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  • Jair Bolsonaro, sur les pas d'Hugo Chavez (3).

    Préparer l'insurrection. Entre la mise en œuvre d’un programme de neutralisation et d’affaiblissement des insti-tutions démocratiques et républicaines et l’instauration d’un régime autoritaire, il y aura probablement une phase de crise insurrectionnelle que le camp bolsonariste prépare déjà. Cette préparation est conduite sur plusieurs terrains. Le premier est le monde des casernes. Bolsonaro et ses partisans entendent diviser l’institution militaire. Ils savent que les forces armées ne sont opérantes que si les princi-pes de cohésion, de respect de la hiérarchie, d’obéissance sont effectivement respectés. Le mouvement bolsonariste est très actif au sein des casernes, principalement dans l’armée de terre. Proche des hommes de troupe et des officiers subalternes, il intervient directement et sur les réseaux sociaux pour dénoncer régulièrement les officiers supé-rieurs de l’active et de la réserve qui prennent leurs distances par rapport au gouver-nement, à la politique du Président et à ses projets. Les bolsonaristes relaient et sou-tiennent toutes les revendications corporatistes des militaires de base (salaires, con-ditions de carrière, retraite). Il s’agit de transformer une partie de la troupe et du corps d’officiers en garde prétorienne du pouvoir. Les états-majors de l’armée de terre savent aujourd’hui qu’une partie des effectifs de militaires en armes partage l’idéologie des bol-sonaristes et le projet de pouvoir du chef de l’Etat. Cela signifie que face à un mouve-ment insurrectionnel déclenché par un Président menacé électoralement, l’institution militaire serait confrontée à un dilemme cornélien : laisser faire les factieux pour préser-ver sa cohésion et son unité ou intervenir et se déchirer. Jair Bolsonaro avec des soldats de l'armée de terre. Ces considérations ne sont pas inspirées par des propos et analyses de journalistes en manque de sensations. Elles résument les constats que font aujourd’hui des officiers supérieurs de l’armée de terre qui ont pris de sérieuses distances avec le projet auto-ritaire de Bolsonaro. Le Général Santos Cruz est un général de division de la réserve de l’armée de terre. Sa longue carrière militaire a commencé en 1968. Après avoir assumé des postes de commandement au Brésil, cet officier supérieur a dirigé les forces des Nations-Unies en Haïti et au Congo avant de devenir en 2017 responsable des questions de sécurité publique au sein du Ministère de la Justice, à Brasilia. En novembre 2018, après son élection, Jair Bolsonaro annonce qu’il a choisi le général pour assumer le poste essentiel de secrétaire général de son gouvernement Santos Cruz assurera cette mission jusqu’en juin 2019. Il est alors démis de ses fonctions par le chef de l’Etat parce qu’il s’opposait aux efforts de propagande menés par des militants bolsonaristes radicaux depuis le cabinet présidentiel. Après son départ, le général n’a cessé de renforcer un dis-cours critique sur l’action du gouvernement et du chef de l’Etat. Conservateur, homme de la droite traditionnelle, Santos Cruz est une des personnalités les mieux informées sur les doutes, les interrogations et les inquiétudes que suscite au sein des forces armées l’en-gagement de nombreux militaires aux côtés de Bolsonaro. Comme ses pairs encore as-sociés au chef de l’Etat ou ceux qui ont pris leurs distances par rapport à ce dernier, il connaît dans le détail le projet politique du camp bolsonariste. Pour Santos Cruz, la crise ouverte en mai dernier après la participation du général Pazuello à une manifestation politique pro-Bolsonaro et l’absence de sanction à l’en-contre du militaire est un révélateur. Dans un article publié en juin 2021 [1], le général évoque clairement le "rêve chaviste" d’un Président qui veut transformer les forces armées en garde prétorienne de son régime. Le diagnostic posé quant à la situation du monde militaire est à la fois limpide et lucide. Comme les autres institutions de l’Etat brésilien, l’armée est confrontée à un processus d’érosion. Le général évoque la mentalité anarchiste du chef de l’Etat qui cherche à détruire ces institutions, à banaliser l’abandon des règles de respect de la hiérarchie et d’ordre. Au-delà des casernes. La préparation se joue aussi au-delà de l’institution militaire stricto-sensu. Les analyses et conjectures sur la rupture de l’ordre constitutionnel envisagée par le Président et les forces sociales qui l’appuient ont souvent fait référence à des modèles de coup d’Etat appartenant au passé. Depuis 2019, les débats se sont multipliés au Brésil sur le rôle et l’attitude qu’auraient l’armée de terre, la marine ou l’armée de l’air….Pendant ce temps, les bolsonaristes renforçaient leurs liens avec…. les polices militaires des Etats fédérés. Le Président libérait le commerce des armes, favorisant ou acceptant ainsi la constitution de milices et de forces paramilitaires. Bataillon de la Police Militaire de Rio de Janeiro. Utilisant les plateformes numériques et des contacts réels, le camp bolsonariste n’a cessé de développer ses réseaux au sein des polices militaires. A l’échelle des 26 Etats fédérés et du District Fédéral, ce corps représente un effectif de 431 600 hommes en armes. Par comparaison, l’armée de terre (le corps le plus important) réunit 300 000 soldats, dont à peine 70 000 peuvent être rapidement mobilisés. Sur les deux dernières, le chef de l’Etat et ses proches n’ont manqué aucune occasion de manifester leur soutien aux polices militaires des Etats fédérés, y compris et surtout lorsque celles-ci se rebel-laient contre leurs autorités de tutelle que sont les gouverneurs. Avec la crise sanitaire, les réseaux bolsonaristes ont encouragé les soulèvements de ces forces de sécurité contre les décisions de confinement prises par les autorités locales. L’armée parallèle que construit le camp du Président n’est pas seulement composée de polices militaires. Le Brésil compte aujourd’hui 350 000 agents de sécurité privés, armés et habilités à faire usage de leurs armes. Comme les soldats des polices militaires, ces personnels de sociétés chargées de la protection de biens et de personnes sont régulièrement confrontés à la violence, à la force du crime organisé, à l’insécurité. Comme les soldats des polices militaires, ils se reconnaissent dans le discours de Bolsonaro, approuvent la politique de libéralisation du commerce et du port d’armes. Entre forces de sécurité officielles des Etats et cet univers de la sécurité privée, le pouvoir actuel peut compter sur une armée parallèle de quelques 800 000 hommes, im-médiatement opérationnels, qui connaissent à fond les grandes agglomérations, les péri-phéries des mégapoles, les quartiers, c’est-à-dire la rue, théâtre probable d’affron-tements en cas de rupture institutionnelle. Le nombre de Brésiliens à détenir légalement des armes ne cesse de progresser. Ce sont parfois des agents de sécurité privée, ce sont aussi des citoyens exerçant d’autres activités. On compte aujourd’hui 1,1 million d’armes déclarées et en possession de simples citoyens, contre 697 000 en fin 2018. Nombreux sont les propriétaires qui sont aussi adhérents de l’association nationale des Chasseurs, Tireurs et Collectionneurs d’armes, les CACs. En décembre 2018, avant l’investiture de Bolsonaro, le Brésil comptait 255 402 CACs détenant 350 000 armes. En 2020, on recensait officiellement 396 955 personnes enregistrées auprès de l’armée de terre comme tireurs, collectionneurs d’armes et chasseurs [2]. L’arsenal détenu portait sur 556 000 armes (+58%). La politique engagée par le gouvernement Bolsonaro a contribué directement à la croissance des effectifs de CACS. Depuis janvier 2019, le chef de l’Etat a édité plus de 14 décrets et ordonnances qui permettent aux CACs de faire l’acquisition d’un véritable arsenal de guerre. Deux dispositions ont été particulièrement importantes : la flexibilisation de la détention d’armes (qui a facilité l’accès à des armes de gros calibres) et la révocation de textes imposant l’identification des armes et munitions détenues par de simples citoyens. Les individus enregistrés comme CACs auprès de l’armée de terre bénéficient de plusieurs prérogatives. Ils peuvent avoir accès à des armes de calibres élevés dont la circulation est en principe restreinte (y compris des fusils semi-automatiques) et une quantité de munition supérieure à celle autorisée pour les citoyens communs. Avril 2019 : entouré de représentants des CACs et de parlementaires amis, Jair Bolsonaro signe un décret flexibilisant le port d'armes pour les chasseurs, tireurs et collectionneurs. Si Jair Bolsonaro favorise et a favorisé l’accession d’armes de défense par les citoyens ce n’est pas, contrairement à ce qu’il prétend, pour réduire la violence et l’insécurité. Depuis deux ans, la violence, la criminalité et les homicides n’ont guère reculé. L’objectif est ailleurs. Il s’agit d’ajouter aux bataillons de policiers militaires et de professionnels armés de la sécurité, des milliers de supplétifs issus de la société civile qui pourraient venir, le moment venu, rejoindre l’armée parallèle au service du projet insurrectionnel de l’ancien capitaine. Au cours des deux dernières années, de nombreux clubs de tirs sont devenus des groupes d’appui au Président. En mai dernier, le président national des CACs annon-çait clairement qu’il reconnaissait Bolsonaro comme le "général" de la troupe de quelques milliers de tireurs entraînés qu’il représente. Ces observations ne signifient pas qu’en cas d’insurrection le chef de l’Etat pourrait compter sur la mobilisation de tous les CACs. Il est cependant probable que des dizaines de milliers d’entre eux n’hésiteraient pas à former des milices au service de leur "général". En cette fin du premier semestre de 2021, le seul projet politique de Jair Bolsonaro est de se pérenniser au pouvoir et d’obtenir sa réélection dans 16 mois. A l’approche de cette échéance, si le Président pressent qu’il peut perdre le scrutin, il n’hésitera pas à mobiliser ses partisans et les diverses composantes de son armée. L’objectif de l’insurrection sera, comme à l’époque de la montée en puissance du chavisme au Venezuela, de rompre avec la démocratie, de contrôler tout l’appareil judiciaire, de manipuler les résultats du scrutin et d’éliminer l’opposition. Le scénario est désormais annoncé depuis plusieurs mois. Dans l’article évoqué plus haut, le général Santos Cruz souligne sans détour que le chef de l’Etat encourage un fanatisme qui se terminera dans la violence. Le principal atout du camp bolsonariste est l’extrême faiblesse d’une opposition qui semble inca-pable face au pire des dangers de sortir de ses guerres intestines, d’imaginer une riposte, de défendre la démocratie. A croire que ce camp et son chef vont s’affaiblir politiquement sur les prochains mois en raison d’une conjoncture qui leur serait défavorable, cette op-position prend un énorme risque. [1] C.A. Santos Cruz, Por que envolver o Exército em crise política ? (Pourquoi impliquer l’armée dans une crise politique ?), article publié dans le journal O Estado de São Paulo, le 12 Juin 2021. [2] 200 178 individus fréquentant des clubs de tirs, 114 210 collectionneurs et 82 567 chasseurs.

  • Jair Bolsonaro, sur les pas d'Hugo Chavez (2).

    Neutraliser le Parlement et le système judiciaire. Pendant les deux premières années de la présidence Bolsonaro, le Congrès a montré qu’il pouvait faire barrage aux projets autoritaires du chef de l’Etat. Cette fonction de garde-fou a été orchestrée par deux leaders politiques qui assumaient alors les prési-dences de la Chambre des députés et du Sénat. Personnalités centristes et de culture démocratique, Rodrigo Maia et Davi Alcolumbre ont su constituer des majorités capables de défendre les principes constitutionnels et les normes de l’Etat de droit. Depuis l’élec-tion en février 2021 de deux nouvelles présidences à la tête des deux chambres, la donne a changé. Au cours des derniers mois de 2020, Bolsonaro a compris qu’il devait disposer au sein du Congrès d’une base parlementaire de soutien. Revenant à la pratique la plus tradition-nelle de la "vieille politique", il a décidé de s’associer aux formations opportunistes qui forment au sein de la Chambre (et, dans une moindre mesure, du Sénat) le centrão, un marais qui conçoit la politique parlementaire comme un jeu d’échanges de faveurs. Avant l’élection des Présidents des chambres, ce jeu a fonctionné à plein entre l’exécutif et les formations du centrão. Bolsonaro a ainsi pu favoriser la victoire de deux personnalités issues de ces partis aguerris à la pratique du "physiologisme"[1]….Jusqu’en 2022, la Cham-bre des députés sera présidée par Arthur Lira, un député du Parti des Progressistes (PP), une organisation de droite disposant de 40 sièges. Au Sénat, le successeur de D. Alcolumbre est Rodrigo Pacheco, un élu appartenant au parti de centre-droit Démocrate. En soutenant explicitement les deux candidats victorieux, le chef de l’Etat espérait pou-voir engager une relation "pacifique et productive" avec le Congrès, pour reprendre son expression. Traduction : il attendait des nouveaux présidents qu’ils structurent et animent une majorité parlementaire servile, disposée à répondre favorablement à tous les capri-ces et desideratas de l’exécutif dès lors que des faveurs lui seraient accordées. En réalité, en pactisant avec le centrão, le Président a facilité le grand retour de la politi-que de combinaisons, des parrains et de leurs clients qui ne connaissent que la logique des échanges de faveurs et agissent en toute impunité. Bolsonaro a lié son sort à la réactivation de la "vieille politique". L’intrigue de la pièce trouve ses origines dans les mécanismes archaïques de confiscation du pouvoir qui ont marqué les premiers temps du Brésil indépendant et entachent encore la démocratie. Le parlementaire (député, sénateur) vote en faveur du gouvernement s’il est assuré de recevoir en contre-partie des crédits qu’il utilise pour s’assurer de l’appui des élus locaux (maires, membres d’as-semblées municipales) à l’échelle de sa circonscription. Ces élus sont en effet des agents électoraux essentiels lorsqu’il s’agit "d’orienter" le vote la population. Les leaders parle-mentaires des partis formant la base de soutien du gouvernement fédéral ont un autre privilège. Ils désignent et imposent à l’exécutif les membres de leurs partis choisis pour occuper des postes ministériels, peupler les cabinets et assumer des directions d’entre-prises publiques. La mission première des individus parrainés et de faire des places qu’ils occupent dans l’appareil de l’Etat des canaux de financement au bénéfice des partis qu’ils représentent et des candidats que ces formations soutiendront lors des scrutins à venir. Une partie de ces fonds peut être libérée par des circuits tout à fait licites. Une autre (comme le démontre le travail de la Justice depuis des décennies) provient d’opérations de détournement illicites (fraudes sur les appels d’offre, surfacturation de contrats pu-blics). Bolsonaro est fidèle à son histoire. Il a grandi dans ce système. Président, il survit politi-quement grâce à ce système. Depuis cinq mois, le Congrès n’est pas vraiment devenu l’institution docile à laquelle rêve le Président. Néanmoins, il n’apparaît plus comme un pôle de résistance solide face à l’offensive bolsonariste. Comme au Venezuela il y a deux décennies, l’opposition à Bolsonaro continue de se livrer des luttes internes, motivées par les intérêts électoraux des dirigeants des diverses formations qui la compose. Elle semble avoir perdu contact avec la vie réelle d’une population qui affronte à la fois une pandémie meurtrière et les conséquences de la crise sanitaire sur le plan économique et social. Les forces politiques qui pourraient s’opposer au bolsonarisme à l’intérieur et à l’extérieur du Congrès semblent incapables de s’unir pour défendre la démocratie et mettre un arrêt à la politique sanitaire délirante et chaotique de l’exécutif fédéral. De son côté, Jair Bolsonaro exploite la longue expérience qu’il possède de la vie parlementaire. Pendant trois décennies, il a été un de ces députés du centrão qui n’ont pas de convic-tions mais offrent leurs votes à l’exécutif lorsque celui-ci est "généreux". Il sait mieux que personne ce qui peut séduire les parlementaires qui marchandent leur appui. Grâce aux prérogatives qui sont désormais les siennes, il peut offrir des postes au sein du gouver-nement fédéral ou libérer des crédits pour rallier les élus de partis amis et même débau-cher des parlementaires de formations éloignées du bolsonarisme. Les partis tradition-nels qui ont une véritable identité idéologique sont désormais affaiblis ou perdus dans des querelles dérisoires. Dans ce contexte, Bolsonaro tente de gagner le soutien ou de neutraliser une bonne vingtaine de formations parlementaires dont la seule raison d’être est de profiter de toutes les faveurs que peut offrir l’exécutif. Il y a de tout dans ce marécage : des organisa-tions politiques dont les chefs et propriétaires ont été condamnés à maintes reprises pour corruption, des clans de notables régionaux prêts à soutenir le plus offrant, l’exécutif ou l’opposition. Demain, à l’horizon 2022, il pourra probablement acheter la neutralité d’une majorité des élus du Congrès s’il tente de se maintenir au pouvoir et s’il peut offrir à ces ralliés de quoi satisfaire leurs immenses appétits. Affaiblir la Justice. Pour créer et consolider une majorité clientéliste de soutien au Congrès, l’exécutif ne se contente pas d’offrir aux parlementaires des postes et des crédits. Le clan Bolsonaro œuvre aussi depuis l’investiture pour réduire l’indépendance de l’institution judiciaire, la neutraliser et en faire un instrument au service de son projet autoritaire. En septembre 2019, le Président a dû désigner un nouveau Procureur-Général de la République, chef du Ministère Public au niveau fédéral [2]. En principe, le titulaire du poste (nommé pour un mandat de deux ans renouvelable) est choisi par le Chef de l’Etat à partir d’une liste de trois candidats proposée par l’association nationale des magistrats du parquet. En septembre 2019, pour la première fois depuis 2003, Jair Bolsonaro a ignoré cette liste et a préféré sélectionner un haut magistrat connu pour ses opinions conservatrices et proche du clan présidentiel : Augusto Aras. Selon la Constitution, le Parquet Fédéral doit introduire l’action publique en matière pénale et l’action civile publi-que pour la protection du patrimoine public et social, de l’environnement et des autres intérêts généraux et collectifs. Il requiert l’ouverture d’enquêtes de police et sollicite des moyens d’investigations. Jair Bolsonaro et Augusto Aras, lors de la cérémonie de prise de fonction du second, en septembre 2019 (en arrière-plan, Sergio Moro, ancien ministre de la Justice). Le Président voulait un chef du Parquet Fédéral docile et aligné sur l’exécutif. Il n’a pas été déçu. En moins de deux ans, Augusto Aras aura démantelé tout le dispositif qui avait permis depuis 2014 d’organiser l’opération Lava-jato [3]. Le 1er février 2021, le jour même où Bolsonaro faisait élire des leaders du centrão à la tête des deux chambres du Congrès, Aras a offert à l’exécutif fédéral et aux personnalités politiques ayant maille à partir avec la Justice le soulagement qu’ils attendaient. Il a annoncé la fin officielle de l’opération Lava-Jato à Curitiba (Paraná). Le chef du parquet fédéral s’était efforcé depuis plusieurs mois (avec le concours de magistrats des hautes-cours du pays) d’affaiblir pro-gressivement les tasks-forces de l’opération. La méthode a consisté à détériorer les con-ditions de travail des procureurs engagés sur des dossiers de corruption en leur inter-disant de se consacrer à ces seules affaires et à centraliser les informations ouvertes. Surchargés de dossiers portant sur des affaires très diverses, les juges du parquet ont ainsi été peu à peu dans l’incapacité de lutter efficacement contre les crimes de cols blancs…. En vertu de la Constitution, il revient au parquet fédéral d’exercer une fonction de contrôle de l’action de l’exécutif et des politiques publiques engagées. A partir d’avril 2020, le Ministère Public Fédéral a reçu de très nombreuses plaintes contre le gouver-nement fédéral concernant la gestion par les autorités de la pandémie et de la crise sanitaire. Le Procureur Général a effectivement ouvert des informations préliminaires sur le Président et sa politique sanitaire. Un an après le début de l’épidémie de covid-19, au-cune de ces enquêtes n’ont débouché sur une procédure concernant la conduite de Jair Bolsonaro. Augusto Aras est devenu le responsable d’un dispositif de protection du Président, de ses alliés politiques et de sa famille. En mai 2020, Fabrício Queiroz, policier à la retraite, ex-garde du corps, ex-chauffeur et ex-adjoint de Flávio Bolsonaro durant dix ans (alors que ce dernier était membre de l’assemblée municipale de Rio de Janeiro) est arrêté. Il est soupçonné d’avoir organisé un dispositif de détournements de fonds à partir du cabinet au profit de l’élu et de l’épouse de Jair Bolsonaro, Michelle [4]. En mai 2021, dans un avis circonstancié envoyé au STF, le Procureur Général de la République annonçait qu’il s’opposait à la poursuite d’une information concernant les fonds versés à la première dame…. Une Police Fédérale "disciplinée". Le travail d’instrumentalisation et d’affaiblissement du système judiciaire conduit par le clan Bolsonaro est mené sur plusieurs fronts. En avril 2020, le projet présidentiel de pla-cer la Police Fédérale sous sa tutelle directe a été révélé par le Ministre de la Justice alors démissionnaire, l’ancien juge Sergio Moro. Ce dernier a quitté le poste de ministre de la justice en accusant le Président d'essayer d'utiliser l’institution à des fins politiques. La Police Fédérale (PF) est une police d’investigation et de répression qui s'occupe des crimes et des domaines ne relevant pas des domaines des polices civile et militaire (qui interviennent dans les Etats fédérés). Elle comprend 11 000 hommes (dont 40% affectés à la surveillance des frontières). Elle est chargée de la lutte contre le terrorisme, la cyber-criminalité, le crime organisé (dont le narcotrafic et le blanchiment d'argent), la criminalité financière, le trafic d'armes, les violations des droits des populations autochtones. Elle contrôle le commerce des armes et la détention d’armes. Le COT (Groupe d'opérations tactiques), un corps d'élite de la Police Fédérale, chargé de la surveillance des frontières et d'interventions en forêt amazonienne. En avril 2021, le choix d’un nouveau directeur général de la Police Fédérale a marqué ef-fectivement une solide avancée du projet de mise au pas de l’institution dénoncé par Moro. Jair Bolsonaro a choisi de nommer à ce poste Paulo Maiurino, un commissaire de l'institution engagé dans la vie politique et qui a déjà occupé des postes de respon-sabilité au sein de la PF, à l’échelle d’Etats. Le nouveau directeur général avait bénéficié dans ces nominations de solides appuis de responsables d’Eglises évangéliques, une mouvance religieuse très proche de Bolsonaro. Le premier projet de Maiurino est de supprimer l’autonomie dont jouissent les commissaires pour ouvrir des informations et conduire des enquêtes portant sur des affaires qui impliquent des personnalités béné-ficiant bénéficient de juridictions spéciales (ministres, juges, élus, etc..). Ce programme (qui doit être approuvé par les autorités judiciaires) consiste à transférer à l’échelon cen-tral et le plus élevé de l’institution l'ouverture de procédures qui concernent des respon-sables publics et les élus. Les enquêtes les plus sensibles ne pourront plus être lancées par chaque commissaire sur la base des informations qu’il aura collectées. En envisageant cette centralisation et la perte d’autonomie des commissaires, le nouveau directeur général de la Police Fédérale met en œuvre un programme de mise sous tutelle totalement en phase avec les orientations esquissées dès 2020 par Jair Bolsonaro. A l’époque, confronté à l’avancée de l’enquête concernant son fils Flavio, le chef de l’Etat avait clairement annoncé et assumé son désir de contrôler l’institution. Lorsqu’il a noué quelques temps plus tard une alliance avec les partis les plus "physiologistes" du Congrès, son projet a reçu de nouveaux appuis. Nombreux sont les élus qui accueillent avec intérêt et enthousiasme le dispositif de contrôle envisagé. Ce changement dans le fonctionnement de l’institution viendrait renforcer les mesures déjà prises par le Procureur Général de la République avec l’extinction des opérations dites Lava-Jato. La mise au pas des délégués de la Police Fédérale renforcerait sérieusement le processus d’asphyxie des opérations qui pendant des années ont fait trembler une bonne partie de l’establishment politique du pays [5]. Au sein de la future Police Fédérale que veut formater Jair Bolsonaro, les enquêtes sur les puissants ne seront plus encouragées. Le mouvement est déjà engagé. Récemment, de nombreux commissaires ont signalé que les nouvelles directives étaient de concentrer les efforts d’investigation sur le narcotrafic et d’oublier les personnalités politiques. Il s’agit d’intensifier ces opéra-tions, moins par une volonté d’éradiquer ou d’affaiblir le trafic que pour pouvoir commu-niquer avec les médias. La lutte contre le narcotrafic n’est pas la seule priorité de cette nouvelle Police Fédérale adaptée. Celle-ci est également mobilisée pour engager des opérations contre les dé-tracteurs du Président. Depuis qu’il est Ministre de la Justice, André Mendonça, le successeur de Sergio Moro, a multiplié les recours à la loi sur la sécurité nationale pour engager des informations et des actions judiciaires contre les auteurs de critiques concernant le chef de l’Etat. Pendant son mandat au ministère de la Justice, André Mendonça a plus que doublé le recours à la loi sur la sécurité nationale pour enquêter sur les auteurs de critiques, de pamphlets et même de plaisanteries sur Bolsonaro. Dans le Tocantins, en avril 2021, un entrepreneur et un sociologue ont ainsi été interrogés par la Police Fédérale après avoir fait installer un panneau de rue original. Sur cet outdoor, le Président était comparé à un pequi vermoulu. Le pequi est un fruit amer courant en zones de cerrado. Il doit être consommé avec prudence car à l’intérieur il contient des épines…Dans une autre localité, un caricaturiste qui avait dessiné le chef de l’Etat occupé à peindre une croix gammée nazie a aussi été inquiété par la Police Fédérale. Toutes ces informations ont été classées sans suite mais elles ont mobilisées des commissaires, des agents et des greffiers qui auraient pu être mobilisés sur des affaires plus importantes. Leur seule finalité est d’intimider journalistes; formateurs d’opinion et simples citoyens qui pourraient douter de Bolsonaro et de sa politique. Onze haut-magistrats sous pression. Le troisième front sur lequel se déroule l’offensive pour modeler un système judiciaire compatible avec le projet bolsonariste et les attentes du centrão concerne les relations entre le Président et la Cour suprême, le STF [6]…Deux démarches sont utilisées par le chef de l’exécutif et son clan afin de fragiliser la plus haute juridiction du pays. Celle-ci est en formée de 11 magistrats qui doivent en principe respecter une règle de collégialité. En réalité, de nombreux membres de la Cour (désignés sous le terme de Ministres du STF) ont une conduite très éloignée de cette règle. En un mot, ils privilégient un jeu personnel sur le collectif. Ils ne reconnaissent pas (ou n’acceptent pas) que l’institution à laquelle ils appartiennent ait une dimension et une légitimité qui dépassent la somme des 11 personnalités qui la composent. Il est fréquent qu’un Ministre du STF se permette de commenter la situation politique, d’exprimer une opinion personnelle sur la constitutionnalité de tel ou tel acte juridique (émanant de l’un ou l’autre des trois pou-voirs), sur des jugements en cours au sein même de la haute cour. Cette dérive n’est pas née avec l’arrivée à la tête de l’Etat fédéral de Jair Bolsonaro. Celui-ci parvient cependant à l’exploiter à son avantage comme aucun de ses prédécesseurs auparavant. D’abord en profitant des circonstances. Les Ministres du STF sont nommés par le Président de la République [7] et approuvés par le Sénat fédéral. Ils exercent leur fonction jusqu'à l'âge de la retraite obligatoire qui est de 75 ans. Au cours du mandat actuel de Jair Bolsonaro (2019-2021), un premier haut magistrat a été atteint par cette limite d’âge en octobre 2020 (le Ministre Celso de Mello). Il a été remplacé par un magistrat de carrière, Kassio Nunes Marques, âgé à l’époque de 48 ans. Proche des églises évangéliques, ce haut magistrat devrait donc abandonner ses fonctions en... 2047. Depuis qu’il est Ministre du STF, Nunes Marques a multiplié les décisions favorables à l’exécutif et au secteur conservateur de la société, suscitant des critiques de la part de ses pairs. En juillet prochain, Jair Bolsonaro nommera un autre membre de la haute cour (en remplacement du ministre Marco Aurélio atteint par la limite d’âge). Il est très vraisemblable qu’il choisisse une personnalité d’un profil sem-blable à celui de Nunes Marques. L’objectif est d’affaiblir le capital politique d’une institution constituée de personnalités trop portées à afficher leurs différences et leurs divisions [8]. Le siège du STF à Brasilia. L'autre méthode employée par l’exécutif fédéral consiste à jouer sur un autre dys-fonctionnement du STF. Celui-ci est sans doute une des juridictions les plus sur-chargées du monde. Cela tient à la fois à la diversité de ses compétences, à la pléthore de droits et de privilèges ancrés dans la Constitution de 1988 et sur lesquels le STF est appelé à se prononcer, au fait que les décisions de la haute cour lient les juridictions inférieures. L’institution est aussi confrontée à des difficultés liées à l’ambiguité du texte cons-titutionnel. Elle est saisie pour trancher des conflits politiques insolubles par les deux chambres législatives. La constitution de 1988 a ouvert la saisine à un grand nom-bre de requérants, comme les partis politiques et les associations professionnelles [9]. Le gouvernement Bolsonaro a pris le parti depuis 2019 d’accroître délibérément la sur-charge de travail de la plus haute instance judiciaire. Régulièrement, il publie des décrets et ordonnances dont il sait parfaitement qu’ils sont contraires à la Constitution. Lorsqu’ils sont soumis à l’évaluation du STF, ces textes sont évidemment rejetés par la haute Cour. Le Président et l’exécutif peuvent ainsi répéter qu’ils ne cessent d’agir pour le bien de la nation mais que cet engagement patriotique est sans cesse neutralisé par des Juges sans légitimité élective et populaire. La Cour suprême peut alors être désignée comme une des institutions qui empêchent le chef de l’Etat de répondre aux aspirations du peuple. Les exemples de cette tactique de harcèlement abondent. Avec la crise sanitaire, des gouverneurs et des maires ont pris des mesures de confi-nement. Ces dispositions sont parfaitement conformes à la Loi fondamentale puisque la Constitution considère la santé comme un domaine de compétence partagé entre le niveau fédéral, les Etats fédérés et les municipalités. Le STF a eu beau confirmer que les élus locaux concernés étaient dans leur plein droit. Cela n’a pas empêché le gouver-nement de Bolsonaro d’exercer un recours auprès de la haute juridiction, en sachant par avance qu'il serait débouté. Objectif : faire apparaître le STF comme l'ennemi déclaré de la "juste lutte" que mène le chef de l’Etat en faveur de la "liberté d’aller et venir". Les harceleurs bolsonaristes se projettent aussi dans l’avenir. Depuis trois décennies, les électeurs brésiliens utilisent dans les consultations électorales des urnes électroniques. Les premières machines ont été introduites lors des municipales de 1996 et quatre ans plus tard, en 2000, le système électoral brésilien était devenu 100 % électronique. L’avantage du système est double. Dans un pays de taille continentale, les résultats des scrutins sont annoncés très rapidement. En outre, les risques de fraude sont très limités. Ce vote 100 % électronique est pourtant régulièrement la source de nombreuses criti-ques de la part de candidats vaincus qui dénoncent des fraudes, des manipulations. Dès le scrutin d’octobre 2018, Jair Bolsonaro a repris à son compte et renforcé ces critiques alléguant qu’il aurait pu être élu dès le premier tour si la vieille technique de vote avec bulletins imprimés avait été rétablie. Désormais, le combat pour l’abolition du vote électronique fait partie des slogans préférés du camp bolsonariste en vue du scrutin de 2022. Les proches du Président exigent que le vote électronique soit complété par l’im-pression sur papier du choix de chaque électeur. Le STF a confirmé qu’une telle procé-dure serait anticonstitutionnelle, en raison même des risques de manipulations et du coût financier qu’elle induirait. La haute Cour a répété qu’aucune preuve n’avait été appor-tée depuis trente ans pour fonder les accusations de fraude formulées par diverses formations politiques. Dans ce combat, le camp bolsonariste n’a que faire des dépenses supplémentaires qu’entrainerait l’impression de bulletins de vote. L’objectif de la campagne contre les urnes électroniques est de distiller dans l’opinion le venin de la méfiance, d’affaiblir par avance la légitimité des résultats de la prochaine consultation présidentielle, de préparer le camp bolsonariste à se mobiliser en cas de défaite de son candidat contre le complot ourdi de longue date contre le Président par le STF. (A suivre : Préparer l’insurrection). [1] Sur la définition de ce "physiologisme", Voir les articles de la série Petite incursion dans la vieille politique , postés le 10 février 2021. https://www.istoebresil.org/post/petite-incursion-dans-la-vieille-politique-1. [2] La désignation du Procureur Général de la République le président de la République doit être approuvée par une majorité absolue de sénateurs (majorité de 41 voix), après une audition par une commission sénatoriale. [3] A l'origine, l’opération Lava Jato (lavage express) a désigné la série d’informations ouvertes pour lutter contre la corruption au sein des milieux politiques, notamment en lien avec des systèmes de surfacturation, de pôts de vin et d’appels d’offre falsifiés au sein du groupe Petrobras, l'entreprise publique pétrolière, et d’Odebrecht, une grande entreprise de BTP. Dans plusieurs Etats fédérés, des task forces composées de juges fédéraux, de procureurs, de policiers, se sont lancés dans une véritable croisade anti-corruption, en envoyant plusieurs hommes politiques (dont l'ancien président Lula) et des chefs d'entreprise derrière les barreaux. [4] Voir l’article Le clan Bolsonaro, ses disciples et la justice, posté le 6 juillet 2020 https://www.istoebresil.org/post/le-clan-bolsonaro-ses-disciples-et-la-justice. [5] Le plan de la nouvelle direction de la police fédérale a été rendu public connu alors qu’une opération concernant Ricardo Salles, Ministre de l’environnement, était en cours. Celui est l’objet d’une information judiciaire exécutée par un commissaire de la Police Fédérale et lancée à l’insu de la direction générale de l’institution. Elle a entraîné des perquisitions aux domiciles du Ministre qui est soupçonné d’avoir favorisé des opérations de contrebande sur du bois extrait illégalement de la forêt amazonienne. L'enquête ouverte au sujet de ce supposé crime du Ministre Salles correspond aux informations sur lesquelles le directeur général veut avoir plus de contrôle. [6] Les compétences du Suprêmo Tribunal Federal sont à la fois celles d'une Cour su-prême (juridiction de dernière instance) et celles d'une Cour constitutionnelle (qui statue sur les questions de constitutionnalité, indépendamment des litiges au fond). Son rôle essentiel au sein des institutions est de servir comme gardien de la Constitution fédérale de 1988, en appréciant les atteintes à ces dernières. Ses décisions ne sont susceptibles d'aucun recours devant une autre juridiction. [7] La personnalité choisie doit avoir plus de 35 ans et moins de 65 ans. Le choix du Président est assez libre. Il n’a pas l’obligation de désigner un membre de la magistrature, un avocat ou même une personnalité ayant une formation supérieure en Droit. [8] Toutes les délibérations administratives et judiciaires du Tribunal suprême sont diffusées en direct à la télévision depuis 2002. Le Tribunal est également ouvert au public qui peut assister aux jugements. [9] De nombreuses questions de politiques publiques sont soumises à l'appréciation du STF qui assume ainsi un contrôle élargi sur ces sujets. Le déplacement du cours d'un fleuve (cas du São Francisco), des questions relatives au processus de privatisation d'entreprises publiques, l'utilisation des cellules-souches pour la recherche scientifique, et l'élargissement des conditions d'autorisation de l'avortement sont des exemples où le consensus n'ayant pu être obtenu par la voie des débats parlementaires, la décision finale a abouti au judiciaire.

  • Jair Bolsonaro, sur les pas d'Hugo Chavez (1).

    Un Président populiste qui ne flanche pas. Si l’ancien capitaine est réélu président lors du prochain scrutin d’octobre 2022, il instal-lera un régime autoritaire. S’il perd cette élection, il tentera de rompre l’ordre constitu-tionnel et de se maintenir au pouvoir. Le chef de l’Etat a d’ores et déjà mis en œuvre une méthode de déstabilisation des institutions clairement inspirée par la stratégie qu’Hugo Chavez a pratiquée après son arrivée au pouvoir au Venezuela, il y a deux décennies. Bolsonaro ne prépare pas un coup d’Etat classique, avec des tanks dans la rue, des institutions républicaines assiégées par des bataillons de militaires. Il travaille à miner l’unité de l’institution militaire, à la fragiliser afin qu’elle ne vienne pas, le moment venu, perturber le plan B qu’il mettra en œuvre en 2022 en cas de déroute électorale. Depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2019, Jair Bolsonaro n’a pas cessé d’attaquer et de tenter de fragiliser toutes les institutions de la jeune démocratique brésilienne. Trois expressions résument son projet politique : conserver le pouvoir, rompre avec l’ordre républicain et l’Etat de droit, imposer un pouvoir personnel. Depuis des mois, il annonce clairement qu’il n’acceptera pas le résultat du scrutin s’il vient à perdre face à son rival annoncé : l’ancien président Lula da Silva. Dans l’hypothèse d’une déroute électorale, pour empêcher l’alternance politique et conserver le pouvoir, Bolsonaro ne mise pas sur un coup d’Etat fomenté par les forces armées. Il compte sur la passivité de ces dernières. Il parie sur la résignation des casernes qui ne se manifesteront pas car elles seraient divi-sées. Cette division est précisément ce que cherche à favoriser depuis des mois le chef de l’Etat. L’insurrection viendra d’ailleurs. Elle sera le fait des polices militaires qui dépen-dent des Etats fédérés et peuvent, le moment venu, se rebeller contre des gouverneurs indociles, les écarter, réprimer férocement toute manifestation, s’en prendre à l’institution judiciaire. A ces forces officielles, les bolsonaristes chercheront à joindre des milices urbaines bien armées. L'élève et le maître. La soumission des états-majors. En janvier 2019, lorsque l’Administration Bolsonaro entre en fonction, le nombre de mili-taires titulaires de portefeuilles ministériels, nommés dans la haute administration fédé-rale et assumant des postes au sein des cabinets double par rapport à ce qu’il était au sein du gouvernement Temer (2016-2018). Au total 6000 officiers et officiers supérieurs (dont de nombreux militaires de l’armée d’active) vont assumer des responsabilités poli-tiques au niveau de l’Etat fédéral. Sur les premiers mois du mandat présidentiel, plusieurs thèses ont tenté de justifier cette militarisation de l’exécutif. La participation massive d’officiers supérieurs aurait eu pour finalité de contrôler et de limiter les dérapages ou les errements d’un Président impétueux et provocateurs. Les militaires allaient civiliser l’homme, le contraindre à respecter le système institutionnel et les obligations associées à sa fonction. Ministres en uniforme, chefs de cabinets gradés ou directeurs d’admi-nistrations centrales issus des casernes allaient aussi mettre à la disposition de l’exécutif des compétences techniques diverses acquises au sein de l’institution militaire. Ces deux lectures ont été largement démenties dans les faits. Les états-majors se sont pliés aux injonctions et aux desseins de Bolsonaro. En intégrant des militaires de la ré-serve et de l’active à son Administration, le chef de l’Etat a cherché à neutraliser les mé-contentements et le rejet que sa politique pourrait susciter au sein des trois armes. Les partenaires à qui l’on offrait des postes de prestige, des salaires revalorisés, des crédits supplémentaires ont été rapidement contraints d’avaler toutes sortes de couleuvres. Achetés et soumis, les militaires n’ont pas bougé lorsque Bolsonaro a exclu de son gou-vernement des généraux de la réserve qui refusaient d’être des "godillots". L’institution n’a pas bronché quand le chef de l’Etat est allé jusqu’à renvoyer son ministre de la Défense et le commandant en chef des trois armes (en mars 2021) [1]. Un épisode récent a confirmé l’incapacité de l’institution militaire de réagir face aux pro-vocations du Président. Le 23 mai dernier, le général Eduardo Pazuello et ancien ministre de la Santé a participé à un meeting de soutien à Bolsonaro, une initiative totalement proscrite par le code de discipline militaire. Pazuello aurait donc dû être sanctionné par sa hiérarchie ou faire au moins l’objet d’un rappel à l’ordre. Le général Paulo Sergio Nogueira de Oliveira, commandant en chef de l’armée de terre va pourtant exempter de toute punition l’ancien ministre. Avec le consentement de son état-major, le général va s’incliner devant le chef de l’Etat qui avait très tôt fait savoir qu’il n’accepterait pas même un simple avertissement. Tous les haut-gradés qui ont accepté de fermer les yeux au-raient ainsi voulu éviter une crise plus grave encore entre le chef de l’Etat et les états-majors des trois armes. En punissant le général indiscipliné, le commandant en chef de l’armée de terre aurait couru le risque d’être démenti par le Président (chef suprême des armées selon la Constitution), de devoir remettre sa démission. Il aurait alors certaine-ment été remplacé par un officier supérieur totalement aux ordres de Bolsonaro. La classe politique et de nombreux militaires de la réserve ont considéré cette attitude comme gravissime. Secrétaire du gouvernement fédéral (avec rang de ministre) sur les premiers mois de l’Administration Bolsonaro, renvoyé à ses foyers parce qu’il entendait mettre fin aux agissements des fils du Président, le général réserviste de l’armée de terre Santos Cruz a réagi en évoquant une attaque frontale menée par le chef de l’Etat contre les principes fondamentaux de discipline et de hiérarchie, qui sont les fondements de la vie militaire. L’officier supérieur n’a pas hésité à ajouter que l’attitude de Bolsonaro était parfaitement cohérente avec le projet de pouvoir d’un Président qui n’a de cesse depuis 2019 d’affaiblir les institutions. Les états-majors ont accepté de se soumettre à un Président qui légitime l’indiscipline et le non-respect du règlement au sein des forces armées. Ce dernier a surtout mis en évi-dence et accru le fossé qui sépare désormais les haut-gradés attachés au principe d’obéissance et ceux qui sont disposés à se soumettre au Président. Dans l’hypothèse d’une rupture institutionnelle provoquée par le chef de l’Etat, la division des forces ar-mées et l’affaiblissement de la discipline condamnent les états-majors à l’impuissance. Comment pourront-ils demain freiner les ardeurs des hommes de troupe et officiers subalternes qui envisageraient de soutenir activement une rupture institutionnelle pro-mue par Bolsonaro ? Un président affaibli…. Plusieurs analystes brésiliens ont estimé que cet épisode humiliant pour le monde mili-taire ne signifie pas que les forces armées reculeront désormais à chaque fois qu’elles sont en conflit avec le chef de l’Etat. Ces observateurs remarquent que le Président n’a jamais été aussi faible politiquement depuis le début de son mandat. Les enquêtes d’opi-nion montrent effectivement que sa popularité a subi une nette érosion depuis le dernier trimestre de 2020. Les sondages portant sur la politique de son gouvernement traduisent une évolution comparable. Enfin, les enquêtes portant sur la capacité de Bolsonaro à diriger le pays reflètent une perte de confiance très significative depuis le début de la crise sanitaire du covid-19. Au début de la pandémie (avril 2020), 52% des personnes interrogées considéraient que le Président était capable de gouverner (contre 44% d’opinion contraire) [2]. En mai dernier, il n’y avait plus que 38% des Brésiliens pour esti-mer que l’ancien capitaine était apte à diriger le pays, contre 58% de l’opinion opposée…Les sondages montrent encore que dans l’hypothèse d’un affrontement entre le Prési-dent sortant et Lula au second tour de l’élection présidentielle d’octobre 2022, le candidat de gauche l’emporterait [3]. Evaluation du gouvernement dirigé par Jair Bolsonaro. Source : XP/IPESPE, Juin 2021. L’affaiblissement politique du Président est aussi réel au sein du système politico-institutionnel. Depuis 2019, le chef de l’Etat n’est plus affilié à un parti politique. Après avoir envisagé de créer une organisation totalement à son service, il a dû renoncer au projet qui suscitait peu d’enthousiasme chez ses alliés potentiels. Les grandes formations parlementaires ne sont guère enclines à recruter un nouveau membre encombrant. Dans la perspective du scrutin de 2022, Bolsonaro pourrait se résoudre à rejoindre le parti Patriota, une modeste formation du centrão qui accueillerait aussi des parlementaires bolsonaristes. Au début de 2021, le chef de l’Etat a obtenu une victoire au Congrès en faisant élire aux présidences de la chambre des députés et du Sénat fédéral deux personnalités poli-tiques du centrão. Il imaginait ainsi disposer au sein des deux chambres d’alliés qui orienteraient les votes dans un sens favorable aux intérêts et attentes de l’exécutif. Jusqu’à présent, sur des dossiers essentiels, cette hypothèse n’a pas été vérifiée. La récente approbation par la chambre des députés d’un projet de loi portant sur la privatisation du groupe Eletrobras a montré que la majorité des élus n’était pas disposée à suivre le ministre de l’économie. Au lieu d’envisager une privatisation véritable du groupe conforme au programme initial de Jair Bolsonaro et aux attentes des marchés financiers, les parlementaires ont tricoté un texte qui envisage à peine une capitalisation par ouverture du capital à l’horizon de quelques années. Les analystes qui soulignent l’affaiblissement politique du Président évoquent encore les nombreuses décisions prises depuis des mois par la Cour suprême (le STF) qui ne servent guère les intérêts du chef de l’Etat. Ils notamment référence à l’arrêt de la plus haute instance judiciaire qui restitue tous ses droits politiques au principal adversaire politique de Bolsonaro : Lula da Silva. Depuis mai 2021, la politique sanitaire mise en œuvre par le gouvernement depuis le début de la pandémie est remise en cause au sein d’une Commission d’Enquête Parlementaire (CPI). Les auditions successives renforcent un constat que les médias et la plupart des leaders politiques partagent : l’exécutif fédé-ral et son chef ont une responsabilité lourde dans la gestion d’une crise sanitaire qui a déjà fait près de 500 000 victimes fatales. Bolsonaro vit depuis le début de 2021 le pire moment de son mandat. Le Président est rejeté par une majorité grandissante de la population. En dépit d’une épidémie qui ne donne pas de signe de recul, cette majorité n’hésite plus à descendre dans la rue pour manifester contre le pouvoir et son chef. A la fin mai dernier, des mouvements organisés dans plus de 150 villes du pays ont réuni plusieurs centaines de milliers de personnes. …Mais qui reste dangereux. Dès 2019, des membres du Suprêmo Tribunal Federal, des leaders parlementaires au Congrès, des responsables politiques nationaux et des formateurs d’opinion ont évoqué l’ambition affichée par Bolsonaro de subvertir la démocratie et d’instaurer une dictature de type chaviste. Les différences entre les idéologies affichées par Hugo Chávez et Jair Bolsonaro importent peu ici. Ce qui importe, c’est la force d’inspiration de la méthode chaviste. Les bolsonaristes d’aujourd’hui n’apprécient pas qu’on leur rappelle les propos que tenait l’ancien capitaine et alors député fédéral en 1999, peu après l’ascension au pouvoir de Chavez au Venezuela. A l’époque, l’ancien lieutenant-colonel était déjà enga-gé dans la politique depuis plusieurs années et s’était déjà forgé une solide réputation de leader populiste. Dans un interview accordé au journal O estado de São Paulo, Jair Bolsonaro avait multiplié les éloges à l’égard de Chavez, évoquant son arrivée à la tête du Venezuela comme une espérance pour l’Amérique latine et souhaitant même qu’un leader politique comparable émerge au Brésil. Depuis qu’il a assumé lui-même la Prési-dence du Brésil, Jair Bolsonaro a effectivement repris à son compte les grandes orien-tations de la politique menée par le défunt caudilho venezuelien : un mépris affiché pour la démocratie représentative, une détestation de la presse indépendante, la militarisation du gouvernement, un goût prononcé pour les théories conspiratoires et l’assistanat érigé en politique d’Etat. Le mouvement chaviste est parvenu à installer une dictature solide au Venezuela. Le tempérament putchiste et autoritaire de Chavez et l’inflexibilité de son héritier Maduro n’ont pas suffi pour créer cette nouvelle donne politique et perpétuer un régime auto-ritaire. Il a fallu que les leaders et les troupes du mouvement bolivarien s’attaquent à toutes les institutions de l’Etat venezuelien. L’assaut mené contre le système institu-tionnel et politique en place a réussi parce que les chavistes n’ont pas été confrontés à une opposition organisée, unie et déterminée. La révolution bolivarienne a pu ainsi dé-manteler progressivement le système de freins et de contrepoids qui limite le pouvoir de l’exécutif dans une démocratie représentative. Depuis des mois, au Brésil, il est devenu clair que Bolsonaro étudie et tente de repro-duire la démarche que Chavez a mis en œuvre au Venezuela dans les années 2000 pour en finir avec la démocratie représentative et l’Etat de droit. La politique appliquée par le Président brésilien paraît être un remake exact de la tactique chaviste. Bolsonaro ne se contente pas de vouloir transformer les forces armées en garde prétorienne. Il remet en cause à l’avance les prochaines élections générales et dénonçant le système de vote électronique. Il ne cesse de s’attaquer aux grands médias indépendants. Il intervient dans la gestion des grandes entreprises publiques (notamment le groupe Petrobras). Il cherche à transformer les polices militaires (chargées de la sécurité et de la répression dans les Etats) en milices bolsonaristes. Il multiplie les efforts pour neutraliser le Congrès national en achetant le soutien et le vote d’un grand nombre d’élus. La mise au pas de l’institution judiciaire est une tâche plus complexe et plus longue. Le Président utilise ici son pouvoir de nomination pour choisir des haut-magistrats portés à composer avec l’exécutif, voire à se plier à ses injonctions. Il a voulu depuis plusieurs mois réduire con-sidérablement la liberté d’intervention de la Police Fédérale et peut se féliciter d’avoir accumulé récemment quelques succès. La stratégie d’instrumentalisation, d’affaiblisse-ment et de mise au pas des institutions républicaines engagée dès 2019 se poursuit. Elle devrait connaître de nouveaux développements d’ici à 2022. Elle est à l’œuvre sur trois champs essentiels. Le premier concerne la relation que développe depuis plusieurs mois Bolsonaro avec les institutions parlementaires. Le second champ est celui des rapports entretenus par l’exécutif fédéral avec le pouvoir judiciaire. Enfin, last but not least, il n’est pas possible d’ignorer les efforts engagés par le camp bolsonariste et son leader pour constituer à l’intérieur comme à l’extérieur des forces armées une force prétorienne disposée à se mobiliser pour défendre le Président s’il était menacé et l’appuyer dans son projet de rupture institutionnelle dans l’hypothèse où il ne serait pas choisi par les électeurs pour un second mandat en 2022. (A suivre : neutraliser le Parlement et la Justice). [1] Voir l’article Bolsonaro et l'armée : le temps du désamour, posté le 5 avril 2021, https://www.istoebresil.org/post/bolsonaro-et-l-arm%C3%A9e-le-temps-du-d%C3%A9samour [2] Enquête d’opinion réalisée par l’institut Datafolha les 11 et 12 mai 2021 et disponible sur le site : https://datafolha.folha.uol.com.br/opiniaopublica/2021/05/1989297-aprovacao-a-governo-bolsonaro-cai-de-30-para-24.shtml [3] Enquête d’opinion réalisée par l’institut Datafolha les 11 et 12 mai 2021 et disponible sur le site : https://datafolha.folha.uol.com.br/eleicoes/2021/05/1989295-lula-lidera-com-41-no-1-turno-e-tem-vantagem-sobre-bolsonaro-23.shtml

  • Le Brésil, un pays du futur, jusqu'à quand ? (5).

    Maladie hollandaise : le variant brésilien. Le processus de désindustrialisation semble s’accélérer sur les périodes de hausse pro-longée des cours mondiaux des matières premières. C’est le cas entre 2004 et 2010. Le "super-cycle" des produits de base dont l’économie brésilienne a bénéficié n'a pas été favorable à l’industrie de transformation nationale. En 2004, elle représentait encore près de 18% du PIB. Cette part passe en dessous du niveau de 14% à partir de 2011. L’évolution d’autres indicateurs sur la même période illustre aussi les difficultés du secteur industriel national. En 2004, les exportations de produits des industries manufacturières représen-taient plus de 54% des exportations totales du pays. Cette part n’était plus que de 34,4% en 2012. En début de période, le Brésil enregistrait un déficit limité de ses échanges de produits manufacturés. A partir de 2007, ce déficit se creuse. Sur les années récentes, les importations ont représenté plus de deux fois la valeur des exportations. Huit années de prospérité illusoire. A partir de 2003, pendant près de dix ans, le Brésil va enregistrer à la fois une progression spectaculaire de ses recettes d’exportations (multipliées par trois) et une forte augmen-tation de ses importations de produits manufacturés. La hausse des revenus d’exporta-tions est très corrélée à la croissance des recettes dégagées sur des livraisons de produits de base et de dérivés de la première transformation de matières premières (minerais, soja, pétrole, viandes, sucre, café, cellulose). La hausse des prix internationaux de plusieurs commodités livrés par le Brésil sur les marchés mondiaux, l’augmentation en volume des exportations entraînent un accroissement remarquable des recettes en devises fournies par les filières concernées. Sur les premières années du XXIe siècle, les exportations de commodités représentent en moyenne un revenu annuel en devises de 25,5 milliards de dollars (4,47% du PIB, moyenne des années 2000 à 2003). Au début de la décennie suivante, ce revenu dépasse les 144 milliards de dollars (5,9% du PIB). Evolution des recettes annuelles d'exportations en milliards de dollars. Source : IPEA, 2021. Lorsque commencent les années 2000, le Brésil est déjà confronté comme toutes les économies de marché à un phénomène qui a émergé sur la fin du XXe siècle : la baisse tendancielle des prix de nombreux produits manufacturés sur le marché international. Devenus les principaux ateliers du monde, la Chine et d’autres pays d’Asie s’imposent de plus en plus comme fournisseurs compétitifs de biens industriels traditionnels (textiles, cuirs, jouets, chimie, équipements électriques, automobiles, machines) mais aussi d’arti-cles et d’équipements sophistiqués incorporant des innovations technologiques (produits informatiques, composants électroniques, optique, téléphonie, équipements de com-munication). Au Brésil comme dans les autres pays d’Amérique latine exportateurs de matières pre-mières, la conjugaison des deux phénomènes se traduit par une sensible amélioration des termes de l’échange, c’est-à-dire une hausse du pouvoir d’achat international. Au cours du "super-cycle" des matières premières, les termes de l’échange brésiliens s’amé-liorent continûment pour atteindre un sommet en 2011. Cette amélioration est très marquée si l’on considère certaines matières premières qui se sont fortement valorisées sur le marché international dans l’intervalle et le prix de certains produits manufacturés qui ont régulièrement baissé sur la même période. Au début des années 2010, la presse brésilienne recourait souvent à un exemple spectaculaire pour illustrer ce constat. En 2005, un navire minéralier de capacité moyenne transportant du minerai de fer ache-minait un produit fongible d’une valeur commerciale équivalente à celle de 2 200 récepteurs importés de TV à écrans plats. Cinq ans plus tard, la même cargaison de minerai fer avait une valeur commerciale égale à celle de 22 000 récepteurs de TV du même type. Un troisième élément doit ici être pris en compte. L’amélioration des termes de l’échange pour les matières premières et la dépense subséquente du supplément de revenu dans l’économie domestique va conduire à une valorisation de la monnaie nationale par rap-port aux grandes devises. Le taux de change effectif réel [1] (qui reflète le pouvoir d’achat de la monnaie nationale par rapport à celles des principaux partenaires commerciaux du Brésil) connaît une appréciation marquée entre 2003 et 2011. Le taux de change réel de la monnaie brésilienne est lié au prix des matières premières exportées. Le réal brésilien va aussi être surévalué pendant ces années en raison de l’afflux de capitaux lié aux opé-rations dites de "carry trade », consistant à emprunter dans une monnaie à faible taux d'intérêt (yen, dollar...) pour investir dans des devises qui offrent des taux élevés, ce qui est le plus souvent le cas pour une "monnaie matières premières" comme le réal. A partir de 2004, lorsque les marchés financiers auront digéré et accepté l’élection de Lula, les entrées de capitaux au titre des investissements de portefeuille s’intensifient, les investis-sements directs se redressent, ce qui contribue à soutenir la dynamique d’appréciation du réal contre dollar tout comme celle du taux de change effectif réel. Entre 2004 et 2011, la croissance annuelle moyenne du PIB est de 4,4%. Elle est soutenue au début de la période par une accélération puissante des exportations en volume (elles croissent en moyenne de 5,3%/an sur les huit années), dopées par la flambée des prix des produits de base. Elles sont néanmoins vite rattrapées par les importations (dont la croissance moyenne atteint 13,4%/an sur la même période). Au fil des années, la contri-bution à la croissance des exportations nettes en volume apparaît de plus en plus faible. Le principal moteur de la croissance sera la demande interne. L’impulsion initiale que fournit l’augmentation des revenus suscitée par l’amélioration des termes de l’échange et des volumes exportés stimule la consommation. Le boom de la consommation est favorisé par le développement de l’emploi dans plusieurs secteurs (voir plus loin) et le relèvement des bas salaires. Il est aussi soutenu par la politique sociale de l’Etat fédéral. Celui-ci revalorise le salaire minimum, étend et développe les transferts pour familles les plus pauvres. Il favorise aussi l’accès des populations à bas revenus au crédit. On parle alors de l’émergence d’une nouvelle classe moyenne sur les premières années du XXe siècle. Cette nouvelle couche sociale accède à la consommation de masse. Au cours des huit années évoquées ici [2], la consommation des ménages progresse de 5,25%/an et l’investissement de 7,9%/an. L’investissement intérieur est donc stimulé durant cette période faste mais il se concentre sur quelques branches d'activités. Il concerne d'abord le secteur des matières premières (agriculture, industries extractives) dont la rentabilité s’améliore. Il se déploie encore dans les activités liées à l’exportation de produits de base comme le transport, la logistique, etc.), le logement et la construction. On lance les chan-tiers de nouveaux ensembles immobiliers à tout va. Les promoteurs n’oublient pas non plus d’investir dans les centres de loisirs, les espaces commerciaux, les supermarchés. Cet essor de la demande intérieure sera à l’origine d’une accélération substantielle des importations de produits industriels. En valeur, celles-ci sont multipliées par 3,8 entre 2004 et 2013. Les exportations manufacturières sont freinées (manque de compétitivité). Les importations bondissent. Le déficit commercial en produits industriels s'aggrave. Echanges de produits manufacturés en milliards de dollars. Source : IPEA, 2021. A la fin de ces huit années, la crise financière mondiale de 2009 constitue un trou d’air après lequel la croissance se redresse. La stagnation du PIB en 2009 est suivie par un rebond de 7,5% en 2010. Sur les deux années 2010 et 2011, la consommation des ména-ges et l’investissement repartent. Le déficit commercial et le déficit courant se creusent. Ils sont financés par des investissements directs et des placements de portefeuille. Le change se réapprécie. L’épilogue se situe en 2011 : retournement des termes de l’échan-ge, essoufflement de la croissance, creusement du déficit courant, moindre attrait pour les investissements de portefeuille, mais attraction conservée pour les investissements directs. Le revers de la médaille. Cette période apparemment faste a certainement contribué à améliorer le revenu de nombreux ménages, elle a favorisé l’emploi (au point qu’en 2010, on pouvait parler de situation de plein-emploi et d’un recul historique du chômage). La période a aussi été marquée par une réduction des inégalités de revenus. Néanmoins, la croissance générée par le cycle de prix de matières premières élevées a été défavorable pour l’industrie de transformation nationale. Elle a renforcé une spécialisation de l’économie nationale qui n’est pas propice à l’amélioration significative de la productivité. Un article précédent de cette série l’a souligné : au Brésil, l’industrie de transformation et tous les secteurs d’activité qui produisent des biens et services échangeables sont con-frontés à de sérieux obstacles qui limitent ou affaiblissent leur compétitivité. Les pro-ductions manufacturières nationales ne parviennent pas aux niveaux de productivité qui leur permettraient de rivaliser avec des concurrents étrangers qui innovent, pratiquent des prix agressifs et bénéficient (comme c’était alors le cas pour la Chine) de la sous-évaluation de leurs monnaies. Le différentiel de compétitivité a été accentué entre 2004 et 2011 en raison de la surévaluation du taux de change réel de la monnaie brésilienne et de la baisse tendancielle des prix des produits manufacturés sur le marché mondial. Dans ces conditions, la croissance de la demande intérieure qui marque les années 2004-2011 ne va être satisfaite que grâce à une accélération substantielle des impor-tations de produits manufacturés. L’amélioration des revenus et du pouvoir d’achat des consommateurs entraîne un boom de la demande de biens de consommation durables. Les familles se précipitent dans les shopping centres où les commerçants mettent en vente des téléviseurs à écrans plats, des téléphones portables, des appareils électro-ménagers importés d’Asie et principalement de Chine. Ces marchandises sont en général moins chères et de meilleure qualité que les produits manufacturés "made in Brazil". Entre le début des années 2000 et celui de la décennie suivante, en valeur, les impor-tations brésiliennes d’équipements de télécommunication, d’enregistrement et de repro-duction du son sont multipliées par 4. La progression des importations est également très forte dans le secteur de l’habillement, de la chaussure, des produits pharmaceu-tiques et cosmétiques. Les importations ne sont pas seulement tirées par un boom de la consommation. Les entreprises qui investissement privilégient aussi quand elles le peuvent le recours à des biens intermédiaires, des équipements ou des services fournis par des opérateurs étran-gers. Sur la période évoquée ici, les importations connaissent une très forte progression dans des domaines comme les semi-conducteurs, les machines-outils, les équipements de bureau, l’informatique, l’ensemble des appareils et instruments destinés à des usages professionnels. Dans la balance commerciale brésilienne, en valeur, les importations de machines et équipements électriques sont multipliées par deux au cours de la période évoquée. Dans ces conditions, de nombreuses branches de l’industrie manufacturière nationale ont perdu des débouchés. D’autres ont été confrontées à une stagnation de leurs ventes. D’autres secteurs d’activité ont en revanche largement profité du boom de la demande intérieure née avec le "super-cycle" des commodités. C’est le cas du commerce (de gros et de détail) déjà évoqué ici. Pendant les années 2000, alors que la Chine construisait de nouvelles usines, le Brésil multipliait les shopping-centres, notamment à la périphérie des mégapoles urbaines où vivent les consommateurs émergents. Outre le commerce, tous les secteurs qui fournissent des biens et services non échangeables (construction, servi-ces traditionnels, logement, hôtellerie-restauration, transports locaux, soins, services publics, etc..) ont également bénéficié de l’augmentation de la demande. Ce sont des secteurs qui opèrent sur des marchés captifs, où la concurrence étrangère n'existe pas. Les coûts et temps de transport sont ici trop élevés pour que des importations viennent substituer une offre domestique. Les consommateurs dont le pouvoir d’achat augmente ne vont pas se faire coiffer à l’étranger. Les ménages ne vont pas faire leurs achats quoti-diens dans les shopping centres chinois ou nord-américains pour profiter d’une éventuelle campagne promotionnelle ou de prix plus compétitifs. Au cours des années 2000, bénéficiant d’une amélioration de leurs revenus, de nom-breux ménages de la classe moyenne traditionnelle et de la nouvelle classe moyenne ont investi dans l’acquisition d’un logement. Les familles les plus modestes ont acquis un terrain et construit elle-même leur maison. La période a été donc été marquée par un boom de la construction, un secteur où l’essentiel du travail et des biens intermédiaires utilisés sont d’origine nationale. L’offre de services et de biens non échangeables est limitée aux capacités disponibles dans le pays et les fournisseurs locaux ont de plus en plus de mal à satisfaire tous leurs clients. Confrontés à une progression marquée et rapide de la demande, ces fournisseurs ne peuvent pas répondre immédiatement en augmentant leurs capacités. Les prix des biens et services protégés de la concurrence internationale augmentent donc par rapport aux prix des biens et services échangeables. Les services traditionnels, le commerce de proximité, la construction de logement ou de grandes infrastructures emploient majoritairement des travailleurs peu ou pas qualifiés. C’est aussi le cas des filières minières (au moins sur la phase d’installation des sites miniers et de démarrage de l’exploitation) et de filières agricoles. Pour quelques emplois très qualifiés créés sur les gisements ou les domaines agricoles, on crée davantage de postes peu ou pas qualifiés. Toutes ces branches recourent à une main d’œuvre dont le niveau de formation est moindre que celui des travailleurs employés dans l’industrie. La demande en employés peu qualifiés des secteurs de services traditionnels, de la distri-bution, en ouvriers du BTP ou d’exploitations agricoles augmente alors que la création de postes de travail dans l’industrie et les services qualifiés stagne ou se contracte. Pendant les années de boom des commodités, le Brésil a créé davantage de postes de vendeurs en commerces, de coiffeurs, d’agents de call-centers ou de salariés de pharmacies que de postes d’opérateurs d’équipements industriels robotisés, de designers ou de spé-cialistes en informatique et télécommunications. Entre 2004 et 2012, pour l’ensemble de l’économie, la création nette de postes de travail aura été d’un peu plus de 13 millions. L’agriculture a perdu 4,487 millions de postes, essentiellement parce que le secteur a accumulé les gains de productivité et substituer la main d'oeuvre par des machines. Les créations nouvelles ont été principalement réalisées dans le secteur des services (12,159 millions de personnes supplémentaires occupées), dans la construction civile (2,716 millions de postes) et dans une plus faible mesure dans les industries extractives et manufacturières (2,630 millions). En d’autres termes, alors que le nombre d’emplois industriels stagnait ou progressait peu, une offre considérable d’emplois a surgi dans le secteur des services et de la construction civile en raison du boom de la consommation et du boom immobilier. Pour faire face à leurs besoins en main-d’œuvre, ces activités ont pu mobiliser en début de période une popu-lation peu ou pas qualifiée et sous-employée ou sans occupation. Cette offre s’épuisant, le commerce, la construction ou les call centers ont dû réviser à la hausse les salaires proposés pour attirer des candidats à l’emploi devenus plus rares. En d’autres termes, la phase de croissance observée sur la décennie 2000 a entraîné une élévation des prix et des salaires dans le secteur des biens non échangeables. Exposée à une forte concurrence internationale, pénalisée par l’appréciation de la monnaie locale par rapport aux grandes devises, l’industrie manufacturière nationale qui pourrait répondre à une demande locale en plein essor a reculé. Dans une conjoncture de plein emploi, afin de continuer à attirer des travailleurs, les entreprises industrielles ont dû aligner les salaires proposés sur ceux qu’offraient les secteurs de services et de la construction. Exposées à la concurrence extérieure, elles n’ont pas pu répercuter sur leurs prix de vente l’élévation des charges auxquelles elles étaient confrontées. Lorsqu’elles dégageaient encore des résultats positifs, ceux-ci sont insuffisants pour financer des investissements nouveaux qui leur auraient d’améliorer la productivité. La période de croissance de la première décennie du XXIe siècle et le plein emploi atteint ont provoqué une augmentation spectaculaire des salaires des travailleurs les moins qualifiés, sans qu’il y ait de contrepartie en termes d’amélioration de la pro-ductivité. Cela signifie que le coût unitaire de la production s’est élevé, induisant une baisse de la rentabilité des activités industrielles et conduisant à des réductions de productions et des programmes d’investissements. Comme si cela ne suffisait pas, l’appréciation nominale et réelle du taux de change de la monnaie nationale pendant plusieurs années a contribué également à détériorer la compétitivité de l’industrie brésilienne. Le résultat de ce processus est précisément la récession/stagnation que le pays connaît depuis plusieurs années ans avec un déficit de ses échanges courants, une chute des investissements et une croissance insignifiante. Sur la période 2003-2011, l’investissement et la consommation ont progressé grâce à l’élévation des salaires et au crédit. Le pays a utilisé un modèle basé sur le crédit, la consommation et la hausse des prix des matières premières, le pilier fondamental de cette construction étant le boom des commodités. Avec la fin du boom, le crédit s’est contracté, la consommation a perdu en vigueur. En période de relative prospérité et de progression des recettes publiques, le gouver-nement fédéral ne s’est guère préoccupé d’investir dans une politique de l’offre, c’est-à-dire de réduire et de simplifier la fiscalité, de moderniser et d’accroître les infrastructures, de soutenir la recherche-développement. A partir de 2003, les réformes structurelles destinées à renforcer la compétitivité de l’appareil industriel (privatisations, ouverture à la concurrence du secteur énergétique, simplification des procédures administratives, etc..) ont été oubliées ou reportées sine die. L’histoire s’est achevée à la faveur du repli des prix internationaux des produits de base (ils culminent mi-2011) qui a fait apparaître les dégâts liés à une croissance devenue insoutenable, car trop gourmande en importations. Ces dégâts ont été masqués pendant plusieurs années par l’amélioration des termes de l’échange et qui, soudain, a pris fin. Ils deviennent visibles à la fin du boom des matières premières. Le repli et la crise de l’industrie compte sans doute parmi les difficultés majeures qui ont été occultées pendant les années 2000. Pourtant, sans relance durable du secteur de l’industrie de transformation, le Brésil ne pourra pas engranger de gains de productivité significatif dans l’avenir. Les progrès dans ce domaine peuvent être obtenus également par une augmentation des investissements dans le domaine des infrastructures. Mais il s’agit avant tout de développer des filières industrielles compétitives, utilisant et diffusant des technologies de pointe, capables de répondre à la demande de nouveaux marchés en croissance. Le pays doit encore investir massivement dans l’éducation et la formation de ses ressources humaines, élever les compétences et les adapter aux nouveaux besoins de l’économie. C’est sur cette question du capital humain que l’on reviendra dans e dernier article de cette série. (A suivre : Un capital humain mal employé). [1] Il est mesuré par la moyenne pondérée des taux de change réels bilatéraux (taux de change nominal multiplié par le rapport des indices des prix à la consommation du Brésil et du pays partenaire). Le taux de change réel est un prix clé dans l’économie, en partie parce qu’il détermine les exportations nettes. Lorsque le taux de change effectif réel de la monnaie brésilienne s’apprécie, les biens et services du pays deviennent plus chers par rapport aux biens et services produits à l’étranger. Cette évolution décourage les exportations et favorise les importations brésiliennes, ce qui réduit les exportations nettes. Les taux d’intérêt nationaux influent sur le taux de change réel. Toutes choses égales par ailleurs, une hausse des taux d’intérêt nationaux (ou un différentiel positif par rapport aux taux étrangers) augmente l’intérêt des investisseurs brésiliens et étrangers pour les actifs brésiliens, conduisant à une appréciation du taux de change nominal et du taux de change réel. [2] Pendant ces huit années, le Président Lula et la Présidente Dilma Rousseff ont tout simplement surfé sur la vague de hausse des prix des produits de base en accroissant l’emploi public, en menant une politique de soutien des revenus salariaux les plus modestes et de la consommation en général. Cette orientation sera à l’origine de la réputation que va acquérir Lula dans les milieux de gauche européen. Elle a effectivement amélioré le sort des pauvres pendant un temps. Pour avoir des effets de long terme, elle aurait dû être équilibrée par une poursuite des réformes structurelles.

  • Le Brésil, un pays du futur, jusqu'à quand ?(4).

    Désindustrialisation précoce. Pourquoi la productivité n’a-t-elle pas progressé davantage depuis quarante ans au Brésil ? Les explications sont nombreuses. A la suite des premiers articles publiés de cette série, on explorera désormais deux approches. La première peut être introduite par deux remarques. La dynamique de la productivité dans une économie dépend du profil de spécialisation de l'appareil productif. Une économie performante et productive est une économie qui parvient à maîtriser des technologies de production avancées et à créer des capacités et des compétences nationales dans les secteurs où les gains de productivité sont les plus importants. La seconde approche explorée dans un prochain article de la série sera consacrée au capital humain, aux compétences et aux savoir-faire, à la qualité de l’éducation proposée aux futurs actifs. Ce qui fait la différence entre les nations. Considérons l’évolution du marché du travail au Brésil depuis le début des années 2000. La grande majorité des emplois qui ont été créés sur la période concerne des secteurs d’activité à faible productivité comme la construction civile (ouvriers du BTP), les services peu ou pas sophistiqués (vendeurs de commerces de proximité, employés de la restau-ration, coiffeurs, soins à la personne, santé, call centers, télécommunication, etc..), les services de transport (chauffeurs de bus et de taxis, camionneurs), entre autres. Ces activités ont une caractéristique commune : elles peu ou pas exposées à la concurrence internationale. Pour cela, elles sont souvent évoquées comme fournissant des biens et des services non échangeables. Les comparaisons internationales montrent que les différences de niveaux de produc-tivité qui apparaissent entre les pays ne proviennent pas de ces secteurs. La productivité d’un garçon de café, d’un chauffeur de bus, d’un vendeur en magasin ou d’un coiffeur est très similaire, que l’on se trouve à Paris, à São Paulo ou à Los Angeles. Qu’il achemine vers la table de ses clients un grand cru de Bordeaux, un Champagne millésimé ou une vul-gaire limonade ne change pas grand-chose à la productivité de l’employé d’un bar. Cette productivité est mesurée par la quantité de verres, de plats ou de bouteilles qu’il parvient à acheminer jusqu’aux tables de ses clients sur une séquence de temps donnée. Pour les chauffeurs de bus ou de taxis, le critère sera le nombre de passagers transportés. Pour les vendeurs d’un centre commercial, on prendra en compte le nombre de produits vendus. La productivité d’un employé de salon de coiffure est évaluée par le nombre de clients passés par ses ciseaux en un intervalle de temps donné. Encore une fois, que l’on soit en Amérique du Sud, en Asie ou en Europe, les niveaux de productivité ne varient guère pour toutes ces activités. C’est également le cas si l’on considère l’exemple du BTP. Le renfort de machines et d’outils sophistiqués peut améliorer la productivité des ou-vriers du bâtiment qui les utilisent mais pas au point de leur conférer un avantage consi-dérable par rapport aux travailleurs de la construction d’autres pays. D'une nation à l'autre, les écarts de productivité naissent et peuvent être amplifiés dans le secteur des biens et services échangeables, notamment les branches industrielles. Les hauts niveaux de productivité des pays avancés sont générés par le dynamisme et la complexité d'un tissu industriel et des services très qualifiés qui se développent (marketing, finances, conseil, innovation, recherche). La productivité n’est pas une caractéristique propre à un groupe de travailleurs, à une collectivité nationale. Elle dépend du profil de spécialisation de l’appareil productif. Les pays à hauts revenus sont les pays qui investissent et renforcent leurs secteurs spécialisés dans la production de bien échangeables et de services qualifiés (Etats-Unis, Japon, Allemagne, nations scandi-naves, Asie de l’Est et du Sud-Est). La phase de croissance relativement forte que le Brésil a connu entre 2004 et 2010 a été marqué par un essor du crédit et par l’accroissement des recettes en devises lié au boom des prix des commodités sur le marché international. Cette croissance a stimulé précisément les secteurs où les gains de productivité potentiels sont faibles. Elle a au contraire fragilisé les secteurs d’activités offrant un potentiel significatif d’économies d’échelle et de rendements croissants. Ces secteurs sont pour l’essentiel des industries de transformation. Pendant cette période, le processus de désindustrialisation déjà engagé auparavant s’est poursuivi. La part des produits primaires dans les exportations s’est sensiblement accrue. Telles sont les raisons pour lesquelles la productivité a alors stagné. Les services qualifiés (services financiers, conseil juridique, consultance, marke-ting, communication, etc) ont eux-mêmes régressé car leur développement est lié à celui des industries manufacturières. En résumé, sur les quinze dernières années, le Brésil a connu une régression technologique, un affaiblissement de la sophistication de son appareil productif qui a fini par entraîner une stagnation de la productivité à l’échelle de l’économie dans son ensemble. Recul industriel. C’est sans doute une des évolutions les plus inquiétantes de ces dernières années : le Brésil est en train de reculer sur le plan industriel. L’actualité récente est riche en évène-ments qui viennent illustrer ce constat de façon spectaculaire. Au début de cette année, trois grands acteurs industriels de dimension internationale ont annoncé qu’ils allaient quitter le Brésil. Ford, présent dans le pays depuis le début du XXe siècle a décidé de ne plus produire de véhicules dans le pays. Mercedes-Benz ne fabriquera plus d’auto-mobiles de haut de gamme. Sony a décidé de fermer le site de fabrication de téléviseurs, de caméras et de produits audio-visuels que l’entreprise exploitait à Manaus, dans l’Etat d’Amazonas. Les raisons qui conduisent ces opérateurs à désinvestir sont diverses. Elles sont en partie liées à la dynamique des marchés sur lesquels ils opèrent, à leur situation par rapport à des concurrents locaux ou extérieurs. Reste que ces décisions illustrent le processus de perte de capacités de production industrielles que connaît le pays. Chaîne de montage de Ford à São Bernardo do Campo (São Paulo) en 1935, seize ans après l'arrivée au Brésil du groupe américain. En 2015, le Brésil recensait 384 700 établissements industriels. A la fin 2020, cet effectif n’était plus que de 348 100. En d’autres termes, en six ans, 36 600 unités industrielles ont été fermées, ce qui est équivalent à une moyenne de 17 fermetures par jour sur la période. Le processus de désindustrialisation n’a pas commencé cependant en 2015. Il est antérieur à cette date. Au milieu des années 1980, l’industrie de transformation représentait environ 35% du PIB. Cette part relative avait fortement augmenté depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale (elle était en 1947 de 19,9%). En 2020, l’industrie de transformation ne représentait plus que 11,3% du PIB national, contre près de 18% au début de la décennie. Selon les prévisions, cette part pourrait chuter en dessous de 10% au cours des prochaines années si rien n’est fait pour inverser la dyna-mique en cours. Cette diminution de la part relative des industries manufacturières dans la valeur ajoutée est accompagnée d’un recul du poids de ces activités sur le terrain de l’emploi. Il y a trente ans, l’industrie de transformation représentait plus de 21% des emplois formels au Brésil. En 2004, cette part était encore de 18,9%. Elle n’était plus que de 14,4% en 2019. Une telle évolution est préoccupante car un grand nombre de postes créés et existants de l’industrie de transformation correspondent à des emplois très qualifiés et productifs, générant des rémunérations relativement élevées. Il faut s’arrêter ici sur l’enjeu. L’industrie est le moteur de la croissance sur le long terme. Elle est en effet à l’origine de rendements d’échelle croissants (nécessaires pour garantir un potentiel de croissance durable). Elle développe des relations très denses avec des activités situées en amont (agriculture, production de matières premières) et en aval (fourniture de machines, de biens d’équipements) de l’appareil productif. Pour ces raisons, les activités industrielles sont des vecteurs et des diffuseurs d’innovations tech-nologiques. Le développement d’un secteur industriel compétitif est aussi essentiel pour réduire la contrainte extérieure qui peut limiter le potentiel de croissance sur le long terme. Les pays qui parviennent à s’imposer comme exportateurs de biens manufacturés parviennent à équilibrer leurs échanges et à dégager des excédents dans la mesure où les exportations de produits industriels présentent une élasticité-revenu [1] plus élevée que l’exportation de produits primaires. Dans ces conditions, la désindustrialisation est un phénomène dont les conséquences sont négatives pour le potentiel de croissance à long terme du pays concerné. Il réduit la génération de rendements d’échelle croissants, freine le rythme de développement du progrès techniques et accroît la contrainte exté-rieure. La désindustrialisation que connaît le Brésil est un phénomène précoce. Ce phénomène est différent de ce que l’on observe dans les pays avancés où une désindustrialisation relative apparaît avec la hausse du revenu moyen. Lorsque la population connaît une progression importante de son pouvoir d’achat, elle va consommer plus de services comme les loisirs et les voyages, les services financiers, la santé, la formation et l’édu-cation. L’élasticité-revenu de la demande de services s’élève avec le développement économique et devient plus importante que l’élasticité-revenu de la demande en bien manufacturés. A partir d’un niveau déterminé de revenu moyen par habitant, une crois-sance soutenue sur longue période induit une augmentation de la part des services dans le PIB et une diminution de la part de l’industrie. En outre, comme la productivité du travail progresse plus rapidement dans l’industrie que dans les services, la part relative de l’emploi industriel décline avant même que l’on observe une baisse de l’importance de l’industrie dans la valeur ajoutée. La désindustrialisation que connaît le Brésil depuis quarante ans est un phénomène unique à l’échelle mondiale. La baisse de la part du secteur manufacturier dans le PIB intervient sans que le pays ait enregistré une progression sensible des revenus de sa population. Le processus est donc particulièrement précoce : elle intervient alors que le Brésil a atteint un niveau de revenu moyen par habitant inférieur à celui qu’ont atteint les nations avancées lorsqu’elles ont engagé leur propre processus de désindustrialisation relative. Un environnement très contraignant. Pourquoi le Brésil connaît un tel repli de son industrie manufacturière ? La réponse peut être résumée en une phrase : l’environnement économique, juridique et financier ne favorise guère le développement des investissements (qu’ils soient initiés par des entreprises multinationales ou des firmes locales) dans ce secteur. Cet environnement défavorable a été créé au cours de plusieurs décennies. Au début du processus d’industrialisation du pays, la dynamique de création d’activités manufacturières a reposé sur l’intervention de l’Etat, principal acteur dans le secteur des industries lourdes et créateur de marchés pour une foule d’opérateurs privés. Jusqu’aux années 1980, l’in-vestissement industriel était largement dominé par l’investissement de grands opérateurs publics. Les acteurs industriels privés bénéficiaient d’importants soutiens de la part de l’Etat, sous la forme de subventions, d’exemptions fiscales, de marchés garantis et d’une forte protection par rapport à la concurrence internationale. L’Etat brésilien a ainsi encouragé l’essor d’un appareil industriel hypertrophié, sans spécialisations bien définies, assurant une offre nationale dans pratiquement toutes les branches manu-facturières. Sur les dernières décennies du XXe siècle, l’Etat a perdu sa capacité de financer directement ou indirectement l’essor de l’industrie. La fin du colbertisme brésilien a provoqué le début du déclin industriel. Le retrait de l’Etat n’a pas été préparé. Protégée de la concurrence internationale, l’industrie manufacturière n’a pas été encouragée à miser sur des gains de productivité et la compétitivité. Part de l'industrie dans le PIB (en %)* Source : IPEA. La part relative de l’industrie manufacturière dans le PIB se dégrade de façon specta-culaire entre 1985 et 1999. A la fin du XXe siècle, le poids de cette branche a été ramené à 15%. Cette part ne se redressera plus durablement entre 2000 et 2020. L’affaissement du poids de la branche dans le PIB observé à partir de la fin des années 1980 n’est pas une évolution uniforme. Ce recul est accentué dans les phases de récession. C’est le cas entre 1987 et 1992, une période marquée par ailleurs par un début d’ouverture com-merciale. Jusqu’au milieu des années 1990, le handicap de compétitivité de l’industrie nationale est compensé par la faiblesse de la monnaie. La désindustrialisation va s’accé-lérer ensuite sur les phases marquées par une appréciation du taux de change effectif réel de la monnaie brésilienne [2]. En 1994, l’industrie manufacturière représente encore 26,8% du PIB. Cette part va brutalement chuter après 1995. En 1998, elle n’est plus que de 13,8%. Avec le Plan Real (1994) conçu pour éliminer l’hyperinflation, le gouvernement fédéral et la Banque Centrale ont cherché à maintenir une parité entre la nouvelle mon-naie (le réal) et le dollar. Après 1999, le taux de change du réal par rapport au billet vert a été maintenu dans une marge de fluctuations. Le poids relatif de la branche manu-facturière dans le PIB s’affaisse une nouvelle fois entre 2004 et 2009. Au cours de cette séquence, le réal connaît une forte appréciation en termes réels par rapport aux grandes devises. En outre, ces six années sont marquées par une augmentation rapide de la demande intérieure. Dans ce contexte, la production nationale de biens manufacturés est confrontée à une vive concurrence des importations. Le secteur manufacturier sort très fragilisé de ces périodes de réal fort. Les protections et soutiens dont il bénéficie encore de la part de l’Etat ne suffisent plus à compenser les contraintes subies en raison de la politique macro-économique conduite (taux de change défavorable, coût du capital inabordable) et de handicaps structurels que les gouvernements successifs n’ont pas réduits, bien au contraire. Ces handicaps sont évo-qués au Brésil en utilisant le terme de custo Brasil. Le custo Brasil, ce sont tous les obstacles liés à l’environnement qui limitent ou affaiblissent la compétitivité des entre-prises locales. L’expression a d’abord servi pour évoquer les difficultés des exportateurs brésiliens sur les marchés internationaux. Le custo Brasil fragilise aussi les industries nationales qui fournissent le marché domestique et reculent souvent face à la concur-rence de producteurs étrangers. Pour un chef d’entreprise brésilien du secteur manufacturier, ce custo Brasil c’est d’abord une fiscalité pesante et une législation fiscale d’une extrême complexité. Le taux de pression fiscale dans l’industrie de transformation est un des plus élevé : 46,2% en moyenne, contre 32,4% dans les filières d’extraction de minerais, 22,1% dans les services et 15,2% dans la construction civile. Pour gérer les paiements des divers impôts directs et indirects auxquels sont soumises les firmes industrielles, celles-ci doivent consacrer en moyenne 1500 heures de travail par an. Comme d’autres branches de l’économie, le secteur manufacturier est confronté à aux coûts indirects générés par une infrastructure de transport et de communication (routes, ports, réseaux ferroviaires) médiocre, souvent mal-entretenue et insuffisante. L’espace national est fermé par rapport à la concurrence internationale et l’importation de services et d’intrants de qualité est souvent difficile, impossible ou très onéreuse. Le coût de l’électricité est particulièrement élevé. Le niveau de formation et de qualification de la main d’œuvre est insuffisant. La législation du travail est d’une extrême rigidité. Si les rémunérations versées aux salariés sont très souvent faibles, le coût pour les employeurs (charges sociales et impôts inclus) est très élevé si l’on prend en compte les niveaux de productivité. Les entreprises manu-facturières comme d’autres acteurs économiques doivent jongler encore avec une bureaucratie pesante, une grande insécurité juridique et des conditions de financement de l’activité très onéreuses en raison de taux d’intérêts très élevés. Opérant encore dans une économie trop fermée, ces entreprises n’ont pas un accès facile et au moindre coût aux technologies les plus innovantes. Elles ne sont pas inté-grées au sein de filières, de chaînes de valeur internationales. L’industrie brésilienne est peu internationalisée. Pour toutes ces raisons, au XXe siècle, les firmes manufacturières brésiliennes et les services qualifiés qui accompagnent le développement de l’industrie ne sont pas en bonne posture face à leurs concurrents mondiaux. Les difficultés du secteur industriel ont été aggravées au cours des quinze dernières années, pendant la période de croissance associée au boom des matières premières. Il y a un variant brésilien de la maladie hollandaise (dutch desease en anglais)[3]. L’abondance de ressources naturelles, l’essor de la production de matières premières induit par l’évolution favorable des prix mondiaux entraînent une réduction de la participation de l’industrie sur le marché de l’emploi et en termes de valeur ajoutée. La forte appréciation de la monnaie nationale par rapport aux grandes amplifie la perte de compétitivité des activités manufacturières nationales. Les pays affectés par cette maladie hollandaise initient leur processus de désindustrialisation avant même que les diverses branches manufacturières aient atteint un point de maturité, avant même qu’aient été utilisées toutes les potentialités de développement économique que permet le processus d’industrialisation. Le prochain article sera consacré à l’approche de ce variant brésilien de la "dutch desease"… (A suivre : Le variant brésilien de la "maladie hollandaise"). [1] L'élasticité revenu mesure la façon dont la demande d'un bien ou d’un service varie en fonction de la variation du revenu des agents économiques. On calcule un coefficient d’élasticité revenu en rapportant la variation relative de la demande d'un bien à la variation relative des revenus. [2] Le taux de change effectif réel du real s’apprécie. Le taux de change effectif réel est une moyenne arithmétique pondérée des taux de change réels bilatéraux du pays en relation à ses 23 principaux partenaires commerciaux. Le taux de change réel bilatéral est défini par le produit du taux de change nominal (réais par unité de monnaie étrangère) et l’indice des prix à a consommation du pays en question, divisé par l’indice brésilien des prix à la consommation (ici l’INPC). [3] L’expression de "dutch desease" est née lors du boum du gaz naturel aux Pays-Bas, dans les années 60. On avait alors enregistré un recul des entreprises manufacturières. Elle évoque la malédiction des matières premières. Les pays qui abondent en produits de base (denrées agricoles, minerais, énergies fossiles) ont tendance à fonder leur essor économique sur ces rentes et négligent le développement de leur industrie. A long terme, ils sont confrontés à une hausse du prix relatif des services, un déficit commercial hors matières premières, la désindustrialisation… L’économie peut paraître se porter bien lorsque les cours des matières premières sont élevés. Elle a tendance à s’effondrer en même temps que ces cours lorsqu’ils baissent. Ces pays souffrent du manque de diversification de leur économie. Les variants locaux de la maladie hollandaise sont légions sur la planète. Les variants de pays pétroliers (Algérie, Venezuela, Angola, Nigeria, etc..) se sont multipliés depuis 50 ans. En Amérique latine, le variant le plus ancien est probablement argentin.

  • Le Brésil, un pays du futur : jusqu'à quand ?(1).

    Une nouvelle décennie perdue. Jusqu’au début de 2021, les économistes brésiliens affirmaient que les années 1980 avaient été la pire période que le pays ait connue en termes de croissance économique. Ils désignaient d’ailleurs celle-ci en parlant de "décennie perdue". Entre 2011 et 2020, le Brésil a traversé une nouvelle décennie perdue, plus difficile encore que la précédente. Cette nouvelle séquence aura même été le plus mauvaise depuis que l’on dispose de statistiques fiables sur l’activité économique et l’évolution du revenu moyen par habitant. La période avait pourtant relativement bien commencé. Entre 2011 et 2013, la croissance annuelle moyenne du PIB a été de 3%. A partir de 2014, le rythme de progression de l’activité a commencé à s’affaiblir pour s’effondrer en 2015 et 2016, deux années marquées par une profonde récession. La récupération a été très modeste entre 2017 et 2019. Avec la pandémie et la paralysie de l’économie qu’elle a entraîné, le PIB a enregistré une con-traction de 4,1% en 2020, soit un des plus mauvais résultats observés depuis le début du XXe siècle. Sur les 120 années qui se sont achevées en 2020, le pays a connu 17 années de croissance négative. Outre 2020, les pires années auront été 1981 et 1990, deux sé-quences au cours desquelles le pays a également connu une croissance négative (-4,3% par an dans les deux cas). Croissance annuelle du PIB en % (projections de 2021 à 2026).* Source : FMI. Sur les dix années qui se sont terminées en 2020, le Brésil a enregistré une hausse moyenne de la production de richesse de 0,3% par an, un rythme bien plus faible que celui observé sur les 11 décennies précédentes (au cours de la première décennie perdue, la progression moyenne avait été de 1,6%/an). Sur la période qui commence en 2011 et s’est achevée avec 2020, la population a continué à augmenter (+0,7% par an) à un rythme supérieur à celui de la production de richesse. Cela signifie que le PIB par habitant (l’indicateur qui sert de référence pour évaluer le revenu moyen par tête) s’est réduit. Sur la seule année 2020, cette contraction a été de 4,8%. Ce PIB per capita avait déjà baissé de plus de 8% au cours de la récession historique des années 2015 et 2016. Sur les trois années qui ont suivi, il a pratiquement stagné. Cela signifie que le PIB moyen par habitant de 2020 est le plus bas que l’on ait observé depuis 2013. Au cours de la décennie 2011-20, selon la Fondation Getulio Vargas, la contraction moyenne aura été de 0,6%/an. Elle n’avait été que de 0,4% sur la première décennie perdue. Les conséquences économiques de la première année d’épidémie de covid-19 expli-quent en partie cette trajectoire médiocre sur 10 ans. Elles ne peuvent pas être retenues comme les seules explications. Même si l’année 2020 n’avait pas été marquée par cette crise sanitaire, la dernière décennie aurait été une des pires de l’histoire économique du pays. Supposons en effet qu’en l’absence de pandémie la croissance ait été de 1,5% en 2020 (soit un rythme comparable à celui des trois années antérieures), la hausse moyen-ne de production de richesse aurait été alors de 0,6%/an sur la décennie et celle du PIB par tête de zéro. L’épidémie de covid-19 et la crise sanitaire sont venues aggraver une trajectoire qui était déjà médiocre. Sur les séquences antérieures, les phases de réces-sion ont été suivies de périodes de reprise qui compensaient les reculs enregistrés anté-rieurement. La forte récession de 2015 et 2016 a été suivie par trois années de croissance très modeste. Le Brésil n’avait pas retrouvé un rythme de progression comparable à celui d’avant la récession lorsque la pandémie est survenue. Le Brésil recule. Il est utile ici de faire quelques comparaisons internationales. Si l’on retient le taux de croissance du PIB per capita évalué en monnaies locales, il s’avère que 82% des pays (soit 156 sur un échantillon total de 191) ont connu entre 2011 et 2020 une trajectoire plus sa-tisfaisante que celle du Brésil. Le graphique ci-dessous présente les taux de croissance annuels moyens du PIB par tête sur cette période de dix ans pour un groupe de 13 éco-nomies qui représentent ensemble 60% du PIB mondial. La liste retenue comprend les pays dits du "BRICS" (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), des pays d’Amérique latine qui sont souvent comparés au Brésil et quatre pays avancés (Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon et Allemagne). La trajectoire du Brésil est un peu moins problématique que celle de l’Afrique du Sud. A l’extrême opposé, on trouve l’Inde et la Chine qui sont parve-nus à des rythmes moyens de progression du PIB par tête plus élevés. Taux moyen de croissance annuelle du PIB par habitant (2011-2020) en %. Source : FMI. A première vue, le Brésil est encore une puissance économique qui compte à l’échelle mondiale. Evaluée en dollars et en termes de parité de pouvoir d’achat, le PIB brésilien était le huitième du monde à la fin de 2020, derrière celui de la Chine, des Etats-Unis, de l’Inde, du Japon, de l’Allemagne, de la Russie et de l’Indonésie. La perception est assez différente lorsque l’on rapporte cette puissance économique à la population. Si l’on choisit comme critère de classement le PIB par habitant toujours en termes de parité de pouvoir d’achat (en prenant en compte les différences de coût de la vie d’un pays à l’autre), le Brésil apparaissait en 2020 au 85e rang mondial sur un total de 195 pays. Selon le FMI, en considérant les mêmes paramètres de classement, le premier pays d’Amérique du Sud sera au 90e rang dans cinq ans. Les données fournies par le FMI permettent de prendre un peu de recul. Le déclin éco-nomique relatif du Brésil est une tendance marquée depuis quarante ans. En 1980, le pays assurait plus de 4% de la production de richesses dans le monde. L’an passé, cette part a été de 2,4% et devrait continuer à diminuer jusqu’au milieu de l’actuelle décennie. Cela fait aussi quarante ans que le Brésil chute dans le classement mondial des nations basée sur le revenu moyen par habitant. Au cours de cette période, il a été dépassé par une dizaine de pays. Part du Brésil dans le PIB mondial (en %). Source : FMI. Sur la même période, évaluée à prix constants et en tenant compte de la parité de pou-voir d’achat, le revenu moyen par habitant a connu une évolution très heurtée. Jusqu’à la fin des années 1990, il fluctue fortement autour d’un niveau de 11000 dollars par tête (9000 dollars en termes de PPA). La progression est significative sur les dix premières années du XXe siècle. Cette évolution favorable est liée essentiellement à la fin de l’hyperinflation, à la mise en œuvre de politiques redistributives et au boom de la croissance entre 2004 et 2010 provoqué par un supercycle de hausse des prix mondiaux des matières premières. A partir de 2013, comme cela a été dit plus haut, la courbe s’inverse. Selon les projections de l’institution internationale, compte tenu de prévisions de faible croissance, dans cinq ans, le Brésilien moyen n’aura pas retrouvé le revenu annuel dont il disposait en 2013. En Amérique latine, le Chili, le Mexique et l’Argentine dégagent un revenu moyen per capita supérieur à celui du Brésil. Dans quelques années, la Colombie devrait également se trouver en meilleure position que le plus grand pays du sous-continent. PIB par habitant sur 40 ans. Source : FMI. Une lecture rétrospective permet de retenir quelques explications partielles de l’affaiblis-sement du poids économique relatif du Brésil depuis quarante ans et de la progression heurtée du revenu moyen par habitant. L’histoire économique de ces quatre décennies est extrêmement tumultueuse. La période commence une sévère récession en 1983 à la suite de la crise de la dette. Viennent ensuite plusieurs plans successifs de lutte contre l’hyperinflation qui seront tous des échecs. En 1990, avec le plan Collor, les Brésiliens su-biront une confiscation de leur épargne mais devront encore pendant plusieurs années vivre avec une grande instabilité des prix. Tous ces épisodes ont entraîné des chutes bru-tales de revenus comparables à celle qui découle de l’épidémie de covid-19 ou à celles encore récentes associées à la baisse des cours mondiaux de matières premières après 2010 et à la sévère récession des années 2015-2016. Il serait cependant erroné de limiter l’explication de performances économiques médio-cres et de la contraction récente du revenu moyen par tête à des évènements isolés. La croissance relativement élevée (+3,7% en moyenne) observée sur la première décennie du siècle aura été directement associée au supercycle des commodités (hausse des cours du soja, du minerai de fer, etc…). Elle a freiné la dynamique de déclassement du Brésil dans la hiérarchie mondiale de la production de biens et de services et du revenu moyen par habitant. Elle n’a pas arrêté cette dynamique. Le revenu moyen du Brésilien a progressé de près de 30% entre 2001 et 2010 mais huit pays dans le monde sont parve-nus au cours de la même période à des résultats plus importants. Les raisons qui expliquent les performances médiocres de l’économie brésilienne depuis quatre décennies sont plus profondes et désormais bien connues. D’éminents écono-mistes, experts en sciences politiques et spécialistes des institutions ont proposé la fin du siècle dernier des diagnostics qui rompent avec les catéchismes idéologiques qui ont longtemps remplacé les analyses lucides du contexte national. Dans les articles à venir de cette série, on évoquera ces diagnostics qui jettent une lumière crue sur les facteurs qui rendent compte de l’affaissement relatif de l’économie brésilienne et de l’appau-vrissement d’une part de la population. (A suivre : Quatre décennies médiocres.)

  • Le Brésil, un pays du futur, jusqu'à quand ? (2).

    Quatre décennies médiocres. Quelles sont les contraintes qui empêchent le Brésil de connaître une croissance écono-mique digne d’un pays émergent depuis des décennies ? A partir du début des années 1980, le pays a connu un affaiblissement de son dynamisme économique. La production de biens et de services progresse à un rythme plus faible que celui observé à l’échelle mondiale. Pendant une grande partie du XXe siècle, le Brésil a pourtant connu une crois-sance accélérée. Son poids dans l’économie globale est ainsi passé de 0,5% du PIB mondial à plus de 4%. Sur les dernières décennies, c’est à un mouvement inverse que l’on a assisté. Entre 1980 et 2020, la part du Brésil dans le PIB global s’est affaiblie. Le graphique ci-dessous représente les moyennes décennales de croissance du PIB et d’évolution du PIB per capita. Les données fournies couvrent une période de plus d’un siècle. Une rupture nette apparaît entre la décennie 1970-80 et la décennie suivante. Pendant la première séquence, la progression annuelle moyenne du PIB est de 8,6%. Celle du revenu moyen par tête est de 6%. Cela signifie qu’en dix ans, ce revenu moyen a augmenté de 79%. Sur la seconde séquence, le PIB ne progresse plus que de 1,6%/an en moyenne. Compte tenu de la croissance démographique, le revenu moyen par tête ré-gresse (-0,6%/an en moyenne). Pourquoi cette rupture entre les deux périodes ? Une explication a souvent été avancée dans le débat public au Brésil depuis quarante ans : le pays aurait abandonné le modèle de développement économique qui a longtemps fait ses preuves dans le pays et ailleurs en Amérique latine. Jusqu’aux années 1980, il a connu une croissance forte dans le cadre d’une économie fermée à la concurrence inter-nationale. Son développement a été fondé sur la substitution d’importations, largement piloté et organisé par l’Etat et un secteur public puissant et dégageant une épargne do-mestique particulièrement faible. Moyennes décennales de taux de croissance du PIB et du PIB per capita (%). Source : Fondation Getulio Vargas. Ce modèle a commencé à montrer de sérieux signes d’essoufflement dès les années 70. Il a pourtant été alors maintenu et développé par les gouvernements militaires même s’il générait de sérieux déséquilibres : déficits des finances publiques, inflation galopante et, à la fin de la décennie, une crise majeure de la dette extérieure. A partir du début des années 1980, la chute de l’investissement, la stagnation de la productivité marquent une période de plusieurs décennies de croissance médiocre. Sur les quatre dernières décen-nies, le Brésil n’est pas parvenu à suivre le rythme de développement de l’économie globale. Sur les vingt dernières années du siècle passé, les pouvoirs publics ont multiplié les tentatives d’éradication d’une inflation galopante qui entrainait simultanément une stagnation ou une diminution de l’investissement productif et une concentration de plus en plus forte des revenus. Après la réussite du Plan Réal (1994), le gouvernement fédéral et les autorités locales ont dû affronter des déficits publics récurrents. Le rétablissement d’équilibres temporaires n’a été obtenu qu’au prix d’une pression fiscale croissante. Ici encore, l’incapacité de l’Etat à réduire durablement ses déficits sans alourdir l’impôt a pesé sur la dynamique de l’investissement. Impuissantes à réaliser un ajustement durable des finances publiques, les autorités nationales et locales ont aussi été incapables de mettre en œuvre une politique centrée sur l’amélioration de la productivité. Cela signifie que l’universalisation de l’enseignement de base n’a pas été accompagnée par une amélioration de la qualité de l’éducation, que la législation fiscale n’a pas été réformée pour favoriser le développement des entre-prises, que l’Etat n’a pas abandonné au secteur privé et concurrentiel un grand nombre d’activités et d’entreprises dont rien ne justifie le maintien dans la sphère publique, que l’environnement juridique n’a pas été amélioré pour encourager et faciliter les investis-sements en infrastructures, que l’économie nationale est restée fermée et très peu ouverte aux échanges avec l’extérieur. L’absence ou la faiblesse des efforts engagés dans tous ces domaines ont eu pour conséquence une quasi-stagnation de la productivité par travailleur employé depuis la décennie 1980. Sur les quarante années qui viennent de s’écouler, l’économie brésilienne n’a pourtant pas stagné. Le PIB a par exemple augmenté en moyenne de 2,6%/an entre 1991 et 2000 et de 3,7%/an entre 2001 et 2010. En réalité, deux éléments sont intervenus pour alimenter cette croissance limitée. Le premier est le bonus démographique qui a commencé à la fin des années 1970 et se poursuit sur les deux premières décennies du XXIe siècle. Le second est le supercycle des prix des commodités qui a induit un essor de la dépense publique et dynamisé tous les secteurs de l’économie nationale protégés de la concur-rence mondiale comme la construction, le logement et l’ensemble des services mar-chands. Un bonus providentiel. Le progrès économique accélère la transition démographique, c’est-à-dire le passage d’une société marquée par des taux élevés de mortalité et de natalité à une société où ces taux sont plus faibles. Au cours de cette transition démographique, l’élévation du revenu moyen par tête s’accélère. Les deux phénomènes se renforcent mutuellement. La transition démographique entraîne mécaniquement une modification de la pyramide des âges de la population. Elle réduit temporairement la part de la population de dépendants (les jeunes qui n’ont pas encore l’âge de travailler et les personnes âgées) et accroît le poids relatif de la population qui est en âge de travailler. Cet accroissement contribue à l’élévation du PIB et du revenu moyen par habitant. Un pays entre dans une phase dite de bonus démographique lorsque la population en âge de travailler (au Brésil, les personnes âgées de 15 à 64 ans) commence à augmenter à un rythme plus élevé que celui de la population totale. Cette phase a été engagée au Brésil à partir des années 1970 du siècle dernier. En 1960, le ratio de dépendance démo-graphique (rapport entre le nombre de personnes supposées dépendre des autres pour leur vie quotidienne – jeunes et personnes âgées – et le nombre d'individus capables d'assumer cette charge) atteint un pic historique (90,2%). Le Brésil est alors un pays très jeune. La forte natalité des décennies d’après la Seconde Guerre mondiale se maintient encore au-delà de 1960 mais commence à baisser dans les années 1980 et plus encore sur la dernière décennie du 20é siècle. En même temps, l’espérance de vie des classes âgées augmente mais pas assez pour compenser le tassement des classes d’âges de moins de 15 ans. Le ratio de dépendance diminue fortement. Il n’est plus que de 56,3% en 2000. Ce ratio était encore très favorable en 2019 (44,1%) mais c’est la première fois qu’il augmentait depuis 1960. Ratio de dépendance démographique. Source : IBGE (projections à partir de 2020). En 1960, le travail d’un actif devait assurer la satisfaction des besoins de 1,90 personne. Cinquante ans plus tard, cet actif assurait la couverture des besoins de 1,47 personne. Imaginons qu’entre ces deux dates la productivité du travail soit restée constante. En début de période, si chaque actif gagnait 100 unités monétaires, le revenu moyen par ha-bitant était de 52,6 unités. En 2010, ce revenu moyen était de 68 unités monétaires. En d’autres termes, selon ces hypothèses, le bonus démographique a permis une progres-sion du revenu moyen par tête de plus de 29%. L’entrée dans la phase de bonus démographique peut être comparée à la trajectoire d’une unité familiale sur plusieurs générations. Imaginons un logement où vit une famille constituée de la mère, du père et de cinq enfants. Au fil du temps, les parents prennent leur retraite. Les enfants devenus adultes commencent à travailler. Seule une des filles décide d’avoir un enfant. A la première génération, deux personnes actives faisaient vivre cinq dépendants. A la seconde génération, cinq actifs font vivre trois dépendants : les deux grands parents et le petit-fils. Avec plus de membres en activité et moins de dé-pendants, la situation financière de la famille s’améliore sensiblement. A l’échelle d’une société, la période de bonus démographique est une phase pendant laquelle la proportion de jeunes qui travaillent, dégagent des revenus, contribuent au financement des systèmes de retraites est supérieur à celle des inactifs pris en charge, par exemple par le biais des retraites. La période de plusieurs années qui est désignée sous le terme de bonus démo-graphique est une période décisive pour que le revenu de la société soit amélioré, pour que le pays devienne riche avant de devenir vieux. C’est la phase de la trajectoire de développement dont il faut impérativement profiter pour faire franchir un cap à tous les indicateurs économiques et sociaux. Sur le dernier siècle, tous les pays qui ont atteint des Indicateurs de Développement Humain (IDH) élevés (supérieurs à 0,900) sont des nations qui ont traversé la phase de transition démographique et ont tiré parti de cette fenêtre de temps pour diversifier leurs économies, investir et jeter les bases du maintient de la croissance au-delà des années e bonus. Les exemples abondent (Corée du Sud, Taïwan, Cingapour, Chine). Dans tous ces Etats, la phase de bonus a permis d’accroître les taux d’épargne et d’investissement. Au Brésil, le débat sur l’importance de ce bonus démographique n’est apparu qu’au cours des années 2000. La prise de conscience n’a pourtant pas débouché alors sur la mise en œuvre de politiques publiques appropriées. Les premières décennies de bonus n’ont pas été marquées par une progression sensible de la productivité, résultat à la fois d’une amélioration du capital humain (innovation, formation, développement de compétences et de savoir-faire) et d’un investissement permettant de diversifier l’appareil productif, de moderniser les infrastructures. Le Brésil n’a pas mis en œuvre un programme centré sur la recherche de gains de productivité. De 2000 à 2019, la croissance annuelle moyenne du PIB a été de 2,2%. Lorsqu’on décompose ce taux en considérant d’une part le volume total d’heures travaillées (lié à la croissance de la population active) et d’autre part la productivité totale des facteurs, on s’aperçoit que 1,7 point de pourcentage est liés à l’accroissement des effectifs de la force de travail et que 0,5 point est associé à une progression de la productivité. Selon les projections démographiques les plus récentes, ce taux moyen d’accroissement de la force de travail devrait être de 0,5% sur les premières années de l’actuelle décennie et être nul à la fin de la même période. Ce constat signifie que si le Brésil souhaite obtenir sur la décennie qui commence un taux de croissance moyen du PIB proche de celui qu’il a atteint entre 2000 et 2019 (un taux, il faut le souligner, qui a été bien inférieur à la moyenne mondiale), il faudra qu’il parvienne à un rythme d’augmentation de la produc-tivité trois plus élevé sur les toutes prochaines années et qu’il multiplie ce taux par quatre à partir de 2028-2029. Si l’ambition du pays est de connaître une croissance de son PIB supérieur au rythme moyen observé depuis vingt ans à l’échelle mondiale, le taux d’aug-mentation de la productivité devra être multiplié par plus de dix. Pendant quelques années encore, le poids des dépendants sera limité. Le Brésil est cependant un pays qui vieillit vite. En 2035, un actif devra partager son revenu avec 0,5 dépendant. La récession des années 2015-16 et celle de la crise du Covid ont détruit de nombreux emplois. Le pays commence cette nouvelle décennie avec une population active engagée dans le secteur informel très importante (40% des actifs occupés au début de 2021). Le taux de chômage officiel est très élevé. Si le Brésil ne parvient pas à créer les conditions d’une croissance plus élevée sur les prochaines années, une part importante de la population âgée devra (comme des millions de jeunes aujourd’hui), tenter de survivre en exerçant des petits métiers (commerce, services, artisanat). L’ubérisation du marché du travail concerne déjà aujourd’hui des millions de travailleurs jeunes. Elle peut demain toucher des travailleurs âgés et très âgés contraints de pour-suivre l’exercice d’une ou de plusieurs activités pour ne pas sombrer dans la misère. Dans les prochains articles de cette série, on cherchera à expliquer cette progression lente de la productivité et à mettre ainsi en évidence les réformes capitales que le Brésil doit rapidement mettre en œuvre pour ne pas perdre les dernières années d’un bonus démographique qui se termine. (A suivre : une vérité inconvenante).

  • Le Brésil, un pays du futur, jusqu'à quand ? (3).

    La productivité à la traîne. La décennie qui s’est achevée en 2020 aura été très décevante en termes de croissance économique et d’évolution du revenu moyen par habitant. Si l’on prend un peu de recul historique en revenant sur une plus longue période, on s’aperçoit que le revenu moyen par habitant à moins progressé depuis quarante ans que celui de pays d’Europe orientale ou de nations asiatiques. Plusieurs économies de l’ancien bloc soviétique et de l’Asie orientale sont parvenues à réduire l’écart qui les sépare des pays avancés en termes de revenu moyen par tête. Le Brésil semble au contraire à la traîne. Pourquoi ce retard ? La réponse tient, pour l’essentiel, en deux phrases. La progression du revenu d’une nation est déterminée par l’amélioration de la productivité. Dans le premier pays d’Amérique du Sud, la productivité avance trop lentement. La vérité qu’il faut regarder en face est assez cruelle : depuis quarante ans, en tendance, la productivité a presque stagné au Brésil. Quatre décennies, trois périodes distinctes. Comment mesure-t-on l’évolution de la productivité ? Les économistes prennent en compte essentiellement deux éléments : la productivité du travail et la productivité totale des facteurs. Le premier indicateur mesure la valeur ajoutée par les travailleurs dans l’exercice de leurs activités de production. Le second évalue l’efficacité avec laquelle sont utilisés tous les facteurs de production mobilisés (capital, travail). Des travaux récents conduits par des chercheurs de l’IBRE-FGV montrent que la produc-tivité par heure travaillée a augmenté en moyenne de 0,4%/an entre 1981 et 2019. Ces mêmes travaux ont permis de vérifier que la productivité totale des facteurs avait progressé encore plus faiblement sur la même période : 0,3%/an en moyenne. Au total, tous secteurs confondus, la productivité a progressé au rythme moyen de 0,7%/an au cours des quarante dernières années [1]. Si ce rythme est maintenu dans l’avenir, il faudra attendre un siècle pour que le Brésil parvienne à doubler sa productivité et atteindre un niveau de revenu moyen par habitant proche de celui qui prévaut aujourd’hui dans les pays les moins riches du groupe des nations avancées. Lesquels auront évidemment avancé dans l’intervalle. Evolution de la productivité par décennies sur quarante ans*. Source : IBRE-FGV. L’étude évoquée ici permet de distinguer différentes phases au cours des quarante années analysées. Deux indicateurs sont utilisés à cette fin : la productivité des actifs effectivement occupés et la productivité par heure travaillée. Le premier est obtenu en divisant la valeur ajoutée de l’année t par l’effectif de travailleurs effectivement occupés sur la même période. Le second indicateur rapporte la valeur ajoutée sur l’année t au total d’heures travaillées sur la même période. Dans les deux cas, les valeurs obtenues sont exprimées en réais de 2018. Evolution de la productivité du travail sur quarante ans*. Source : IBRE-FGV. Sur les vingt premières années, à l’aune de ces deux indicateurs, la productivité stagne. Cette séquence est marquée par une forte instabilité des prix. L’hyperinflation qui prévaut de 1981 à 1994 (avant l'adoption du Plan Real) a pour effet de limiter l’investissement. Les progrès de productivité sont aussi freinés par le trop faible effort d’investissement en capital humain sur les décennies antérieures aux années quatre-vingt. L’éducation a été un secteur très malmené sous les gouvernements militaires (1964-1985). Lorsque le pays revient à un régime démocratique, une fraction très importante de la population infantile est encore déscolarisée. La durée moyenne de la scolarité reste très faible. Entre 1950 et 1980, elle a augmenté de 1,07 ans, passant de 1,5 à 2,57 années. La seconde période commence au début des années 2000 et dure près de dix ans. Les indicateurs s’améliorent. La productivité du travail progresse de 1,6%/an et la productivité totale des facteurs augmente de 1,5%/an en moyenne. Ces bons résultats sont les fruits de réformes mises en œuvre au cours des décennies antérieures et au début du XXIe siècle. Le Plan Réal de 1994 a mis fin à l’hyperinflation. Sous les administrations F.H. Cardoso (1995-2002), le pays a engagé une ouverture limitée de son économie. Expo-sées plus directement à la concurrence internationale, les entreprises brésiliennes ont dû se moderniser, investir dans de nouvelles techniques de production, innover. Dans l’industrie manufacturière, cet effort permettra de stopper une dynamique d’affaiblis-sement de la productivité très marquée jusqu’au début des années 2000. Il ne sera pas suffisant pour assurer des gains de productivité significatifs et réguliers ensuite. De l’adoption du Plan Réal à la fin du premier gouvernement Lula (2006), l’Etat a appliqué une discipline budgétaire et contrôlé ses déficits. Cet effort de rééquilibrage des comptes publics a rassuré les investisseurs, notamment les entreprises internationales qui ont accru leurs implantations au Brésil. L’amélioration du capital humain a été consi-dérée comme une priorité sous les Administrations Cardoso et Lula. Cardoso a poursuivi et renforcé une politique d’universalisation et d’allongement de la scolarité. Lula a dé-veloppé des transferts sociaux en faveur des familles les plus pauvres (le Bolsa Familia). Ces transferts sont conditionnels : la famille bénéficiaire doit prouver que les enfants sont effectivement scolarisés. Entre 1980 e 2010, la durée moyenne de scolarisation va aug-menter de 5 ans en moyenne, passant de 2,57 à 7,55 années. Plusieurs grandes entreprises publiques ont été privatisées à la fin des années 1990. Ces privatisations et l’ouverture de l’économie ont favorisé l’importation et l’utilisation de nouvelles technologies plus performantes. Il suffit de considérer ici l’exemple du secteur des télécommunications. En 1990, le réseau de téléphonie fixe est encore un monopole d’entreprises publiques locales qui n’investissent pas ou peu. L’accès au téléphone est très difficile et le service très onéreux. Techniquement, le système de télécommunication est très déficient. La téléphonie mobile est encore quasi-inexistante. Les privatisations, les implantations d’entreprises internationales vont aboutir à un essor spectaculaire de la téléphonie mobile en quelques années. Le service devient financièrement très acces-sible et s’universalise. Dans un premier temps, ces réformes induisent une dynamique de concentration des revenus. Elles augmentent la demande de travail qualifié dans les secteurs où s’opère une révolution technologique. Ainsi, l’expansion des télécommu-nications dans les années 1990 va provoquer une hausse très sensible de l’emploi pour les ingénieurs récemment formés et des suppressions d’emplois d’opérateurs de télé-phonie fixe par exemple. Néanmoins, sur le long terme, les réformes en question ouvrent la voie à la création de nouveaux emplois et favorisent la croissance. Les avantages re-tombent ainsi sur tous les secteurs de l’économie. Il suffit ici de penser par exemple à l’amélioration des revenus dont ont pu bénéficier les petits agriculteurs ou les nombreux travailleurs autonomes avec l’universalisation de la téléphonie mobile. Une troisième période s’ouvre après le début des années 2010. A partir du second gou-vernement Lula (2006-2010), le Brésil a abandonné la discipline budgétaire et les réformes structurelles. Sous l’Administration de Dilma Rousseff (2011-2016), l’interven-tionnisme de l’Etat et le laxisme monétaire induisent un retour de l’inflation et une crise des finances publiques. Le pays est confronté à un ralentissement de l’investissement productif privé et à une fuite des capitaux. La productivité décline et le revenu moyen par habitant va reculer. La récession des années 2015-2016 accentue ces évolutions. Avec la crise du Covid à partir de 2020, les indicateurs de productivité connaissent une amélio-ration circonstancielle. Dans quelques secteurs, les innovations introduites en matière d’organisation du travail ont pu favoriser cette évolution. C’est surtout la diminution des heures travaillées (avec les mesures locales de confinement) qui intervient ici. Différences sectorielles. L’évolution de la productivité sur les quarante années écoulées aurait pu être encore plus médiocre si quelques secteurs n’avaient pas enregistré des gains significatifs. Une ana-lyse conduite sur 25 ans (1995-2020) montre ainsi que la productivité du travail a fortement progressé en agriculture. En 2020, évaluée par heure de travail, la valeur ajoutée produite par un actif du secteur était 4,6 fois supérieure à ce que fournissait un travailleur en 1995. Rapportée à la population totale occupée, la valeur ajoutée annuelle a aussi considérablement augmenté. Elle a été multipliée par plus de 4 en l’espace d’un quart de siècle. Au cours des 25 dernières années, le secteur agricole a d’abord réduit l’énorme handicap qu’il avait par rapport aux autres branches de l’économie jusqu’au début des années 1990. En 1995, une heure de travail en agriculture fournissait une valeur ajoutée équivalente à 16% de la valeur ajoutée fournie en moyenne dans le même temps dans l’ensemble de l’économie. En 2020, la valeur ajoutée d’une heure de travail agricole est équivalente à 53,3% de la valeur ajoutée en une heure de travail tous secteurs d’activité confondus. Qu’elle soit animée par des exploitants familiaux ou des chefs d’entreprises, l’agriculture commerciale brésilienne suit depuis des décennies une dynamique de développement très différente de celles qu’ont connu d’autres secteurs d’activité. C’est d’abord une bran-che au sein de laquelle l’effort de recherche et d’innovation a été puissant et constant depuis des décennies, qu’il ait été engagé par l’Etat ou par des acteurs privés. De nom-breuses filières agricoles (grains, fruits, café, sucre, éthanol, viandes) sont très engagées à l’exportation et donc confrontées à la concurrence de filières d’autres pays. Ces filières exportatrices sont aussi très intégrées à l’environnement international en ce qui concerne les technologies et biens intermédiaires utilisées. Ainsi, pour les grandes cultures an-nuelles, l’agriculture est utilisatrice de formulations d’engrais et de semences qui sont produites par les entreprises multinationales les plus innovantes dans ces domaines. Le secteur est aussi à la pointe en matière de machines agricoles, de techniques d’agri-culture de précision, d’utilisation d’outils numériques. En productions animales, des filières comme celle de la viande de volailles ou de porc sont très intégrées à des industries qui les fournissent en génétique, en aliments et en produits de soins. Ces industries utilisent dans tous ces domaines les technologies les plus avancées. Evolution de la productivité du travail par grands secteurs*. Source : IBRE-FGV. *Valeur ajoutée par heure travaillée en réais de 2018. Les autres secteurs qui ont enregistré des progrès significatifs de productivité en 25 ans ne sont pas très nombreux : industries extractives (exploitation minière, pétrole et gaz, etc..), services d’intermédiation financière, secteur de l’assurance et services liés. Les industries extractives sont des industries très capitalistiques utilisant des technologies très innovantes et performantes. C’est le cas notamment en production pétrolière off-shore, un secteur qui a beaucoup amélioré ses performances avec la mise en exploitation des gisements du Pre-Sal à la fin des années 2000. C’est encore le cas de l’exploitation minière, un domaine où des géants mondiaux comme Vale investissent fortement et utilisant des techniques de production très performantes. Les services d’intermédiation financière ou d’assurances opèrent sur des marchés globaux très concurrentiels. L’évolution de la productivité dans l’industrie de transformation sur 25 ans est marquée par deux phases. De 1995 à 2002, la productivité baisse sensiblement : à la fin de cette période, la valeur ajoutée par actif employé est inférieure de 20% à ce qu’elle était en 1995. Le secteur manufacturier national est alors confronté plus directement à une concurrence agressive de produits importés. A l’ouverture récente du marché, s’ajoute ici des conditions de change très défavorables. Compte tenu de coûts de financement intérieurs prohibitifs et de marges très faibles, les industries nationales ne parviennent pas à investir ou investissent insuffisamment pour faire face aux nouvelles conditions de concurrence. A partir de 2002, cette dynamique d’affaiblissement de la productivité est stoppée. L’évolution de la productivité est très instable mais insuffisante pour compenser le handicap accumulé sur la première phase. Un prochain article sera consacré à l’évolution de l’industrie manufacturière bré-silienne sur les dernières décennies. La branche joue en effet un rôle majeur dans l’évolution de la productivité de l’ensemble de l’économie. Il y a un lien entre les difficultés du secteur manufacturier et la quasi-stagnation de la productivité observée depuis quarante ans dans l’ensemble de l’économie. (A suivre : Désindustrialisation précoce). [1] Sur cette période de quarante ans, la progression moyenne de la productivité observée au Brésil est inférieure aux rythmes observés dans des pays aussi divers que le Viêt-Nam, l’Indonésie, la Turquie ou la Russie (où la productivité a augmenté à des taux annuels moyens supérieurs à 3%). En Chine, le rythme de croissance a été pendant une longue période de l’ordre de 8%/an. Il a connu un ralentissement sur la dernière partie de ces quarante années.

  • Destitution de Bolsonaro : c'est maintenant (1).

    1. Un homme isolé. Le Brésil est devenu en quelques mois l’épicentre de la pandémie de covid-19. A la mi-avril dernier, le pays avait recensé 10% des victimes fatales du virus dans le monde alors qu’il ne représente que 2,72% de la population du globe. Au 1er janvier dernier, l’épidémie avait déjà fait 195 411 morts en dix mois au Brésil. Sur les dix premières semaines de cette année, on a enregistré un peu plus de 170 000 nouveaux décès liés au covid-19 ou à un de ses nombreux variants. Cette hécatombe qui se poursuit n’est pas une fatalité. Depuis le début de l’épidémie, le chef de l’Etat nie sa gravité, propage un discours négationniste et refuse toute mesure de confinement à l’échelle nationale. La politique sanitaire de l’exécutif fédéral sur les douze mois écoulés aura été erratique, souvent incohérente, jamais à la hauteur du défi médi-cal, social et humain. Les recommandations du monde scientifique ont été systéma-tiquement ignorées ou écartées. Le Président s’est régulièrement fait le propagandiste de soi-disant traitements curatifs inutiles ou dangereux. Les ministres de la santé qui ne partageaient pas cette idéologie négationniste ont été contraints de démissionner. La stratégie de vaccination a subi d’énormes retard en raison de la politique adoptée par l’exécutif et des achats de principes actifs très tardifs. Au cours d’épidémies qui ont accablé le pays dans le passé, le Brésil avait montré qu’il disposait d’institutions sanitaires, de ressources humaines, de capacités scientifiques lui permettant de faire face. Il a même été un exemple pour le reste du monde en matière de lutte contre les pandémies. Avec Jair Bolsonaro et son gouvernement, il est devenu l’exemple qu’il ne faut surtout pas suivre. A la fin avril 2021, selon les projections dispo-nibles, le Brésil déplorera plus de 418 000 victimes fatales du coronavirus. Dans le scé-nario le plus favorable, ce nombre approchera 600 000 au 1er août prochain, autant que ce qui est prévu aux Etats-Unis à cette date. Chez le voisin du nord, cette mortalité a sans doute contribué à la défaite de D. Trump. Si le Brésil était une démocratie consolidée, dotée d’institutions fortes capables de contre-balancer effectivement les dérives de l’exécutif, il est probable que le pays serait aujour-d’hui en train de suivre la procédure de destitution de Jair Bolsonaro. Il est probable qu’un gouvernement intérimaire mettrait en œuvre les mesures permettant de ralentir la pro-pagation du virus et de ses variants, de réduire le nombre de décès. A l’heure où ses lignes sont écrites, le Congrès brésilien tente d’installer une Commission d’Enquête Par-lementaire destinée à établir les responsabilités du chef de l’Etat dans cette tragédie. Le Président de la Chambre des députés croûle sous le nombre de demandes de procé-dures de destitutions (impeachments) mais tergiverse. S’il ne prend pas ses respon-sabilités, la tragédie sanitaire va se poursuivre. Le chef de l’Etat pourra alors préparer sa candidature en vue de sa réélection en 2022. Ayant eu la preuve de la faiblesse des insti-tutions républicaines, il n’hésitera pas après le scrutin à les attaquer en vue d’imposer un régime autoritaire. Du grand délire de 2018 à l’isolement politique. Bolsonaro est un fauve politique particulièrement féroce. S’il est isolé et acculé dans l’avenir, il deviendra plus dangereux. Ce fauve ne sert que ses intérêts personnels et ceux de sa famille. Il l’a montré depuis deux ans et trois mois. Dès que des alliés, des parte-naires qui ont contribué à son élection le gênent, il les élimine sans aucun état d’âme. Ce fut le cas pour Gustavo Bebianno. Cet avocat avait pris la tête du Parti Social Libéral en 2018 et organisé la formation de droite pour qu’elle se mette au service du candidat Bolsonaro. A la formation du gouvernement, en janvier 2019, Bebianno est nommé secré-taire général de la Présidence avec rang de ministre. Il est brutalement écarté moins de deux mois plus tard parce qu’il menaçait de révéler les pratiques de financement occulte de la campagne. Le général Santos Cruz fait aussi partie de la liste des "excommuniés du Bolsonarisme". En janvier 2019, il est choisi par le Président pour assumer un poste de ministre chargé de la coordination du gouvernement. Rapidement, ce militaire discipliné et rationnel va se heurter aux membres du cabinet parallèle des bolsonaristes qui ali-mentent la propagande du clan sur les réseaux sociaux. En juin 2019, il doit abandonner son poste. Plus récemment, même des alliés qui ont aidé depuis des mois l’ancien capi-taine à se maintenir au pouvoir ont été remerciés de la manière la plus brutale et incon-venante qui soit. C’est le cas du général Fernando Azevedo e Silva qui a perdu en mars 2021 son portefeuille de ministre de défense. Bolsonaro et trois de ses anciens ministres : le général Santos Cruz (premier plan), Sergio Moro (à gauche) et le général Azevedo e Silva (à droite). La loyauté est une vertu rare en politique. Elle est inexistante chez Bolsonaro. Ce fauve politique n’obéit qu’à ses seuls appétits, au point de négliger souvent ses propres intérêts. Revenons un instant à la campagne de 2018. A l’époque, bénéficiant d’une popularité croissante, l’ancien capitaine est devenu le représentant d’un mouvement populiste anti-système et s’est vu entouré d’une multitude d’alliés rivalisant pour flatter son ego. Alors que ce député insignifiant a eu pendant 28 ans une carrière parlementaire particu-lièrement médiocre, voilà qu’il était enfin pris au sérieux, qu’il devenait l’acteur central d’une aventure politique majeure. N’importe quel individu eut été menacé par un excès d’orgueil en de telles circonstances. Ce fut évidemment le cas pour Bolsonaro. Le candidat d’extrême-droite gagne l’élection et commence à gouverner en s’entourant de généraux. Singulier renversement : plusieurs décennies plus tôt, l’ancien capitaine parachutiste avait dû quitter l’armée de terre pour éviter d’être condamné par un tribunal militaire à la prison (1). Voilà qu’il devient le chef de plusieurs milliers d’officiers supérieurs ou subalternes bien plus gradés que lui et dont il décide de la carrière.…Il n’y a pas que des militaires au gouvernement. A la tête d’un superministère de l’économie, le Président a placé Paulo Guedes, un économiste libéral qui aura longtemps la bénédiction des investisseurs et des marchés financiers. Cela ne suffit pas. Bolsonaro a rallié à sa cause un héros national, l’ancien juge Sergio Moro, ce magistrat qui avait condamné Lula. Moro est alors perçu alors par une grande partie de la population comme un justicier, l’homme qui va engager la bataille décisive contre la corruption. L’ancien député Bolsonaro qui durant tous ses mandats de parlementaires a suscité les ricanements et les moqueries de nombre de ses collègues est désormais chef de l’Etat, ovationné par des milliers d’adeptes fanatisés qui lui ont attribué le surnom de "mythe"…. A l’époque, de rares observateurs distants et froids ont diagnostiqué une forme de délire collectif dans cette trajectoire qui permettra en quelques mois à un député falot d’ac-céder à la magistrature suprême. Ce délire a permis aux bolsonaristes de capter les attentes d’une majorité d’électeurs, fatigués par un système politique qui avait permis à la gauche de faire de la corruption une pratique généralisée. Cette majorité s’est résolue à voter au second tour du scrutin de 2018 pour un personnage sans étoffe, réactionnaire et agressif. Il a suffi qu’il annonce un grand nettoyage, un renversement du système, qu’il campe un personnage nouveau, éloigné de la politique et inspiré par la puissance divine. Les électeurs en question ont alors oublié que ce personnage providentiel était un vieux routier de la politique qu’il prétendait rénover. Ils ont oublié qu’ils avaient à faire à un personnage profondément réactionnaire. Avant la campagne, Bolsonaro avait déclaré publiquement qu’il préfèrerait perdre un fils dans un accident que de le savoir gay. Il avait enregistré une vidéo où il soutient que la dictature aurait dû assassiner au moins 30 000 personnes. Le délire n’a pas touché que le clan bolsonariste et les militants de la campa-gne. Il a contaminé une majorité d’électeurs qui a voulu porter au pouvoir un personnage sans charisme qui parlait de défendre les bons brésiliens contre les mauvais, qui jouait à fond la carte de la polarisation. Sans jamais oublier ses appétits, Bolsonaro a fini par croire à ce délire collectif. Avec le temps, l’exercice du pouvoir a contraint ce Président improbable à se confronter à la réalité. Finalement, en ce début de troisième année de mandat, l’ancien capitaine se retrouve très isolé, sans doute plus isolé que jamais. A l’époque de sa vie de parlementaire, il était facilement traité de bouffon, de pitre. Ces qualificatifs ne le gênaient guère. Aujourd’hui, des forces d’opposition mais aussi des re-présentants de la société civile le qualifient de génocidaire. Dans son discours d’inves-titure, il avait utilisé un vocabulaire frustre et partisan, annonçant ainsi la fin du politi-quement correct. Des Brésiliens misogynes, racistes et homophobes avaient pu alors se sentir représentés par ce nouveau Président qui prenait ses fonctions en causant comme on le fait au café du coin, entre petits blancs qui partagent leurs blagues de mauvais goût préférées. Avec le terme de génocidaire, le registre change. Dans la société civile, chez les élus de tous bords, au sein des institutions de la République, un tel qualificatif ostracise celui à qui il est attribué. Cet isolement est le résultat d’une succession de ruptures qui ont commencé dès le début du mandat. Il y a eu ainsi la dissidence de l’avocate Janaina Paschoal (député de l’assemblée de l’Etat de São Paulo), puis celle de Joyce Hasellmann, journaliste et bolso-nariste très engagée, élue député fédérale en 2018. Des personnalités moins connues ont aussi lâché le Président, notamment au sein du Parti Social Libéral que Bolsonaro lui-même a quitté. L’ancien juge Sergio Moro aura attendu avril 2020 avant de démissionner de son poste de ministre de la Justice. A la fin mars 2021, ce fut le départ de plusieurs militaires de haut rang. Le chef de l’Etat voulait faire une démonstration de force en renvoyant son ministre de la Défense. Il a entraîné ainsi la démission des trois généraux commandant l’état-major interarmes. Désormais, les officiers supérieurs qui continuent à occuper des postes clés dans son gouvernement sont moins nombreux, ils appar-tiennent souvent à l’armée de réserve ou sont retraités. Moins entouré de personnalités militaires, le Président doit pourtant encore cohabiter avec son vice-Président, le général Hamilton Mourão, qui assumerait la magistrature suprême en cas de défection ou de destitution de Bolsonaro. Mourão est le seul ancien militaire que le chef de l’Etat ne peut pas renvoyer à une retraite paisible. Il a été désigné lui aussi par le suffrage universel. Patelin, discret, le général vice-Président ne manque jamais une occasion de se rappeler à la mémoire des journalistes, des formateurs d’opinion. Au cas où ses interlocuteurs oublieraient qu’il existe et qu’il ne serait pas le premier Vice-Président à assumer le poste de chef de l’exécutif depuis le retour du pays à la démocratie [2]. L’isolement est aussi le résultat de révocations que l’ancien capitaine a été contraint de décider sous la pression des parlementaires et, notamment, de ses alliés de circons-tances qui forment le Centrão. Lorsque le général Pazuello a dû abandonner le porte-feuille de la santé en mars 2021 après 10 mois d’une gestion calamiteuse de la pandémie, Bolsonaro a accepté ce départ et imposé son choix pour la désignation du successeur. Le renvoi du Ministre des Affaires Etrangères Ernesto Araujo à la fin du même mois est une décision que le Président a prise sous forte contrainte. Le ministre avait réussi à se mettre à dos une bonne partie du Congrès et son maintien pouvait faire perdre à Bolsonaro le précieux soutien du Centrão. Exit donc Araujo. La pilule a été amère pour le Président qui déteste perdre la main et agir sous la contrainte. Il a réagi comme un enfant gâté qui n’accepte pas les revers et réagit avec colère et violence. Sans avoir anticipé les conséquences de son geste, sentant que son leadership s’affaiblissait, il a voulu montrer qu’il restait maître du jeu en renvoyant le ministre de la Défense. Ernesto Araujo en visite chez Donald Trump en 2019. Le départ d’Ernesto Araujo aura été plus douloureux que les autres pour Bolsonaro. Ce ministre tenait un rôle particulier au sein de l’exécutif. Aussi loufoque, extrémiste et réactionnaire que le Président, Araujo possédait cependant un vernis intellectuel que la plupart des autres membres du gouvernement conscients de leurs limites ne parvien-nent pas à afficher. Au sein du camp bolsonariste, l’ex-ministre a exercé une fonction bien plus importante que celle du gourou Olavo de Carvalho [3], exilé aux Etats-Unis et accompagnant la trajectoire bolsonariste de loin, par le biais de prêches et de harangues diffusés sur les réseaux sociaux. Araujo aura été l’idéologue du Bolsonarisme agissant au sein de l’exécutif fédéral, bénéficiant de la légitimité que lui conférait son parcours de diplomate de carrière au sein du ministère des affaires étrangères [4]. En janvier 2019, lors de la cérémonie de prise de fonction, Ernesto Araujo avait d’ailleurs prononcé un discours truffé de références littéraires et historiques, comme s’il voulait étaler toute son érudition. Ce discours voulait marquer une rupture. Il se terminait par des références explicites à la conspiration marxiste qui menacerait le Brésil. A partir de ces propos délirants, le nouveau chef de la diplomatie annonçait une ère de rupture, la mobilisation de son administration désormais engagée dans la lutte contre le mal absolu du "mon-dialisme communiste". Pendant 27 mois, ce ministre manichéen aura formulé des analyses géopolitiques rele-vant de l’élucubration paranoïaque. Il aura notamment fragilisé les relations bilatérales avec la Chine [5]. Néanmoins, chez Araujo, le discours idéologique anticommuniste était proféré sans vulgarité, toujours accompagné de considérations pseudo-intellectuelles. En ce sens, Ernesto Araujo était un des artisans majeurs du mythe selon lequel le Prési-dent portait un véritable projet politique, une ambition dépassant la soif de pouvoir d’un clan ou les appétits de son chef. Avec le discours d’Araujo, Bolsonaro pouvait croire qu’il serait reconnu par la postérité comme le Président qui avait su redonner à la patrie son identité chrétienne profonde, l’homme qui avait éradiqué les forces du mal et mené "au nom de Dieu le combat pour le triomphe du bien". Le départ de cet "intellectuel-diplomate" n’est donc pas une perte parmi tant d’autres. Bolsonaro ne peut plus s’ima-giner avoir un dessein. Les masques sont tombés. L’ancien capitaine sait mieux que personne ce qu’il vaut. Il ne peut plus séduire et s’illusionner en se cachant derrière des idéologues à la petite semaine. Il n’y a plus de "mythe"…. (à suivre : Bilan médiocre, soutien d’une minorité stable.) [1] En 1987, le capitaine Bolsonaro était accusé d’avoir participé à un groupe de soldats qui prévoyait de faire des attentats avec des bombes afin d’exercer une pression sur les états-majors et d’obtenir une revalorisation de salaires. A l’unanimité, un Conseil de Justi-fication militaire déclarait Bolsonaro coupable en avril 1988 et décidait que le justiciable ne pouvait pas accéder au rang d’officier. Quelques mois plus tard, le condamné était absous par un Tribunal Supérieur Militaire. Entre temps, Bolsonaro avait quitté l’armée et entamé une très longue carrière politique. [2] En 1985, à la suite du décès du Président élu Tancredo Neves, José Sarney, vice-Président a dû assumer le poste de chef de l’Etat. Ce fut aussi le cas d’Itamar Franco à partir de 1992 à 1995, suite à la démission du Président Collor. Enfin, de 2016 à 2018, après la destitution de la Présidente Dilma Rousseff, Michel Temer est devenu chef de l’Etat. [3] Olavo de Carvalho est un philosophe autodidacte, écrivain et essayiste brésilien. Réfé-rence intellectuelle de l'extrême droite , il est connu pour ses positions conservatrices et conspirationnistes. Il dénonce la "pensée unique de gauche" et le "marxisme culturel" dans les médias et les universités brésiliennes. Il est particulièrement influent auprès du président Jair Bolsonaro, de ses fils et de certains de ses ministres dont il a appuyé la nomination. [4] Bien que n’ayant jamais assumé de poste diplomatique de premier plan, Il appartient au prestigieux corps des cadres de la diplomatie brésilienne, ces anciens élèves de l’institut Rio Branco. [5] Voir les posts "Le Brésil et la Chine : l’avenir d’une relation", publiés sur ce site en novembre 2020.

  • Destitution de Bolsonaro : c'est maintenant (2)

    2. Bilan médiocre, soutien d’une minorité stable. Bolsonaro n’est évidemment pas seul responsable de la dimension catastrophique qu’a pris la crise sanitaire. Il est très difficile de faire appliquer des mesures de confinement strict dans un pays où plusieurs millions d’habitants doivent impérativement sortir de chez eux tous les jours pour ne pas crever de faim. Il est très difficile d’imposer des nor-mes de distanciation sociale dans une société qui est plus chaleureuse et moins disci-plinée que la Suède. La mise en œuvre d’une riposte sanitaire adaptée est encore plus compliquée lorsque les plus hautes autorités du pays refusent systématiquement la mise en hibernation de l’économie et de la vie sociale parce qu’elles nient la gravité de la pandémie. L’ancien capitaine et les décideurs locaux (des gouverneurs d’Etats et maires) qui l’ont suivi ne sont pas seuls responsables de la propagation de l’épidémie. Leur négation-nisme a pourtant transformé le pays en un vaste cimetière. Le pari de ce groupe d’irres-ponsables et de leur leader était de ne pas confiner la population, espérant qu’une diffusion rapide du virus provoquerait une immunité collective protectrice à long terme une fois qu’il aurait contaminé 60% des habitants. Au début de la pandémie, d’autres pays qui avaient aussi misé sur cette approche ont revu leur copie. Dès la fin mars 2020, le Bri-tannique Boris Johnson qui avait popularisé ce terme "d’immunité collective" a décidé d’imposer un confinement extrêmement rigoureux. Au Brésil, le gouvernement fédéral et plusieurs administrations locales ont fait fi des avertissements de la plupart des scienti-fiques [1]. Par la suite, la politique adoptée au niveau fédéral a continué à être basée sur la négation de la dangerosité du virus, la promotion de traitements inadaptés ou dange-reux, le refus de mesures de "lock-down" et de distanciation sociale, le retard pris dans l’acquisition de vaccins. Si l’on ajoute à cela des politiques similaires conduites au niveau de plusieurs Etats fédérés, on peut dire que le Brésil est parvenu à se distinguer comme étant le pays qui a apporté sur la durée la pire réponse envisageable face à la pandémie. Il a aujourd’hui à la fois la récession économique et un des taux de mortalité les plus éle-vés du monde. Après plus de deux années de gouvernement Bolsonaro, les Brésiliens vivent une des pires périodes de leur histoire. La croissance a été négative en 2020 (-4,1%). L’économie demeure en récession sur le premier trimestre de 2021. Une majorité d’habitants est confrontée à une paupérisation ou à la misère. La sous-alimentation qui était devenue un phénomène presque marginal touche désormais de nombreuses familles aussi bien dans les métropoles du Sud que sur les régions défavorisées du Nord-Est. Le processus de destruction de la forêt amazonienne ne suscite aucune réaction de la part d’un gou-vernement qui a affaibli les organes de répression et reste impassible alors que le point de non retour de la déforestation devrait être atteint prochainement. Les quatre fils du Président sont l’objet d’informations judiciaires pour corruption ou d’autres crimes. Leurs relations avec les milices de Rio de Janeiro, voire avec des criminels impliqués dans l’as-sassinat en mars 2018 de l’élue Marielle Franco (membre de l’assemblée municipale de la ville) sont de plus en plus évidentes. Le bilan de cet homme isolé qui a assumé la Prési-dence sans avoir l’étoffe pour assumer le mandat n’a rien de glorieux, bien au contraire. Quels soutiens ? Il faut alors faire le compte des personnalités et des forces politiques qui persistent encore à soutenir et à accompagner l’ancien capitaine. Le Ministre de l’économie, désa-voué à maintes reprises par le chef de l’Etat, n’a pas encore débarqué du navire. Il avait été présenté aux investisseurs et aux acteurs du marché financier comme un super-ministre. Depuis le début du mandat de Bolsonaro, Paulo Guedes s’agite, polémique avec le Congrès, multiplie les promesses mais l’avenir libéral qu’il annonce est sans cesse repoussé aux calendes grecques. Si la tête de l’exécutif fédéral évaluait ses ministres sur la base des projets qu’ils ont fait avancer et des résultats obtenus, comme le fait n’im-porte quelle entreprise privée, il y a longtemps que Paulo Guedes aurait été prié de prendre la porte. Certes, il y a eu la pandémie qui a contraint ce libéral à mettre en œuvre une politique conjoncturelle de soutien à l’économie, à l’emploi et aux revenus. Mais le Covid-19 n’est pas une explication suffisante. Dans les pays de la zone sud-américaine qui ont mis en place des mesures de confinement, la chute de l’activité a été plus importante qu’au Brésil en 2020. En revanche, la reprise attendue pour 2021 devrait être nettement plus forte. C’est le cas au Chili, au Pérou, en Colombie et même en Argentine. Parmi les soutiens fidèles, il faut surtout mentionner les leaders des diverses églises évangéliques qui continuent à appuyer la politique sanitaire irresponsable de Bolsonaro. Soyons précis cependant. Cet appui est surtout le fait des pasteurs qui dirigent les princi-paux mouvements néo-pentecôtistes ou pentecôtistes qui ont fait de la religion une des activités les plus lucratives de l’époque. Il faut ajouter ici aussi quelques membres du clergé catholique. Tout ce monde n’est pas ingrat. Grâce à Bolsonaro, il a obtenu un effa-cement des dettes que leurs églises avaient accumulées vis-à-vis du fisc (plus de 270 millions d’euros au taux de change de début avril 2021). Lors des dernières fêtes de Pâques ces mêmes pasteurs et pères de l’église romaine ont même eu le droit d’ouvrir églises et temples au public pour les cérémonies. Il a suffi pour cela d’un arrêt du Juge de la Cour suprême Nunes Marques, proche de Jair Bolsonaro et nommé par ce dernier. Sans manifester la moindre préoccupation pour la santé et la vie des fidèles, les leaders pentecôtistes et plusieurs membres du clergé catholique ont ainsi pu organiser de vastes rassemblements alors même que la liste des personnes contaminées et des décès dus au Covid s’allongeait d’un jour à l’autre à un rythme jamais atteint auparavant. Au gouvernement, l’ancien capitaine peut encore miser sur le soutien d’une demi-douzaine de généraux à la retraite dont cherchent désespérément à s’éloigner les offi-ciers supérieurs en activité des trois armes pour ne pas altérer davantage l’image de l’institution militaire. Enfin, au Congrès, Bolsonaro veut encore croire à l’appui du Centrão, ce groupe important de parlementaires opportunistes et "physiologistes" qui contrôle aujourd’hui la présidence des deux chambres et consolide officiellement la majorité présidentielle. Depuis la redémocratisation en 1985, les élus du Centrão appuient tous les gouvernements lorsque ceux-ci leur offrent des opportunités et que cet appuie favorise leur réélection. Ils tournent casaque lorsque l’exécutif ne leur semble plus capable d’as-surer leur avenir politique. C’est de cette clique que dépend aujourd’hui l’avenir politique de Jair Bolsonaro qui se souvient sans doute (il était alors lui-même un député du Centrão) de l’épisode de l’impeachment de Dilma Rousseff. A l’époque (2016), guidé par un puissant instinct de survie le Centrão a lâché la Présidente Dilma Rousseff. Il est allé grossir les rangs des élus qui ont voté sa destitution. Qu’en est-il de la popularité du chef de l’Etat ? La base de soutien dont il bénéficiait dans l’opinion publique s’érode. Les enquêtes d’opinion réalisées depuis le début de l’année montrent que la part de la population qui désapprouve ou rejette Bolsonaro se renforce. Elles montrent aussi que la part de ceux qui approuvent le chef de l’Etat et sa politique reste relativement stable, autour de 30%. Tant qu’il est appuyé par 30% de l’électorat, le Président est protégé par rapport à un risque d’impeachment. Il est aussi quasiment assuré de figurer au second tour lors de l’élection de 2022. Ce pourcentage signifie que plus de 44 millions d’électeurs sont susceptibles de lui apporter leur voix dès le premier tour, ce qui n’est pas rien. Au sein de cette base de soutien relativement solide, on peut distinguer deux groupes. Le premier (représentant de 12 à 15% de l’électorat, soit de 17,7 à 22 millions de personnes) est constitué d’individus favorables à un régime autoritaire. Depuis la redémocratisation, ce groupe a porté ses voix sur des candidats protestataires. Considéré à tort comme un reliquat folklorique de l’époque de la dictature, ce secteur de l’opinion s’est réunifié à compter de 2018 par le biais des réseaux sociaux liés à Bolsonaro et n’a plus cessé de le soutenir. Le second groupe (de 15 à 18% de l’électorat) est cons-titué de sympathisants du bolsonarisme (membres des églises pentecôtistes notam-ment) et de ralliés séduits par l’aide d’urgence versée jusqu’en décembre dernier aux familles plus modestes. Ces derniers ont remplacé de nombreux membres de la classe moyenne dont les sentiments pro-Bolsonaro se sont évanouis avec le départ de Sergio Moro et l’alliance tissée par le chef de l’exécutif et le Centrão. Evaluation du Président Bolsonaro depuis le début du mandat. (en % de l'échantillon interrogé). Source : DataFolha. Le groupe des électeurs qui considère que renier Bolsonaro c’est se renier soi-même n’est donc pas négligeable. Trois Brésiliens sur 10 n’accordent pas (ou peu) d’importance aux centaines de décès qui surviennent régulièrement dans leur environnement proche, même quand les victimes sont membres de leurs propres familles. Ce trait de comporte-ment n’est pas nouveau. Il est le fait de personnes qui appartiennent à une société qui a toujours assisté à la mort systématique des plus vulnérables, qu’ils soient victimes de la faim, d’une maladie mal soignée ou d’une balle perdue de la police et des bandes crimi-nelles. Scénarios de fin de mandat. Bolsonaro est désormais un homme politique menacé. Il peut devenir rapidement un paria que nombre de ses alliés actuels abandonneront. Ce fauve politique acculé peut être encore plus dangereux pour la démocratie et la paix civile. Il n’aime pas perdre et a de moins en moins à perdre. Voici un homme qui dans sa jeunesse a conçu un attentat à la bombe qui devait être exécuté dans les casernes afin de faire pression sur la hiérarchie militaire et d’obtenir de meilleurs salaires. Voici un homme qui est prêt à tout pour sauver la seule chose qui lui importe : lui-même. Dès lors, deux scénarios se présentent pour la fin du mandat. Il faut écarter ici un troisième scénario souvent évoqué depuis deux ans. Il suppose une mise sous tutelle de Bolsonaro par les militaires d’ici à la fin 2022. L’ancien capitaine est un fauve politique, il n’obéit qu’à ses instincts, à ses appétits. Mais il n’est pas idiot. Ce fauve gouverne : cela signifie qu’il fait ce qu’il a annoncé qu’il ferait. Et il le fait vite. Si l’on excepte le projet de lutte contre la corruption et la politique économique, Bolsonaro a respecté nombre de ses engagements. Il a affaibli les institutions de préservation de l’environnement, libéraliser le commerce et le port d’armes, remis en cause les politiques publiques favorables aux minorités, attaqué toutes les institutions de la république qui l’empê-cheraient de réaliser tout son programme. En un mot, Bolsonaro n’est pas contrôlable. Imaginer qu’une tutelle puisse s’instaurer au sein de l’exécutif pour limiter les dérapages de son chef et le contraindre à affronter enfin le drame sanitaire relève de la pure fantaisie. Le premier scénario réaliste est celui d’un impeachement voté dans les prochains mois. Le lancement d’une Commission Parlementaire d’enquête au sein du Sénat à la de-mande de la Cour suprême (STF) et portant sur la politique de réponse à l’épidémie de Covid peut être le point de départ d’un processus qui conduirait dans un second temps le Président de la Chambre à décider du lancement d’une procédure de destitution. Les motifs constitutionnels qui peuvent être utilisés ne manquent pas. Les crimes de res-ponsabilité de Jair Bolsonaro sont légion. La catastrophe sanitaire qui s’aggrave et les risques qui pèsent sur la démocratie désormais enlèvent toute leur portée aux argu-ments qui ont été utilisés depuis des mois par la Présidence de la Chambre pour refuser de lancer la procédure. La destitution n’est certes pas un acte politique anodin. Elle déstabilise la démocratie. Pourtant, si les institutions concernées ne lancent une procé-dure d’impeachment à brève échéance, elles manifesteront une grande faiblesse et seront probablement balayées dans un second scénario qu’elles auront rendu possible. Quel est alors le second scénario ? La stratégie conduit par Jair Bolsonaro consiste à fidéliser les 30% de l’électorat qui le soutiennent. Cette stratégie fonctionne. Cela signifie que près d’un tiers des Brésiliens adhère au discours que le chef de l’Etat tient depuis un an par rapport à la pandémie. Imaginons que l’alliance nouée avec le Centrão ne s’af-faiblisse pas et que grâce à ces élus du Congrès, Bolsonaro échappe effectivement à une procédure de destitution. L’ancien capitaine se préparera alors à affronter en 2022 une coalition anti-Bolsonaro. Pour de nombreux observateurs, parce qu’il peut désormais se porter candidat, l’ancien Président Lula sera naturellement le candidat de cette coali-tion et l’emportera facilement au second tour du scrutin. Bolsonaro x Lula : le scénario du second tour en 2022 ? Les études d’opinion réalisées après la décision de la Justice de rendre à Lula ses droits civiques montrent effectivement que le leader de la gauche pourrait battre Jair Bolso-naro en 2022. Les jeux sont pourtant très loin d’être faits. Dans quelques mois, il s’agira de battre un Président sortant, c’est-à-dire un candidat à sa réélection qui n’hésitera pas à mobiliser tous les moyens à sa portée (propagande officielle, octroi de crédits fédéraux aux élus locaux ralliés, etc) pour maximiser ses chances. Le camp des forces anti-Bolsonaro est exceptionnellement fragmenté. Porté par un parti de gauche qui n’a jamais reconnu les erreurs et les turpitudes qui ont marqué 13 ans de pouvoir, Lula peut-il être le candidat de toutes les organisations démocratiques qui s’opposeraient au leader d’une droite extrême autoritaire ? L’hypothèse paraît aujourd’hui peu vraisemblable. Le person-nage bénéficie encore d’une aura au sein de la gauche mais il n’est pas capable de capter les votes de tous les électeurs qui aujourd’hui rejettent autant la gauche que Bolsonaro. Une candidature de la droite opposée à Bolsonaro est en théorie possible, mais aucune des personnalités qui se détachent aujourd’hui et pourraient assumer ce rôle ne recueille un soutien significatif dans l’opinion. Il y aura donc probablement un duel Lula-Bolsonaro. Si l’ancien capitaine l’emporte, il mettra en œuvre son projet de rupture institutionnelle en suivant l’exemple d’autres ré-gimes populistes et autoritaires désormais nombreux dans le monde. Si Bolsonaro essuie une défaite électorale face à un candidat de la gauche, il commencera par contester les résultats. Le Président brésilien a suivi de très près ce qui s’est produit aux Etats-Unis après la défaite de Donald Trump. Contrairement à son ancien allié nord-américain, Bolsonaro se prépare à l’avance. Il peut tenter de répéter de forme plus violente l’insur-rection qui s’est produite au sein du Congrès américain le 6 janvier 2021. Au Brésil, dans une démocratie bien plus fragile que la démocratie américaine, les menées insur-rectionnelles du camp bolsonariste peuvent avoir des conséquences plus dramatiques. Jair Bolsonaro a toujours défendu le recours à la violence, la liberté de la vente et du port des armes. Demain dans une opération de rupture avec l’ordre constitutionnel, Bolsonaro peut avoir à ses côtés trois types de forces armées. La première pourrait être formée par les millions de citoyens armés qu’il encourage aujourd’hui à s’équiper. Ces citoyens peuvent être organisés dans plusieurs métropoles par les milices. Le gouvernement fédéral arme aujourd’hui les couches sociales qui le soutiennent. Son chef peut s’appuyer demain sur une seconde force : les nombreuses polices militaires qui ont déjà dans le passé rompu avec la discipline et refusé d’obéir aux ordres des gouverneurs. Partout où les policiers militaires sont engagés dans des actions revendicatives, les factions bolsonaristes affirment leur soutien, infiltrent les régiments, cherchent à rallier cette force supplétive qui réunit plus de 416 000 soldats. Le troisième appui sur lequel pourra compter Bolsonaro se trouve dans les casernes de l’armée de terre. L’ancien capitaine cherchera à mobiliser les secteurs du monde militaire avec les-quels pendant ses 28 ans de mandats parlementaires, il a toujours maintenu un contact étroit, des secteurs qu’il connaît depuis le temps où il envisageait de réaliser des atten-tats dans les casernes : les hommes de troupe, les sous-officiers, les grades inférieurs. Il est probable qu’une initiative de rupture de l’ordre constitutionnel divise les armées, provoque des dissidences, suscite l’opposition des états-majors des trois armes et des officiers supérieurs. Bolsonaro pose avec des policiers militaires du District Fédéral. Les questions que doivent désormais se poser les élus du Congrès et les membres des autres institutions républicaines sont les suivantes. Continuons-nous à laisser faire pour voir ce dont ce Président est capable ? Laissons-nous encore le nombre des décès pro-voqués par l’épidémie progresser à un rythme soutenu ? En cette mi-avril 2021, il faut creuser en moyenne 3000 fosses par jour pour enterrer à la sauvette les victimes de l’épi-démie. Une grande partie de ces décès aurait pu être évitée si Jair Bolsonaro et son gouvernement avaient décidé dès mars dernier de lutter effectivement contre le virus. Cette affirmation n’est pas un jugement militant. C’est un fait établi et basé sur des recherches sérieuses. Le système public de santé est en train de s’effondrer. C’est aussi le cas des institutions privées appelées en renfort. Même les Brésiliens des classes aisées sont victimes de l’irresponsabilité des autorités. Les patients meurent dans les files d’attente, à la porte des hôpitaux et des dispensaires. Le manque d’équipements, d’oxy-gène, de remèdes touche jusqu’aux hôpitaux de pointe qui existent dans des métropoles comme São Paulo. Les morts se multiplient et vont continuer à se multiplier. Si face à une telle catastrophe les institutions républicaines ne prennent pas leurs res-ponsabilité maintenant, elles donneront raison à ceux qui veulent les détruire et s’effor-ceront de parvenir à leurs fins dans les prochaines années. [1] Ceux-ci ont souligné dès le début de la pandémie qu’il y avait beaucoup d’interro-gations sur le Covid-19. Une des questions porte sur l’immunité à long terme vis-à-vis de ce coronavirus : en gros, peut-on attraper deux fois cette maladie ? Rien ne garantit que l’immunité soit garantie à vie. Personne ne peut dire que les personnes qui ont été contaminées auront une mémoire immunitaire persistante dans un an.

  • Petrobras : à nouveau la menace populiste (4).

    Bolsonaro fait fuir les investisseurs. Première entreprise nationale, la compagnie Petrobras présente la particularité d’être une firme à capital ouvert implantée au Brésil et dans plusieurs pays étrangers. Selon la législation en vigueur, elle doit être dirigée en respectant les normes qui s’appliquent aux sociétés anonymes et aux entreprises du secteur public. Depuis 2016, une nouvelle loi régit la gouvernance des sociétés nationalisées et d’économie mixte. Ce cadre juridique adopté après la période de crise de la décennie passée concerne notamment la nomi-nation des dirigeants et des membres du Conseil d’administration. Il cherche à créer plus de transparence, à empêcher les interférences politiques et à préserver les droits des actionnaires minoritaires. En février dernier, lorsque Jair Bolsonaro a voulu contraindre la direction de Petrobras à réduire les prix des carburants, il a transgressé la législation sur la gouvernance des so-ciétés anonymes et celle concernant la gestion des firmes du secteur public. La valeur du groupe pétrolier sur le marché s’est affaiblie, les actionnaires de la firme ont subi un préjudice important. Le chef de l’Etat a eu beau répéter ensuite qu’il n’interviendrait pas dans la gestion de la compagnie. Les investisseurs nationaux et étrangers ont été gagnés par une grande perplexité. Sur les marchés financiers comme au sein des entreprises de tous types, on sait au Brésil que les ressources dont le pays a besoin pour retrouver la croissance n’apparaîtront que si la sécurité juridique est renforcée. Tous les acteurs éco-nomiques craignent désormais que la transgression par le chef de l’exécutif d’une légis-lation destinée précisément à rassurer les investisseurs ait des effets désastreux sur la croissance post-pandémie. Un lent redressement. Sur les années 2017-2020, la direction du groupe a cherché à le remettre à flots après des années marquées par un interventionnisme politique incessant, une mauvaise ges-tion, des choix industriels erronés et l’énorme scandale de détournement de fonds révélé par l’opération Lava-Express à partir de 2014. A la fin du mandat du Président Michel Temer (2016-2018), la firme s’est dotée d’un plan de développement qui vise à aligner la stratégie de la compagnie sur une tendance mondiale qui s’impose aujourd’hui à toutes les grandes firmes pétrolières : concentrer les investissements sur l’exploration et la production de pétrole et de gaz naturel, aban-donner ou réduire les engagements dans les activités de raffinage et de distribution des dérivés du pétrole et du gaz. Depuis le début du XXIe siècle, le groupe brésilien a effec-tivement investi de plus en plus dans l’exploration et la production. Il s’agissait pour l’essentiel d’identifier et de mettre en exploitation les ressources pré-salifères décou-vertes au début des années 2000 au large des côtes du Sud-Est du pays (le Pre-Sal). En revanche, contraint par son actionnaire majoritaire (l’Etat fédéral), il s’est engagé massivement dans toutes les activités d’aval comme le raffinage ou la transformation du gaz naturel (programmes d’investissements dans le secteur des engrais azotés, par exemple). Entre 2000 et 2014, ces deux secteurs ont représenté 35% des investissements du groupe. Evolution des dépenses d'investissement du groupe Petrobras (millions d'USD). Source : Petrobras. Depuis 2016, mieux protégée des interventions et des pressions de l’Etat fédéral, le groupe a repris une stratégie plus conforme aux dynamiques observables à l’échelle internationale. La compagnie a privilégié la poursuite de l’exploitation des gisements off-shore pré-salifères. Pour persister sur cette voie, elle a et aura besoin d’importantes res-sources financières. Afin de concentrer ses efforts sur l’exploitation du Pre-Sal, être plus efficace et réduire sa dette (encore très élevée), la firme doit se défaire de plusieurs actifs. En 2020, elle a ainsi vendu une participation importante dans le capital de la société BR Distribuidora, une entreprise brésilienne spécialisée dans la distribution de carburants. Elle cherche vendre plusieurs sites d’exploitation de pétrole on-shore et des raffineries localisées dans les Etats de Bahia, du Paraná et du Rio Grande do Sul. Il s’agit d’ouvrir la filière et le marché national du pétrole et dérivés à d’autres acteurs et d’intro-duire plus de concurrence dans le secteur. La stratégie engagée en 2017 a été poursuivie au début du gouvernement Bolsonaro. Piloté par l’économiste Roberto Castello Braco, le groupe mettait effectivement en œuvre les objectifs évoqués plus haut. En 2020, dans un contexte extrêmement difficile marqué par la crise du Covid et la chute des cours du pétrole, la compagnie a continué à réduire son endettement (une baisse de 15,7 milliards d’USD par rapport à la fin 2019), à améliorer l’Ebitda et à dégager un résultat net positif. En février 2021, les marchés et la direction de l’entreprise ont été surpris et choqués lorsque le Président Bolsonaro a décidé de remplacer le CEO du groupe par un militaire, le général de réserve Joaquim de Silva e Luna, ancien ministre de la Défense sous le gouvernement Temer. Le chef de l’Etat contestait depuis des mois les réajustements des prix des dérivés du pétrole pratiqués par la compagnie, selon des règles pourtant con-formes à la nouvelle politique adoptée en 2016 et maintenue depuis le début de son gouvernement. En intervenant ainsi, l’exécutif fédéral a montré qu’il entendait encore interférer dans la gouvernance du groupe pétrolier, remettre en cause une équipe de direction qui progressait. Le chef de l’Etat n’a tenu aucun compte des nouvelles règles de gouvernance que s’était données la firme après les scandales financiers des années 2010-2015. La décision brutale de Jair Bolsonaro a été très mal perçue par les marchés financiers qui ont estimé que le pouvoir politique remettait en cause une politique qui était en train de réussir. Dès le premier jour de bourse qui a suivi l’annonce par le Président qu’il allait renvoyer le CEO du groupe, les actions ordinaires et préférentielles de Petrobras ont chuté respectivement de 21,5% et de 20,48% en quelques heures de séance. Une compagnie affaiblie au pire moment. Au respect de la loi, le chef de l’Etat a préféré la démagogie. Pour tenter de calmer la colère de consommateurs qui acceptent mal la hausse des prix des carburants à la pompe, Bolsonaro a cherché un bouc-émissaire. Il a oublié que le pétrole est une com-modité qui, comme d’autres, a connu une hausse des cotations internationales sur les derniers mois, avec l’anticipation d’une reprise de l’économie mondiale. Au lieu d’ex-pliquer aux catégories qui sont touchées par l’augmentation des prix des combustibles que le blocage des prix n’est pas une solution, au lieu de travailler pour créer des mécanismes de lissage des fluctuations des prix, Bolsonaro a fait dans le plus pur style populiste. Il a fait croire à l’opinion que les prix de l’essence et du diesel étaient affaire de décision politique et qu’il avait le pouvoir de démettre les responsables de la compagnie nationale qui préfèrent prendre en compte les réalités du marché. L’attitude du Président est totalement en contradiction avec des choix économiques qu’il a lui-même avalisé en prenant ses fonctions. Petrobras est une compagnie à capital ouvert (65% des actions sont entre les mains d’investissements nationaux et étrangers). Elle a impérativement besoin de rester attractive pour ces investisseurs. Elle doit donc prendre soin de ses actionnaires. Si tel n’est pas le cas, les investisseurs étrangers et brésiliens la délaisseront. L’incertitude créée par les interférences politiques empêchera le groupe d’investir. La réaction des marchés ne se limite pas et ne se limitera pas au pé-rimètre de la seule compagnie Petrobras. En février dernier, le dollar a connu une appré-ciation brutale par rapport au réal et n’est pas revenu à son niveau d’avant la crise ouverte par la décision de Jair Bolsonaro. Cette hausse brutale du billet vert affecte toute l’éco-nomie à travers les prix des produits importés, notamment ceux du pétrole et des dérivés que Petrobras doit acquérir à l’international. L’intervention du pouvoir politique dans la gestion de la compagnie nationale est particu-lièrement malvenue dans la conjoncture que traverse l’industrie pétrolière mondiale aujourd’hui. Cette interférence peut empêcher la firme brésilienne de tirer parti de la dynamique de hausse des prix mondiaux du pétrole qui s’esquisse depuis quelques mois et devrait se renforcer si le scénario de reflux de la crise sanitaire se confirme. Elle peut encore limiter les capacités d’investissement d’un acteur pétrolier majeur qui, contrai-rement à ses concurrents internationaux, a peu investi jusqu’à présent dans les énergies renouvelables. La défiance que manifestent les investisseurs à l’égard de Petrobras n’est en effet pas seulement liée aux incertitudes pesant sur la gouvernance de l’entreprise, à l’incapacité du gouvernement de respecter l’autonomie de gestion du groupe. Ce dernier ne dispose pas de plan alternatif par rapport à l’ère du tout pétrole dont la fin est déjà annoncée. Il ne diversifie pas son portefeuille d’activités en dehors de la filière pétrolière. Paralysé depuis près d’une décennie par des conflits et des crises d’origine politique, Petrobras semble perdre les opportunités que la conjoncture actuelle lui offre et être incapable de se préparer au futur. Les grands acteurs mondiaux du secteur pétrolier devraient aborder sur les prochaines années une période porteuse. A court terme, à l’horizon fin 2021-début 2022, les cours mondiaux de l’or noir devraient continuer à suivre un trend haussier, même si les mouve-ments temporaires de repli ne sont pas à exclure. Le prix international du brent (qui sert de référence pour l’activité de Petrobras restait voisin de 60 USD/baril au début d’avril, soit un niveau supérieur de plus de 20% à la moyenne des cours observés sur le dernier mois de 2020. A moyen terme, le secteur pétrolier doit connaître une dynamique de croissance de la demande, malgré les avancées significatives des énergies renou-velables et de l’électrification dans le secteur des transports. Selon le bureau d’études international spécialisé S&P Global Platts, la demande mondiale de pétrole devrait augmenter encore jusqu’en 2040, année où elle attendra un pic avant de connaître une dynamique de repli. Pour l’agence internationale de l’énergie, ce pic sera atteint en 2030. Quelle que soit la date exacte de ce renversement de tendance, sur les dix années qui commencent le comportement de la demande sera tel qu’il justifie des investissements en production pétrolière. La transition énergétique sera un processus lent. Même si le Brésil a pris du retard dans l’exploitation du Pre-Sal depuis dix ans, les investissements en cours sont parfaitement justifiés. Ils ont permis de réduire le coût d’exploitation de ces gi-sements pré-salifères (passé d’une moyenne de 15,3 USD/baril en 2014 à 6 USD/baril en 2019). Petrobras et les autres exploitants pétroliers intervenant au Brésil doivent donc à la fois investir dans l’exploitation des gisements du Pre-sal et abandonner les champs terrestres (où le coût d’exploitation est de l’ordre de 18 USD/baril). Cette dynamique est déjà engagée. En 2014, la production de pétrole du Pre-Sal représentait à peine 22,2% de la production nationale. Quatre ans plus tard, ce pourcentage approchait 58%. Il a été de 63% en 2020. Il doit s’approcher dès les années à venir de 100%. C’est ainsi que la compa-gnie nationale et les autres opérateurs intervenant au Brésil pourront concurrencer les géants mondiaux du secteur comme Shell, Chevron ou Aramco. Production de pétrole et gaz au Brésil par grandes zones d'exploitation (en millions d'équivalents barils/jour). Source : Institut Brésilien du Pétrole (IBP). Petrobras et le long terme. L’avenir du pétrole à l’horizon d’une ou plusieurs décennies est évidemment une question très complexe. Elle dépend du rythme et de l’ampleur de la transition énergétique, c’est-à-dire de l’évolution de secteur clés comme le transport (recours à l’électricité) ou l’industrie chimique (utilisation de matières premières non fossiles). Même avec un hori-zon plein d’incertitudes, plusieurs grands acteurs du secteur pétrolier envisagent déjà l’après-pétrole. Ainsi, BP, Shell, Repsol et Total ont pris l’engagement de réduire leurs émissions de carbone jusqu’en 2050. Au-delà de cette initiative, ces groupes ont arrêté un plan stratégique pour tirer parti de toutes les opportunités qui surgissent et vont surgir avec le développement des énergies renouvelables. C’est le cas de BP qui a déjà affiché en 2019 son ambition de ne plus être d’ici quelques années une entreprise de production pétrolière mais un groupe intervenant sur plusieurs secteurs de production d’énergie pri-maire. Il ne s’agit pas pour la firme d’abandonner le pétrole et le gaz naturel mais de di-versifier son portefeuille d’activités en intégrant des énergies renouvelables. Le groupe Total est déjà un acteur majeur à l’échelle mondiale dans les secteurs du solaire et de l’éolien. Royal Dutch Shell, un autre géant des hydrocarbures a dévoilé en début de 2021 son plan de diversification. L'investissement pour les seules énergies renouvelables, dont l'hydrogène, est estimé entre 2 à 3 milliards de dollars soit autour de 10% du total des dépenses du groupe toute activité confondue. Pour sa part, la major du pétrole britan-nique BP va investir plus de 4 milliards de dollars par an dans les énergies vertes tandis que sa production d'hydrocarbures va baisser de 40 % d’ici à 2030. Petrobras est très en retard dans ce domaine par rapport à ses concurrents. Le groupe a déjà des activités dans le secteur de l’énergie solaire mais il a dû renoncer récemment à investir davantage dans les énergies alternatives en raison des charges importantes qu’induit l’exploitation et l’exploration des champs du Pre-Sal. Ce handicap qui est en train d’apparaître doit impérativement être comblé. La firme ne pourra investir dans les nouvelles énergies que si elle parvient rapidement à se dégager des activités d’aval (raffinage, distribution). Il faut aussi que d’autres opérateurs viennent épauler la compagnie nationale dans l’exploitation du Pre-Sal. Enfin, une fois que le virage de la diversification sera pris, il est essentiel que toutes les incertitudes qui éloignent aujour-d’hui les investisseurs étrangers soient dissipées. Bolsonaro sur les pas de Dilma Rousseff. Si l’ambition de Jair Bolsonaro est de réduire Petrobras à n’être dans l’avenir qu’un acteur mineur de l’industrie mondiale des énergies diversifiées, il suffit qu’il persiste à intervenir comme il vient de le faire dans la gestion et la gouvernance du groupe. Il poursuivra ainsi une politique pratiquée en son temps par Dilma Rousseff qui voulait contrôler les prix pratiqués par le groupe et considérait Petrobras comme un instrument de lutte contre l’inflation. Les mois à venir seront décisifs pour l’avenir de la compagnie pétrolière. Jair Bolsonaro sera fortement tenté de continuer à suivre les pas de Dilma Rousseff. L’évolution prévue des cours du pétrole et la faiblesse de la monnaie nationale vont contraindre Petrobras à pratiquer de nouveaux réajustements à la hausse de ses prix de carburants sortie raffi-nerie. Les réductions introduites sur les taxes et impôts fédéraux peuvent être rapi-dement effacées par les hausses des prix sortie raffineries. De leur côté, les Etats fédérés ne peuvent pas réduire le taux de l’Impôt sur la Circulation des Marchandises et des Services (ICMS), un prélèvement qui représentent en moyenne 14% (diesel) et 29% (essence) du prix à la pompe [1]. L’ICMS est une recette fiscale essentielle pour les Etats fédérés. La part des taxes collectées sur la vente de carburants est très élevée. Plusieurs de ces Etats affrontent depuis des années une situation budgétaire calamiteuse (stagna-tion ou baisse des recettes, augmentation constante de dépenses en personnels). En réalité, la politique à mettre en œuvre pour que les consommateurs brésiliens ne soient pas brutalement exposés aux aléas des marchés mondiaux de produits pétroliers doit avoir quatre volets complémentaires. Le premier consiste à accélérer l’ouverture à la concurrence de l’industrie nationale du raffinage. Il s’agit ici de privatiser des unités de production, de moderniser les outils, de faire baisser les coûts de raffinage, d’élargir et de diversifier l’offre. Le second volet doit être de renforcer les stocks stratégiques de pro-duits pétroliers et de moderniser l’infrastructure de stockage, de transport et d’ache-minement. Un troisième volet pourrait consister à insérer dans le budget fédéral un fonds permettant de subventionner le prix final des carburants sur les périodes où des pics sont atteints. Ce fonds pourrait capter par exemple une partie des taxes et des dividen-des que Petrobras pourra verser à son actionnaire principal si ce dernier laisse enfin l’entreprise définir elle-même ses priorités et sa stratégie. Le dernier volet doit consister à encourager la diversification du système de transports brésilien, beaucoup trop dépen-dant de la route. Les pouvoirs publics doivent freiner l’expansion du parc national de poids lourds et engager un programme ambitieux de développement du rail. Tous ces chantiers prennent évidemment du temps. Ils exigent de conduire une politique cohé-rente, constante et résolue destinée à encourager les investissements. Au lieu de définir une stratégie dans ce sens, il est plus facile mais irresponsable de dési-gner et d’attaquer des boucs-émissaires. [1] Voir l’article n°3 de cette série sur la formation des prix des carburants au Brésil.

  • Bolsonaro et l'armée : le temps du désamour.

    A la fin du mois de mars dernier, le gouvernement Bolsonaro a connu un vaste rema-niement à la suite de la démission de plusieurs ministres. Le départ du titulaire du porte-feuille des affaires étrangères, le pathétique ministre Ernesto Araujo, ne va pas entraîner de bouleversement dans la conduite de la diplomatie brésilienne. Comme le ministre sortant, son remplacement sera l’exécutant d’une politique extérieure conçue et pilotée par le Président et ses proches. La principale conséquence de ce remaniement est le renvoi du ministre de la Défense, le général de réserve Fernando Azevedo e Silva. Quelques heures après le départ de ce dernier, les commandants en chef des trois armes (terre, marine, air) décidaient de démissionner de leurs postes, manifestant ainsi leur solidarité à l’égard du ministre renvoyé. Ils occupaient ces fonctions depuis le début du mandat de Jair Bolsonaro en janvier 2019. Jair Bolsonaro (au premier plan à gauche) et les militaires : un partenariat fragilisé. Les membres du haut état-major interarmées ne détiennent pas un mandat. En règle gé-nérale, leur mission s’étend sur une durée qui correspond à celle du mandat présidentiel. Cette démission volontaire des trois officiers supérieurs intervient après que le Président Bolsonaro ait pris plusieurs initiatives visant à rompre l’ordre constitutionnel. Alors que la crise sanitaire atteint au Brésil les dimensions d’une catastrophe humanitaire historique, le chef de l’Etat a menacé en mars d’établir l’état de siège. A la Chambre des députés, au même moment, les parlementaires ont bloqué une initiative d’un élu allié de Bolsonaro qui présentait un projet visant à renforcer les pouvoirs du Président pendant la période de pandémie. Si ce projet avait été approuvé, le chef de l’exécutif aurait pu décider seul de mesures comme la réquisition de biens et de services, la prise de contrôle d’acteurs économiques, la mobilisation de civils et de militaires. De nombreuses formations parle-mentaires et responsables de groupes n’ont pas accepté de prendre en compte le ca-ractère d’urgence supposée du texte et ont rejeté une initiative destinée à affaiblir et à rompre l’ordre constitutionnel. Des tensions au conflit ouvert. Bolsonaro veut profiter de la crise sanitaire pour affaiblir les institutions républicaines et ouvrir la voie à un régime de type chaviste. La hiérarchie militaire n’adhère pas à ce projet politique. Les commandants en chef des trois forces armées ont démissionné parce qu’ils ne veulent pas que les institutions qu’ils dirigent contribuent à cette transition vers une dictature populiste. En prenant cette décision, ils rendent publique une position que les Etats majors ont exprimé plus ou moins explicitement depuis plusieurs mois. Ces départs compliquent singulièrement la mise en œuvre du projet politique de l’ancien capitaine. Dans la succession des évènements qui ont commencé avec le remaniement ministériel, Bolsonaro peut trouver un motif de consolation. Il est parvenu à se débarrasser de deux personnalités qui faisaient clairement obstacle à son projet de rupture institutionnelle : le ministre de la Défense et le général Leal Pujol, commandant en chef de l’armée de terre. Ce dernier n’a cependant pas attendu d’être remercié. Il a décidé lui-même d'abandonner son poste et il n’est pas parti seul. Il a été accompagné par les deux autres membres du haut commandement interarmées (le commandant en chef de l’armée de l’air et l’amiral commandant de la marine). Cette sortie collective est un acte majeur qui marque une convergence de vue entre les plus haut gradés du monde militaire et le ministre de la défense écarté par le Président. A plusieurs reprises depuis des mois, le général Azevedo e Silva avait répété que forces armées étaient des institutions d’Etat et ne pouvaient pas être mises au service de tel ou tel projet politique. La rupture entre les états majors et le chef de l’Etat est un événement très préoccupant pour Bolsonaro lui-même et pour ses partisans. Le leader et les troupes bolsonaristes se sont en effet toujours présentés comme des partenaires naturels des forces armées. Sur la période récente, le Président a voulu souligner l'importance de cette association en parlant de l’institution militaire comme de "son armée". Avant et après son investiture, le chef de l’Etat n’a cessé de multiplier les initiatives explicites ou implicites pour impliquer les militaires et l’institution qu’ils représentent dans la vie et le fonctionnement de son gouvernement. Cet effort a régulièrement placé les Etats-majors dans une situation très inconfortable. A plusieurs reprises, confrontés aux discours anti-démocratiques de Bolsonaro, les chefs militaires et le général Mourão lui-même (vice-président de la République) ont réagi en soulignant que les forces armées refusaient tout projet de rupture institutionnelle et continueraient à respecter l’ordre constitutionnel. Selon la Loi fondamentale, les forces armées sont des institutions nationales qui fonc-tionnent selon le respect le plus strict de la discipline et de la hiérarchie. Cette hiérarchie représentée au niveau le plus élevée par l’état-major interarmées est l’essence même de l’organisation militaire. Lorsque les trois commandants en chefs décident de remettre leurs démissions, cela signifie qu’il y a une rupture entre l’institution militaire et le gouver-nement fédéral. C’est la raison pour laquelle les évènements dramatiques qui viennent de se produire ne sont en rien une victoire pour Bolsonaro et ses troupes. La décision de ce collège d’officiers supérieurs est aussi importante que celle de la nomination du nouveau commandant en chef de l’armée de terre intervenue deux jours plus tard. Dans le meilleur scénario pour le Président, ce départ de trois officiers supérieurs signifie que les forces armées sont divisées, que le haut commandement militaire a de sérieux doutes quant à l’orientation suivie par le gouvernement. Ce constat est évidemment problématique pour le Président populiste qui voudrait que l’institution militaire soit totalement alignée sur ses idées et son projet autoritaire. La crise politique provoquée par le renvoi du ministre de la Défense débouche sur une double défaite pour Bolsonaro. Il y a eu d’abord ce geste de rupture émanant des trois commandants en chefs. Il y a ensuite la division créée au sein du haut commandement militaire. Les remplaçants des trois haut-gradés qui ont démissionné et le nouveau ministre de la Défense devront (pendant un temps au moins) jouer le jeu de la solidarité gouvernementale. Ils coha-biteront cependant avec une majorité d’officiers supérieurs de l’active qui vient de pren-dre de sérieuses distances avec l’exécutif. Au sein de l’institution militaire, l’armée de terre est l’organisation la plus importante et la plus puissante. La troupe et les officiers forment un corps de 218 000 soldats sur un total de 334 500 personnes composant les effectifs des trois armes [1]. A plusieurs reprises, depuis 2019, l’état major de terre a laissé entendre qu’il ne suivrait pas une tentative de rupture institutionnelle qui serait engagée par l’exécutif. Peut-on considérer de telles dé-clarations comme des engagements véritables ? Les officiers supérieurs auteurs de ces confidences n’ont jamais été très explicites. Ils n’ont jamais été aussi fermes et clairs que l’ont été par exemple les généraux de l’armée nord-américaine lorsqu’ils ont pris leurs distances par rapport aux dérapages institutionnels pratiqués ou envisagés par l’Admi-nistration Trump. Certes, les traditions constitutionnelles des deux pays sont très diffé-rentes. Les Etats-Unis viennent de vivre une expérience difficile sous la Présidence Trump. Mais depuis deux cent ans, le pays se distingue dans le monde par la parfaite su-bordination des forces armées au pouvoir civil. Ce n’est pas le cas du Brésil qui a déjà connu plusieurs coups d’Etat militaires depuis l'avènement de la République (1889) et un régime dictatorial pendant 20 ans jusqu’en 1985. L'histoire et les traditions constitution-nelles ne sont pas des explications suffisantes. Les forces armées et les officiers supérieurs ont voulu s’associer à Bolsonaro dès 2018, lorsqu’il est apparu que ce candidat improbable bénéficiait d’un courant de sympathie puissant au sein de l’opinion. Le rapprochement s’est fait pendant la campagne élec-torale. Il s’est transformé en partenariat avec la victoire. Ce partenariat a tenu au cours de la période de deux années et trois mois de gouvernement qui viennent de s’achever. Faut-il le rappeler ? Plusieurs ministres sont des militaires issus de l’armée de réserve ou de l’active. Des milliers d’officiers occupent des postes au sein des ministères, que ce soit dans les cabinets ou à la direction d’administrations centrales. Les militaires ont apporté à la mouvance bolsonariste les techniciens, les gestionnaires dont elle manquait singu-lièrement pour gouverner. Ils ont fourni aussi à cette force d’extrême droite l’instrument de dissuasion et de menace dont elle avait besoin. Ce partenariat a longtemps été aussi avantageux pour la corporation militaire, particulièrement gâtée depuis l’investiture de l’ancien capitaine. Les rémunérations de tous les soldats, de la base au sommet de la hiérarchie, ont été fortement revalorisées. Les règles de progression dans la carrière ont été réformées pour assurer un passage plus rapide d’un grade à l’autre. Le budget d’investissement réservé à la défense a été sensiblement accru. Ainsi, la politique de modernisation des forces armées souhaitée par les états-majors a pu être poursuivie et amplifiée. Les personnels des trois armes ont pratiquement été épargnés par la réforme des retraites adoptée en 2019 alors que le régime dont ils bénéficient est particuliè-rement généreux et très déficitaire. Ce partenariat ne s’est évidemment pas noué au hasard d’une campagne. Il existait alors une forte convergence idéologique entre la mouvance bolsonariste et les forces armées. Les deux acteurs appartiennent à la droite de l’échiquier politique. Tous ces éléments expliquent sans doute pourquoi il est encore aujourd’hui très difficile pour les militaires d’afficher des désaccords, d’expliciter clairement les raisons d’une rupture entre les Etats-majors et le pouvoir civil. La "grande muette" est trop impliquée dans ce gouvernement, elle a été trop gâtée pour pouvoir convoquer des conférences de presse. Elle ne s’exprime qu’en laissant fuiter des propos tenus dans le cadre de con-versations privées, au sein des mess d'officiers ou de clubs réservés aux militaires et à leurs familles. Avec la nomination du général de l’active Eduardo Pazuello au poste de ministre de la santé en septembre 2020, ce partenariat est pourtant devenu très compliqué, très gênant pour l’institution militaire. Celle-ci s’est alors trouvée directement associée à une politique qui a largement contribué au plus grand désastre sanitaire de l’histoire du pays. Après avoir détenu le portefeuille pendant dix mois, le général a dû démissionner, sous la pression des alliés du Président au Congrès, les leaders et formations du Centrão. Ces leaders et leurs députés ont compris dès l’accélération de la pandémie au Brésil au début de cette année que la poursuite d’une politique sanitaire désastreuse pouvait rendre difficile leur propre réélection en 2022. Quelques jours après le départ de Pazuello, un interview publié par un grand journal de Brasilia allait montrer que les forces armées n’étaient pas du tout alignées sur Bolsonaro en matière de politique sanitaire. L’interviewé était le général Paulo Sergio membre de l’état-major de l’armée de terre et chargé de la gestion des ressources humaines. Le général annonçait alors qu’il préparait ses troupes à affronter la troisième vague de l’épidémie, que tous les échelons de la hiérarchie avaient reçu des consignes très strictes de respect des mesures de distan-ciation sociale. L’officier laissait entendre que ce dispositif avait été mis en œuvre dès le début de la crise du covid en mars 2020, que les militaires avaient dû se résoudre depuis à vivre en régime d’internat afin de réduire les contacts entre l’univers des casernes et le monde extérieur. En d’autres termes, au sein de l’institution militaire, dès le début de l’épidémie, le mot d’ordre a été de lutter contre la propagation du virus en utilisant exclu-sivement les moyens recommandés et indiqués par la science médicale. Dans les ca-sernes, les mesures prises par les Etats-majors, les disciplines adoptées par l’ensemble des corps et de la troupe ont consisté à suivre rigoureusement les orientations de la communauté scientifique. L’épidémie a été d’emblée considérée comme une menace très sérieuse. Les forces armées ont mis en œuvre une politique sanitaire radicalement opposée au négationnisme populiste défendu et pratiqué par le chef de l’Etat et le pouvoir fédéral. Cette divergence a été symboliquement exprimée en public dès avril 2020 lorsque Jair Bolsonaro a rencontré le général Pujol (alors chef d’Etat major de l’armée de terre) lors d’une cérémonie militaire à Porto Alegre. Au Président qui lui tendait la main, l’officier supérieur a répondu en lui proposant son coude. Après un an de pandémie, le taux de mortalité au sein de l’armée de terre (0,13%) est d’ailleurs bien plus faible que celui atteint à l’échelle nationale (2,52%). Le général Pujol, alors chef d'Etat-major de l'armée de terre, salue le Président lors d'une cérémonie militaire en avril 2020. La tragédie sanitaire change radicalement la donne. Le camp bolsonariste et l’institution militaire ont entretenu depuis trois ans des relations extrêmement ambiguës. Bolsonaro a longtemps tiré un grand avantage politique de cette ambiguïté. Lorsque l’épidémie du covid a commencé au début de 2020, le Pré-sident populiste a repris à son compte les thèses des négationnistes et des complotistes sur le virus. Dans les mois qui ont suivi, il a systématiquement nié la gravité de l’enjeu sa-nitaire. Son gouvernement a néanmoins dû se rallier à la proposition du Congrès de mettre en œuvre un plan d’urgence de soutien à l’économie et aux couches sociales les plus défavorisées. La création d’un revenu minimal temporaire relativement généreux à partir d’avril a contribué à doper la popularité du chef de l’exécutif. Ce RSA a été payé jusqu’en décembre dernier. Il n’est plus versé depuis. Les premiers mois de 2021 ont été caractérisés par la stagnation de l’activité, une forte pression inflationniste [2], la dégradation du pouvoir d’achat des plus modestes, l’essor du chômage, la paupérisation d’une part importante de la population qui ne parvient plus à couvrir ses besoins essentiels dont l’alimentation. Avec le rétablissement de ses droits civiques (à la suite d’une décision de la Cour suprême demandant une révision des procès dont il a été l’objet), l’ancien Président Lula (principal opposant potentiel de Bolsonaro) est revenu au centre du jeu politique. Le gouvernement de l'ancien capitaine commence à perdre le soutien dont il bénéficiait depuis 2019 au sein du monde éco-nomique. La crise sanitaire est devenue depuis quelques mois une véritable tragédie. La popularité du chef de l’Etat s’effrite. A février dernier, Bolsonaro avait soutenu et obtenu l’élection à la tête du Congrès de leaders du centrão. Il cherchait ainsi à s’assurer l'appui de ces formations opportunistes. Deux mois plus tard, les présidents de la Chambre des députés et du Sénat prennent à leur tour de claires distances par rapport à un chef de l’exécutif qui devient pour le centrão un partenaire encombrant et toxique. Il restait donc l’appui des militaires. Affaibli, Bolsonaro vient de tenter de relancer son par-tenariat avec les forces armées. Il sait que ce partenariat inquiète, que l’inquiétude suscitée peut jouer en sa faveur. Désormais, la situation est cependant très différente de ce qu’elle était en 2019 ou il y a encore quelques mois : la crise, notamment sur le plan sanitaire, est totalement hors de contrôle. Le Brésil vit un drame humanitaire qui est d’abord la conséquence inévitable de la décision prise par le gouvernement de s’opposer à l’acquisition massive et anticipée de vaccins dès la fin du premier semestre de 2020. Ce pays de 214 millions d’habitants peut envisager raisonnablement de vacciner sur les prochains mois une grande partie de sa population mais les délais qu’il faut désormais attendre pour disposer de vaccins sont trop longs pour d’éviter que soit atteint le sinistre chiffre de 500 000, voire de 600 000 décès dus au covid à l'horizon de juillet prochain. Le second et le troisième trimestre vont donc être très difficiles. La progression attendue de la mortalité signifie que l’épidémie va devenir une réalité concrète pour des millions de familles. Dans ce contexte, le gouvernement ne pourra plus soutenir qu’il n’a aucune res-ponsabilité dans l’apparition et l’aggravation de cette tragédie humanitaire. Tous les acteurs politiques (y compris les militaires) anticipent aujourd’hui ce scénario catastro-phique. Ce que vit le Brésil sur le terrain politique et institutionnel depuis le début de mars 2021, c’est l’anticipation de cet horizon tragique : 500 000 brésiliens victimes fatales en 18 mois, les victimes d'une crise sanitaire qui n'a pas été gérée au niveau fédéral.. Nombre quotidien de décès dus au Covid-19 par million d'habitants*. Source : John Hopkins University, CSSE, Covid-19 data. *Moyenne mobile sur 7 jours. Nombre de décès calculé approximatif en raison de l’insuffi-sance des tests réalisés et des difficultés éventuelles pour identifier les causes de la mort. Les forces armées qui s’étaient alliées à Bolsonaro cherchent depuis des mois à prendre leurs distances à l’égard de ce gouvernement baroque, insensé et désorganisé. Pour plu-sieurs analystes, cette désunion serait surtout le fait de haut-gradés, des officiers supé-rieurs. Bolsonaro conserverait de solides appuis chez les officiers intermédiaires et au sein de la troupe, notamment dans l’armée de terre. Il y aurait donc un risque de rupture de la discipline hiérarchique si les Etats-majors venaient à se positionner plus clairement dans l’avenir en faveur du respect de l’ordre démocratique et des règles constitution-nelles. Ce risque est probablement exagéré. En revanche, il est plus grand au sein des polices militaires (PM), ces forces de répression placées sous la responsabilité des gouver-neurs des Etats fédérés. Depuis 2019, la mouvance bolsonariste profite de toutes les actions revendicatives des soldats de la police militaire pour faire progresser ses thèses sécuritaires et autoritaires. Les 27 corps de la "PM" réunissent un effectif total de 416 923 soldats (2019). Le mouvement populiste d’extrême-droite qu’animent les fidèles de Jair Bolsonaro a montré depuis des mois qu’il cherche en permanence à tester toutes les institutions de la République. Depuis décembre 2020, ce mouvement a compris qu’il pourrait difficilement compter sur l’appui massif des forces armées. A l’époque, le général Pujol avait affirmé dans une conférence diffusée sur les réseaux sociaux que la politique ne devait pas entrer dans les casernes. Ce message clair a été immédiatement assimilé par la militance bolsonariste. Elle a compris que son offensive idéologique en direction des forces ar-mées serait difficile. Elle a donc changé de cible. Les factions bolsonaristes ont cherché à mobiliser le corps des polices militaires dans les Etats fédérés. Ces factions manifestent au fil du temps une cohérence et une continuité dans l’action : elles cherchent à multi-plier les tensions et les conflits avec toutes les institutions de la République : le Congrès (attaqué régulièrement depuis 2019), le Supremo Tribunal Federal (la cour suprême a été elle aussi attaquée à plusieurs reprises), l’organisation fédérale (offensive contre les gouverneurs depuis le début de la crise sanitaire), et forces de sécurité (armées mais aussi polices militaires des Etats fédérés). La démission simultanée des trois officiers supérieurs composant le haut-comman-dement intégré des forces armées (terre, marine, air) le 29 mars dernier est l’incident le plus grave survenu entre le pouvoir civil et les autorités militaires depuis 1977, lorsque, sous la dictature, le général-président Ernesto Geisel a démis de ses fonctions le ministre des armées et lui aussi militaire Silvio Frota. A l’époque, le Président Geisel avait engagé une politique d’ouverture du régime militaire et considérait que la résistance manifestée par Frota constituait un obstacle à la poursuite de ce processus. Aujourd’hui, les rôles sont inversés. Le chef de l’Etat se révèle incontrôlable et les forces armées ne sou-haitent plus être associées à une trajectoire politique dont la seule logique semble être la perpétuation au pouvoir de Bolsonaro et l’abandon des règles démocratiques. En 1977, la plus haute autorité commandant les forces armées s’était positionnée à la droite du chef de l’Etat en exercice, Ernesto Geisel, qui appartenait alors au secteur le plus libéral du monde militaire. Ce n’est pas un hasard si ce général aura été l’initiateur du processus qui conduira au retour à la démocratie en 1985. Aujourd’hui, le Président est plus à droite que les forces armées. Historiquement, l’institution militaire (principalement l’armée de terre) s'est positionnée à l’extrême-droite de l’échiquier politique. Aujourd’hui, l’extrême droite, c’est le bolsonarisme. Les évènements récents montrent que la hiérarchie militaire et une large part des corps d’officiers se positionnent au centre-droit. En termes de sensi-bilité politique et idéologique, les états majors militaires sont probablement plus proches d’un leader centriste comme Rodrigo Maia que d’un Bolsonaro qui a pourtant multiplié les efforts depuis des années pour se rapprocher des forces armées. Deux questions majeures. Les divergences désormais perceptibles entre la hiérarchie militaire et le pouvoir civil contribuent à affaiblir davantage la capacité de gouverner de Bolsonaro. La première question désormais posée est celle de l’avenir d’un Président confronté à la pire crise hu-manitaire que le pays ait connu depuis plusieurs décennies et soutenu par moins d’un tiers de l’opinion et une fraction encore plus faible du monde politique. La seconde question posée est l'ingérence récurrente des forces armées dans la vie politique, une ingérence singulièrement accrue depuis la fin de la décennie passée. Le monde militaire a été gâté par Bolsonaro aussi bien en termes d’accès à des postes politiques majeurs que de crédits, de rémunérations, de retraites. Quelle que soit désormais l’espérance de vie de ce gouvernement populiste, il laissera derrière lui des ministères, des administrations centrales, des directions d’entreprises publiques où des milliers d’officiers auront appris à bénéficier d’un prestige et de nombreux avantages que la carrière militaire offre difficilement. Ce gouvernement populiste a permis aux forces ar-mées d’atteindre une capacité d’influence politique considérable. On ne quitte pas facile-ment la table d’un festin somptueux. Imaginons que dans quelques années l’Etat fédéral soit dirigé par un Président et un gouvernement qui aient une vision plus claire et plus raisonnable de la répartition des attributions entre le pouvoir civil et l’institution militaire. Comment devra s’y prendre cet exécutif pour que les militaires se contentent d’exercer leurs attributions constitu-tionnelles et abandonnent les responsabilités qu’ils n’auraient jamais dû exercer (postes-clés au sein de la Présidence de la République, portefeuilles ministériels, cabinets, directions d’agences fédérales et d’entreprises publiques) ? De la solution apportée à cette question centrale dépendra la trajectoire du pays à la fin de l’Administration Bolsonaro, quelle que soit la date de cette échéance. Supposons un instant que l’actuel chef de l’Etat perde le scrutin de 2022. La situation politique et l’attitude des militaires évolueront en fonction de l’ampleur de cette défaite et de la position qu’adopteront les autres candidats, en particulier le vainqueur de l’élection. Pour qu’une issue satisfaisante soit alors trouvée à la question militaire, trois conditions sont nécessaires. Il faut d’abord que le rôle des militaires et la prépondérance du pouvoir civil soient amplement débat-tus au cours de la campagne, qu’ils soient des enjeux essentiels pendant cette période de débats, d’affirmation des opinions, de choix pour les électeurs. Il faut ensuite que le candidat le mieux placé dans la compétition prenne l’engagement clair de rétablir le primat de l’autorité civile sur les forces armées et annonce clairement que telle sera sa priorité une fois investi comme chef de l’Etat. Il convient enfin que ce candidat et après la victoire son gouvernement s’engagent effectivement à maintenir les ressources finan-cières et matérielles sur lesquelles doivent compter les forces armées. Les investis-sements à réaliser dans ce domaine sont essentiels pour que le pays maintienne sa capacité de défense. Ce choix sera difficile. Le Brésil va en effet subir les conséquences économiques et sociales de la pandémie pendant plusieurs années. La meilleure manière de convaincre les militaires qu’ils doivent se consacrer à leur fonction principale est de leur octroyer les moyens dont ils ont besoin en termes de ressources humaines et d’équipements. Il faut que l’institution militaire ait la possibilité de poursuivre l’effort de modernisation engagé depuis quelques années. Avant toute chose, il faut que la question du rôle des militaires et de la primauté de l’autorité civile soient des thèmes majeurs de la prochaine campagne présidentielle afin que le vainqueur du scrutin dispose du capital politique nécessaire pour rétablir les relations entre le pouvoir civil et les forces armées exigées par l’ordre démocratique et la constitution. Le retour des militaires à leurs seules missions constitutionnelles ne sera pas un processus facile. Depuis la proclamation de la République au Brésil en 1889, la question militaire n’a pas cessé de hanter la vie politique nationale. Les militaires ont toujours été des acteurs politiques très importants. Pour cette raison, la consolidation de la démocratie apparaît encore aujourd’hui comme un processus inachevé. Les militaires opèrent régulièrement un retour marqué dans l’arène politique quand la démocratie connaît des crises. La période qui commence en 1999 avec la création d’un ministère de la Défense (dirigé pendant plusieurs années par un civil) et s’étend jusqu’en 2013-14, avec le début d’une grande crise politique et économique, aura été une exception dans l’histoire du pays. Pendant la première décennie du 21e siècle, les acteurs politiques et l’opinion ont pu croire que la question militaire avait été résolue. Ce fut sans doute une des grandes illusions de la période. Cette illusion a disparu avec l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro et la militarisation du gouvernement et de l’Etat fédéral. [1] A cela il faut ajouter un effectif de 1,34 million de réservistes rattachés aux trois forces. [2] Alimentée par la forte dépréciation subie par le réal par rapport au dollar depuis le début de la crise sanitaire.

Qui sommes nous?

Jean-Yves Carfantan, économiste, consultant en économie agricole. Analyse et suit l’évolution de l’économie et de la politique au Brésil depuis 30 ans. Vit entre São Paulo et Paris.  Il anime ce site avec une équipe brésilienne formée de journalistes, d’économistes et de spécialistes de la vie politique nationale.

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