fond de dépenses. La monnaie brésilienne reprendra sa trajectoire de dépréciation face aux grandes devises. L’investissement privé ne repartira pas. L’inflation importée se pro-pagera à l’ensemble de l’économie. La défiance des investisseurs s’aggravera. Les taux d’intérêts longs sur le marché s’élè-veront. Le Trésor brésilien aura de plus en plus de difficultés à refinancer la dette fé-dérale (échange de titres anciens venus à échéance contre des titres nouveaux). Si ce scénario de dérapage prévaut, le Brésil pourrait être confronté dans les prochains mois à une crise financière et à une période longue de stagflation. La dimension de ces diffi-cultés est difficile à évaluer. Par rapport aux autres pays émergents, le Brésil présente une double originalité. Il porte une dette et un besoin de financement publics très lourds mais essentiellement couverts par un recours à l’épargne domestique. Il fait donc excep-tion par rapport au cadre classique d’endettement de plusieurs des Etats voisins ou d’au-tres nations en développement. Dans ces pays, faute d’investisseurs domestiques longs, la dette de l’Etat est principalement externe ou détenue par des non-résidents. Le dan-ger est donc plus palpable. Il apparaît dès que la monnaie nationale se déprécie et que ce mouvement entraîne une hausse mécanique de la charge de la dette et un durcis-sement des conditions de refinancement. En ce qui concerne le Brésil, les craintes portent sur la soutenabilité de la dette interne. Si le niveau d’endettement public n’est pas réduit par la mise en œuvre de réformes adaptées, la vulnérabilité de l'économie ne sera pas aussi flagrante qu’en surendet-tement externe. Néanmoins, dans ce scénario, deux effets se combineront pour con-damner le pays à l’impuissance budgétaire, à la stagnation et au vieillissement de son appareil productif. Les épargnants continueront à financer la dette mais à des conditions de taux (exigence de primes de risques élevées) et de maturité (échéances très courtes) qui finiront par enlever à l’Etat toute marge de manœuvre budgétaire. L’élévation des taux longs se répercutera sur les conditions de financement de l’ensemble de l’activité. Les emprunteurs de second rang seront touchés. Cela signifie que les entreprises qui envisa-gent d’investir et les ménages qui veulent financer l’acquisition de logements ou de biens durables devront restreindre considérablement leurs projets. Déjà très insuffisant, l’in-vestissement productif et la modernisation des infrastructures (transport, logistique, communications) seront freinés. Le prix d’un endettement public excessif et incontrôlé sera une croissance très faible. En moyenne, sur les dix dernières années, la progression de l’activité a été proche de zéro. Le populisme budgétaire qui tente Jair Bolsonaro pourrait faire entrer le Brésil dans une nouvelle décennie de stagnation. (à suivre : la situation sociale après la crise sanitaire) [1] Selon cette règle, les dépenses primaires ne peuvent pas croitre d’une année à l’autre plus rapidement que l’inflation. En 2020, les crédits budgétaires votés pour faire face à la crise du Covid ne sont pas concernés par cette norme budgétaire. [2] Dans le projet de budget 2021 en discussion au Congrès, le gouvernement prévoit de verser une allocation mensuelle Bolsa familia de 187 réais à 14 millions de personnes, soit une dépense totale sur 13 mois de 34,034 milliards de BRL. Plus de 50 millions de Brésiliens n’auront plus d’allocation. [3] Ce projet prévoit que lorsque l’Etat fédéral, un Etat fédéré ou une commune entrent en "état d’urgence budgétaire", les autorités compétentes ne peuvent plus relever les salaires, maintenir des plans de promotion de carrières, embaucher de nouveaux agents, créer de nouveaux postes dans la fonction publique fédérale ou locale, ouvrir des concours en vue de recrutements. Les rémunérations des agents déjà en fonction peuvent par ailleurs être réduites de 25%. Ces mesures peuvent être appliquées sur une ou deux années. L’Administration fédérale entre en état d’urgence budgétaire lorsque le gouvernement ne parvient plus à respecter la règle d’or (ce mécanisme interdit à l’Etat fédéral de s’endetter pour financer des dépenses courantes comme les salaires, les re-traites, les frais de fonctionnement des administrations). Les Etats fédérés et les muni-cipalités entrent en état d’urgence budgétaire lorsque les dépenses courantes dépas-sent 95% de la recette courante nette. [4] Programme social destiné à lutter contre la pauvreté et mis en place pendant la pré-sidence de F.H. Cardoso (1994-2002), puis systématisé sous la présidence Lula (2003-2010) et maintenu ensuite. Les familles les plus pauvres reçoivent une allocation men-suelle. Le versement est conditionné à des obligations d'éducation et de suivi de la santé des enfants.

  • Bolsonaro : le chemin difficile vers 2022 (1).

    Le Président se livre à la "vieille politique". Le chef de l’Etat qui a été investi pour un mandat de quatre ans en janvier 2019 et celui qui est à la tête du pays depuis bientôt deux ans sont deux personnages très différents. Le premier refusait de pratiquer un présidentialisme de coalition, ce dispositif qui con-traint le responsable de l’exécutif à négocier un accord avec une majorité de parle-mentaires afin de faire adopter des projets de loi. Jair Bolsonaro a dû pourtant au fil des mois se résoudre à accepter les règles du système institutionnel. A la veille du scrutin de 2018, le candidat se présentait un chevalier blanc qui allait éradiquer la vieille politique, celle qui consiste pour l’exécutif à acheter le soutien des notables du Congrès en leur octroyant des faveurs. Il rejetait avec vigueur tout pacte avec le centrão, cet ensemble de partis qui n’ont pas de boussole politique, qui ont été créés pour soutenir tous les gou-vernements "généreux". Cette aversion soudaine pour des mœurs politiques qu’il a pour-tant pratiqués pendant des décennies (comme député fédéral) a joué un rôle majeur dans sa victoire de 2018. Elle lui a permis de rallier trois courants d’opinion distincts : la droite autoritaire (représentée par certains membres des forces armées mais aussi par des courants très conservateurs et réactionnaires de la société civile), une droite libérale mobilisée dans la lutte contre la corruption qui a marqué les années de pouvoir de la gauche, les leaders des plusieurs églises évangéliques très influentes dans les classes populaires. Au Congrès, refusant de négocier des alliances ou de monnayer des soutiens, ce Prési-dent de la droite radicale et populiste n’est pas parvenu à construire une majorité qui lui permette de gouverner. Jusqu’à la mi-2020, Jair Bolsonaro a accumulé les défaites à la Chambre des députés et au Sénat qui ont rejeté de nombreuses propositions de lois, reporté les discussions de textes, enterré des initiatives de l’exécutif. Les rares projets adoptés sur cette première moitié de mandat l’ont été parce que le Président de la Chambre donnait l’impulsion. En rejetant les règles du présidentialisme de coalition, l’ancien capitaine s’est condamné à vivre sous un régime semi-parlementaire. La posture du chevalier blanc, porte-parole d’un peuple ignoré par une "élite", pourfendeur de "l’establishment" est devenue progressivement intenable. D’autant qu’une série d’évène-ments imprévus sont venus éroder la crédibilité politique du chef de l’Etat : la gestion calamiteuse de l’épidémie de covid-19, des scandales impliquant sa famille [1], le départ de nombreux ministres (dont l’ancien juge Sergio Moro, icône de la lutte contre la cor-ruption). Jair Bolsonaro a découvert que les institutions républicaines résistaient aux pro-vocations. Depuis janvier 2019, à intervalles répétés, Bolsonaro a prétendu disposer du soutien des forces armées. Se croyant intouchable en raison de cet hypothétique appui, il a mobilisé ses partisans pour qu’ils exigent la fermeture du Congrès et celle de la Cour Suprême (STF). Ce sont finalement les militaires (nombreux dans son gouvernement) qui l’ont dissuadé de poursuivre une offensive qui excitait les factions de militants bolso-naristes mais le fragilisaient à l’extrême sur le terrain institutionnel. Ils avaient raison. Les magistrats de la plus haute instance judiciaire du pays n’ont d’ailleurs pas hésité à ouvrir une information sur les conditions d’organisations de manifestations de partisans du Président qui réclamaient la fermeture des institutions législatives et judiciaires. Manifestion de bolsonaristes à Brasilia exigeant une intervention de l'armée et la fermeture du STF et du Congrès (avril 2020). Au bout de dix-huit mois d’un mandat chaotique, le chef de l’Etat apparaissait isolé et sans capacité de promouvoir un projet dans tous les domaines (économie, sécurité, lutte contre la corruption) où une action résolue avait été annoncée. La gestion dramatique de la crise sanitaire, les procédures judiciaires engagées contre les partisans et la famille du Président, les tensions créés avec les autres institutions : tous ces éléments avaient conduit à la multiplication des demandes de destitution. Bolsonaro a fait jouer finalement son instinct de survie politique. Au cours du premier semestre de cette année, il a voulu sortir de l’impasse où il s’était lui-même fourvoyé. Incapable d’un dessein ambitieux et dénué de tout talent de négociateur visionnaire, l’ancien capitaine a utilisé un vieux ré-gistre, celui qu’il connaît depuis ses mandats de parlementaires, celui de la "vieille politique", des jeux d’influence et des échanges de faveurs. Il avait annoncé du neuf. Il re-lance les pratiques politiciennes les plus archaïques. Passés les premiers mois de la crise sanitaire, il a fini par s’allier au fameux centrão, à pratiquer le donnant-donnant, à acheter les soutiens parlementaires qu’il n’a pas été capable de capter en mobilisant des forces diverses sur un programme consensuel et crédible. En cette fin 2020, alors que la crise sanitaire est loin d’être close, que les perspectives économiques et sociales s’avèrent désastreuses, le Président poursuit un seul objectif : créer les conditions de sa réélection en 2022. Pour ce faire, il entend rallier à sa cause tous les secteurs de la vie politique et parlementaire qui, au-delà du centrão, peuvent être sensibles aux échanges de faveur. Ces secteurs se trouvent au sein de la droite libé-rale traditionnelle et des formations du centre, des forces qui sortent vainqueurs des élections municipales qui ont eu lieu sur la seconde quinzaine de novembre. Nouveau paysage politique après les municipales. Les élections locales récentes ont permis d’élire au scrutin proportionnel à un tour 58 043 membres des assemblées municipales (les vereadores) et au scrutin majoritaire à deux tours 5567 maires de communes. Par définition, une telle consultation est locale. Néanmoins, la première élection survenue depuis octobre 2018 fournit une information sur l’état de l’opinion et les orientations du corps électoral. Les résultats ont aussi un autre intérêt sur le plan national et dans la perspective du scrutin présidentiel et législatif de 2022. Maires et vereadores peuvent être des relais efficaces des candidats auprès de la population. Ils assurent la constitution de comités locaux, rouages essentiels pour la bonne réalisation des campagnes de postulants à un mandat de parlementaire ou à celui de Président. Cette année, les élections municipales se déroulaient dans le contexte très particulier de la crise sanitaire. L’analyse des résultats permet d’avancer trois observa-tions essentielles. Retenons d'abord la classification des partis en termes d'orientations iéologiques retenue désormais par les experts universitaires. Sur la base des suffrages exprimés au premier tour [2], la gauche a reçu les votes de 10% des électeurs et le centre-gauche 11%. Les partis du centre traditionnel ont réuni 5% des suffrages, contre 31% pour la droite libérale. Les formations du centrão et celles qui sont liées depuis le début du mandat au Pré-sident Bolsonaro ont reçu respectivement 31% et 13% des suffrages. Si l’on s’en tient à ces chiffres, on peut conclure que le jeu reste relativement ouvert dans la perspective de 2022. Aucun des grands courants politiques ne peut envisager une participation au pro-chain scrutin présidentiel sans conclure des alliances. L’expérience montre que la con-clusion d’accords entre les partis proches idéologiquement ne va pas de soi. La pers-pective d’une élection nationale peut même aviver ou créer des divisions au sein d’une même formation, en raison de conflits de personnes, de sensibilités et d’intérêts ré-gionaux, de pressions diverses. Le premier défi pour un leader politique qui se porte can-didat à la Présidence et veut avoir des chances de l’emporter est de rassembler toutes les forces de son propre parti et de rallier les formations proches qui pourraient être ten-tées de lancer des prétendants concurrents. L’évaluation des résultats montre aussi que la pandémie a affaibli la polarisation de l’élec-torat qui avait tant marqué l’élection de 2018. Après huit mois de crise sanitaire, une majorité d’électeurs ont accordé leurs préférences à des candidats responsables, ayant souvent une expérience de la gestion des institutions communales, qui respectent les préconisations de la science médicale et prennent au sérieux l’épidémie de coronavirus. Alors que la campagne de 2018 avait été marquée par une l’opposition frontale entre le camp pro-Bolsonaro et la classe politique traditionnelle, la crise sanitaire a fait naître une autre division qui a clairement joué dans le choix des électeurs pour les municipales. Cette division sépare les Brésiliens et les responsables publics qui reconnaissent la gra-vité de la pandémie et ceux qui suivent la démarche de Jair Bolsonaro, une attitude qui consiste à négliger la situation sanitaire et qui contribue à l’aggraver. C’est probablement en raison de cette ligne de conduite que beaucoup d’électeurs ont rejeté les candidats qui ont reçu l’appui explicite du chef de l’Etat. Presque tous les prétendants au poste de chef d’un exécutif municipal que Bolsonaro a soutenu dans les grandes métropoles ont essuyé un échec. Les résultats des formations de gauche ne sont guère brillants. Avec l’élection muni-cipale de 2016, on croyait que le Parti des Travailleurs de Lula (PT) avait touché le fond. La formation avait alors obtenu le contrôle de l’exécutif de 254 communes et élu 2815 vereadores à l’échelle du territoire national, des scores très médiocres par rapport aux ré-sultats de consultations antérieures. Après le scrutin de 2020, le PT ne conserve que 183 mairies et 2665 membres d’assemblées municipales. Il a essuyé de lourdes défaites à São Paulo et à Belo Horizonte. L’électorat des grandes métropoles a changé. La sensibi-lité anti-petista est désormais plus forte que ce courant qui fut désigné pendant des dé-cennies sous le terme de petismo. Les reculs du parti de Lula ne sont pas compensés par des progrès limités des autres organisations classées à gauche. Le PSOL (extrême-gauche) [3] a réussi à faire élire 5 maires (contre 2 en 2016) et 89 vereadores. Son candidat a réussi à figurer au second tour à São Paulo. Reste que cette formation demeure une organisation très modeste (représentée par 10 députés et aucun sénateur au Congrès). Les autres partis de gauche perdent des mairies et voient le nombre de leurs repré-sentants dans les assemblées municipales se réduire [4]. En réalité, dans le camp de la gauche brésilienne, seul le PT que Lula cherche encore à contrôler à tout prix reste une force importante. Il est le premier parti en nombre de sièges (54) à la Chambre des députés. Il dirige 4 Etats fédérés sur 27 et possède encore un réseau important de d’élus à l’échelle locale. Aucune victoire électorale n’est envisa-geable à l’échelle nationale pour la gauche sans un engagement du Parti des Travailleurs. Sans les votes de l’électorat petista, même le centre-gauche ne peut pas espérer aller très loin lors des prochaines élections générales de 2022. L’organisation de Lula a certes accumulé les erreurs de diagnostic depuis son départ du pouvoir en 2016. Obéissant aux injonctions de son leader historique, elle a refusé obstinément toute lec-ture critique de son action à la tête du pays sur les années 2010-2016. Lula n’est pas éternel. Son parti n’est pas condamné à persister éternellement dans l’erreur… L’opposition à Bolsonaro sera-t-elle dans l’avenir animée et organisée autour de forces du centre et du centre-droit ? La question est pertinente : ce sont des formations qui se dé-finissent comme centristes qui ont obtenu les meilleurs résultats en novembre dernier. Le Parti Social-Démocrate (PSD) commandé par l’ancien maire de São Paulo Gilberto Kassab dirige désormais 654 communes (contre 538 auparavant). Ses effectifs de verea-dores progressent de 22,4%. Deux autres organisations, le Parti Progressiste et le Parti Libéral, gagnent également de nouvelles municipalités et renforcent le nombre de leurs représentants dans les assemblées locales. L’organisation qui conserve le plus grand nombre de mairie est le Mouvement Démocratique Brésilien (MDB). Ces quatre forma-tions ont en commun une grande "plasticité" idéologique, une capacité poussée à s’adapter à n’importe quelle conjoncture politique. Elles sont capables d’appuyer n’im-porte quel gouvernement un jour ou d’en sortir un autre si d’autres vents semblent plus porteurs. Ensemble, elles vont diriger 2468 municipalités sur 5567 [5]. Ajoutons encore que les organisations politiques de l’extrême-droite liées à Bolsonaro n’ont pas démérité. Elles vont contrôler à partir de janvier prochain 472 municipalités (contre 244 aujourd’hui) et leur effectif de vereadores va augmenter. L’opposition au gouvernement de l’ancien capitaine et le lancement d’un candidat ca-pable d’affronter Bolsonaro en 2022 dépendront-ils alors de la droite libérale et notam-ment des deux grandes formations historiques que sont le PSDB et le Parti Démocrate ? Cette dernière formation dirigera 464 municipalités à partir de 2021 (contre 268 aujour-d’hui). Les maires du PSDB gouvernent aujourd’hui 799 communes qui regroupent 34,5 millions d’habitants (principalement autour de la métropole de São Paulo). A partir du 1er janvier prochain, cette formation administrera 520 municipalités et une population de 23,6 millions d’habitants. Son principal leader politique et candidat pressenti à la pré-sidence, João Doria, est aujourd’hui le gouverneur impopulaire de l’Etat de São Paulo, un personnage par ailleurs contesté au sein même de son organisation. De son côté, le Parti Démocrate espère pouvoir lancer son propre candidat et rallier des membres in-fluents du MDB. Dans ces conditions, le jeu politique reste très ouvert. Il est difficile de considérer que le résultat des élections municipales annonce la mort politique prochaine de Jair Bolsonaro. Il faut ici rappeler que depuis 22 ans, les trois Présidents qui ont postulé pour un second mandat (Fernando Henrique Cardoso, Lula et Dilma Rousseff) ont été réélus. Le chef de l’Etat dirige l’appareil de l’Etat fédéral. Il peut donc décider de l’affectation de tel ou tel crédit budgétaire. Il contrôle l’attribution de quelques 20 000 postes de confiance au sein des ministères, des directions d’entreprises publiques. Ces atouts confèrent au Président sortant un avantage énorme dans la compétition électorale. En outre, l’ancien capitaine est le premier chef de l’Etat qui bénéficie du soutien des églises pentecôtistes, d’une large part du monde agricole, de nombre officiers subalternes et d’hommes de troupe des trois armes ou de la police militaire. Ces trois secteurs repré-sentent des atouts politiques considérables. Ils n’ont pas remis en cause leur adhésion au bolsonarisme, même si la politique du Président a souvent été bien éloignée du pro-gramme annoncé. Depuis des mois, le chef de l’Etat a engagé une offensive qui vise à s’attacher le soutien du centrão, cet ensemble de formations représentées par près de 160 députés et 36 sénateurs au Congrès fédéral. Il s’agit pour Jair Bolsonaro d’empêcher le centre et la droite libérale de devenir une force d’alternance en attirant précisément le centrão convoité. Car le scénario le plus favorable pour l’ancien capitaine serait de pou-voir affronter à nouveau un candidat de gauche en 2022. Formations politiques représentées à la Chambre des députés fédérale. Bolsonaro : tout est négociable, tout se négocie. L’économie va mal. La gestion calamiteuse de l’épidémie de Covid-19 contraint aujour-d’hui les autorités à envisager de nouvelles mesures de confinement. Sans vaccination en masse, l’activité ne repartira pas et le chômage va progresser. Comme le gouverne-ment Bolsonaro a montré qu’il était incapable d’affronter cette crise multiforme, la seule alternative qui permettra au Président-candidat d’avoir des chances de l’emporter en 2022 consiste à tout faire pour recréer le climat de polarisation idéologique qui a dominé le scrutin de 2022. Le Palais présidentiel (le Planalto) poursuit donc la stratégie définie sur les derniers mois, lorsque le chef de l’Etat a compris que son rejet initial du système politico-institutionnel était une impasse et qu’il devait faire preuve de pragmatisme. Ce revirement lui a permis de retrouver une base d’appui au sein du Congrès, d’écarter la menace d’une destitution et de renforcer sa position de favori pour les prochaines élec-tions présidentielles. Désormais, il s’agit d’utiliser tous les atouts dont dispose le chef de l’Etat pour séduire la multitude de partis opportunistes, dont on peut acheter le soutien. La manœuvre comporte trois phases. La première, déjà mise en oeuvre, consiste à renforcer les liens tissés avec les formations du centrão. La seconde, plus délicate, vise à rallier à la cause bolsonariste les organisations du centre et de la droite libérale comme le Parti Démocrate et le MDB. Ces formations sont aujourd’hui divisées. Certains courants envisagent de lancer une candi-dature alternative portée par les deux organisations et destinée à affaiblir le Président sortant. D’autres envisagent une alliance plus large intégrant le PSDB du gouverneur de São Paulo João Doria. A tout ce monde, les hommes de la Présidence répètent que les candidats qui vont conserver leurs mandats de maire ou viennent d’emporter des mairies appartiennent à des partis dont les leaders ont obtenu des postes au sein de l’Admi-nistration centrale. Ils soulignent que ces forces politiques ont bénéficié d'un ferme renvoi d'ascenseur. Sur les communes où elles avaient des candidats, les fonds fédéraux destinés à soutenir les municipalités face à la crise du Covid sont arrivés très tôt, juste au démarrage de la campagne électorale. Le Palais présidentiel insiste : la stratégie a fonctionné pour le scrutin de 2020 et elle fonctionnera encore en 2022. Bâtiment du Congrès fédéral à Brasilia. A droite, coupole de l'hémicycle de la chambre des députés. A gauche, coupole de l'hémicycle du Sénat fédéral. Depuis quelques mois, au sein du Palais du Planalto, une task force spéciale est chargée d’analyser et de suivre la trajectoire de tous les parlementaires qui ne sont pas classés à gauche. Il s’agit de savoir comment chaque élu s’est positionné depuis 18 mois par rapport aux projets de loi proposés par l’exécutif, quelles relations il a entretenues avec le camp bolsonariste au cours de la période, quelles convictions il affiche en ce qui con-cerne des textes qui pourraient venir en discussion dans l’avenir. En 2018, pendant la campagne, Bolsonaro dénonçait le "physiologisme" qui inspire souvent les comporte-ments des leaders, les stratégies des partis et le système politique dans son ensemble. Aujourd’hui, il joue la carte du "physiologisme" à fond, le plus sereinement du monde. Il a lui-même construit toute sa carrière de député (7 mandats consécutifs entre 1991 et 2018) sur cette logique selon laquelle tout est négociable et tout se négocie. Il vient de cet univers de notables influents, de vieux routiers de la vie parlementaire, des caciques régionaux qui conçoivent la politique comme un instrument destiné à satisfaire leurs ap-pétits de pouvoir, à conserver et maximiser des rentes, à bénéficier des faveurs de l’Etat, à "privatiser" des ressources et des biens publics. Dans cet univers, nul besoin d’idéaux, de repères et de fidélités idéologiques. Il faut d’autres boussoles. Les formations créées et entretenues par ces leaders sont des officines commerciales. Elles échangent des faveurs et naviguent dans la vie parlementaire et le jeu politique en fonction des oppor-tunités offertes ("dons" d’argent liquide, avantages matériels, crédits budgétaires, postes de responsabilité pour les amis et les obligés, "adaptations" de textes de lois). A ce jeu, les virtuoses sont les leader et notables du centrão. Mais il y a aussi ailleurs, au sein d’autres partis, des politiciens habiles, mus de puissants appétits, et que l’exécutif entend rallier à sa cause. Connaissant leur boulimie exceptionnelle, Jair Bolsonaro a déjà renvoyé l’ascenseur aux partis du centrão qui sont les plus loyaux vis-à-vis de l’exécutif. Pour eux, la fête a com-mencé dès la fin du premier semestre de 2020. Des formations dont la dénomination n’a pas de rapport avec le fonds de commerce (Parti des Progressistes [6], Parti Social-Démocrate, Parti Libéral, Parti Républicain de l’Ordre Social, Parti Travailliste) ont béné-ficié depuis mai dernier de nominations aux postes les plus divers, de secrétariats de mi-nistère (santé, tourisme) en passant par les directions de sociétés publiques contrôlées par l’Etat fédéral (Codevasf [7], Banque du Nord-Est) et d’organismes gérant des Fonds Fédéraux. Plusieurs personnalités ont même reçu la mission de représenter et de défen-dre le gouvernement au sein des deux assemblées législatives. Aucun des cinq partis mentionnés ici n’a été oublié. Ensemble, ils détiennent 135 sièges à la Chambre des députés (sur un total de 513) et 20 au Sénat fédéral (sur un total de 81). A cette bande des cinq, on peut encore ajouter quelques micro-partis dont la règle de fonctionnement est aussi le donnant-donnant. La liste est complétée par les formations qui soutiennent Jair Bolsonaro depuis la campagne. On obtient alors un effectif respectable de 253 députés [8] et de 30 sénateurs. Le palais du Planalto prépare aujourd’hui la seconde phase. Il s’agit d’affaiblir le centre et la droite libérale en séduisant les secteurs les plus "physiologistes" du Parti Démocrate et du Mouvement Démocratique Brésilien. Ces organisations ont déjà obtenu des postes importants au sein de ministères. Plusieurs de leurs leaders, et non des moindres, pour-raient désormais se voir proposer des portefeuilles. L’ancien Président Michel Temer, très influent au sein du MDB pourrait ainsi prendre les commandes d’un important ministère. En associant ainsi à son gouvernement les partis du centrão et d’importants leaders et groupes dont la souplesse idéologique n’a d’égal que leur appétit pour le pouvoir et ses avantages, Bolsonaro prépare aussi un troisième volet de son offensive : l’élection en février 2021 pour un mandat de deux ans des présidents des deux chambres du Congrès [9]. La décision récente de la Cour suprême (STF) d’interdire une réélection des titulaires actuels permet au Chef de l’Etat d’envisager la désignation de successeurs plus conci-liants vis-à-vis de l’exécutif. Troisième personnalité de l'Etat (avant le Président du Sénat) le Président de la Chambre est le second de la liste des personnalités exerçant l'intérim du Chef de l'Etat et sa succession, le cas échéant. Il a un rôle primordial en matière d’orga-nisation du travail parlementaire [10]. C’est le cas également à la chambre basse pour le Président du Sénat. Si le chef de l’Etat parvient à convaincre une majorité de parlementaires qu’il faut élire des présidents de chambres proches de l’exécutif, il peut espérer avancer sur plusieurs fronts. L’actuel titulaire du poste a reçu des dizaines de requêtes provenant de partis ou de représentants de la société civile et sollicitant l’ouverture d’une procédure de desti-tution à l’encontre de Jair Bolsonaro. Il semble qu’il n’ait pas l’intention de donner suite car il sait que le pays n’a guère besoin d’une nouvelle crise politique. La menace persiste cependant comme une épée de Damocles au-dessus de la tête du chef de l’Etat. Un bolsonariste bon teint placé à la tête de la Chambre des députés aura l’élégance d’archi-ver définitivement les requêtes en question. Ce n’est pas tout. Avec des personnalités complaisantes dirigeant le Congrès, Bolsonaro peut espérer maintenir sa popularité auprès de la mouvance bolsonariste en faisant enfin voter des textes de lois ou des or-donnances destinés à satisfaire ce secteur clé de son électorat formé des fidèles d’églises évangéliques, de fonctionnaires des diverses polices et d’une partie du monde agricole [11]. La seconde priorité pour Bolsonaro est donc désormais de contrôler la présidence de la Chambre. A première vue, le pari semble jouable. Les formations poli-tiques qui soutiendront le candidat à la Présidence de la Chambre parrainé par l’actuel titulaire du poste réunissent 147 députés. La gauche et le centre-gauche regroupent 133 élus et les partis dits du centrão 165. Il reste donc à convaincre 68 députés dont beaucoup sont déjà proches de Bolsonaro. Il faut aussi affaiblir le camp des centristes et de la droite libérale… Pour convaincre tous les groupes de parlementaires encore hésitants, trop distants à l’égard de l’exécutif, le chef de l’Etat est disposé à faire usage de ses armes de séduction les plus puissantes. Des ministères vont être recréés. Les nombreuses firmes publiques dont on annonçait la privatisation durant la campagne et il y a encore quelques mois seront évidemment maintenues dans le giron de l’Etat. Elles offriront de nombreux postes et des rentes aux nouveaux alliés politiques de l’exécutif. Les candidats bolso-naristes pressentis pour occuper les présidences au Congrès vont promettre à leurs pairs qu’ils proposeront des lois nouvelles destinées à assouplir la législation anti-corruption adoptée ces dernières années. Avec cet argument, ils devraient rallier bien des hésitants. La règle du "donnant-donnant" sera dorénavant la norme. Le chevalier blanc de 2018 orchestre aujourd’hui le grand retour de la vieille politique…. Un pari risqué. Rien ne permet de garantir aujourd’hui que ce nouveau Bolsonaro aura des chances d’être réélu en 2022. Les forces d’opposition ne parviendront sans doute pas d’ici là à constituer un front uni anti-bolsonariste qui représenterait une alternative forte et crédi-ble. Trop de divergences idéologiques séparent une gauche qui n’accepte pas l’écono-mie de marché et les autres composantes de l’opposition [12]. La droite traditionnelle et le centre-droit peuvent cependant former une alliance et rallier les secteurs du centrão dont l’enthousiasme pour Bolsonaro viendrait à fléchir. Les circonstances d'un tel fléchissement sont bien connues. Il suffit que les sondages d’opinion deviennent très défavorables au Président et que ce dernier n’apparaisse plus comme le candidat capable de gagner, c’est-à-dire capable de satisfaire les "appétits" au-delà du court terme. La culture politique physiologiste est une culture d’anticipation. En cette fin 2020, plusieurs enquêtes montrent que l’électorat reste divisé en trois pôles et que depuis août dernier, le pourcentage des Brésiliens qui rejettent le Président augmente alors que la part de ceux qui l’approuvent ou le considèrent comme un chef de l’Etat acceptable baisse [13]. Jair Bolsonaro et le vice-président, le général Hamilton Mourão. Ce dernier ne sera pas maintenu comme candidat à la vice-présidence en 2022. Le désamour entre le chef de l'Etat et les militaires a commencé. Dans le paysage économique et social qui se profile pour 2021, maintenir une popularité élevée ou acceptable sera un énorme défi. La crise sanitaire du Covid-19 n’est pas terminée. Elle s’accompagne d’une récession économique et d’une probable crise des finances publiques. Les conséquences sociales de la pandémie sont déjà très graves. Le Président sortant sera jugé sur son bilan en 2022. Il devra aussi affronter des difficultés qui n’existaient pas en 2018. Virtuose du physiologisme, fragilisé par des scandales familiaux et un népotisme récurrent, il ne pourra plus se présenter comme un chevalier blanc dont la mission serait de détruire un "système" et la "vieille politique". Il est peu probable qu’il soit confronté à nouveau à un candidat de gauche suscitant autant de rejet que Lula en son temps. On peut aussi douter qu’il puisse compter encore sur le soutien actif de la hiérarchie militaire. Bolsonaro séduisait les états-majors en 2018. Depuis deux ans, la séduction a fait place au doute ou à l’aversion. Pour les spécialistes des armées, les officiers supérieurs qui peuplent aujourd’hui les cabinets et la haute administration sont échaudés par une Présidence incompétente et incontrôlable. En 2022, ils abandon-neront un engagement politique actif et visible. Ils reprendront le chemin des casernes ou celui d’une retraite bienvenue. Bolsonaro devra alors mener la bataille de 2022 avec pour alliés principaux les secteurs les plus rétrogrades de la vie politique nationale. (à suivre : Après la pandémie, rigueur budgétaire ou stagnation). [1] Voir l’article : "Le clan Bolsonaro, ses disciples et la justice", publié sur ce site le 6 juillet 2020. [2] Le premier tour est le seul auquel participent tous les électeurs. Il a permis cette an-née d’élire les 58043 vereadores et 32% des 5567 maires. [3] Le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) a été créé en 2004 par une scission de l'aile gau-che du Parti des Travailleurs (PT). Aux élections présidentielles et législatives, ses scores ont varié entre 1,2% et 6,9% selon les années et les scrutins. Son candidat à l’élection du maire de la ville de São Paulo a obtenu 40,62%au second tour, un score exceptionnel pour ce parti. [4] De leur côté, les formations classées au centre-gauche ne peuvent pas se réjouir. Ensemble, elles avaient conquis 747 mairies en 2016. Elles n’en conserveront que 571 à partir de 2021. Le nombre d’élus d’assemblées municipales appartenant à cette sensi-bilité baisse de 12,8%. [5] A partir de 2021, ces quatre organisations seront représentées dans les assemblées municipales par 22842 vereadores (sur un total de 58043 à l’échelle nationale). [6] Le Parti des Progressistes (PP) est la quatrième formation politique du pays (en octo-bre 2020, il regroupait officiellement 1.338.983 adhérents). Il est animé par des notables régionaux d’idéologies et de sensibilités très diverses, capables de s’allier à tous les gou-vernements. Plusieurs personnalités du PP ont commencé leur carrière sous le régime militaire (Paulo Maluf, Antonio Delfim Netto à São Paulo, par exemple). D’autres leaders de ce parti attrape-tout ont participé aux gouvernement FH Cardoso (1994-2002), Lula (2003-2010), Dilma Rousseff (2011-2016) et Michel Temer (2016-2018). Jair Bolsonaro a été membre et élu du Parti dans le passé. [7] La Compagnie pour le Développement de la Vallée du fleuve São Francisco (Codevasf) est un organisme de développement intervenant dans le Nord-Est du pays et appuyant les efforts d’investissements des pouvoirs locaux. [8] Soit une minorité à la Chambre des députés suffisante pour empêcher le lancement d’une procédure de destitution contre le Président. [9] Les deux chambres élisent le même jour (1er février) leurs présidents et leurs bureaux par un vote formel au scrutin secret à la majorité absolue à 1 ou 2 tours. Certaines candidatures doivent être retirées en fonction des résultats du 1er tour. [10] Le Président de la Chambre convoque les sessions, établit et modifie l'ordre du jour, organise les débats, examine la recevabilité des propositions de loi, renvoie l'étude d'un texte à une commission, examine la recevabilité de demandes de création de commis-sions et/ou de commissions d'enquêtes, propose ou décide la création de telles com-missions. [11] L’élection de présidents des deux chambres alignés sur le camp Bolsonaro permet-trait de faire voter des textes en attente ou des projets de loi importants aux yeux de l’électorat bolsonariste et de la droite en général : suppression du vote électronique (considéré comme un moyen de fraude), libéralisation de l’usage des armes, impunité pour les policiers qui tuent dans le cadre de l’exercice de leur mission, légalisation des terres illégalement occupées en Amazonie, autorisation des activités minières et d’orpail-lage sur les réserves indigènes, restriction du droit à l’avortement, abaissement de l’âge de ma majorité pénale, imposition des idées conservatrices dans les programmes sco-laires. [12] L’unité entre les différents partis socialistes et communistes sera elle-même difficile à réaliser car tous veulent se libérer de l’emprise du Parti des Travailleurs de Lula, qui est pourtant la seule formation capable de donner consistance à une union de la gauche. [13] Ces études montrent aussi que le taux d’approbation de Jair Bolsonaro est aujourd’hui inférieur à ceux atteint par ses prédécesseurs après deux ans de mandat. Les simulations réalisées pour l’élection présidentielle attestent aussi que l’actuel Président l’emporterait sur tous les candidats identifiables actuellement.

  • Bolsonaro, le chemin difficile vers 2022 (5).

    Un Président lâché par ses alliés volages ? Le pacte établi entre Bolsonaro et le Centrão n’est pas comparable aux pactes conclus par des gouvernements antérieurs avec la même mouvance politique. Depuis l’adoption de la Constitution de 1988, tous les gouvernements fédéraux ont dû s’appuyer sur des majorités parlementaires qui intégraient des partis clientélistes, comme forces d’appoint. Les gouvernements Cardoso (1994-2002) et ceux du Parti de Lula (2003-2016) ont gou-verné avec le concours de ces formations représentant la "vieille politique" mais ils ont tenté (et parfois réussi) de dominer les alliances en question. Les coalitions étaient alors pilotées par une ou deux formations politiquement engagées aux côtés de l’exécutif. Celles-ci constituaient les piliers de la majorité gouvernementale au Congrès [1]. Ce type de coalition a permis à l’Administration Cardoso de faire adopter le Plan Réal et au gou-vernement Lula d’obtenir le soutien du Congrès qui a voté le programme Bolsa Familia. L’alliance destinée à appuyer le gouvernement Bolsonaro n’a pas de pilier. Elle n’est pas animée et pilotée par un grand parti qui partagerait les options idéologiques du Président. Cette coalition est entre les mains d’une pléiade de petits partis qui ne con-naissent qu’une seule logique : les échanges de faveurs. Les alliés victorieux de cette élection au Congrès n’ont débattu d’aucun programme mini-mum qu’ils s’appliqueraient à mettre en œuvre ensemble pour affronter la tragique crise économique, sociale et sanitaire que vit le pays. Les discussions se sont limitées à la création éventuelle de nouveaux portefeuilles ministériels, à l’offre de postes dans la haute administration fédérale et les entreprises publiques. Le remaniement ministériel et les cadeaux faits aux partis du Centrão sont supposés sceller une vaste alliance destinée à préparer les élections générales de 2022. C’est le retour en force du physiologisme de la "vieille politique" que Bolsonaro disait détester au cours de sa campagne. L’expérience montre qu’aucune association de ce type ne peut être pérennisée dans le temps. Les nouveaux partenaires sont confrontés à des défis considérables. Il faut gérer une pandémie qui continue à progresser, apporter un soutien aux millions de familles privées de tout revenu, affronter une crise économique majeure qui génère un chômage massif, respecter un minimum de discipline budgétaire, réduire les tensions politiques dans un pays extrêmement polarisé. Le gouvernement doit rétablir une aide d’urgence aux plus modestes pour éviter une explosion sociale. Il pourrait être contraint de créer de nou-veaux impôts. De nombreuses réformes essentielles passent par une altération de la Constitution. L’exécutif doit pour ce faire disposer du soutien des 2/3 des parlementaires dans les deux chambres. Une majorité aussi ample ne peut pas être constituée en misant sur des marchandages physiologistes, sur le type d’accord qui a permis une victoire cir-constancielle du Centrão le 1er février dernier. Nombre de décès dus au Covid par million d'habitants (moyennes mobiles sur 7 jours. L’exécutif ne disposera pas du soutien de tous les parlementaires qui ont voté pour Arthur Lira et Rodrigo Pacheco. Sur les 302 députés qui ont élu le premier, nombreux sont ceux qui ne composeront pas avec Bolsonaro. Au Sénat, les partis de gauche feront obstacle à toutes les propositions de réforme émanant de l’exécutif. Deux types de projets légis-latifs sont en réalité susceptibles de recevoir l’aval d’une majorité d’élus. Les premiers pourraient consister à bloquer des projets destinés à renforcer la lutte contre la cor-ruption et à assouplir la législation déjà en vigueur. Sur ce terrain, la convergence entre les intérêts du chef de l’Etat et ceux d’innombrables parlementaires est avérée. L’ancien capitaine veut utiliser l’institution législative pour qu’elle le protège contre une procédure de destitution. Il entend aussi avoir l’appui du Centrão pour pouvoir bloquer ou obtenir le classement des procédures en cours qui concernent ses fils. Les seconds textes que pourrait approuver désormais le Congrès sont relatifs au pro-gramme conservateur que Bolsonaro a promis à ses fidèles de mettre en œuvre : libé-ralisation de la vente et du port d’armes, lutte contre la supposée menace communiste et l’idéologie du genre dans les institutions d’éducation et la culture, assouplissement de la législation environnementale, affaiblissement des droits des populations autochtones, renforcement des prérogatives des forces de police… Les réformes libérales abandonnées. Le gouvernement va devoir négocier avec les élus de l’alliance fragile constituée avec le Centrão à chaque fois qu’il présentera une nouvelle mesure, un nouveau projet de loi. L’exécutif a déjà payé pour faire élire les Présidents des deux chambres. Pour conserver sa majorité parlementaire, Bolsonaro devra payer encore, garantir aux partis et aux élus concernés la libération d’amendements budgétaires et de crédits, des portefeuilles et des nominations. Les impératifs liés au maintien d’une telle coalition se heurteront rapi-dement aux limites imposées par la discipline budgétaire, qu’il faudra sans doute con-tourner ou oublier…. Selon le Ministre de l’économie, l’élection de nouveaux Présidents à la tête du Congrès devrait permettre d’adopter les innombrables réformes spectaculaires qu’il propose depuis 2019. Il faut probablement oublier ce catalogue qui va de l’indépendance de la Banque Centrale aux privatisations des grandes entreprises publiques en passant par l’adoption d’amendements constitutionnels permettant de réduire les dépenses publi-ques. En réalité, ni Bolsonaro, ni sa nouvelle majorité parlementaire ne sont intéressés par ces projets. La réforme administrative proposée par Guedes empêcherait par exem-ple de multiplier la création de ministères et de postes dans la haute administration fédé-rale.. Les députés et sénateurs du Centrão ne sont pas disposés à limiter les rému-nérations et nombreux avantages des fonctionnaires fédéraux. Ils n’ont aucune envie de couper les subventions que reçoivent des entreprises privées qui financent géné-reusement leurs campagnes. Comment iraient ils voter avec enthousiasme un plan de privatisations qui réduirait le nombre d’entreprises publiques où les amis peuvent occu-per des sinécures ? Les nouveaux Présidents des deux chambres n’ont d’ailleurs pas cessé depuis 2019 de batailler contre un ministre de l’économie qui bloquait des crédits pourtant nécessaires pour achever des chantiers dans les régions. Ils ont aussi manifesté un enthousiasme des plus limités pour le plan de cession au secteur privé d’importantes entreprises publiques comme Electrobras ou Correios (service postal). En réalité, en ce début de 2021, les députés et sénateurs qui appuient officiellement l’exécutif n’ont plus désormais que deux sujets en tête : le rétablissement d’une aide d’urgence aux familles les plus défavorisées et l’accélération des campagnes de vaccina-tion contre le covid-19. Ces élus ont passé la fin de l’année dans leurs circonscriptions et ils ont compris que s’ils ne prenaient pas en compte l’urgence sociale leur avenir poli-tique serait mal assuré. Le Brésil comptait en janvier 14 millions de chômeurs officiels et 27 millions d’habitants vivant avec moins de 247 réais par mois, l’indicateur de pauvreté extrême. Si rien n’est fait, la situation va s’aggraver davantage. La coalition qui soutient Bolsonaro au Congrès votera certainement dans un proche avenir des mesures d’ur-gence. Néanmoins, imaginer que la kyrielle de petits partis opportunistes qui forment cette alliance adoptera le programme économique libéral de Paula Guedes est aussi ingénu que d’imaginer que ce programme soit une priorité pour Jair Bolsonaro. Personne ne peut prévoir aujourd’hui ce que va être l’avenir de ce gouvernement et de l’alliance fragile qui le soutient au Congrès. Il est cependant probable qu’à la veille du scrutin de 2022 le Brésil n’aura pas mis en œuvre les réformes nécessaires pour la reprise de la croissance, qu’il sera toujours au bord du chaos. D’un côté, un Président inhabile et incompétent contraint de se rendre à la vieille politique pour se sentir protégé d’une menace de destitution. De l’autre, un Centrão qui se frotte les mains et sourit. Il va sans cesse demander plus à son partenaire. Et à la fin, le virus opportuniste peut détruire l’or-ganisme qui l’abrite. Inhumations de victimes du Covid à Manaus en janvier 2021. Ce scénario dépendra fondamentalement de l’évolution de la cote de popularité du chef de l’Etat. Avec l’aggravation de la crise économique et de la situation sanitaire, si des drames comme celui que connaît la ville de Manaus depuis janvier dernier se prolongent et se reproduisent, cette cote de popularité peut s’affaisser. Tel serait aussi le cas si la situation sociale très dégradée se traduisait par la multiplication de mouvements pro-testataires, voire insurrectionnels. Dans ce cas de figure, les partis du Centrão n’hési-teraient pas à quitter le navire.…Jair Bolsonaro était député fédéral en 2015-2016. Les formations parlementaires clientélistes qui n’obeissent qu’à la logique des échanges de faveur ont alors abandonné le gouvernement Dilma Rousseff. Ce lâchage a conduit à l’ouverture d’une procédure de destitution en août 2016. L’ancien capitaine, lui-même ancien membre de ces partis opportunistes devrait se rappeler que le Centrão ne retient jamais un cercueil par les poignées lorsqu’il est sur le point de glisser dans la tombe. A-t-il perdu la mémoire ? A lire en complément des posts de la série "Bolsonaro, le chemin difficile vers 2022" : les posts de la série "Petit voyage dans la vieille politique brésilienne". [1] Dans les deux cas, le parti du Président (Parti Social-Démocrate Brésilien pour Car-doso, Parti des Travailleurs pour Lula et Dilma Rousseff) a dû composer avec des for-mations plus centristes : le Parti démocrate pour Cardoso, le Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB) pour Lula et Rousseff. Le parti gouvernemental a souvent dû céder à des pratiques clientélistes pour maintenir ces alliances.

  • Petite incursion dans la "vieille politique" (2).

    Le poids du clientélisme politique aujourd’hui. Le clientélisme fragilise tout le système démocratique. Les acteurs politiques tendent à travailler pour des intérêts particuliers spécifiques au lieu de travailler pour l’ensemble de la collectivité, qu’il s’agisse de la région, de l’Etat fédéré ou de la République fédérale. Dans cette logique, l’élu (municipal, de l’Etat fédéré, du Congrès fédéral) est tributaire ou otage de sa clientèle, des groupes d’intérêts et des réseaux politiques qui ont organisé, soutenu et favorisé son élection. Cette clientèle ne s’identifie pas à une cause, à une vision commune des défis et des perspectives d’évolution de la nation. Elle attend de la formation politique à laquelle elle adhère (ou qu’elle soutient) et des élus du parti des solutions à des attentes, des revendications, des demandes particulières. Les élus doivent donc prendre en compte les intérêts de leur clientèle en laissant de côté d’autres secteurs de la population qui ne bénéficieront pas des mêmes avantages. Le clientélisme n’est évidemment pas la seule logique qui s’impose dans la sphère politique et la vie publique. Cette logique cohabite avec celle du jeu politique moderne. Des confusions peuvent exister. Dans la vie politique du XXIe siècle, les candidats à un scrutin construisent une campagne en cherchant à répondre aux aspirations de tel ou tel groupe social. Ils prennent en compte des demandes particulières, des attentes régio-nales qui varient d’un lieu à l’autre. Ainsi, pour tenter d’emporter une élection, les préten-dants au poste de maire ou de gouverneur peuvent promettre des améliorations du ré-seau routier (qui est de la compétence exclusive du pouvoir exécutif), un renforcement des actions visant à assurer la sécurité publique ou à développer l’éducation. Les propo-sitions peuvent varier selon les programmes des candidats. Ce qui distingue ces propositions du clientélisme est précisément le groupe qui en bénéficiera. Lorsque les ini-tiatives envisagées concernent la collectivité dans son ensemble (une ville, un Etat fédéré, le pays), la vie démocratique n’est pas en cause. Les règles du jeu politique républicain sont respectées. Par contre, si les actions proposées ne profitent qu’à une seule personne (accorder un accès privilégié à des soins spécifiques), une région ou une corporation (loi qui garantit aux membres des avantages fiscaux ou sociaux spécifiques), le clientélisme est avéré. Toute la société est perdante. La démocratie est fragilisée. C’est en donnant que l’on reçoit. La "vieille politique" fonctionne à tous les niveaux de la représentation du corps élec-toral : municipal (chacune des 5568 communes dispose de son assemblée d’élus muni-cipaux), Etat fédéré (chacun des 26 Etats a son assemblée législative) et Etat fédéral. Le Congrès national est formé du Sénat (81 membres) et de la Chambre des députés (513 parlementaires). Aux trois niveaux, pour gouverner effectivement, l’exécutif doit disposer d’une majorité législative. Comme dans les démocraties mûres, cette majorité peut être construite sur la base d’un accord de programme, d’une alliance politique entre élus et groupes d’élus partageant des options idéologiques communes. Les forces politiques qui construisent ces accord politique sont alors assez comparables dans leur mode de fonc-tionnement, leur rôle et leur hiérarchie aux partis qui existent dans les démocraties anciennes. Au Brésil, comme dans d’autres pays du monde, la vieille politique n’est jamais loin. En échanges de leur participation à la majorité qui vote les textes soumis par l’exé-cutif, les parlementaires reçoivent des ressources qui leur permettent de fidéliser le soutien des maires qui sont toujours mobilisés pour organiser les élections des élus des instances législatives. Ces ressources sont distribuées en utilisant tout l’appareil gouver-nemental, les administrations centrales, les agences contrôlées par l’exécutif et les entre-prises du secteur public [1]. Toutes ces structures sont instrumentalisées afin qu’elles offrent des postes de direction aux alliés parlementaires, à leurs fidèles, aux "filleuls" poli-tiques des grands leaders de formations. Ces postes de direction ont deux avantages pour les alliés de l’exécutif. Ils suscitent la reconnaissance des bénéficiaires. Les emplois en question sont en général des quasi-sinécures. Outre les rémunérations confortables et autres avantages matériels, il y a encore le prestige de la mission. La reconnaissance des clients et de leurs familles peut même devenir une relation quasiment filiale lorsque des leaders politiques nommés mi-nistres ou Président d’une compagnie publique offrent à leurs dépendants des postes de conseillers, d’assesseurs, de personnels de cabinets ou de simples chauffeurs ou factotums [2]. L'esplanade des ministères à Brasilia où sont installés les cabinets des ministres. Le second avantage est encore plus concret. Les postes offerts dans les cabinets, la haute administration ou les directions d’entreprises publiques sont des sources de financement des partis et d’enrichissement personnel pour tous les amis des titulaires. Une partie des crédits publics captés est distribuée par des canaux officiels. Le titulaire d’un portefeuille ministériel va par exemple lancer un programme de financement des-tiné à favoriser l’essor d’une région où il compte de nombreux maires et élus locaux "amis". Le dirigeant d’une firme nationale va orienter la politique d’investissement de son entreprise pour que de grandes réalisations bénéficient (nouvelles ressources fiscales, emplois créés) à sa région, aux maires dont il est proche. Une autre partie des ressources publiques est privatisée grâce au montage de dispositifs de détournement de fonds des contrats signés par l’autorité publique et dont la signature dépend du ministre, du directeur d’agence ou du cadre d’entreprise publique parrainés et logés stratégiquement à des postes clés. La technique de surfacturation est alors la plus couramment utilisée. Elections et partis politiques. De son côté, le pouvoir exécutif (maire, gouverneur d’Etat, Administration fédérale) est contraint de pratiquer cette vieille politique s’il n’a pas suscité d’alliance programmatique avec les formations parlementaires. Les exécutifs se créent des clientèles en proposant à ces dernières des contreparties, des biens et des services qui correspondent à des demandes spécifiques et exclusives. La distribution de postes a déjà été évoquée. Il y a aussi un usage électoraliste des finances publiques [3]. Pour pousser des élus parlemen-taires et municipaux à le soutenir, un gouvernement peut les menacer de rétention budgétaire et ne libérer certaines des sommes inscrites dans le budget qu’à la fin de l’année, donc après les élections. Il peut aussi libérer dans les mois précédant un scrutin l’essentiel des sommes dues et qui avaient été gelées pendant plusieurs années. Un autre procédé consiste à créer des enveloppes budgétaires dont l’affectation est impré-cise (par exemple, l’enveloppe consacrée aux "populations en détresse"), à les doter de copieux budgets afin de pouvoir puiser dedans, sans entrave, à l’approche du scrutin. Ces pratiques s’observent lors des élections municipales, des Etats fédérés ou nationales. Des gouverneurs et des maires distribuent au moment opportun de coquettes sommes et le font savoir bruyamment [4]. L’impact de cet électoralisme budgétaire sur les élec-teurs des couches populaires ou des couches moyennes basses ne doit pas être sures-timé, car ces pratiques ne sont guère créatrices, chez eux, d’un sentiment d’obligation. Hors des campagnes électorales et au-delà de la répartition de postes, les responsables de l’exécutif peuvent satisfaire leurs clientèles grâce aux finances publiques en réalisant des investissements sélectifs, en pratiquant des politiques d’exemption fiscale. Les réalisations spectaculaires (infrastructures urbaines, parcs de logements, installations d’entreprises, ouverture d’un nouvel hôpital, création ou renforcement des forces de sécurité, etc. sont présentées comme des dons accordés par un bienfaiteur généreux et éclairé. La clientèle se considère d’autant plus redevable envers tel élu ou tel candidat que celui-ci s’est glissé dans le rôle de la personnalité qui fait le bien. Plus la clientèle accorde de la valeur à ce qui lui est offert, plus elle estimera devoir être reconnaissante et fidèle envers le donateur, parfois pour très longtemps. C’est le cas par exemple lorsque l’élu et gouverneur d’un Etat fédéré offrent à de nombreuses familles nécessi-teuses des lots de terrain, une aide sociale pérennisée. Depuis les années 1990 et davantage à partir de 2000, une législation dite de respon-sabilité fiscale destinée à assainir les finances publiques a abouti à la fixation de plafonds en matière de dépenses de personnels, menaçant de prison ou d’interdiction de mandat électif les responsables exécutifs qui ne les respecteraient pas et prohibant toute aug-mentation de ces dépenses dans les 180 jours précédant une élection. Il est aussi devenu plus difficile de satisfaire les clientèles par l’offre de biens et de services de haute valeur en raison de la massification galopante de l’électorat potentiel. En 2020 le Brésil comptait 147 918 483 électeurs, soit 21% de plus qu’en 2004 (121 391 631) et 151% de plus qu’en 1982 (58 871 378). Avec une telle croissance, les candidats et les forces politiques en compétition ont de plus en plus de difficultés à satisfaire leurs clientèles. Les dons et les faveurs représentent un coût financier de plus en plus élevé. Les leaders et formations politiques adeptes du clientélisme ont donc dû adapter leurs méthodes de travail. Les campagnes électorales de plus en plus coûteuses sont financées par de "généreux" donateurs privés. De façon officielle ou par des canaux clandestins et illégaux, des grandes entreprises, établissements financiers et fortunes privées participent au finan-cement de ces campagnes. Les donateurs renforcent ainsi les liens privilégiés qu’ils auront avec les candidats une fois élus. La règle est de financer pratiquement toutes les formations qui ont des chances d’accéder au pouvoir. Il n’y a évidemment pas d’investis-sement sans retour espéré sur l’investissement. Ce retour prend la forme d’un accès privilégié aux marchés publics, de l’adoption d’une législation favorable aux secteurs d’activité qui ont soutenu les candidats, de création de niches fiscales, etc…Ces pratiques sont de plus en plus réglementées et peuvent entraîner des poursuites lorsque les sou-tiens reçus prennent la forme d’une corruption manifeste. L’opération Lavage-Express [5] conduite pendant sept ans par la Justice brésilienne a mis un sérieux frein aux actions criminelles de la classe politique et des milieux d’affaires. Ce réveil salutaire de la Justice n’a pas suffi à réduire l’influence de la "vieille politique" et à faire reculer l’impunité dont bénéficient encore les élus et détenteurs de postes de responsabilité dans la vie pu-blique. L’apport du secteur financier permet notamment de réaliser des campagnes mobilisant des moyens considérables (voyages, utilisation des réseaux sociaux, publicité, organi-sation de grands rassemblements). Les candidats et les partis ont de plus en plus re-cours à des agents électoraux (cabos eleitorais), rémunérés pour leur travail, choisis pour la qualité de leur insertion sociale dans tel ou tel quartier, ils distribuent des tracts, collent des affiches et, surtout, essayent de discuter un à un avec les habitants de leur rue ou de leur bloc de rues. Ce travail, opéré au ras du terrain, fournit aux inscrits guère politisés un peu d’intelligibilité du scrutin, permet de convaincre des indécis et de leur donner le numéro des candidats pour lesquels ils voteront… peut-être [6]. Dans ce système institutionnel baroque, marqué par le clientélisme et les échanges de faveurs, un grand nombre de formations politiques n’ont pas grand-chose à voir avec les partis tels qu’ils fonctionnent dans les démocraties républicaines mûres. Ces derniers sont des associations qui réunissent des membres qui partagent des valeurs, une vision de la société, une idéologie et un projet de transformation des lois et de la vie commune. Ces organisations sont des machines destinées à conquérir le pouvoir. Elles sont ani-mées par des leaders, sélectionnent des personnalités qui ont vocation à les représenter dans les consultations électorales et à exercer des mandats en cas de victoire. Même si ces personnalités s’éloignent souvent des programmes définis par leurs partis, elles doivent mener une action présentant un minimum de cohérence avec une ligne poli-tique, une vision de la société et de son avenir. Ces leaders choisis par une base militante ont aussi à démontrer un minimum de préparation et de compétences pour assumer les missions qui pourrait leur échoir. Il existe au Brésil des formations politiques qui sont très éloignées dans leur fonction-nement, leur finalité et leur organisation de ce qui vient d’être évoqué. Ce sont officielle-ment des partis.....comme les autres. En réalité, il s’agit de machines destinées à vendre des faveurs et à propulser au sein du pouvoir exécutif leurs leaders ou les proches de ces derniers. Certes, la force d’influence de ces organisations clientélistes se mesure à leur capacité à faire élire le maximum de leurs membres à des mandats législatifs et à des fonctions au sein du pouvoir exécutif. Elle s’évalue aussi aux résultats que les partis obtiennent auprès des exécutifs à qui ils cherchent à vendre un ralliement, un appui. Le critère décisif est la "capacité redistributive" de l’organisation, l’importance des rentes qu’elle fournit à sa clientèle : postes dans l’administration publique, financements (légaux et occultes), emplois, etc… Plus la formation est efficace, plus grande est sa force d’attrac-tion pour les politiciens opportunistes. Inversement, l’adhésion de personnalités connues, expérimentées, peut être l’occasion pour un parti nouveau d’accroître son assise élec-torale et sa capacité redistributive. Lorsque les politiciens les plus chevronnés ne sont plus satisfaits par la machine qui devait les servir, ils en créent une autre à leur mesure. Le système politique se caractérise au Brésil par la prolifération ou la pulvérisation de partis (24 formations sont représentées à la Chambre des députés, 21 au Sénat fédéral). Plusieurs de ces organisations ont des identités idéologiques définies. Elles représentent des secteurs importants de l’électorat, assurent une fonction effective de représentation. D’autres sont de simples machines destinées à capter des rentes au sein de l’appareil d’Etat et grâce à l’appareil d’Etat. Dans ces conditions, constituer une majorité d’appui au sein des instances législatives est une tâche ardue pour l’exécutif. Le succès passe très souvent par l’acceptation du jeu de l’échange de faveurs. Vingt-quatre formations politiques représentées à la Chambre fédérale des députés (2021). L’ancien régime n’est pas mort. Le lecteur sera peut-être porté à considérer que les mécanismes du clientélisme poli-tique brésilien ne sont pas vraiment originaux, que cette pratique se retrouve dans toutes les démocraties républicaines dont le projet n’est jamais achevé. L’importance du phéno-mène au Brésil doit être appréciée en tenant compte de deux éléments majeurs qui ne se retrouvent pas (ou qui existent moins) dans les démocraties de pays occidentaux. Le premier élément est l’extrême distance sociale qui existe entre d’importants secteurs de la classe politique et la majorité de la population. Cette distance n’est pas fondée sur une culture du mérite par laquelle serait assurée la sélection des membres de la classe politique et qui permettrait à ces derniers de revendiquer un bagage culturel supérieur à celui de la majorité des citoyens. Le Brésil est un pays qui semble encore vivre sous l’an-cien régime, dans lequel une caste de personnes riches, puissantes et connues se con-sidère comme au-dessus des simples citoyens et peut impunément transgresser les normes et les lois qui régissent la vie en société. De nombreux individus assurant un mandat électif ou exerçant l’autorité publique considèrent que cette condition leur donne le privilège d’accomplir impunément des actions qui portent atteinte aux droits des autres et de la collectivité. Souvent protégés par un droit procédurier, les élus ne sont pas des justiciables de droit commun et bénéficient d’un traitement privilégié de la part de la Justice (le fameux foro privilegiado). Entouré des meilleurs avocats capables de tirer avantage de toutes les arcanes du droit, ce monde se sent protégé. Les personnages politiques clientélistes pratiquent donc les échanges de faveurs, le marchandage du soutien à l’exécutif, le nomadisme idéologique (il est courant de changer de formation dès que le parti auquel on appartient n’apporte plus le retour sur investissement attendu) le plus sereinement du monde. Certes, ce monde est de plus en plus confronté à une Justice qui défend l’uni-versalité de loi et n’hésite plus à punir. Néanmoins, par rapport à la rigueur dont font preuve les systèmes judiciaires de démocraties consolidées à l’égard des personnels politiques pris en faute, au Brésil, ces personnels bénéficient encore d’une grande impu-nité. L’homme de la rue, le simple citoyen condamne et méprise désormais de plus en plus clairement ces politiciens qui tendent à privatiser la vie et la chose publique. Reste qu’un grand nombre d’électeurs continuent à voter pour eux en espérant sans doute obtenir en retour des avantages particuliers. La vieille politique, c’est aussi cette forme de schizo-phrénie. A suivre : Le clientélisme au niveau fédéral : l'importance du Centrão. [1] Depuis de nombreuses années, une des fonctions essentielles des nombreuses entre-prises du secteur public est précisément la distribution de postes aux "amis" de l’exécutif. A lui seul, l’Etat fédéral contrôle 46 groupes dans des secteurs très divers (éner-gie, industries, banques, services, infrastructures) qui sont autant d’organisations suscep-tibles d’offrir des emplois souvent privilégiés (rémunérations élevées, stabilité, privilèges accessoires) aux amis politiques et militants zélés. Les cadres de formations politiques peuvent avoir accès au sein de ces firmes publiques à des postes de direction. Le spoil system est devenue une pratique systématisée au sein des équipes de management de grandes entreprises nationales. [2] Au Brésil, les secteurs de la clientèle qui assument des fonctions essentielles dans la vie des formations politiques (responsables de sections locales, organisateurs de cam-pagne, agents électoraux, communicants) peuvent avoir un accès à des emplois dans la haute fonction publique. La loi réserve l’administration aux fonctionnaires et ne permet que le recrutement à partir de concours. Néanmoins, chaque ministre, député et séna-teur peut s’entourer de de très nombreuses personnes de confiance qui sont recrutés comme agents temporaires. Les effectifs de ces contractuels proches des élus et titu-laires de portefeuilles sont considérables [3] En ce domaine l’inégalité entre candidats est gigantesque, car tous ne décident pas de l’affectation (même partielle) des dépenses de telle commune, de telle unité fédé-rative ou de l’Union. Les plus avantagés sont ceux appuyés par un exécutif ou qui sont eux-mêmes maires, gouverneurs voire président. En effet, ils peuvent, comme tous leurs homologues à travers le monde, définir des politiques publiques censées plaire à telle ou telle catégorie d’inscrits. Ils peuvent aussi et avec plus de facilité que dans bien des pays fixer un calendrier d’exécution conforme à leurs intérêts électoraux. Le droit brésilien est peu contraignant con-cernant les modalités d’exécution du budget annuel. [4] Depuis la crise financière et monétaire de 1998, une législation de discipline budgétaire impose à l’Etat central, à chaque unité fédérative et à chaque commune de conclure chaque année budgétaire sur un excédent primaire (recettes moins dépenses hormis celles liées aux intérêts de la dette). Cette norme financière a réduit les sommes d’origine publique utilisables et utilisées à des fins électorales. [5] L'opération "Lava Jato" (Lavage express)a été la plus grande enquête anticorruption de l'Histoire du Brésil. Elle a permis de multiples investigations menées par la magistrature du parquet et du siège à l’échelle fédérale. Les opérations ont commencé en 2014 à Curitiba et mis en évidence un gigantesque réseau de versements de pots-de-vin d'entreprises du bâtiment à des dirigeants politiques en vue de l'obtention de marchés publics, notamment avec la compagnie pétrolière d'Etat Petrobras. Des dizaines de chefs d'entreprise et de personnalités politiques de tous bords ont été inculpés écroués. Dans ce cadre, l’ancien Président Lula a été condamné en seconde instance à une peine de plusieurs années de prison. Les ramifications de l’opération Lavage-Express se sont considérablement étendues, pratiquement sur tout le territoire brésilien, mais aussi à d'autres pays d'Amérique Latine, notamment le Pérou et l'Equateur. [6] D’une façon générale, recourir à des cabos eleitorais ne suffit pas à pallier aux limites croissantes du clien-télisme et aux effets inégaux des programmes télévisés. Car ces agents sont en concurrence et concur-rencés : d’une part, chaque candidat ou presque dispose de cabos eleitorais (en plus ou moindre quantité selon ses ressources) et, d’autre part, diverses autorités morales bénéficient d’une influence plus grande sur ces électorats. Au premier rang d’entre elles figurent les pasteurs des églises évangéliques.

  • Bolsonaro, le chemin difficile vers 2022 (4).

    Un mariage de convenance avec le Centrão. Pendant les deux premières années de son mandat, le Président Bolsonaro a voulu ignorer les règles du présidentialisme de coalition. Celles-ci imposent au chef de l’exécutif de constituer une majorité parlementaire au Congrès afin d’obtenir que ses projets politiques soient approuvés par le pouvoir législatif et transformés en lois. Le nouveau Président a cru qu’il pourrait gouverner en instaurant une relation directe avec le peuple. Il a imaginé qu’en imposant un style autoritaire, en mobilisant les réseaux sociaux et la rue, il mettrait fin à la vielle politique incarnée par la kyrielle de petites formations parle-mentaires opportunistes que l’on désigne sous le terme de Centrão [1]. Il a échoué. Pour assurer son maintien au pouvoir et tenter de gouverner enfin, il a fini par s’associer à ce marais du Congrès. Après un flirt de quelques mois, les deux parties ont célébré le 1er février dernier un mariage de convenance. Bolsonaro a fait élire à la tête des deux cham-bres du Congrès des Présidents issus du Centrão. Cette alliance va l’obliger à se plier aux exigences de leaders et de forces parlementaires qui ne donnent jamais rien sans re-cevoir, qui facturent leur soutien et sont fidèles tant que l’exécutif est généreux. L’échec d’une stratégie. Sur les premiers mois d’un mandat présidentiel, le chef de l’Etat récemment élu jouit d’un crédit politique élevé. Pendant cette phase d’état de grâce, en soumettant un program-me cohérent et mobilisateur aux partis proches de sa sensibilité, il peut constituer une majorité au Congrès. Il parvient alors à faire voter des lois, voire des réformes importan-tes pour le pays. Jair Bolsonaro a voulu ignoré ces réalités. En 2019, au fil d’un dialogue heurté et tendu avec le Congrès, il a accumulé davantage de défaites (propositions de lois rejetées, projets enlisés, vetos) que ses prédécesseurs. Plusieurs des grands thèmes de sa campagne (le retour d’un ordre moral, la lutte contre la criminalité et l’insécurité) ont été dédaignés par les parlementaires ou édulcorés [2]. Le Président n’a pas soutenu son ministre de l’économie qui proposait pourtant dès le début de mandat un catalogue ambitieux de mesures destinées à assainir et à réduire les dépenses publiques, à multi-plier les privatisations, ou à réformer la fiscalité. L’ancien capitaine n’a jamais su engager une véritable négociation politique avec les élus parlementaires pour obtenir l’appro-bation de textes majeurs. Autoritaire, sans charisme et talent de négociateur, Bolsonaro méprise les institutions de la République et la démocratie. Député fédéral pendant 27 ans (1991-2018), il n’a jamais démontré au cours de sept mandats successifs un leadership, un savoir-faire de conci-liateur et de stratège capable de forger par la conviction et le dialogue des alliances efficaces. Ces graves insuffisances sont alors passées inaperçues parce que le député se faisait d’abord reconnaître par son discours radical, très conservateur et provocateur. Pendant les vingt premiers mois de sa Présidence, Jair Bolsonaro n’a pas cessé de multi-plier les conflits avec les principaux leaders politiques du Congrès et avec les haut-magistrats de la Cour suprême (Supremo Tribunal Federal ou STF). A plusieurs reprises, il a même encouragé ses partisans les plus fanatiques à se mobiliser pour exiger la fermeture des Chambres et l’extinction du STF. Il avait déjà adopté une posture autoritaire au cours de la campagne de 2018. Le candidat se présentait alors comme l’homme providentiel qui, une fois élu, allait détruire le système politique, éliminer l’establishment, imposer la volonté du peuple contre les "élites". Il annonçait même qu’il conduirait les dirigeants du Parti de Lula au peloton d’exécution ou qu’il mobiliserait l’armée pour en finir avec la Cour suprême. Il allait évidemment abolir cette vieille tradition politique qui impose une logique de marchandage entre le pouvoir législatif et l’exécutif. Il s’attaquerait bien sûr au Centrão que ses communicants de campagne présentaient comme un ré-seau mafieux ou une bande de gangsters. Mai 2020 : des militants pro-Bolsonaro protestent contre le STF à Brasilia. Bolsonaro n’a pas cessé de jouer avec le feu pendant un an et demi. Son offensive per-manente contre les institutions républicaines a atteint un sommet en mai 2020. Le chef de l’Etat s’en est pris alors une nouvelle fois au STF qui venait d’ouvrir une information sur l’origine de fake-news propagées sur les réseaux sociaux par des bolsonaristes. Réunis avec ses partisans devant le palais présidentiel, Bolsonaro a appelé à la mobilisation contre la haute-cour et proclamé qu’il fallait en finir avec le pouvoir judiciaire. Hélas, le mois suivant, la Police fédérale procédait à l’arrestation de Fabrício Queiroz, grand ami de la famille Bolsonaro et ancien assesseur du fils de Jair, Flávio Bolsonaro, lorsque ce dernier était élu de l’Assemblée municipale de la ville de Rio de Janeiro[3]. Après juin 2020, le Président a continué de temps en temps à tenir des propos trahissant des penchants autoritaires. Néanmoins, pour sauver sa famille et son mandat, il a dû envisager un autre mode de gouvernement, plus "traditionnel". Oubliant ses imprécations du passé, il a engagé un flirt sérieux avec…. le Centrão. Les deux partenaires n’ont pas envisagé d’emblée un projet de mariage. Bolsonaro vou-lait séduire les parlementaires du Centrão pour qu’ils unissent leurs voix à ceux des bolsonaristes afin de bloquer toute procédure de destitution au Congrès [4]. La gestion calamiteuse de la crise sanitaire a en effet conduit de nombreuses organisations politi-ques et de la société civile à déposer des demandes d’impeachment. Le flirt sérieux en-gagé par le Chef de l’Etat avec les partis du Centrão avait aussi un autre objectif : pro-téger ses deux fils qui siègent à la Chambre et au Sénat contre une initiative émanant de leurs pairs et susceptible de déboucher sur une cassation de mandats. En contre-partie, il proposait au dit Centrão d’intervenir auprès du Ministère Public afin que ces élus du ma-rais soient protégés de toute dénonciation inopportune de crime de corruption. Entre les deux partenaires, il y avait sans doute des affinités politiques, notamment une vision assez conservatrice de la société. Reste qu’entre les fiançailles célébrées en 2020 et le mariage récent, les deux parties ont multiplié les palabres et les conversations d’alcôve sans que le Président n’en vienne encore à offrir des cadeaux onéreux et une bague de fiançailles d’exception à la promise… Noces de complaisance. En ce début de 2021, à l’ouverture de la nouvelle session parlementaire, les tourtereaux ont enfin souscrit un véritable contrat de mariage. Les noces ont été célébrées au Con-grès avec l’élection à la présidence de la Chambre des députés et à celle du Sénat Fédéral de deux personnalités éminentes du Centrão, le député fédéral Arthur Lira (du Parti Populaire) et le Sénateur Rodrigo Pacheco (du Parti Démocrate). Les deux vain-queurs auront bénéficié pendant les mois précédant le scrutin du soutien actif et affiché du chef de l’Etat. Arthur Lira, Jair Bolsonaro et Rodrigo Pacheco. Plusieurs événements ont conduit le Président à anticiper la date de son alliance avec le Centrão. Il y a d’abord eu le bilan calamiteux de la politique de lutte contre l’épidémie de covid-19. Dès la fin de 2020, ce bilan a commencé à peser sur la cote de popularité du chef de l’Etat. Certes, son image avait déjà bien souffert compte tenu des échecs répétés du gouvernement dans divers domaines de l’action publique. Néanmoins, la tragédie survenue à Manaus (capitale de l’Etat d’Amazonas) en janvier dernier, avec la mort de centaines de patients affectés par le covid et morts par manque d’oxygène dans les hôpitaux, a été le drame de trop. Ce drame est devenu le symbole de la gestion dé-sastreuse de la pandémie par plusieurs gouverneurs et par le gouvernement fédéral lui-même. Soudain, la rue a commencé à demander la destitution du chef de l’Etat. L’hypo-thèse d’une procédure d’impeachment du Président a commencé à être débattue dans les milieux politiques et…à la chambre des députés. Il était donc crucial que la direction de cette assemble ne soit pas confiée à n’importe qui à l’occasion de l’élection qui a eu lieu le 1er février dernier. Le vainqueur du scrutin ne pouvait pas être une personnalité viscéralement anti-bolsonariste qui aurait pu avoir l’idée saugrenue de lancer la procé-dure redoutée. Un autre facteur a conduit à précipiter la date des noces entre le chef de l’Etat et le Cen-trão. Jusqu’à la fin janvier dernier, la Présidence de la Chambre était occupée par Rodrigo Maia, une personnalité politique centriste qui n’a cessé depuis 2019 de défendre le pou-voir législatif contre les ambitions populistes et autoritaires de l’exécutif. Sur les derniers mois de 2020, ce député modéré a multiplié les rencontres avec d’autres leaders de l’op-position au gouvernement afin d’organiser une coalition susceptible de représenter une alternative à Bolsonaro en vue des élections générales de 2022. De partenaire difficile, l’ancien Président de la Chambre devenait peu à peu un adversaire ou un ennemi politi-que dangereux. Bolsonaro a donc tout fait pour anéantir ce rival. Dès le second semestre de 2020, dans la perspective de l’élection pour le renouvelle-ment des présidences des deux instances du Congrès, Bolsonaro a multiplié les initia-tives en vue de s’assurer que ses candidats préférés l’emportent avec aisance. A la fin décembre, le gouvernement fédéral a ainsi autorisé le Ministre du développement ré-gional à libérer 3 milliards de réais de crédits exceptionnels afin que 250 députés et 35 sénateurs puissent annoncer le lancement ou la poursuite de programmes d’infra-structures dans leurs circonscriptions. Satisfaits et séduits, plusieurs parlementaires qui envisageaient de voter pour le candidat d’opposition ont rejoint illico presto l’électorat d’Arthur Lira et de Rodrigo Pacheco. Pour libérer des postes dans la haute administration fédérale et les cabinets ministériels, tous les élus et proches du candidat d’opposition ont été priés de céder leurs places. Répartition des 513 sièges à la Chambre des députés et poids du Centrão. Le chef de l’Etat a donc libéré et distribué des centaines de postes au sein de l’Adminis-tration fédérale aux personnalités du Centrão et à leurs protégés afin d’encourager les partis ainsi gratifiés à porter leurs voix sur les candidats Arthur Lira et Rodrigo Pacheco. Bolsonaro s’est engagé avec l’ardeur, les budgets et les décrets de nominations néces-saires dans cette bataille. Comme s’il s’agissait pour lui d’une question de vie ou de mort politique. Il s’est probablement souvenu du sort réservé à ses prédécesseurs également menacés d’impeachment, Fernando Collor (en 1992) et Dilma Rousseff (en 2016). L’un comme l’autre avaient négligé les formations du Centrão qui auraient sans doute pu stopper les procédures de destitution si l’exécutif avait fait preuve de compréhension à leur égard. A la chambre, Bolsonaro a su choisir le candidat adéquat. Arthur Lira est un politicien habile. Elu pour la première fois député fédéral en 2011, il a entamé en 2919 son troisième mandat. C’est un artisan chevronné des manœuvres et combinaisons organi-sées en coulisses. Il a le profil typique du député qui connaît ses pairs et les paramètres à partir desquels est construite une carrière parlementaire. Les candidats appuyés par l’exécutif ont remporté une victoire éclatante dès le premier tour de scrutin le 1er février dernier. Arthur Lira a été élu Président de la Chambre avec 302 voix sur 513, soit un nombre de suffrage bien supérieur au total des voix des élus de 10 partis du Centrão et de droite qui le soutenaient officiellement. Cela signifie que le vainqueur a su séduire des députés de formations traditionnelles de centre-droit qui appuyaient pourtant théoriquement son adversaire. Lira est parvenu ensuite à faire élire au bureau de la Chambre (l’instance qui va piloter les travaux des députés) des person-nalités de partis du Centrão ou ralliées à ce rassemblement de forces politiques oppor-tunistes. Au Sénat, le candidat de Jair Bolsonaro l’a aussi emporté dès le premier tour. Rodrigo Pacheco a été choisi par 57 sénateurs sur 81, dont plusieurs élus de partis d’op-position. A partir de ce premier succès, Bolsonaro n’entend pas seulement obtenir du Congrès qu’il se montre plus docile. Il attend aussi de ses partenaires du Centrão qu’ils mobilisent leurs réseaux et alliés locaux afin de constituer un large front d’appui à sa candidature pour une réélection en 2022. Retour sur investissement. Dès la phase de flirt avancé de ces derniers mois, les élus de partis du Centrão ont obtenu des postes au sein de l’administration fédérale et d’agences qui en dépendent. Maintenant que les noces sont célébrées, ils espèrent entrer au gouvernement et obtenir des portefeuilles ministériels. Ces derniers mois, Jair Bolsonaro a évoqué un profond re-maniement qui permettrait d’offrir à ses nouveaux amis les positions qu’ils convoitent au sein du gouvernement. La première étape de l’opération pourrait être la nomination d’un nouveau titulaire à la tête du Ministère de la Citoyenneté (Ministério da Cidadania), un portefeuille créé par l’Administration Bolsonaro et qui réunit les compétences que déte-naient avant 2019 le ministère de la culture et du sport et celui du développement social. La personnalité qui détient ce portefeuille a un rôle clé pour valoriser les efforts de poli-tique sociale du gouvernement fédéral auprès des élus locaux et des couches les plus pauvres de la population. C’est le Ministério da Cidadania qui gère et exécute les princi-paux programmes sociaux fédéraux comme le Bolsa Familia. En 2020, il a été chargé de mettre en œuvre le dispositif d’aides d’urgence aux familles modestes dit auxilio Emer-gencial ou coronavoucher. Le maroquin doit revenir à un élu républicain originaire de l’Etat de Bahia [5]. Ce choix permettra aussi à l’exécutif de remercier un cacique politique local, Antonio Carlos Magalhaēs Neto. Cet ancien maire de Salvador et actuel Président du Parti des démocrates a contribué à la victoire d’Arthur Lira en évitant sur son parti ne soutienne officiellement l’autre candidat à la Présidence de la Chambre. Les ascenseurs se renvoient. Le remaniement ne devrait pas se limiter à ce ministère-clé. D’autres maroquins sont convoités par les partis du Centrão. L’appétit des nouveaux partenaires de Jair Bolsonaro devrait être satisfait par étapes au cours de ce premier semestre, après que l’exécutif aie vérifié que les nouveaux alliés méritent bien la confiance qui leur est attribuée. Les personnalités et les partis proches d’Arthur Lira ont déjà déployé leurs réseaux d’in-fluence au sein des cabinets et des administrations centrales qui occupent l’esplanade des Ministères à Brasilia. Officiellement, le Ministère du Développement Régional est di-rigé par Rogério Marinho, un ancien député fédéral qui a longtemps appartenu au PSDB, une formation de centre-gauche. Marinho est à la tête d’une administration qui gère à l’échelle fédérale tous les projets d’infrastructures (routes, aménagement de fleuves) et de développement régional (logement social, traitement des eaux usées, distribution d’eau potable, réseaux d’égouts). Doté d’un budget conséquent, le ministère est en rela-tion permanente avec les élus locaux (gouverneurs d’Etats, maires). Il constitue donc une position-clé pour gérer et entretenir des réseaux clientélistes. Les organisations poli-tiques qui ont porté la candidature de Lira ont déjà placé leurs hommes à la tête de plusieurs directions générales du Ministère et agences fédérales rattachées, autant de leviers qu’ils utilisent pour gagner le soutien ou entretenir la fidélité d’élus locaux [6]. Outre les deux ministères mentionnés ici, les partis du Centrão lorgnent le portefeuille de la santé et celui de l’agriculture. Ils souhaitent que soit recréé un ministère de l’industrie et du commerce, un portefeuille que Bolsonaro avait intégré à celui de l’économie en 2019. Le remaniement ministériel à venir pourrait entraîner le remplacement de militaires occupant des postes techniques par des personnalités issues du Centrão. Le mariage a été préparé avec soins par le Président qui connaît parfaitement le monde de ces partis du marais parlementaires et sait à quelles initiatives ils sont sensibles. La plupart des leaders du Centrão ont eu maille à partir avec la Justice ou sont encore im-pliqués dans des scandales financiers. Le Président et sa famille sont eux-mêmes con-cernés par des informations ouvertes par la Justice commune ou par le STF. Les deux partenaires ont donc un objectif commun : mettre au pas un pouvoir judiciaire qui a eu trop tendance depuis quelques années à remettre en cause l’impunité dont bénéficie souvent le personnel politique. Directement intéressé, Jair Bolsonaro n’a pas attendu les noces récentes pour engager la part du travail qui lui revient. La priorité est de disposer à la Cour suprême (STF) de plusieurs haut-magistrats disciplinés qui sauront calmer les audaces de leurs collègues et adopter une posture plus compréhensive à l’égard des deux autres pouvoirs. Le Supremo Tribunal Federal est une institution composée de 11 haut-magistrats qui sont nommés à vie. Les Juges sont cependant contraints d’abandonner leur fonction lorsqu’ils atteignent l’âge de la retraite fixé à 75 ans. Les membres de la haute cour sont choisis par le Président mais ce choix doit ensuite être avalisé par le Sénat Fédéral qui doit approuver la nomination à la majorité absolue (41 sénateurs sur 81). En novembre 2020, suite au départ en retraite du Juge Celso de Mello, Jair Bolsonaro a choisi comme nou-veau membre du STF le magistrat de cour d’appel Kassio Marques, originaire de l’Etat du Piaui. Cette indication a été chaudement approuvée par plusieurs personnalités du Cen-trão. Agé de 48 ans, le promu pourra exercer son mandat jusqu’en 2047. Il est considéré comme très proche des partis clientélistes et "physiologistes" de la Chambre. En juillet 2021, un autre membre de la haute-cour sera atteint par la limité d’âge. Le chef de l’Etat devra donc à nouveau indiquer un successeur. Il avait promis en 2019 qu’il donnerait la préférence à un candidat "terriblement évangélique"…La donne a changé. Bolsonaro doit désormais tenir compte des exigences des élus du Centrão qui veulent un haut-ma-gistrat "compréhensif", qu’il soit religieux ou pas… Ouverture d'une séance pleinière au STF. Les pressions sur le pouvoir judiciaire ne concernent pas seulement le STF et ont com-mencé dès la première année du gouvernement Bolsonaro. En 2019, le chef de l’Etat a nommé un nouveau Procureur Général de la République. Il a choisi Augusto Aras, un an-cien magistrat du parquet qui a manifesté depuis sa nomination un total alignement sur les orientations et les intérêts de l’exécutif. Depuis deux ans, la principale mission que s’est donné Aras a consisté à asphyxier progressivement les task forces formées de juges d’instruction et de magistrats du parquet qui animent depuis sept ans l’opération dite lavage-express [7]. La méthode a consisté à interdire aux procureurs fédéraux qu’ils puissent se consacrer à temps complet aux missions confiées par les task forces, à réduire les effectifs d’enquêteurs dont ils disposent [8]. L’affaiblissement systématique de ce qui aura été la plus grande opération de lutte contre la corruption menée par la Justice brésilienne a soulagé de nombreuses figures du monde économique et de la vie politique qui ont pu craindre un temps que la fin de l’impunité était arrivée. A suivre : Un Président lâché par ses alliés volages ? [1] Sur la définition de ce terme, sur la notion de fisiologismo (physiologisme) employée par les analystes politiques, on pourra consulter les trois posts de la série "Petit voyage dans la vieille politique brésilienne", publiés sur ce site le 10 février 2021, sous la rubrique politique. [2] Le seul grand succès obtenu par son Administration aura été l’adoption en début de mandat d’une réforme des retraites par le Congrès. En réalité, cette réforme n’a pas été adoptée parce que le Président l’a défendue bec et ongles, s’est engagé activement au-près des parlementaires pour gagner leur adhésion. Elle était déjà débattue à la Chambre et au Sénat avant l’élection de Bolsonaro. Si elle a pu être votée au début de 2019, cela tient avant tout à l’implication du Président de la Chambre des députés de l’époque qui a su convaincre ses collègues de l’importance de la question. D’autres réfor-mes ont été votées en 2019. Elles ont été préparées et élaborées par les instances législatives, souvent sans proposition claire émanant de l’exécutif. [3] Flavio Bolsonaro est soupçonné d’avoir créé des emplois fictifs au sein de son cabinet et d’avoir conservé les salaires versés à des employés inexistants [4] Depuis 2019, plus de soixante demandes en destitution ont déjà été déposées auprès du président de la Chambre des députés à qui il revient de lancer ou non la procédure. Critique de l’action gouvernementale, l’ancien président de la Chambre avait jusqu’alors refusé de donner suite. Mais un successeur distant du camp bolsonariste aurait pu utiliser ces demandes comme une menace, voire s’en servir pour engager la procédure. [5] Onyx Lorenzoni, le Ministre actuel, est un député du Parti Démocrate (centre-droit). Il devrait rapidement abandonner ce poste au bénéfice d’un élu du Parti des Républicains, une formation très représentative du Centrão. Le Ministère en question dispose d’un budget de 104 milliards de réais en 2021 (21 milliards d’euros). Cette enveloppe ne com-prend pas les crédits qui pourraient être débloqués pour rétablir un auxilio emergencial dans les prochaines semaines afin de permettre aux pauvres de continuer à faire face à la crise sanitaire. En 2020, le coronavirus a représenté une dépense exceptionnelle de 300 milliards de réais (58 milliards d’euros). [6] Ces directions et agences détiennent le record du nombre d’infrastructures inau-gurées en 2020. La plupart des chantiers concernés étaient alors achevés ou sur le point de l’être en 2019. La date officielle de mise en service a été retardée pour que soient organisés de pompeuses cérémonies d’inauguration à la veille des élections municipales de novembre 2020. [7] L'opération Lavage-express est une opération conduite par plusieurs équipes de ma-gistrats depuis 2014. Elle a mis en évidence un gigantesque réseau de versements de pots-de-vin d'entreprises du bâtiment à des dirigeants politiques en vue de l'obtention de marchés publics, notamment avec la compagnie pétrolière d'Etat Petrobras. Des dizaines de chefs d'entreprise et de personnalités politiques de tous bords ont été inculpés écroués, notamment l’ancien Président Lula. [8] Le 1er février dernier, le jour même où des représentants du Centrão assumaient les présidences des deux chambres du Congrès, le Procureur Général annonçait l’extinction de la principale task force de Lavage-express, celle de Curitiba.

  • Petite incursion dans la vieille politique (3).

    Le clientélisme au niveau fédéral : l’importance du Centrão. Le terme de Centrão [1] désigne un ensemble d’élus du Congrès fédéral dont l’action par-lementaire est fortement inspirée par le clientélisme. Au sein des institutions législatives, les députés et sénateurs qui siègent appartiennent à des formations politiques. Ces partis sont souvent associés à d’autres au sein de groupes parlementaires afin d’avoir une plus grande influence dans les débats et les votes. Le Centrão est l’un de ces groupes. Il a cependant une géométrie variable, selon les circonstances de la vie politique. Le terme de Centrão (gros centre) employé ici ne signifie pas que les formations concernées soient du centre (entre la droite et la gauche). La plupart des organisations politiques intégrant ce bloc ou s’y associant selon les circonstances n’ont pas d’identité idéologique bien défi-nie. Il s’agit en général de formations qui défendent des thèses conservatrices sur le ter-rain des mœurs (opposition à la libération du commerce de stupéfiants, refus de l’avor-tement) et sont favorables au durcissement de la législation pénale. Les élus du Centrão s’opposent à des mesures d’austérité et présentent souvent des projets induisant une progression des dépenses publiques. Enfin, on compte dans les rangs des partis concer-nés un grand nombre de pasteurs et de fidèles des églises évangéliques pentecôtistes. Les dénominations des partis qui constituent la base de ce groupe informel ne doivent pas faire illusion. Le parti Solidarité est sans doute très solidaire de sa clientèle mais le nom ne signifie pas que la formation soit porteuse d’un projet de solidarité pour l’ensem-ble du corps social. Le Parti des Républicains peut affilier des personnalités dont le comportement et la philosophie sont très éloignés de l’esprit républicain. Le parti Libéral n’est pas un réduit de libéraux car comme tous les partis du Centrão, il est favorable au maintien d’un Etat puissant, interventionniste, dépensier, entrepreneur et producteur de biens et de services, capables donc d’offrir des "opportunités" illimitées….à ceux qui for-ment la cour du souverain. Une force parlementaire majeure. Le Centrão a aujourd’hui le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs dans les deux Chambres, en particulier à la Chambre des députés. A la fin 2020, le groupe était formé de 134 députés appartenant à 5 partis différents. Régulièrement, à l’occasion de votes qui les concernent, plusieurs formations alliées viennent renforcer le Centrão qui peut réunir alors jusqu’à 182 députés fédéraux (sur un total de 513), voire davantage. La caractéristique commune à toutes ces formations parlementaires et aux élus qui for-ment le Centrão c’est l’objectif qui commande leur l’action politique : construire et main-tenir des liens avec le pouvoir exécutif afin d’obtenir de ce dernier des faveurs (sous la forme de crédits budgétaires, de postes ministériels dans la haute administration, les entreprises publiques, les cabinets). Les faveurs et avantages ainsi obtenus ne permet-tent pas seulement de consolider des patrimoines personnels confortables. Ils sont distribués aux clientèles qui dépendent de parrains politiques, intègrent les partis en question et les soutiennent. Députés et sénateurs du Centrão apportent leur soutien au pouvoir exécutif sur tel ou tel projets. Les majorités ainsi formées sont des majorités de circonstances. Les partis et leaders du Centrão négocient avec le gouvernement sur chaque projet spécifique. Ils constituent rarement une majorité de soutien stable, constante dans le temps et solide. Les liens d’amitiés doivent être en permanence raffer-mis, consolidés, réchauffés par de nouvelles faveurs. Les élus du Centrão pratiquent avec ardeur un opportunisme forcené. On dit à Brasilia que le Centrão ne s’achètent pas mais qu’il se loue, que le loyer varie en cours de bail et que le bail peut avoir une durée très variable. Lorsque le gouvernement en place est politiquement solide et semble pérenne, le Centrão n’a pas de mal à rester fidèle. Le loyer reste alors raisonnable. Si le pouvoir en place est politiquement fragilisé, le prix du soutien augmente. Lorsque l’exécutif vacille, que le gouvernement est menacé ou proche d’une mort politique, le Centrão n’hésite pas à le lâcher. On dit aussi dans la capitale politique que le Centrão ne retient jamais un cercueil par les poignées pour l'empêcher de glisser dans la tombe. Il n’attend pas la cé-rémonie d’inhumation pour changer de cantine… Le poids du Centrão et de ses alliés dans l'actuelle Chambre fédérales des députés. (187 députés sur 513). L’alignement du Centrão sur les positions de l’exécutif en place a pour seule finalité d’ob-tenir en contrepartie du soutien des faveurs, des avantages que les parlementaires espèrent pour eux-mêmes et leurs clientèles. On dit aussi que ce mode d’action politique est guidé par le principe du fisiologismo (physiologisme)[2]. Les partis et groupes par-lementaires suivant ce principe n’ont qu’une ambition : satisfaire les appétits, répondre aux attentes et aux intérêts de leurs clientèles, au détriment de l’intérêt collectif. Les appétits sont satisfaits par des transferts d’argent (de préférence en liquide), la libération rapide d’amendements budgétaires, l’octroi de postes de responsabilité aux amis et obligés des formations du Centrão, une modification de loi intéressant tel ou tel groupes d’intérêt. Les formes concrètes de renvois d’ascenseur dont très diverses. Entre les parlementaires du Centrão et l’exécutif, tout est négociable et tout se négocie. Le jeu d’échanges de faveur inclue évidemment la corruption. Cela n’empêche pas les membres du Centrão d’assumer leur "physiologisme" le plus sereinement du monde. Les formations politiques qui excellent à ce jeu (elles sont souvent désignées comme des comptoirs où l’on fait des affaires) n’hésitent pas changer de couleur et d’orientation poli-tique au gré des circonstances et des opportunités à saisir. Un seul principe importe : on n’a pas rien sans rien ! Il faut toujours donner pour recevoir. Bien qu’il constitue un groupe parlementaire informel, le Centrão a ses leaders et porte-parole. Il suffit d’évoquer la trajectoire politique de quelques-unes de ces personna-lités pour avoir une idée du profil des parlementaires concernés. Artur Lira est un élu du Parti Progressiste, député de l’Etat nordestin d’Alagoas. Il est aussi homme d’affaires, éleveur et avocat. Il a d’abord été député de son Etat d’origine, puis membre de l’assemblée mu-nicipale de la capitale, Macéio. Elu trois fois député fédéral, il vient de remporter l’élection au poste de Président de la Chambre. Au cours de sa carrière politique, avant de rejoin-dre sa formation actuelle, il a été membre de quatre autres partis (du centre, de la droite et du centre-gauche). Le parlementaire est aujourd’hui impliqué dans plusieurs procé-dures judiciaires concernant des irrégularités concernant la gestion de deux firmes publiques et du Ministère fédérale de la ville. Il a été également poursuivi dans le cadre de l’opération Lavage-Express et pour une affaire de détournement de fonds à l’assem-blée législative de son Etat. Valdemar da Costa Neto est un des dirigeants du Parti Libéral. Il a été député fédéral pour l’Etat de São Paulo à deux reprises : entre 1995 et 2001 et de 2007 à 2013. Dans les deux cas, il démissionna pour éviter d’être mis en accusation. Il sera reconnu coupable de participation au mensalão, le système de paiement de pots-de-vin à des députés en échange de leur vote en faveur des projets de loi du pouvoir exécutif mis en œuvre sous le premier gouvernement Lula da Silva (2003-2006). Il a purgé une peine dans un régime semi-ouvert, mais a bénéficié d’une grâce présidentielle délivrée en 2015. Même sans occuper une charge publique, Valdemar da Costa Neto reste l’un des dirigeants du Parti Liberal et un leader important du Centrão. Roberto Jefferson (Parti travailliste brésilien) est l’une des figures les plus connues de la vie politique nationale. C’est aussi un des représentants les plus célèbres du Centrão. Jefferson n’occupe plus de fonction publique ni de mandat depuis 2005. Avant cette date, il avait été député fédéral pendant 22 ans. Aujourd’hui, il préside sa formation politique. Sa carrière politique a commencé sous le gouvernement du Président Collor (1990-1992). Jefferson a commandé alors les bataillons du Centrão qui tentaient d’éviter l’ouverture d’un procès en destitution contre le chef de l’Etat accusé de corruption. Inculpé par la Justice en 1994 pour diverses affaires de détournement de fonds publics, il va révéler publiquement le fonctionnement du système de financement parallèle des élus qui soutenaient le gouvernement de Lula da Silva (le mensalão) dont il était lui-même bénéficiaire. Il est alors inculpé pour participation à ce système. Il sera ensuite condamné à 7 années de prison par la Cour suprême. Roberto Jefferson influence aujourd’hui directement les initiatives du Centrão à la Chambre des députés. Paulinio da Força est député fédéral depuis 2007. Ancien dirigeant de Força Sindical, une centrale syndicale fondée en 1991, il est aujourd’hui Président du Parti Solidarité. Auparavant, il a été successivement membre de deux autres formations politiques. Il a été impliqué dans plusieurs scandales de corruption et dénoncé dans le cadre de l’opération Lavage-Express pour avoir reçu des pots de vin de la firme nationale de construction Odebretch. Il est aussi inculpé pour avoir été responsable de pratiques de financements irrégulières impliquant la Banque Nationale de Développement Economi-que et Social (BNDES). La liste est bien sûr incomplète. D'autres personnages pourraient être ajoutés. Les élus du Centrão sont souvent des individus dont la carrière en politique est très ancienne. Comme s'ils étaient les représentants de la vieille politique qui tarde à mourir... [1] Le terme de Centrão a été utilisé la première fois pour désigner les parlementaires qui avaient formé une majorité à l’Assemblée Constituante qui a donné naissance à la Consti-tution actuelle en 1988. Depuis la signification du terme a changé. [2] Le terme de physiologisme désigne à l’origine une théorie qui insiste sur la réalité physiologique de l'homme et ses contingences. Selon cette approche, l’homme naît naturellement sensible à toutes les ressources qui peuvent satisfaire ses appétits, les privilèges, le pouvoir, la richesse, les faveurs. Un autre terme est utilisé au Brésil pour évoquer le physiologisme en politique. C’est le toma-lá-dá-cá (prends d’un côté, donnes de l’autre). L’expression à l’avantage de souligner que les accords en politique reposent ici exclusivement sur des échanges de faveurs.

Qui sommes nous?

Jean-Yves Carfantan, économiste, consultant en économie agricole. Analyse et suit l’évolution de l’économie et de la politique au Brésil depuis 30 ans. Vit entre São Paulo et Paris.  Il anime ce site avec une équipe brésilienne formée de journalistes, d’économistes et de spécialistes de la vie politique nationale.

Menu

Contact

©2019 IstoéBrésil. Tous droits réservés.

bottom of page