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  • Du Covid à une nouvelle crise alimentaire (2).

    Le grain du pauvre pour la vache du riche ? Le slogan fut en vogue il y a près de quarante ans chez les militants tiers-mondistes fran-çais. Prenant l’exemple du Brésil, une campagne d’opinion lancée alors affirmait qu’en dé-veloppant des filières agro-industrielles tournées vers les marchés mondiaux, le pays affamait sa population en raison de la concurrence entre cultures vivrières et spé-culations destinées à l’exportation. Alors que l’insécurité alimentaire touche aujourd’hui à nouveau une partie de la population, l’argument est repris avec force par des orga-nisations brésiliennes de la gauche radicale (le fameux Mouvement des Paysans sans Terre, notamment…), des Ongs européennes et des chroniqueurs de médias. La faute au soja et….aux Chinois ? Le feijão (haricot) est avec le riz une des composantes essentielles de l’alimentation tra-ditionnelle des Brésiliens. Arroz (le riz) et feijão ont longtemps constitué les éléments majeurs de la diète alimentaire des ménages, notamment les plus modestes. Depuis le début de la pandémie et de la crise sociale et économique qui l’accompagne, les prix des denrées alimentaires de base ont fortement augmenté. Le riz et le feijão sont de-venus de plus en plus chers. Alors que ces produits deviennent inaccessibles pour les consommateurs brésiliens les plus modestes, les agriculteurs plantent de plus en plus de soja. Des médias nationaux très orientés à gauche et de nombreuses ONGs locales ou étrangères actualisent donc la thèse ancienne évoquée plus haut. Si des millions de Brésiliens souffrent de diverses formes d’insécurité alimentaire, ils sont les victimes d’une politique agricole qui ne s’intéresserait qu’aux exportations. Au fil des dernières décen-nies, tout aurait été fait pour que les producteurs brésiliens privilégient des spéculations destinées aux marchés étrangers et oublient les besoins alimentaires de base de leurs concitoyens, par exemple le feijão et le riz. Le soja est effectivement depuis cinquante ans la culture annuelle qui domine dans un grand nombre de régions agricoles. Cette plante intéresse les semenciers brésiliens qui ont multiplié les investissements en recherche-innovation afin de mettre au point et de commercialiser des variétés adaptées aux contextes climatiques divers qui prévalent sur ce pays continent. Le rendement moyen que peut attendre l’exploitant agricole a ainsi considérablement augmenté. Les efforts d’innovation ont aussi concerné la lutte contre les parasites et les maladies phytosanitaires, l’utilisation des biotechnologies (la quasi-to-talité de la production est une production génétiquement modifiée). Le soja est une culture moins risquée que d’autres sur le plan commercial, souvent rentable, dont la demande nationale et mondiale a considérablement augmenté au cours des dernières décennies. C’est donc une production pour laquelle il est plus facile d’obtenir des crédits bancaires. La culture du soja est encore une spéculation favorisée dans les plans an-nuels de financements à taux bonifiés qui permettent aux exploitants de faire face aux coûts d’installation des cultures (semis, traitements, fertilisation). Ajoutons encore que le soja en grains est commercialisé sur un marché très structuré. Les collecteurs peuvent couvrir leur risque de prix en utilisant des marchés à terme. Les filières de de stockage, de transport, d’acheminement vers les pôles de consommation et les ports d’exportation sont animées par des acteurs économiques fiables, organisés. Depuis des lustres, petits exploitants, coopératives et grandes entreprises agricoles n’hé-sitent donc plus. Sur les exploitations du Sud comme sur les domaines du Centre-Ouest, le soja s’est imposé comme culture d’été dominante. Au cours des 44 années qui se sont écoulées entre la campagne 1976/77 et celle de 2020/21, les surfaces consacrées au soja ont été multipliées par 5 à l’échelle nationale, passant de 6,9 à 38,9 millions d’hec-tares. Dans le même temps, la sole affectée à la culture du feijão a baissé de 35%, recu-lant de 4,9 à 2,9 millions d’hectares. Les gains de productivité ont compensé la con-traction des surfaces plantées. Le Brésil produit aujourd’hui autant de feijão qu’au milieu des années soixante-dix mais pour une population qui a augmenté depuis de 89,8%. La riziculture a connu une trajectoire similaire. Les surfaces cultivées ont fortement régressé depuis 1976/77. La production a peu progressé. La conclusion de nombreux observateurs partisans est donc simple : le plat de base des consommateurs brésiliens est devenu de plus en plus cher en raison de la contraction des surfaces qui sont consacrées aux cultures de base et de la stagnation de la pro-duction qui a suivi. C’est l’essor de cultures d’exportation comme le soja au détriment de productions traditionnelles qui explique les difficultés d’approvisionnement auxquelles sont aujourd’hui confrontés les consommateurs à faible pouvoir d’achat. Voilà l’expli-cation principale du retour de la faim : le Brésil rural ne produit pas pour couvrir les besoins de sa population. Il ne se contente d’ailleurs pas de consacrer près de 40 millions de terres cultivables au soja, une culture principalement destinée au marché chinois (porcs et volailles de l’empire du milieu ont un grand appétit). Il produit de la canne-à-sucre pour faire de l'éthanol (carburant). Des millions d’hectares de pâturages sont chargés de têtes de bovins. Une large part de la production des abattoirs brésiliens se retrouve encore sur les gondoles des supermarchés chinois ou dans les frigos des pays du Golfe. C’est aussi le cas de la production des élevages de volailles. Confrontée à de sérieux problèmes sanitaires, la Chine achète de plus en plus de carcasses de porcs brésiliens…. Hier, on accusait le consommateur européen d’arracher son grain au pauvre brésilien. Désormais, les responsables de la faim au Brésil doivent être recherchés dans les mégapoles de l’empire du milieu et les pétro-monarchies du Proche-Orient.... Le soja est aussi dans les assiettes des Brésiliens. Dans le premier post de cette série, on a évoqué le slogan peint en fin 2021 sur la facade du siège de l’Association nationale des Producteurs de soja (Aprosoja) à Brasilia. Des mili-tants du fameux Mouvement des Sans Terre avaient tagué une sentence apparemment indiscutable : « le soja ne remplit pas le ventre »… La réalité est un peu plus compliquée... Considérons la période de trois ans allant de 2018 à 2021 et couvrant trois campagnes agricoles. La production nationale de soja a atteint en moyenne 123,94 millions de tonnes. Les volumes de soja en grains (sans transformation) directement exportés ont atteint en moyenne 80,11 millions de t. Il est donc juste de dire que le soja est une culture d’exportation (64,6 % de la production sont écoulés sur les marchés internationaux). Le client principal de la filière du soja en grains est le marché chinois (80% des volumes exportés sont dirigés vers des ports de la République populaire). En Chine, la demande émane de triturateurs locaux qui doivent assurer l’approvisionnement de leurs usines en matières premières et pouvoir ainsi fournir en protéines la filière nationale des aliments du bétail (porcs, volailles, vaches laitières). Le soja serait donc une culture développée au bénéfice des consommateurs chinois et au mépris des besoins alimentaires de base de la population brésilienne. Avant de confirmer cette sentence péremptoire, il peut être utile de s’arrêter un instant aux conditions de production de cet oléagineux puis d’exa-miner le fonctionnement de la filière en aval des bassins agricoles de production. Utilisation du soja produit au Brésil (données moyennes, années 2018 à 2020. Source : Abiove. Le soja brésilien est une culture d’été. Selon les régions et les variétés, il est semé en octobre-novembre et récolté entre janvier et avril. La recherche agronomique, la mise au point de nouvelles variétés et techniques de cultures, la fertilisation ont permis au Brésil de développer des systèmes d’assolement permettant deux récoltes au cours d’une campagne. Le soja, culture d’été est un excellent précédent cultural dans la rotation pour des cultures d’hiver comme le maïs. L’essor des surfaces consacrées au soja sur plusieurs bassins agricoles du Centre-Ouest a ainsi permis l’expansion des surfaces consacrées au maïs d’hiver, une culture principalement destinée à couvrir des besoins domestiques. Le Brésil est devenu sur les trente-cinq dernières années un des premiers pays pro-ducteurs mondiaux de maïs. La récolte nationale a pratiquement été multipliée par 4. Entre 1985 et 1988, le maïs était encore presqu’exclusivement une culture d’été (93% des surfaces plantées et 97,8% de la production). Progressivement, avec la mise au point de nouvelles variétés hivernales, la hausse de la demande et une meilleure organisation du marché, les agriculteurs ont développé le maïs comme culture d’hiver. Entre 2018 et 2021, le maïs d’hiver représentait 74,4% des surfaces plantées et 72% de la production. La sole occupée par la céréale en période estivale a été divisée par trois. La sole occupée par le maïs en hiver est passée de 511 600 hectares à 13,877 millions d’hectares. Dans la majorité des régions où le maïs d’hiver a progressé (Etats du Sud, Centre-Ouest), il est semé après la récolte de soja. L’expansion de la sole en maïs d’hiver est très liée à l’essor des surfaces cultivées en soja. Où va le maïs produit au Brésil ? Les exportations absorbent un tiers de la production. Les deux tiers de la récolte sont donc utilisés sur le marché domestique. Le maïs est encore un ingrédient de plats traditionnels. Il est surtout une matière première importante pour diverses industries alimentaires. Il est transformé pour fournir un biocombustible. Surtout, il représente un composant essentiel (apport calorique) dans la fabrication d’aliments pour le bétail. Plus de la moitié de la récolte nationale est utilisée par l’industrie nationale spécialisée dans la production d’aliments pour volailles, de rations porcines ou de compléments pour l’alimentation des vaches laitières. Cette part de la récolte se retrouve donc sur les tables d’une grande majorité de Brésiliens sous la forme de produits carnés, de laitages transformés ou d’œufs…. Brève histoire d’une filière nationale. Au cours des dernières décennies, les grandes filières nationales qui assurent au-jourd’hui l’essentiel des exportations agricoles et agroalimentaires du pays ne se sont pas développées en tournant le dos au marché intérieur. C’est au contraire une fois la de-mande domestique couverte qu’elles ont accru les volumes et diversifié les produits livrés sur les marchés internationaux. En ce sens, l’essor d’un complexe agro-industriel brésilien à partir des années 30 du XXe siècle marque une rupture profonde avec la dynamique de développement agricole qui prévalait auparavant. La croissance et la diversification de l’offre de denrées agricoles destinées au marché intérieur est en phé-nomène relativement récent dans l’histoire du pays. Sur les premières années du XXe siècle, avant le premier conflit mondial, près des deux tiers de la production agricole brésilienne (café, sucre, viande de bœuf essentiellement) est exportée. L’immense territoire brésilien est sous-occupé et donc peu mis en valeur. Les cultures destinées à la subsistance de populations essentiellement rurales (maïs, riz, haricot noir) sont installées entre les rangs de caféiers (les fameuses rues de café) ou comme activités complémentaires en marge des plantations de canne ou des pâturages. La Grande Guerre et l’affaiblissement des relations commerciales, l’essor d’une demande intérieure liée à la croissance de la population (qui double entre 1900 et 1930, notam-ment en raison de l’immigration), le début d’urbanisation : tous ces éléments vont en-courager le développement et la diversification de la production agricole orientée vers le marché intérieur. En 1920, les denrées destinées à l’exportation ne représentent plus que 36% de la production agricole nationale. Après 1930, la priorité économique de l’Etat brésilien est l’essor de l’industrialisation. Dans ce cadre, la production de matières premières agricoles destinées à l’industrie et de den-rées alimentaires pour couvrir les besoins d’une population urbaine en croissance devient une priorité. Le projet de développement national conçu pendant les gouverne-ments Vargas (1930-1945) privilégie l’industrie mais n’oublie pas pour autant l’agriculture. Le secteur va connaître avant et après la Seconde Guerre mondiale une forte expansion en termes de territoires occupés et une croissance de la production. Les cultures an-nuelles (céréales, soja, coton) sont développées dans le Sud. Elles occupent de nou-velles régions du pays dans les années 1960. Le soja se développe alors parce qu’il représente une culture intéressante pour les agri-culteurs (c'est une bonne tête d’assolement pour les cultures céréalières, le marché intérieur est en plein essor) et que la production est encouragée par la politique agricole (facilités de crédit). En 1965, le Brésil produisait 5 millions de t. de soja. Quinze ans plus tard, cette production dépasse 15 millions de t. La croissance de la production de soja va entraîner le développement de capacités industrielles nouvelles destinées à assurer la trituration des graines, notamment pour couvrir les besoins en huile et en protéines qui augmentent. Le Brésil compte aujourd’hui 62 entreprises nationales (firmes privées et coopératives agricoles) et filiales de groupes étrangers qui gèrent 121 sites de trituration et 59 usines de raffinage d’huile de soja. La filière nationale du soja n’est pas une filière enclavée dont les effets d’entraînement sur l’économie domestique se limiteraient au versement de royalties aux pouvoirs publics. C’est un vecteur de développement économique et industriel des régions concernées [1]. Que devient la part de la récolte nationale qui n’est pas exportée ? Les 121 unités de tritu-ration mentionnées plus haut ont traité entre 2018 et 2021 un volume moyen de 44,6 mil- lions de t. de graines de soja. La trituration [2] fournit du tourteau, une matière première riche en protéines et très prisée en alimentation animale. Sur la période évoquée ici, les triturateurs brésiliens ont fourni 34,2 millions de t. de tourteau. Sur ce volume, 16,7 mil-lions de t. ont été écoulées à l’exportation (49% environ). Les ventes domestiques ont porté sur une moyenne de 17,69 millions de t. Du soja aux viandes. Au cours des dernières décennies, ces ventes ont progressé avec l’essor de l’industrie nationale de l’alimentation animale. Au Brésil, cette industrie approvisionne princi-palement les élevages de volailles, les élevages spécialisés en bovins-lait et les éle-vages porcins. Ici encore, la croissance de ces élevages et des productions animales ne dépend pas seulement du dynamisme de la demande mondiale. Elle est également très liée à la progression sur les dernières décennies de la consommation intérieure de protéines animales. Le marché des aliments pour animaux d’élevage émerge au Brésil à partir des années 1970. La consommation nationale atteint 11,328 millions de t. en 1978. Elle est multipliée par 5 sur les quatre décennies suivantes (le volume total de la de-mande porte sur 57,5 millions de t. en 2020. Le développement spectaculaire du marché est lié principalement à l’essor des élevages intensifs de volailles (poulet de chair et poules pondeuses principalement). En 2020, la filière volailles représentait près de 54% du marché national des industries de l’alimentation animale, contre 22,9% pour les élevages porcins et 15,8% pour la filière bovine. L’expansion des élevages de volailles [3] à partir des années 1970 aura été le prin-cipal déterminant de la croissance de la demande intérieure de tourteau de soja. La production nationale de poulet de chair connaît un essor en réponse à la progression du marché intérieur. En 1980, la consommation domestique porte sur 1 million de t. Cette consommation est multipliée par 5 sur les vingt ans qui suivent. Au début des années 1990, un Brésilien consommait en moyenne 24, 8 kilos de viande de poulet par an. Trois décennies plus tard, cette consommation moyenne dépasse 45 kg. Production et destinations de la viande de poulet sur 45 ans. Source : ABPA. et Conab. Jusqu’à aujourd’hui, le marché national constitue le premier débouché de la filière : il a absorbé 69% de la production en 2020. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’avant 2000, les principaux bassins d’élevage de poulets et sites d’industries d’abattage-découpe étaient concentrés sur l’Etat de São Paulo, du Rio Grande do Sul, du Paraná ainsi qu’à l’ouest de l’Etat du Santa Catarina, des régions à la fois très importantes pour la production de soja et de maïs et relativement proches des grandes concentrations ur-baines du pays. L’expansion de la filière avicole sur le Centre-Ouest (Goiás, Mato Grosso) après 2000 accompagne l’essor sur cette région des cultures du soja et du maïs. Il s’agit aussi d’approvisionner des marchés urbains en pleine croissance de la région. Outre des villes comme Cuiaba et les nouveaux pôles urbains du Mato Grosso, la filière appro-visionne la mégapole formée désormais par les 18 communes du Goiás proche de Bra-silia (dont Goiânia, la capitale de cet Etat) et le District Fédéral lui-même. Cet ensemble compte aujourd’hui plus de 7,6 millions d’habitants. Des norias de camions chargés de poulets entiers et de découpes acheminent ainsi leurs produits depuis le complexe industriel de la firme BRF (leader national en viandes de volailles) de Rio Verde (sud de l'Etat de Goiás vers Goiânia, à 230 km vers le nord. En aval de la filière du soja, l’apport nutritionnel de cette culture se retrouve donc dans les filets de poulet. Il se retrouve aussi dans la traditionnelle feijoada (préparée avec de la viande de porc, du riz et du feijão). Le tourteau de soja produit dans les usines de trituration n'est pas seulement destiné à l’exportation. Il devient de la viande disponible sur la table d’une majorité de Brésiliens. La première huile consommée dans le pays. Avant 1970, la consommation nationale de d’huile brute (non raffinée) de soja est infé-rieure à 100 000 t./an. En 1980, le marché brésilien absorbe 1,49 million de t. Au milieu des années 1990, la demande intérieure dépasse 2,6 millions de t. d’huile brute de soja.. Cette augmentation rapide correspond à une évolution des habitudes alimentaires. Il y a cinquante ans, sur le marché national des matières grasses, l’huile de soja était en con-currence avec l’huile d’arachide ou avec la graisse de porc. Les autorités fédérales ont favorisé l’essor de la consommation d’huile de soja. La réduction des coûts de trituration, de raffinage et des frais de commercialisation a amélioré la compétitivité d’un produit qui est désormais privilégié par une majorité de consommateurs à bas revenus. Après l’adop-tion du Plan Real (1994) et la fin de l’hyperinflation, le marché intérieur de l’huile de soja a encore progressé. Pendant plusieurs années, les débouchés domestiques ont été l’utili-sation comme huile de cuisine, la production de margarines et de produits hydrogénés divers. En 2010, les ventes domestique dépassent 5,3 millions de t. A partir de la fin des années 2000, aux débouchés intérieurs traditionnels s’ajoute l’utilisation de l’huile de soja comme matière première pour la production de biodiesel. En 2020, la consommation na-tionale porte sur 8,53 millions de t., soit 89,2% de la production. Sur les rayons des supermarchés brésiliens, on trouve de l’huile de maïs, de colza ou de tournesol, des produits prisés par les catégories de consommateurs aisés et qui sont en général 50% plus chers que l’huile de soja, l’huile de cuisine la plus utilisée par les famil-les modestes. De nombreux produits alimentaires que l’on trouve fréquemment dans le caddy de ces ménages, de la tablette de chocolat aux biscuits en passant par le hamburger ou la saucisse, seraient difficiles à produire sans utiliser de la lécithine de soja, un autre produit de la trituration des graines…La lécithine est le principal produit émulsionnant utilisé dans l’industrie alimentaire. Très engagées sur les marchés d’exportation, générant un excédent commercial essen-tiel pour l’équilibre des comptes extérieurs, les grandes filières agro-alimentaires natio-nales ont aussi accompagné et couvert une demande alimentaire domestique qui a beaucoup changé au cours des dernières décennies. Cette mutation concerne toutes les couches sociales, y compris les catégories de la population les plus modestes. Ces dernières ont aussi intégré dans leur consommation de plus en plus de viandes, de produits laitiers, d’œufs ou de produits transformés. Les filières agro-industrielles expor-tatrices sont aussi des filières d’approvisionnement des marchés nationaux. Elles fournis-sent les supermarchés des quartiers périphériques des mégapoles où se concentrent de plus en plus les familles qui sont les plus vulnérables sur le plan économique. A suivre : le soja nourrit aussi les pauvres brésiliens. [1] La filière du soja (des activités d’amont aux exploitations spécialisées puis aux activités d’aval) assure 1,5 million d’emplois directs. A ces emplois directs, il faut ajouter plusieurs centaines de milliers d’emplois indirects concernant la logistique, le transport, les ser-vices financiers et commerciaux. Sur tous les pôles où le soja est devenu une activité majeure, les indicateurs de développement économique et social (Indicateur de Dé-veloppement Humain par exemple) sont meilleurs que les moyennes nationales. [2] On triture et on broie des graines de soja pour en extraire l'huile. Une fois l'huile ex-traite, on obtient un résidu plus ou moins gras et plus ou moins riche en protéines, qu'on appelle le tourteau. La trituration des graines est la première étape du procédé d'ob-tention de l’huile brute de soja. Une seconde étape, le raffinage, permet d’obtenir une huile de consommation. [3] L’expansion de la filière avicole a dynamisé la demande de tourteau de soja à partir du milieu des années 1970. L’aviculture de chair et de ponte moderne et en général intégrée a été développée à partir des années soixante par des entreprises intégratrices natio-nales et par des coopératives. Des modèles d’intégration inspirés des exemples amé-ricains et européens ont alors été implantés dans le pays.

  • Du covid à une nouvelle crise alimentaire (1).

    L’agribusiness, responsable de la faim ? L’insécurité alimentaire a régressé au Brésil entre le début du siècle et 2015. Elle progres-sé à nouveau depuis le milieu de la décennie passée. Sa forme la plus grave, la sous-alimentation, frappe une part croissante de la population depuis la crise du covid. L’une des premières puissances agricoles de la planète comptait à la fin 2021 près de 20 mil-lions d’habitants souffrant de la faim et plus d’une centaine de millions affectés par des formes plus ou moins prononcées d’insécurité alimentaire. Cette dramatique actualité est l’occasion dans une série de posts d’analyser les causes d’un phénomène aujourd’hui essentiellement urbain. Avant de tenter une explication rationnelle, on s’attachera d’abord à évoquer des thèses véhiculées par la gauche brésilienne et spontanément reprises par des ONGs et la presse main-stream de plusieurs pays occidentaux développés. Le retour de la faim au Brésil serait lié à l’essor de systèmes de production agricole mo-dernes. Il serait la conséquence directe de la priorité donnée à l’agribusiness, à l’agri-culture d’entreprise trop souvent confondue avec les structures latifundiaires des siècles passés. L’insécurité alimentaire aurait disparu depuis des lustres au Brésil si la puissance publique avait donné la priorité à une agriculture de petite échelle, aux exploitations fa-miliales, à une production traditionnelle idéalisée et capable de satisfaire tous les be-soins en respectant les équilibres naturels et l’environnement. Cette vision est claire-ment affichée sur des sites brésiliens. Elle est reprise en Europe par des associations humanitaires très politisées… Il s’agit "de défendre et promouvoir l’agroécologie paysanne qui garantit une vraie résilience du système alimentaire grâce à une production diver-sifiée et des circuits de commercialisation courts", selon le site d’une ONG française…[1] La seconde thèse est parente de la première. Le Brésil a faim parce qu’il produit pour l’ex-portation. La faim serait la conséquence d’un modèle de production agricole dominé par la quête du profit, dénoncent les thuriféraires de la petite agriculture dite paysanne. C’est le marché, cette institution perfide, qui pousserait les exploitants à privilégier la produc-tion de soja au lieu de se consacrer à la culture du riz et du haricot noir (le feijão), les deux composantes essentielles de l’alimentation de base traditionnelle. C’est donc le marché et l’appât du profit qui sont à l’origine de la faim. Le Brésil rural ne produit pas pour couvrir les besoins de sa population. Il s’attache d’abord à répondre à l’appétit des Chinois ou des riches du Moyen-Orient. A la fin de l’année passée, à Brasilia, sur la façade du siège de l’association brésilienne des producteurs de soja (Aprosoja), un groupe de pseudo-révolutionnaires du Mouvement des Sans Terre avait tagué une phrase qui résu-me l’argumentation : « le soja ne remplit pas le ventre » … En résumé, l’insécurité alimentaire croissante dont souffrent des millions de Brésiliens est l’occasion pour toute une gauche de raviver le combat idéologique contre le capitalisme et la dynamique de modernisation agraire qu’il a enclenchée depuis des décennies. En Europe, et dans le monde occidental en général, des chroniqueurs et journalistes "enga-gés", des leaders politiques de gauche qui n’ont aucune expérience sérieuse de l’agricul-ture brésilienne reprennent sans sourciller ces prêches militants. Il faut se pencher à la fois sur l’histoire de l’agriculture brésilienne au cours des dernières décennies et sur le contexte particulier dans lequel elle s’est modernisée pour comprendre que l’insécurité alimentaire serait aujourd’hui bien plus grave si le Brésil n’avait pas engagé il y a cin-quante ans une révolution agricole majeure. Révolution technologique et mise en valeur du cerrado. Jusqu’au milieu des années 1980, le Brésil est importateur net de produits agricoles et alimentaires. Sur les années de mauvaises récoltes, le pays devait même recourir à l’aide internationale pour faire face aux pénuries en denrées de base. L’agriculture à vocation commerciale qui produit pour le marché intérieur est alors concentrée dans le Sud et le Sud-est du pays. Elle est principalement animée par de petites exploitations familiales. Sur les autres régions, l’économie rurale repose sur l’élevage bovin extensif et peu pro-ductif, sur quelques cultures de rente (canne-à-sucre, café). Il existe sur tout le territoire une agriculture familiale d’autosubsistance peu productive et dont l’offre stagne. Il faut donc alors impérativement moderniser une branche peu compétitive, la rendre plus productive afin qu’elle soit capable de satisfaire les besoins croissants d’une popu-lation qui augmente et s’urbanise très rapidement. A partir des années 1970, s’inspirant de la fameuse révolution verte, l’Etat fédéral et les organisations professionnelles agricoles (syndicats, coopératives) vont encourager l’essor d’un modèle d’agriculture tropical basé sur trois piliers complémentaires. Le premier sera le développement de technologies adaptées aux conditions tropicales : nouvelles variétés de plantes adaptées à des latitudes plus septentrionales, essor du semis direct (qui apporte d’énormes avantages en termes de conservation des sols [2]), usage d’intrants performants, mécanisation, introduction d’une seconde (voire d'une troisième) récolte au cours d’une seule campagne sans irrigation, réunion et intégration sur une même structure agricole d’activités agricoles (grandes cultures, élevage bovin, sylviculture) auparavant réalisées sur des exploitations spécialisées. Le second pilier de cette révolution agricole sera la transformation de sols pauvres en terres fertiles, notamment au cœur du pays, sur la vaste zone de savanes arborées que l’on nomme le cerrado. Avec la modernisation de l’agriculture familiale au Sud, le secteur a besoin de moins de main-d’œuvre. Les jeunes de cette région et du Sud-est qui avaient déjà une bonne maîtrise des techniques d’agriculture intensive ont été encouragés à s’installer dans le Centre-Ouest, puis le Nord. C’est l’essor d’une agriculture productive sur cette zone (jusqu’alors consacrée essentiellement à l’élevage bovin extensif) qui va per-mettre au Brésil de devenir autosuffisant puis de contribuer à la sécurité alimentaire mon-diale. Des exploitants familiaux venus du Rio Grande do Sul, du Paraná ou de l’Etat de São Paulo s’installent à des milliers de kilomètres de leurs terres d’origine. Ils construisent des villes et ouvrent des routes. Au cours d’une première phase, ils se limitent à planter du soja (une culture qu’ils connaissent bien et qui donne rapidement de bons résultats) ou à élever des bovins pour la viande (l’activité traditionnelle sur les régions où ils ont émigré). Avec le temps, les terres ainsi exploitées vont se valoriser, ce qui encourage les exploitants à intensifier et à diversifier la production. Dès la fin des années 1980, le Centre-Ouest et les zones les plus septentrionales du cerrado deviennent d’importants pôles de production de maïs, de riz, de coton, de café, de canne-à-sucre, de lait, de porcs et de poulet. La sylviculture (eucalyptus) se développe également. En 2000, les terres de cerrado exploitées comptent déjà parmi les premiers bassins de production d’aliments, de fibres, de cellulose, de biocombustibles et de ressources fourragères de la planète. Localisation du cerrado. Sur ces nouveaux pôles agricoles, les migrants sont conduits à privilégier la recherche d’économies d’échelle car ils doivent tenir compte de conditions de production et d’un environnement très différent de celui qu’ils connaissaient dans leurs régions d’origine. C’est le troisième pilier de la révolution agricole brésilienne. Sur les nouveaux territoires que l’agriculture moderne conquiert à partir des années soixante-dix, seules des ex-ploitations de grande taille, conduites par des exploitants bien formés peuvent se dé-velopper, permettre de dégager des revenus et d’enclencher une dynamique de déve-loppement local. Deux raisons fondamentales imposent une recherche d’économie d’é-chelle dans le Centre-Ouest ou au Nord. Les coûts fixes de production sont plus élevés que sur d’autres bassins agricoles du Brésil ou du monde. Les sols du Centre-Ouest bré-silien sont en général des sols très acides et pauvres. Les dépenses par hectare à envi-sager pour corriger l’acidité, construire et renouveler la fertilité de ces sols sont donc considérables. Les conditions climatiques (chaleur, forte humidité) sont particulièrement favorables au développement de parasites ou à la prolifération d’insectes. Sans traite-ment régulier et adapté des récoltes, des attaques répétées peuvent détruire rapi-dement toute la production. Les dépenses par hectare en produits phytosanitaires sont donc relativement importantes. Rapidement, les premiers migrants vont s’apercevoir que la conduite d’activités agricoles et d’élevage sur ces zones tropicales exige des capacités de gestion avancées et le recours à une main-d’œuvre très qualifiée. Rares sont aujour-d’hui sur les grandes exploitations modernes du Mato Grosso ou du Goiás les ouvriers agricoles sans formation que l’on rencontre encore au moment des récoltes sur les plan-tations de canne-à-sucre du Nord-Est. Les personnels employés en agriculture sont en général très qualifiés en connaissance des sols, agronomie, conduit d'engins ou gestion de la production. Il faut ajouter ici deux autres éléments qui ont grevé et grèvent encore les coûts fixes des exploitants du Centre-Ouest brésilien. La région se caractérise par une grande instabilité climatique. Etendre les surfaces sur plusieurs centaines ou milliers d’hectares est un im-pératif stratégique qui permet de limiter l’impact de cette instabilité. Autre élément : con-trairement à ce qui s’est passé aux Etats-Unis au début du XXe siècle, la migration vers le Centre-ouest des agriculteurs du Sud-Sud-Est n’a pas été précédée ou accompagnée par l’installation d’infrastructures de transport (routes, voies ferrées), de collecte et de stockage. Les pionniers brésiliens ont dû assumer eux-mêmes les dépenses liées à la mise en exploitation de nouvelles terres. Ils ont souvent financé l’ouverture de routes, la construction de capacités de stockage. Cet effort n’a pas suffi. Les nouveaux pôles agri-coles du cerrado souffrent encore d’énormes insuffisances sur le plan logistique, en ma-tière de transport et de communication, essentiellement en raison des carences de l’Etat. Dans ces conditions, c’est en cherchant à accroître la dimension de leurs exploitations que les chefs d’entreprises agricoles du cerrado sont parvenus à réduire leurs coûts de production moyen, à fournir sur les marchés des produits compétitifs tout en dégageant des résultats. Le succès de l’activité agricole dans cette région du monde tropical est in-dissociablement lié à l’installation et à l’essor d’exploitations de très grandes dimensions (plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’hectares) conduites par des entrepreneurs hautement qualifiés, disposant d’une main d’œuvre également très compétente. Propriété de la société d'investissement agricole SLC dans le Mato Grosso (42 123 hectares). Agribusiness et sécurité alimentaire. L’agriculture opérant sur des structures plus modestes a aussi contribué à l’essor de la production sur d’autres régions du Brésil. Elle reste une composante essentielle de l’éco-nomie régionale sur des pôles du pays où les conditions pédoclimatiques, l’environ-nement logistique, les conditions d’accès aux marchés sont bien meilleures que ce que l’on trouve dans le cerrado. C’est le cas par exemple dans les Etats du Sud (Paraná, Rio Grande do Sul, Santa Catarina) ou à São Paulo. Soulignons cependant un élément essen-tiel. Sur ces zones géographiques, les exploitants familiaux qui vivent de l’agriculture, animent les économies locales et contribuent à couvrir les besoins alimentaires des citadins ne sont pas des acteurs extérieurs à l’agribusiness souvent décrié. Ils gèrent des exploitations rentables parce que celles-ci sont intégrées à de véritables complexes agro-industriels souvent gérés par de grandes coopératives. Très puissant dans le Paraná ou le Rio Grande do Sul, le mouvement coopératif réunit la majorité des exploitations agricoles familiales. La coopérative centralise les achats d’in-trants, fournit une assistance technique, assure parfois les travaux de semis et de mois-son, réalise la collecte, transforme et commercialise la production. Elle permet à l’exploi-tant de réduire ses coûts de production, d’investir et de commercialiser dans les meil-leures conditions. Soulignons-le : c’est l’agriculture familiale assise sur une organisation coopérative et/ou intégrée à des complexes agro-industriels modernes qui permet aux petites exploitations d’exister et de contribuer à l’approvisionnement alimentaire du pays. La révolution agricole promue par les pionniers du Centre-Ouest repose sur l’essor de grandes ou de très grandes structures de production. La révolution agricole qu’ont pour-suivi les exploitants des régions méridionales n’aurait pas fait long feu sans l’effort d’inno-vation technologique, d’organisation commerciale et d’investissement industriel conduit par un mouvement coopératif dynamique. Parc industriel de la coopérative Cocamar, près de Maringá (Paraná). La coopérative regroupe 15 500 exploitants familiaux. Quels sont les résultats de cette modernisation agricole basée sur la recherche d’écono-mies d’échelle, le recours aux technologies de pointe, l’essor de complexes agro-in-dustriels et la création de filières structurées ? Il y en a plusieurs, tous essentiels du point de vue de la sécurité alimentaire. Le premier est un accroissement spectaculaire de la production. Entre 1974 et 2020, la population brésilienne a augmenté de 101%, passant de 104,7 à 210,15 millions d’habitants. Dans le même intervalle de temps, la production de grains (riz, haricot noir, maïs, soja, blé, autres céréales, etc.) a été multipliée par 7. L’effectif de volailles de chair et de poules pondeuses a progressé de 440%. Le cheptel bovin s’est accru de 136%. Cet essor de la production a été obtenu sans qu’une dynamique d’ex-pansion des terres utilisées proportionnelle ait eu lieu (la surface exploitée en grains a été multipliée par 1,9 ; les aires de pâturage sont aujourd’hui supérieures d’à peine 3,5% à ce qu’elles étaient au milieu des années 1970). Tous les travaux universitaires menés depuis plusieurs décennies montrent que l’ensemble du secteur agricole a connu une progression spectaculaire de la productivité. L'ensemble des productions agricoles oc-cupent aujourd'hui une surface totale de 351,3 millions d'hectares (41% du territoire natio-nal). Sans gain de productivité, au cours trois dernières décennies, il aurait fallu que les activités agricoles occupent 366 millions d’hectares supplémentaires pour atteindre aujourd'hui les mêmes résultats en termes de production. Evolution de la production de grains sur 35 ans. Source : Conab. Comprend les cultures d'été (soja, maïs, haricot noir, arachide, sorgho, riz) et les cultures d'hiver (maïs, blé, orge, avoine, seigle,triticale, colza). Cet essor de la production et de la productivité n’a pas seulement permis au Brésil de passer d’une situation d’importateur net de denrées agricoles et alimentaires à celle de puissance exportatrice (dégageant un excédent qui compense largement le déficit gé-néré par d’autres secteurs). Il a aussi contribué à améliorer le pouvoir d’achat alimentaire de la population brésilienne. En 1974/75, une famille brésilienne moyenne consacre 30,6% de son budget mensuel à la consommation alimentaire. Ce coefficient budgétaire n’était plus que de 23,57% en 1995/96. Il était de 17,5% en 2018 [3]. Cette évolution n’est pas seulement liée à la dynamique de modernisation de l’agriculture. L’accroissement du revenu moyen par tête (trop modéré), l’urbanisation, les changements de comportement alimentaire comptent aussi parmi les facteurs qui ont permis aux familles brésiliennes de diversifier leur consommation, de consacrer une part plus importante de leurs ressources au transport, au logement, à la santé ou à l’éducation. Mais l’agriculture moderne a eu une part significative dans cette évolution en accroissant l’offre de denrées et matières premières à des prix accessibles au plus grand nombre. L’augmentation de la productivité agricole entre la fin des années soixante-dix et la veille de la crise sanitaire mondiale a permis une baisse du prix réel des aliments de base. En considérant les prix relatifs de 20 produits essentiels, cette réduction a été en moyenne de 3,5% par an entre 1975 et 2018. La dynamique de développement de l’agriculture moderne a donc contribué à améliorer le pouvoir d’achat des urbains, notamment des salariés. Le Brésil est un pays aujourd’hui urbanisé à plus de 87%. Désormais, l’insécurité alimen-taire est avant tout un drame qui touche les grandes périphéries urbaines ou vivent – et tentent de survivre – les couches les plus pauvres de la population. La faim se con-centre principalement dans les favelas. Elle est la conséquence d’une forte contraction du pouvoir d’achat de familles victimes de la dégradation du marché de l’emploi, de la désorganisation de l’activité économique, de la réduction ou de la perte de revenus, de la forte hausse des prix des produits alimentaires de base au niveau du commerce de détail. La substitution de l’agriculture moderne technologiquement performante par une production familiale fondée sur de petites structures et des circuits courts aggraverait la situation actuelle au lieu de contribuer à un début de solution. Il serait tout simplement impossible d’approvisionner les métropoles urbaines ou même les villes moyennes moyennant des prix accessibles à partir d’une agriculture traditionnelle privilégiant les marchés domestiques, tournant le dos à une logique d’économie d’échelle. La produc-tion réalisée à petite échelle, tournée vers des marchés locaux, refusant l’industrialisation pourrait certes satisfaire la demande sophistiquée d’une élite à haut pouvoir d’achat. C’est d’ailleurs déjà le cas. La majorité des Brésiliens urbanisés qui vivent avec des revenus très modestes affronteraient une crise alimentaire bien plus drama-tique que celle qu’ils connaissent aujourd’hui si les grandes filières de l’agrobusiness de production et de transformation devaient être remplacées par une production locale fondée sur une petite agriculture familiale privilégiant les circuits courts. Le culte d'un mythe. Les formateurs d’opinion et mouvements militants qui cherchent à renforcer leurs atta-ques contre l’agriculture moderne et productive à l’occasion de la crise alimentaire ac-tuelle cultivent en réalité un mythe selon lequel l’agriculture familiale serait responsable de 70% des aliments produits au Brésil. Avant le recensement agricole de 2017-18 réalisé par l’IBGE (l'INSEE brésilien), ce lieu commun a été régulièrement répété, martelé par des formateurs d’opinion, accepté même par des experts et des chercheurs. Au point de devenir une évidence acceptée, rarement remise en cause... La définition de l’agriculture familiale telle qu’elle est utilisée par l’Institut statistique bré-silien est une définition très générique [4] qui ne permet pas d’opérer une distinction pourtant essentielle entre les exploitations très intégrées aux grandes filières de transfor-mation et commercialisation et celles qui assurent l’autosubsistance des familles d'exploitants pauvres ou servent des marchés de proximité. Les résultats du recense-ment agricole de 2017-18 (le dernier en date) montrent que 76,8% des 5,073 millions d’établissements ruraux peuvent être classés comme des propriétés familiales. Les en-quêteurs ont cherché à mesurer la part de cette agriculture familiale dans les recettes brutes dégagées par l’ensemble de la branche. Selon le recensement, en 2017, l’agriculture familiale représentait 23% des recettes brutes totales de la branche (contre 33,2% lors du recensement précédent de 2006) alors que l’agriculture non familiale re-présentait 77% de ces recettes brutes. Quelle est la participation de l’agriculture familiale (selon la définition retenue) dans la production des aliments ? Avant de répondre à la question, il est essentiel de définir ce que l’on range sous la dénomination d’aliments. Il est difficile d’additionner des tonnes de soja avec des tonnes de viandes ou des tonnes de sucre. A quel stade de la filière de production établit-on des calculs ? Considère-t-on la production de blé, celle de farine ou celle des boulangeries ? Pour éviter les difficultés posées par la prise en compte de produits hétérogènes et l’addition de quantités physiques, l’Embrapa [5] s’est appuyée sur le dernier recensement agricole pour considérer la production primaire. L’institution a retenu un panier de 65 productions végétales (grains, canne-à-sucre, fruits et légumes). Le tableau ci-dessous fournit quelques uns des résultats établis par l'Embrapa. Lorsqu’on exclut de ce panier le soja, le maïs, le blé, la canne-à-sucre (des cultures en général développées sur des structures moyennes ou de grandes dimensions), la participation de l’agriculture familiale sur l’ensemble des volumes produits était de 30%. Les experts de l’Embrapa précisent cependant que la part de la production familiale est plus élevée pour la majorité des productions maraichères et certains fruits. Part de l'agriculture familiale dans la production agricole. Source : Embrapa, d'après les résultats du, recensement agricole 2017-18. (En % des volumes livrés par les exploitations). Le même recensement montre qu’en 2017 les exploitations familiales détenaient 31% du cheptel bovin, 51,4% du cheptel porcin, 45,5% des volailles et 70,2% des caprins. A l’épo-que, l’agriculture familiale assurait 64,2% de la production nationale de lait. Soulignons encore une fois que le concept d’agriculture familiale utilisé ici ne permet pas de distin-guer les exploitations modernes, très productives, intégrées à l’agribusiness (par les coo-pératives ou du fait des relations commerciales établies avec des opérateurs privés) des structures agricoles traditionnelles, souvent très modestes, qui assurent pour l’essentiel la subsistance de familles pauvres et économiquement très vulnérables. Les exploita-tions qui assurent l’essentiel de la production laitière commercialisée dans un Etat comme le Goiás (un des premiers pôles laitiers du pays) sont des entreprises qui mobi-lisent les derniers acquis de la génétique, utilisent des équipements de production de pointe, gèrent leurs cheptels en mobilisant des services d’assistance technique et vété-rinaire performants. Les propriétés agricoles de l’ouest du Paraná spécialisées en soja, maïs et production avicole qui sont associées au sein de puissantes coopératives comme Agrovale, Coopavel ou Cocamar ne se développent pas en marge de l’agribusiness. Elles en sont une des composantes majeures. Ajoutons que dans le Sud, c'est cette forme d'agriculture familiale intégrées aux filières modernes de transformation-commercia-lisation qui domine. C'est la raison pour laquelle dans cette région, le part de l'agriculture familiale dans la production d'aliments est plus élevée qu'au niveau national. On peut donc sans hésiter affirmer que l’agriculture qui nourrit le Brésil est à la fois une agriculture d’entreprise animant de grandes structures et une agriculture familiale inté-grée aux grandes filières agro-industrielles nationales. Ces deux formes d'agriculture constituent des maillons-clés des grandes filières nationales qui fournissent à la fois le marché intérieur et les marchés d’exportation. Ces deux composantes de l’agribusiness (au Brésil, on parle d'agronegocio) ont contribué à faire reculer l’insécurité alimentaire depuis 50 ans. Elles ne pourraient pas être rempla-cées par des formes d’agriculture à petite échelle qui devraient assumer des coûts de production élevés et n’approvisionneraient que ces circuits courts viables parce qu’ils réponderaient à la demande de consommateurs aisés. Les milliers de familles qui souf-frent aujourd’hui de carences alimentaires se situent en bas de la pyramide des revenus. Elles n’ont ni le temps ni l’espace pour s’engager dans l’agroécologie. C’est au super-marché installé dans la favela qu’elles mesurent chaque jour le degré d’insécurité ali-mentaire auquel elles sont exposées. A suivre : Le porc chinois servi avant les pauvres brésiliens ? [1] Voir le site : https://ccfd-terresolidaire.org/projets/ameriques/bresil/alerte-alimen-taire-6925, du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement en France. [2] Le semis direct est basé sur l’absence de retournement (labour) et de fragmentation des horizons superficiels du sol. Ceci permet une accumulation en surface de résidus de récolte constituant une couverture qui modifie l’interface sol/atmosphère, le protégeant ainsi de l’érosion hydrique et/ou éolienne. Ces résidus forment aussi un microclimat qui amortit les effets des aléas climatiques. [3] Au Brésil, en 2016, un ménage moyen consacrait 16% de son budget à la consom-mation alimentaire. La même année, ce coefficient budgétaire était de 17% au Portugal, de 14% en Espagne, de 13% en France et de 14% en Italie. En Chine, il était de 22%, de 30% en Inde, de 19% en Afrique du Sud. Dans des pays plus proches du Brésil comme l’Argen-tine, la Bolivie ou le Pérou, le coefficient dépassait 25%. [4] Cette définition est précisée dans un décret de mai 2017. Ce texte prend en compte la dimension de la structure exploitée, l’utilisation privilégiée d’une main-d’œuvre familiale. Le travail agricole doit générer au moins la moitié des revenus de la famille installée. La gestion de la structure et de la production doit être exclusivement familiale. [5] Empresa Brasileira de Pesquisa Agropecuária (Entreprise Brésilienne de Recherche pour l’agriculture et l’élevage), la compagnie publique fédérale qui assure d’importantes missions de recherche au service du secteur agricole.

  • Au nom du social, le bidouillage budgétaire(2).

    Le programme Bolsa Família (Bourse familiale) a été pendant dix-huit ans le principal instrument de transfert de revenus aux familles les plus modestes. Créé officiellement en 2003 lors de la première présidence de Luis Ignacio Lula da Silva, il résulte en fait de l’unification de programmes d’allocations aux familles vivant en situation d’extrême pau-vreté et lancés sous l’administration du Président FH Cardoso (1994-2002). Bolsa Família (BF) était un dispositif de transferts composé de plusieurs allocations men-suelles distinctes. La première, la prestation de base, était en 2021 de 89 BRL (environ 16,6 USD [1]). Elle était versée sans condition aux familles dont le revenu mensuel per ca-pita était inférieur à cette somme, retenue comme le seuil d’extrême pauvreté jusqu’à cette année. A cette première allocation s’en ajoutait une seconde, variable et condition-nelle. Elle était versée aux femmes enceintes, aux mères allaitantes et aux enfants à charge de moins de quinze ans. Pour recevoir cette aide, les familles devaient avoir un revenu mensuel par tête inférieur à 178 BRL (33 USD, valeur retenue pour le seuil de pauvreté en 2021). Les enfants âgés de 6 à 15 ans devaient être scolarisés et être vac-cinés. Les mères enceintes devaient bénéficier d’un suivi médical. Les enfants de moins de six ans devaient être inscrits au Cadastro Único [2]. En 2021, cette seconde prestation variait de 41 à 205 BRL/mois, selon la taille et la composition des familles [3]. La Bolsa Família a été considérée par tous les observateurs et experts en politique so-ciale du Brésil et de l’étranger comme un programme de transfert relativement efficace et de faible coût. Sur l’année 2021, les allocations du programme étaient touchées par 14,6 millions de familles (soit près de 47 millions de personnes). Appliqué sur une année civile entière, il aurait coûté environ 35 milliards de BRL, soit 0,5% du PIB. De nombreuses études ont montré que les résultats du programme étaient positifs, même si les con-clusions de plusieurs travaux doivent être nuancées. Le dispositif a d’abord contribué à réduire le nombre de Brésiliens vivant en situation de pauvreté extrême. Entre 2004 et 2017, grâce au programme, plus de 3,4 millions de personnes sont sorties de la pauvreté extrême et 3,2 millions sont sorties de la pauvreté. Néanmoins, après treize ans de mise en œuvre du dispositif, 64% des bénéficiaires con-tinuaient à affronter une situation d’extrême pauvreté en raison du montant insuffisant des allocations reçues. Le transfert moyen mensuel par famille était de 180 BRL en moyenne en 2017 (54,4 USD). Il atteignait 190 BRL en 2021 (35,4 USD). Dans les deux cas, ces deux montants étaient insuffisants pour couvrir tous les besoins de base d'une famille privée de revenus d'activité. Dispositif de transfert conditionnel, le Bolsa Família a contribué à réduire la mortalité in-fantile (en raison du suivi médico-social imposé des familles). Dans le domaine de l’édu-cation, il a contribué à l’universalisation de l’éducation de base au Brésil, à l’amélioration des résultats scolaires ou encore à la diminution du travail infantile. Il a aussi favorisé une meilleure scolarisation des filles. Le programme aura encore permis de réduire les inéga-lités de revenus entre régions du pays. Les familles bénéficiaires ont évidemment con-sacré une large part des allocations reçues à améliorer la couverture de leurs besoins alimentaires, en particulier ceux des enfants. Le Bolsa Família a donc induit une amé-lioration sensible des indicateurs de sécurité alimentaire. Le versement des allocations a eu également un effet multiplicateur sur le PIB, les transferts étant intégralement affec-tés à la consommation (en moyenne sur 18 ans, 1 BRL versé entraîne une augmentation de 1,78 BRL du PIB). On peut encore ajouter à la liste des résultats positifs une contri-bution à la baisse de la fécondité. Enfin, d’autres études montrent encore que ce pro-gramme social aurait renforcé l’autonomisation des femmes, fait diminuer les violences domestiques et, plus généralement, la criminalité. Evolution du taux de pauvreté en % de la population totale sur près de trente ans*. * Définition nationale du seuil de pauvreté. Source : FGV. Loué par les partisans de l'ancien président Lula, la Bolsa Familia n’a pas été seulement un programme de lutte contre la pauvreté. Dès le début du premier mandat de Lula (2003-2006), ce programme de transferts sociaux a été utilisé comme un puissant instru-ment de renforcement du clientélisme politique. Les élus locaux (maires, députés), les parlementaires formant la majorité gouvernementale et les membres de l’exécutif fédéral ont instrumentalisé le dispositif à des fins électoralistes, notamment dans les ré-gions les plus pauvres du pays, là où le nombre de chefs de familles bénéficiaires forment une composante importante de la population et du corps électoral. Cette utili-sation clientéliste du programme a été particulièrement poussée sous les gouver-nements du Parti des Travailleurs de Lula da Silva (de 2004 à 2016). Elle a renforcé l’implantation électorale de cette formation dans le Nord-Est, la région la plus pauvre du pays. L'amélioration des indicateurs sociaux observée depuis le début du XXIe siècle n'est évidemment pas attribuable au seul programme de transferts conditionnels. En réalité, le recul de la pauvreté observé entre 2003 et 2013 est d'abord dû à la croissance économique qu'a connu le pays, croissance suscitée par le cycle de prix élevés sur les marchés mondiaux de matières premières. Cette dynamique s'inverse d'ailleurs avec la fin de ce cycle. Le programme Bolsa Familia devient alors insuffisant. Il est resté un dis-positif d'assistance. Même si plusieurs allocations étaient conditionnelles, le programme n’a pas assez encouragé les bénéficiaires à rechercher des portes de sortie. Il n’a pas favorisé et permis la formation professionnelle des chefs de familles bénéficiaires. Il n’a pas préparé l’entrée des allocataires sur le marché du travail. Dans les périodes de croissance et de création d’emplois, il aura fourni un revenu temporaire à des personnes bénéficiant ensuite d’un revenu d’activité. En outre, à de rares exceptions près, les pou-voirs publics n’ont pas investi dans les infrastructures (accès à l’eau potable, tout à l’égoût, transport), l’éducation de base, la sécurité, conditions souvent essentielles pour qu’un dispositif d’assistance fasse durablement reculer la pauvreté. Crise sanitaire et Auxílio Emergencial. La crise sanitaire apparaît avec l’épidémie de covid-19 en début de 2020 et révèle d’autres limites ou incohérences du programme. Ces dernières concernent notamment le montant des allocations et une prise en compte très insuffisante de l’énorme effectif de travailleurs informels. Les valeurs nominales des prestations versées sont définies sur la base de seuils de pauvreté nationaux. Ces seuils n’ont pas été modifiés depuis 2018. Sur toute l’année 2019 et à la veille de la crise sanitaire, les prestations connaissaient donc une érosion en termes réels (après prise en compte de l’inflation). En janvier 2004, au moment des premiers versements, le seuil de pauvreté retenu par les autorités brési-liennes était de 100 BRL. La prise en compte sur 17 ans de l’inflation aurait abouti à définir comme seuil de pauvreté en 2021 un montant de 260 BRL/mois. Le seuil de pauvreté tel qu’il est défini dans le cadre du programme Bolsa Família et pour les programmes d'as-sistance lancés à partir de 2020 est bien inférieur à celui qui est retenu par les institutions internationales comme la Banque Mondiale (5,5 USD par jour et par personne en parité de pouvoir d’achat, ce qui correspondait au début de 2021 à 487 BRL par personne et par mois). Au Brésil comme ailleurs, la crise sanitaire qui commence en mars 2020 se traduit par des perturbations économiques majeures. L’activité est réduite dans de nombreux sec-teurs, elle est suspendue dans d’autres. Les mesures de confinement prises par les auto-rités locales empêchent ou limitent le fonctionnement de commerces et de services informels. Afin de pallier à la dégradation du marché du travail et à l’effondrement des revenus de nombreuses catégories de la population, le gouvernement a mis en place rapidement des mesures d’urgence destinées à soutenir les entreprises et les familles. La plus emblématique de ces dispositions aura sans doute été l’Auxílio Emergencial (AE), ou allocation d’urgence. Cette allocation a pris la forme d’un transfert mensuel aux tra-vailleurs, micro-entrepreneurs et indépendants informels, ainsi qu’aux personnes sans emploi à condition qu’elles soient passées sous le seuil de pauvreté [4]. Il visait à pallier les limites du programme Bolsa Familia. La mise en œuvre législative et pratique du dispositif aura été remarquablement efficace. L’adoption à l’unanimité de la mesure par le Congrès s’est faite dans l’urgence (la Cham-bre des députés et le Sénat ont voté en faveur du programme dès la fin mars 2020 pour un premier versement en avril suivant). La mise en œuvre pratique a été très rapide. Près de 22 millions de bénéficiaires potentiels étaient déjà inscrits à l’Auxílio Emergencial 48 heures après la création de la plateforme en ligne du programme. Cette réussite a été rendue possible grâce à l’utilisation du mobile banking, à l'efficacité du réseau d'agences de la banque publique fédérale Caixa Econômica Federal (chargée d’assurer les verse-ments de l’aide et de créer des millions de comptes bancaires pour les bénéficiaires encore non bancarisés) et à l’utilisation du Cadastro Único. A son lancement (avril 2020), le programme était prévu pour durer cinq mois (jusqu’en août 2020). Le gouvernement fédéral et le législateur imaginaient alors que la crise sa-nitaire ne durerait pas. L’allocation d’urgence mensuelle sera finalement versée pendant 19 mois [5], jusqu’à octobre 2021. Dans sa version initiale (sur les 5 premiers mois), le montant versé était de 600 BRL (environ 115 USD) par mois et par allocataire. A l’époque, 67 millions de brésiliens ont été bénéficiaires de cette prestation. La plupart des familles du Bolsa Familia ont alors été temporairement transférées au programme d’Auxílio Emer-gencial. Le dispositif a été prolongé une première fois jusqu'en décembre 2020. Après 2020, la crise sanitaire a perduré et la situation socio-économique justifiait la prolon-gation du programme initial. Pourtant, le dispositif a été interrompu entre janvier et mars 2021, puis repris ensuite. A chaque étape, le nombre d’allocataires et le montant de l’allo-cation mensuelle ont été réduits. En octobre 2021, dernier mois de fonctionnement du dispositif, l’allocation n’était plus que de 200 BRL (35,5 USD) par personne et n’était plus versée qu’à 25 millions de Brésiliens. Plusieurs études ont montré que cette allocation d’urgence avait atteint ses objectifs. Elle a contribué à contenir et à inverser une dynamique l’explosion de la pauvreté et des iné-galités, au moins pendant la première année de pandémie. Elle a aussi atténué l’impact de la crise sanitaire sur l’économie brésilienne. Selon une étude menée par des experts de l’Université de São Paulo, le PIB aurait pu chuter entre 8,4% et 14,8% en 2020 sans la mise en œuvre du programme. Il n’a connu qu’une contraction de 4,1%, ce qui révèle ainsi l’importance d’une aide ayant représenté presque 4,5% du PIB en termes de coût bud-gétaire. Des travaux du FMI ont par ailleurs montré l’impact qu’a eu l’allocation d’urgence sur la situation financière des plus modestes. La crise économique a entraîné une forte baisse ou la disparition des revenus d’activité des catégories de population les plus vulnérables (via l’arrêt de leur activité ou la réduction du temps de travail). Le transfert temporaire et exceptionnel reçu en 2020 a plus que compensé cet impact. Selon les estimations des experts du FMI, sans allocation d’urgence, le niveau des inégalités me-suré par l’indice de Gini aurait augmenté de 0,53 (avant la crise) à 0,58 en mai 2020 or cet indice a finalement reculé à 0,51. Les taux de pauvreté et d’extrême pauvreté ont baissé au début de la crise sanitaire. Ils repartent à la hausse dès que le programme est réduit, puis suspendu (fin 2020 et trois premiers mois de 2021 ; voir le graphique ci-dessus). Il convient de nuancer ces observations en soulignant que la pauvreté ne peut s’analyser uniquement à partir de considérations monétaires. La pandémie a aggravé les disparités sociales en ce qui concerne l’accès aux services fondamentaux et les conditions de vie. Ainsi, la fermeture des établissements scolaires a exacerbé les disparités scolaires en marginalisant 4,8 millions de jeunes qui ne peuvent pas étudier depuis leur domicile, faute d’accès régulier à internet. La crise sanitaire a accentué la dualité du système de santé brésilien. Celui-ci est formé d’un système public universel dont les ressources sont limitées pour une population comme celle du Brésil et d’un système privé de bonne qua-lité mais uniquement accessible aux familles qui peuvent souscrire des contrats de santé auprès d’assurances privées. Plusieurs études ont montré que le taux de mortalité de l'épidémie de Covid-19 était bien plus élevé dans les hôpitaux publics que dans les hôpi-taux privés. Enfin, la crise a également augmenté l’insécurité alimentaire. Selon l’IBGE, en 2017 et 2018, près de 41% de la population (84,9 millions de personnes) étaient sous-alimentés ou affrontaient alors une situation d’insécurité alimentaire. En 2021, selon le réseau Penssan [6], plus de 116,8 millions de personnes vivent sans un accès complet et permanent à la nourriture au Brésil (55% de la population totale). Le dispositif d’Auxílio Emergencial a pris fin en octobre dernier. La crise sociale n’est pour-tant pas achevée, loin de là. Le taux de chômage reste très élevé. Si l’on ajoute aux chômeurs officiels les travailleurs qui forment, selon l’IBGE, la "force de travail potentielle"[7] et les travailleurs de l’économie informelle on obtenait en août 2021 un effectif de 68,23 millions de personnes, soit 60% de la population active. Ce groupe réunissait 64,8 millions de personnes à la veille de la crise sanitaire (56,9% des actifs). Les revenus de la majorité de la population ont baissé et la proportion de brésiliens pauvres et extrême-ment pauvres a augmenté. A la veille de l’année électorale de 2022, le gouvernement fédéral a donc lancé un nouveau dispositif de transferts sociaux baptisé Auxílio Brasil. Jair Bolsonaro a tiré les leçons de ce qui s’est passé pendant les premiers mois de versement de l’Auxilio Emergencial. Sur la période mars-décembre 2020, sa popularité s’est amé-liorée pour se dégrader ensuite, notamment en raison de la suspension de l’allocation d’urgence. Avec le remplacement de la Bolsa Família par un nouveau programme qui se veut plus ambitieux, le chef de l’Etat n’a qu’un objectif : améliorer sa côte de popularité et ses chances à l’approche du scrutin. En principe, l’Auxílio Brasil est un dispositif simplifié. Il reformule les différentes allocations du Bolsa Familia et propose une allocation moyenne par bénéficiaire de 400 BRM/mois au départ. Il concernera presque 17 millions de fa-milles pauvres et très pauvres (soit le quart de la population actuelle du pays). Conçu à la hâte, en fonction des échéances électorales et sans réflexion approfondie sur la politique de transferts sociaux, ce nouveau programme suscite déjà de très sérieuses interroga-tions. Une affiche dans la rue à São Paulo en septembre 2021 : avec l'inflation élevée, la faim est de retour (Bolsocaro : jeu de mot avec caro - cher en Portugais - et le nom du chef de l'Etat) L’Auxílio Brasil. L’Auxílio Brasil a été créé le 9 août 2021 par une mesure provisoire. Les caractéristiques de ce nouveau système d’allocations ont été précisées par un décret le 8 novembre 2021. Ce texte indique que l’Auxílio Brasil devrait être composé de neuf prestations. La base du programme est constituée par trois allocations mensuelles qui seront versées aux familles dont le revenu per capita est inférieur à 200 BRL (le nouveau seuil de pauvreté retenu). Il y a d’abord une prestation aux familles ayant au moins un enfant de moins de 3 ans (130 BRL par enfant). A cela s’ajoute une prestation aux familles ayant au moins un enfant à charge de 3 à 21 ans (65 BRL par enfant). La troisième allo-cation est destinée à compléter le revenu mensuel par habitant des ménages jusqu’à ce qu’il atteigne 100 BRL (nouveau seuil d’extrême pauvreté, contre 89 BRL auparavant) [8]. L’accès à ces trois prestations reste conditionné à la fréquentation scolaire et à la vaccination des enfants, ainsi qu’au suivi médical des femmes enceintes. Six autres allocations viennent s’ajouter à ces prestations de base. Elles sont destinées à favoriser l’intégration sociale et écono-mique des allocataires, c’est-à-dire leur capacité au-delà de la période d’assistance, à vivre durablement grâce à des revenus d’activité [9]. Le 17 novembre dernier, le gouvernement fédéral a commencé à effectuer les premiers paiements au titre de l’Auxilio Brasil. Cette allocation a été versée à 14,6 millions de fa-milles. La moyenne du transfert réalisé a été de 217 BRL. En réalité, cette première étape ne constitue qu’un prolongement du Bolsa Familia. Les bénéficiaires inscrits sur l’ancien programme ont été automatiquement intégrés au nouveau. Le montant moyen de la somme des prestations correspond à l’ancienne moyenne (189 BRL) ajustée de l’inflation enregistrée depuis 2018. Le gouvernement fédéral a donc réalisé en novembre une opé-ration de communication. Il cherche à préserver la popularité de Jair Bolsonaro auprès des couches les plus pauvres, même s'il n'a pas encore les marges de manoeuvre budgétaires nécessaires. Pour porter le nombre de familles allocataires à 17 millions et transférer effectivement en moyenne 400 BRL/mois aux bénéficiaires (un tiers de l’actuel salaire minimum), le gouvernement doit obtenir l’aval du Congrès. Dans le cadre du débat parlementaires sur le budget de 2022, les députés ont voté à la mi-novembre une Proposition d’Amendement Constitutionnel (la PEC 23) qui, si elle est adoptée, libérera des marges de manœuvres budgétaires pour garantir le lancement effectif de l’Auxilio Brasil. Le sénat fédéral a ensuite adopté une version de la PEC 23 que la Chambre doit désormais voter en seconde lecture. Des limites et des critiques. Un consensus existe au Brésil sur la nécessité de réformer et d’augmenter la portée du programme Bolsa Familia. A l’exception d’élus et de leaders de gauche, nombreux sont les responsables politiques qui reconnaissent les limites d’un dispositif d’assistance qui n’encourage pas assez les bénéficiaires à préparer leur (ré)insertion sur le marché du tra-vail. Les trois nouvelles prestations prévues dans l’Auxilio Brasil font l’unanimité chez les parlementaires du Congrès. Ce consensus est du notamment au fait que ces allocations couvrent les jeunes jusqu’à 21 ans (contre 17 ans auparavant). Conçu dans un contexte pré-électoral par un exécutif qui veut disposer d’un instrument de propagande destiné à relancer la popularité du candidat-président auprès des couches les plus mo-destes, ce nouveau dispositif de revenus conditionnels présente néanmoins de sérieuses faiblesses. L’Auxilio Brasil est d’abord loin d’éliminer toutes les insuffisances du Bolsa Familia. Notons d’abord que pour couvrir 2,4 millions de bénéficiaires supplémentaires et atteindre ainsi les 17 millions envisagés, il ne suffit pas de disposer de marges de manœuvre budgé-taires. Il faut encore résoudre le problème de la file d’attente que forment ces bénéfi-ciaires potentiels, c’est-à-dire procéder aux opérations d’identification, d’enregistrement de ces familles qui répondent aux critères du nouveau programme mais n'y sont pas automatiquement incluses. Notons encore que le nouveau dispositif est loin de simplifier et d’unifier les prestations sociales destinées aux plus pauvres. Il propose en effet neuf prestations, soit trois de plus que le programme Bolsa Familia. Les autres critiques sont plus fondamentales. La première concerne l’évolution dans le temps du revenu réel ainsi transféré aux familles les plus modestes. Les seuils de pau-vreté ont été relevés (de 89 à 100 BRL pour l’extrême pauvreté et de 178 à 200 pour la pauvreté). Néanmoins, ils restent très inférieurs aux seuils internationaux. Par ailleurs, aucun mécanisme ne prévoit l’actualisation des prestations sociales en fonction de l’in-flation. Dans le contexte de forte instabilité des prix qui prévaut depuis 2020 (la hausse des prix à la consommation serait de plus de 10% en 2021), les prestations versées auront une valeur réelle (en termes de pouvoir d’achat) de plus en plus faible. Ajoutons encore que l’Auxilio Brasil ne concerne pas spécifiquement les travailleurs informels alors que ces derniers étaient la cible privilégiée de l’Auxílio Emergencial. A la fin du premier se-mestre 2021, Ils étaient près de 37,1 millions, contre 31 millions d’actifs du secteur privé in-séré dans l’économie formelle. La seconde critique touche à la durabilité du nouveau programme de revenu condition-nel. Dans l’immédiat, le dispositif ne pourra être mis en œuvre dans toutes ses dimen-sions et sur une période intégrant l’année 2022 qu’une fois le projet d’amendement cons-titutionnel (PEC 23) définitivement adopté par le Congrès. Tant que ce texte n’est pas voté, les familles démunies et ciblées vivent dans un contexte d’incertitude et d’insécurité sociale. Dans l’hypothèse de l’adoption de ce texte, il faudra encore d’autres réformes concernant la gestion du budget et la fiscalité pour que l’Auxilio Brasil dispose de res-sources durables au-delà de 2022. Admettons que ce programme soit finalement mis en œuvre et pérennisé. Supposons que 17 millions de familles parviennent à recevoir en moyenne 400 BRL/mois. En 2022, cela représentera un coût budgétaire annuel de 81,6 milliards de BRL, soit l’équivalent de 1,1% du PIB de 2021. Le coût ainsi assumé est extrêmement modeste si l’on considère qu’il s’agit de protéger de l’extrême pauvreté (et probablement de la misère et de la faim) un Brésilien sur quatre. Reste que dans les circonstances qui prévalent aujourd’hui et compte tenu du bidouillage budgétaire [10] promu par l’Administration Bolsonaro, le lan-cement de l’Auxilio Brasil a provoqué et va aggraver une perte de crédibilité de l’Etat. Ce bidouillage budgétaire induit et va induire un relèvement des taux d’intérêt. Il va donc peser sur les conditions d’emprunt à long terme (via une hausse des primes de risque), ce qui bride et bridera ainsi davantage un potentiel de croissance déjà limité. Il favorise encore une dépréciation accentuée de la monnaie brésilienne par rapport aux grandes devises. Cette dynamique de dépréciation est très importante depuis le début du second semestre 2021. Elle constitue un des moteurs de la dérive inflationniste que connaît le pays sur les derniers mois. En d’autres termes, les arrangements budgétaires trouvés pour permettre le lancement du nouveau programme social ont aussi un coût indirect très lourd. Qu’importent les contraintes et les conséquences économiques et sociale ! Bolsonaro est pressé. Il veut récupérer le soutien des plus pauvres à l’approche de l’échéance élec-torale de 2022. Avec les méthodes employées, il risque de perdre cet appui. [1] Sur la base du taux de change moyen de la période janvier-novembre 2021. [2] Registre unifié des programmes sociaux. Il permet d’identifier leurs bénéficiaires et leurs caractéristiques sociales. Il est utilisé également pour articuler les politiques publi-ques dans la lutte contre la pauvreté dans toutes ses dimensions (sécurité alimentaire, éducation, santé, etc.). [3] A ces deux premières allocations pouvaient s’ajouter une prestation variable et condi-tionnelle pour les adolescents à charge (entre 16 et 17 ans, variant en 2021 (de 48 à 96 BRL) et une allocation variable et conditionnelle destinée à compléter le revenu men-suel des familles jusqu’à ce qu’il atteigne le seuil de 89 BRL par personne. La première était conditionnelle. Les familles éligibles étaient celles qui ont un revenu mensuel par habitant inférieur à 178 BRL (seuil de pauvreté au Brésil jusqu’en 2021). En outre, les adolescents devaient poursuivre leur scolarité. Par définition, cette prestation était condi-tionnée au revenu mensuel des familles, qui devait être inférieur à 89 BRL par personne. In fine, cette dernière prestation rendait la première inutile étant donné qu’elle assurait à tous les ménages au moins 89 BRL/mois. [4] Avant la crise, les travailleurs informels représentaient plus de 40% de l’emploi total et les Brésiliens vivant sous le seuil de pauvreté (moins de 5,5 USD par jour en parité de pouvoir d’achat de 2011) représentaient 19,6% de la population totale. [5] Le dispositif a connu une interruption de janvier à mars 2021 car les autorités brésilien-nes avaient initialement prévu de supprimer la plupart des mesures de soutien à partir de janvier 2021. [6] Réseau d’ONG brésiliennes spécialisées sur la question de l'insécurité alimentaire. [7] Groupe réunissant les chômeurs effectivement en recherche d’emploi, les chômeurs qui ont abandonné toute recherche et les sans-emploi qui vivent d’activités temporaires diverses. [8] Chaque famille éligible peut cumuler les trois prestations de base. Les deux pre-mières prestations peuvent être reçues jusqu’à un maximum de cinq fois la prestation (pour cinq enfants) par famille. [9] Une première allocation est versée lorsque la famille compte des adolescents âgés de 12 à 17 ans qui se distinguent dans les compétitions sportives (110 BRL par enfant). La seconde est une aide aux étudiants qui se distinguent aux concours scolaires et scien-tifiques (110 BRL par enfant). La troisième est versée aux mères qui ont un enfant de moins de deux ans et qui ne trouvent pas de place en crèche (de 200 à 300 BRL). Un quatrième transfert est versé sur une période maximum de 36 mois aux agriculteurs inscrits dans le Cadastro Único. (200 BRL par famille). La cinquième allocation concerne des travailleurs qui ont un emploi formel (200 BRL par famille). Enfin, une dernière prestation est destinée à compléter le montant total reçu au titre de l’Auxilio Brasil par la famille afin qu’elle perçoive un montant mensuel équivalent à celui dont elle bénéficiait au titre du Bolsa Familia. Ces six prestations sont régies par la règle dite d’émancipation. Cela signifie que si une famille voit son revenu par personne dépasser la limite d’inclusion dans l’Auxilio Brasil (le seuil de pauvreté défini à 200 BRL/mois) elle continuera néan-moins à bénéficier du programme pour deux années supplémentaires. [10] Voir le premier post de cette série.

  • Au nom du social, le bidouillage budgétaire (1).

    L'épidémie de covid-19 et la crise économique qu’elle provoque ont entraîné une forte érosion de la popularité du Président Bolsonaro. Obsédé par la prochaine élection prési-dentielle, contraint de satisfaire les demandes des formations politiques qui l’appuient au Congrès (le fameux centrão, dont il est de plus en plus dépendant), le chef de l’Etat entend à la fois accroître les aides sociales aux couches les plus pauvres, augmenter le financement des campagnes électorales et satisfaire des clientèles (les camionneurs, par exemple) qui sont touchées par la hausse spectaculaire des prix des carburants. Inca-pables de tailler dans les postes de dépenses les plus importants parce que les réformes annoncées n’ont pas eu lieu, l’exécutif a choisi délibérément de franchir la digue, c’est-à-dire de crever le plafond des dépenses fédérales en vigueur depuis 2016. En octobre dernier, dans le cadre du débat parlementaire sur la loi budgétaire de 2022, le ministre de l’Économie a demandé aux élus un waiver (exception) pour déroger à cette règle officielle. Les réactions ont été vives au sein de l’administration centrale que dirige Paulo Guedes. Le directeur du Trésor a démissionné, ainsi que trois autres hauts responsables du ministère de l'Economie. Pendant plusieurs jours, le départ du Ministre lui-même a été évoqué. Paulo Guedes a décidé finalement de soutenir la politique budgétaire irres-ponsable imposée par le Président et le centrão. Risques budgétaires mal gérés. Depuis 2016, l’Etat fédéral doit respecter des règles constitutionnelles destinées à freiner l’évolution des dépenses et à définir un cadre budgétaire crédible. La règle dite du pla-fond des dépenses impose que la croissance annuelle des dépenses primaires du bud-get soumises à ce plafond soit nulle en termes réels. En d’autres termes, le plafond des dépenses sur un exercice budgétaire ne peut pas dépasser celui de l’année précédente, corrigé de l’inflation. L'adoption de cette norme constitutionnelle a rassuré les marchés financiers, permis une baisse des taux d'intérêt et une amélioration des conditions d'em-prunt. Elle a redonné une crédibilité à la gestion des comptes publics après la politique d'expansion incontrôlée des dépenses pratiquée par la Présidente Dilma Rousseff (2011-2016). La règle du plafond n'est pas rigide. A chaque exercice budgétaire, un espace peut éven-tuellement être trouvé dans le plafond grâce à l’écart d’inflation entre juin et décembre. En effet, la prévision d’inflation en juin pour l’année N (date à laquelle le gouvernement élabore son projet de budget) détermine la hausse annuelle du plafond des dépenses pour l’année N+1, tandis que celle finalement réalisée en décembre détermine la hausse des dépenses obligatoires qui devront être soumises au plafond en N+1 [1]. Dans ces conditions, si l’inflation effectivement réalisée en décembre est inférieure à celle qui avait été prévue en juin, le gouvernement gagne un "espace" budgétaire. Lorsque la situation inverse se produit, il doit colmater un "trou" budgétaire (une situation rencontrée en 2020 lors de l’élaboration du budget de 2021). En juin 2021, l’inflation s’élevait à 8,34% en glissement annuel. Les organismes officiels de prévision anticipaient alors un taux d’inflation de 5,7% pour décembre 2021. Le scénario retenu était donc celui d’une aug-mentation du plafond plus importante que celle des dépenses obligatoires indexées sur l’inflation. Les analystes prévoyaient donc un espace budgétaire estimé à 47,3 milliards de BRL…. Le 31 août 2021, le gouvernement a soumis son projet de loi budgétaire 2022 (PLOA) au Parlement. Ce projet de budget n’a pas encore été voté par le Congrès car deux pro-blèmes ont surgi au fil des derniers mois qui n’en finissent pas de nourrir les débats. La PLOA présentée en août est fondée sur des hypothèses macroéconomiques qui se sont révélées avec le temps de moins en moins réalistes. Ce projet sous-estime en effet la hausse des dépenses à envisager pour 2022. L’exécutif prévoit dans son projet un taux d’inflation en glissement annuel de 5,9% à l’horizon de décembre 2021. Depuis le début du second semestre, l’inflation a connu une forte accélération. Le marché table depuis la mi-novembre sur une hausse de 10,1% à la fin de l’année. Cela signifie que dans un tel scénario l’espace budgétaire anticipé initialement pour financer des dépenses supplé-mentaires disparaît pratiquement. Le second problème qui a surgi dans le cadre de l’élaboration de la loi budgétaire pour 2022 est une augmentation imprévue des dépenses. Alors que le ministère de l’économie était en train de finaliser la PLOA, il a été informé que les autorités judiciaires avaient ré-haussé leur prévision de precatórios pour 2022. Ces precatórios sont des titres repré-sentatifs des créances sur l'État [2]. Ces créances doivent être honorées par les institu-tions publiques (Etat fédéral, Etats locaux, municipalités) et les paiements exécutés au bénéfice de particuliers, d’entreprises et d’institutions publiques, à la suite de décisions judiciaires définitives. Elles doivent être incorporées aux dépenses du budget de l'année qui suit la condamnation définitive de l’institution publique débitrice. Ces precatórios sont considérés comme des dépenses budgétaires obligatoires et soumises au plafond des dépenses. En 2022, le ministère de l’Économie prévoyait initialement une enveloppe de 55,4 milliards de BRL pour solder ces dettes. Elles s’élèveront en réalité à 89,1 milliards de BRL. Cette augmentation imprévue crée donc un trou de 33,7 milliards de BRL dans le projet de budget de 2022. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette mauvaise surprise intervenue en plein débat de préparation de la loi budgétaire. Il y a d’abord une décision de la Cour Suprême Fédé-rale (STF) survenue dans les premiers mois de 2021. Elle impose au gouvernement fédé-ral de rembourser 16,6 milliards de BRL à plusieurs Etats fédérés pour réparer des er-reurs qui ont accompagné dans le passé des transferts fédéraux à un fonds de soutien de l’éducation, le Fundef [3]. La hausse des precatórios en 2021 est aussi liée à un changement dans l’indice des prix utilisé comme référence pour actualiser la valeur des dettes judiciaires de l’Etat fédérale. Enfin, deux autres facteurs majeurs interviennent. Le premier est une augmentation au fil des années des procédures judiciaires engagées contre l’Etat fédéral et qui ont permis aux créanciers d'obtenir gain de cause. Entre 2010 et 2020, les precatórios ainsi ont doublé en termes réels, passant de 26,7 milliards à 54,9 Milliards BRL. Les observateurs estiment que la "surprise" est aussi liée à une gestion ina-déquate des risques budgétaires par le ministère de l’Economie. Mauvais payeur, l'Etat fédéral est aussi un mauvais gestionnaire. Montants annuels des injonctions judiciaires de payer (precatórios). Milliards de BRL. Source : IFI, Sénat Fédéral. Inflation et rigidité budgétaire. Avec la poussée inflationniste que connaît le pays, les autorités fédérales ont très pro-bablement perdu une des deux variables sur lesquelles elles pourraient jouer : l’espace budgétaire lié aux écarts entre l’inflation accumulée en juin et celle accumulée en fin d’année civile. En théorie, une autre variable d’ajustement serait d’arbitrer entre les diffé-rents postes de dépenses. En réalité, ce dernier levier est inexploitable car les réformes (souvent annoncées) destinées à flexibiliser et à réduire certains postes majeurs du bud-get n’ont pas eu lieu avant et pendant le mandat de Jair Bolsonaro. Les arbitrages bud-gétaires sont aujourd’hui devenus pratiquement impossibles. Presque 94% des dépenses primaires sont obligatoires et par définition incompressibles. Elles doivent être exécutées par le gouvernement fédéral. Les dépenses primaires obligatoires sont constituées de prestations de sécurité sociale (notamment les retraites), de salaires et charges sociales des fonctionnaires et d’autres prestations sociales (telles que la Bolsa Família), des transferts que l’Etat fédéral doit opérer en direction des Etats fédérés et des communes. A ces dépenses primaires obligatoires, s’ajoutent les dépenses entraînées par la dette publique (charges d’intérêt et remboursements) qui constituent également des charges incontournables pour le budget fédéral. C’est la Constitution qui rend ces dépenses obligatoires. La loi fondamentale ne déter-mine pas que les dépenses obligatoires doivent représenter un pourcentage fixé du pla-fond. Néanmoins, plusieurs dispositions constitutionnelles ont abouti à élever régu-lièrement la part des dépenses obligatoires dans le plafond des dépenses budgétaires. Ainsi, de nombreux postes de dépenses (salaires des fonctionnaires, retraites, certaines prestations sociales) sont systématiquement indexés sur l’inflation. Par ailleurs plusieurs amendements constitutionnels contraignent l’exécutif fédéral à affecter 15% de ses recettes nettes à la santé et 18% à l’éducation. Compte tenu de l’existence d’une digue (le plafond), la croissance des dépenses obligatoires s’est donc réalisée au détriment des dépenses dites "discrétionnaires". Les dépenses discrétionnaires couvrent les investis-sements financés par l’Etat fédéral et les dépenses de fonctionnement du secteur public hors salaires. Plus précisément, la discipline du plafond des dépenses a été respectée en comprimant au maximum les dépenses d’investissement. Evolution des dépenses obligatoires et discrétionnaires depuis fin 2010*. * Montant cumulé sur douze mois, en milliards de BRL de septembre 2021. Source : IFI. Il est difficile de réduire davantage les dépenses discrétionnaires dont le niveau est déjà extrêmement faible. Une compression supplémentaire signifierait un arrêt du fonctionne-ment des services publics fédéraux, un shutdown. Dans l’idéal, pour sortir de l’impasse rencontrée ces derniers mois, il faudrait amender la Constitution afin de réduire plusieurs postes de dépenses primaires obligatoires. C’est ce que le gouvernement Bolsonaro a fait en début de 2019, lors de l’adoption d’une réforme des retraites et pensions. C’est ce qu’il n'a pas fait ensuite en abandonnant ses projets de réformes administratives, en maintenant les subventions dont bénéficient plusieurs secteurs d'activité, en ne touchant pas aux privilèges dont jouissent élus et haut-fonctionnaires (salaires astronomiques, avantages extra-salariaux). C’est ce qu’il est impossible de faire dans la conjoncture poli-tique actuelle et sur une période de fin de mandat présidentiel. Ignorant les juges, l'Etat répudie ses dettes. Le projet de loi budgétaire pour 2022 doit inclure le paiement de la totalité des dépenses primaires liées aux precatórios (89,1 Milliards de BRL), considérées comme des dépenses obligatoires. Dès le début d’octobre dernier, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il entendait réduire cette charge en faisant approuver par le Congrès une proposition d’amendement constitutionnel destinée à libérer de l’espace à l’intérieur du plafond des dépenses. Cette proposition n°23 (dite "PEC des precatórios") doit ouvrir des marges de manœuvre et permettre de financer le nouveau programme d’assistance sociale voulu par le Président Bolsonaro : l’Auxilio Brasil (voir le second post de cette série). La mise en œuvre effective du nouveau dispositif d’allocations pourrait augmenter les dépenses pri-maires obligatoires d’environ 46,9 milliards de BRL [4] et élargir d’autant le « trou » dans le plafond des dépenses. Dans le débat budgétaire de ces derniers mois, le ministère de l’Économie a donc dû envisager des solutions permettant de réduire les crédits à affecter au paiement des precatórios (alors que ce sont des dépenses obligatoires) et d’inclure les crédits supplémentaires destinés à viabiliser l’Auxílio Brasil (alors qu’il n’y a plus d’espace dans le plafond des dépenses). Le texte initial de la PEC 23 a été rejeté par la Chambre des députés puis amendé et fina-lement voté. La proposition d’amendement constitutionnel a ensuite été débattue puis adoptée par le Sénat. Si elle est finalement ratifiée par la Chambre (à qui revient le dernier mot), trois modifications majeures seront introduites dans la législation bud-gétaire. Le texte prévoit d’abord que le paiement annuel des precatórios soit plafonné au montant effectivement payé en 2016 corrigé de l’inflation. Le solde serait reporté sur les exercices budgétaires ultérieurs jusqu’en 2026 [5]. Selon les estimations les plus précises, la mise en œuvre de cette règle sur 2022 permettrait de ne payer que 45,3Mds BRL de precatórios en 2022 (voir le graphique ci-dessus) et d’en reporter le reste aux années suivantes. Un espace budgétaire de 43,8 milliards de BRL serait ainsi créé. Ce report des precatórios pourrait provoquer un effet "boule de neige", si les dépenses reportées continuent de croître de façon exponentielle dans le futur. Selon l’Institution Fiscale Indépendante (IFI, liée au Sénat fédéral), le passif à honorer en 2026 pourrait atteindre entre 420,9 et 744,1 milliards de BRL, selon le rythme d'augmentation des injonctions de payer formulées par les Juges...Dans l'un et l'autre cas, les dépenses primaires obliga-toires exploseraient. La nouvelle version de la PEC 23 modifie par ailleurs la règle constitutionnelle du plafond des dépenses. La hausse du plafond ne serait plus fixée sur la base de l’inflation prévue en juin mais sur celle qui serait effectivement enregistrée en décembre. Ainsi, "l’ajuste-ment de la digue" serait synchronisé avec celui des dépenses primaires obligatoires indexées sur l’inflation. En 2022, cette "innovation" permettrait d’augmenter le plafond des dépenses autorisées de 62,2 milliards de BRL. Cette nouvelle règle "d’ajustement de la digue" ne rassure guère les analystes de mar-chés qui soulignent qu’elle ne garantirait pas à l’exécutif un espace budgétaire sur les exercices au-delà de 2022. Avec une telle disposition, la proposition de loi budgétaire transmise en août par l’exécutif au Congrès sera très incertaine puisqu’elle sera fondée sur une hausse du plafond inconnue à cette hauteur de l’année. En l’état, selon le Trésor fédéral, cet amendement constitutionnel devrait libérer un espa-ce budgétaire total de 106 milliards de BRL pour 2022 (43,8 milliards en raison de la limite stipulée pour le paiement des precatorios, 62,2 milliards en raison du relèvement du plafond de dépenses). Selon le Ministère de l’Economie, ces crédits supplémentaires seront utilisés pour viabiliser le programme Auxílio Brasil, le relèvement des salaires et prestations sociales dont la valeur nominale évolue en fonction du salaire minimum et l’augmentation d’autres dépenses obligatoires. L’espace ainsi ouvert servira aussi à financer des crédits d’amendements parlementaires qui intéressent directement les élus du Congrès et d’augmenter le fond électoral (qui finance les campagnes des partis). Enfin, les crédits supplémentaires permettront de soutenir des professions très touchées par la hausse des prix des carburants. Les camionneurs sont de précieux alliés du Président Bolsonaro....Le Sénat ayant apporté des modifications au texte adopté par la Chambre, la PEC devra à nouveau être débattue et votée à la Chambre. Le coût de l'indiscipline budgétaire. L’adhésion d’une large majorité des élus du Congrès à la "flexibilisation" de la politique budgétaire inquiète depuis des mois les marchés financiers et les investisseurs. En prenant de sérieuses distances avec la discipline budgétaire, l’Etat fédéral a renforcé au fil des derniers mois un climat d’incertitude et la perte de confiance des agents économiques. Cette dérive contribue à favoriser une inflation déjà élevée. La rupture avec le plafonnement des dépenses publiques est une énorme régression par rapport aux efforts de discipline budgétaire engagés depuis la fin du siècle passé. Après le rebond de 2021 qui suit le choc du début de la pandémie, le Brésil pourrait retrouver en 2022 le type de récession qu’il a affronté en 2014 et 2015. Le dérapage programmé des dépenses publiques intervient dans un pays qui connaît déjà une inflation à deux chiffres, situation qui a conduit la Banque Centrale à resserrer sa politique monétaire (en six étapes, le taux directeur a été relevé de 2%/an en début d’année à 9,25%/an, atteignant son plus haut niveau depuis juillet 2017). Ce resserrement monétaire et la réaction des marchés aux bidouillages budgétaires de l’Administration Bolsonaro et du Congrès contribuent au climat récessif. Mois après mois, les prévisions de croissance pour 2022 ont été revues à la baisse. La Bourse de valeur de São Paulo a perdu plus de 8,2% sur le seul mois de novembre 2021 et 14,4% sur les onze premiers de l’année. C’est le résultat le plus médiocre enregistré à l’échelle mondiale, après celui de l’IBC…..du Venezuela. Evolution du taux de change USD/BRL sur les 11 premiers mois de 2021 (1 USD = BRL). Source : CEPEA. L’abandon des disciplines budgétaires promu par l’Administration Bolsonaro aggrave la perte de crédibilité de l’Etat, induit et va induire un relèvement des taux d’intérêt, c’est-à-dire peser sur les conditions d’emprunt à long terme (via une hausse des primes de risque) et brider ainsi davantage un potentiel de croissance déjà limité. Le coût de la dette publique s’alourdit. Le taux de rendement requis par les investisseurs pour sous-crire des nouvelles obligations a connu une forte hausse sur les derniers mois (estimé en moyenne à 5,8 % en juin dernier, il a atteint 7,5% en octobre). Ces investisseurs s’inter-rogent désormais sur la solvabilité à terme du secteur public. Ils savent que si le gou-vernement fédéral ne parvient pas à faire face à tous ses engagements, il devra laisser courir l’inflation. Cette inflation est favorisée par la forte appréciation que le dollar a connu sur les 5 premiers mois du second semestre. Le billet vert est passé au-dessus de 5,6 réais à plusieurs reprises pendant que les parlementaires du Congrès poursuivaient leur "bricolage budgétaire" en novembre dernier. Il cotait moins de 5 réais en juin lorsque l’on pouvait encore croire à un rebond économique durable. Au final, les coûts à moyen terme pour l’ensemble de l’économie et les populations les plus modestes dépasseront les bénéfices sur le court terme. Le populisme budgétaire a toujours un coût élevé, supporté en premier lieu par les classes les plus pauvres. Celles-ci vont découvrir rapidement que l’Auxílio Brasil est un secours temporaire, insuffisant face à la montée du chômage, à l’instabilité des prix et à la compression des revenus. A suivre : A la Bolsa Familia, succède l'Auxilio Brasil.....à dix mois des élections générales. [1] Une partie des dépenses primaires obligatoires soumises au plafond sont directement ou indirectement indexées à l’inflation de décembre, telles que les prestations sociales (BPC), les primes salariales, l’assurance chômage ou encore les retraites. Plus pré-cisément, certaines sont indexées à l’IPCA (indice général des prix à la consommation), tandis que d’autres sont indexées au salaire minimum, lui-même lié à l’INPC (indice gé-néral des prix à la consommation des ménages modestes). [2]Il s’agit notamment de décisions de justice portant sur les salaires, les pensions de retraite, les impôts, etc. qui résultent de lois de travail et de règles fiscales complexes et porteuses de litiges. [3] Le Fundef (Fonds pour le maintien et le développement de l’éducation fondamentale) a été mis en place de 1998 à 2006. Il a été remplacé par le Fundeb (Fonds pour le main-tien et le développement de l’éducation fondamentale et la valorisation des profes-sionnels de l’éducation). Fundef et Fundeb sont des instruments de péréquation des crédits destinés à l'éducation destinés à soutenir les Etats fédérés plus pauvres. [4] Le programme pourrait coûter 81,6 Mds BRL en 2022 (1,1% du PIB), alors que la Bolsa Família a coûté 34,7 Mds BRL en 2020 (0,47% du PIB). Bien qu’il n’ait pas été inclus dans le projet de budget 2022, à la veille de l’année électorale le Président Jair Bolsonaro souhaite l’incorporer. Le montant moyen des prestations versées sera de 400 BRL par mois. [5] Le report des precatórios est assorti de plusieurs règles encadrant les modalités de paiement et d’échelonnement. La version de l’amendement constitutionnel adoptée par le Sénat Fédéral en décembre dernier prévoit des reports jusqu’en 2026 (et non pas 2036, comme le prévoyait la proposition initiale du gouvernement).

  • Le Brésil dans l'orbite de......l'empire du milieu.

    Depuis quinze ans, avec le Brésil, la Chine ne se contente pas de tisser des liens économiques. Elle met aussi en œuvre une stratégie d’influence afin de susciter chez les formateurs d’opinion brésiliens une perception nouvelle et positive de la République populaire, du pouvoir communiste et du régime que dirige désormais Xi Jingping. Les diverses initiatives de communication impulsées et inspirées par le Parti Communiste Chinois (PCC) cherchent à imposer l’image d’une Chine disposée à coopérer avec tous les pays, celle d’un Etat débonnaire, favorable à l’émergence d’une nouvelle gouvernance globale. Au Brésil comme ailleurs, Pékin entend convaincre les élites politiques, intel-lectuelles et médiatiques du caractère totalement pacifique de la montée en puissance de la République populaire et de l’opportunité que cet essor représente pour le reste de l’humanité. La Chine, son modèle économique, son système politique et l’architecture des relations internationales qu’elle construit offriraient des perspectives nouvelles par rapport à l’économie de marché et au système mondial libéral impulsé et piloté par les grandes démocraties occidentales depuis la Seconde Guerre Mondiale. Le capitalisme d’Etat tel qu’il est pratiqué en Chine et le système politique qui l’accompagne seraient des alternatives pour tous les pays émergents dont les institutions démocratiques vont mal et qui peinent à rattraper les nations occidentales. Cette stratégie d’influence [1] repose sur trois axes principaux. Le premier consiste à as-surer auprès du public brésilien le plus large la promotion de la culture chinoise. Les Brésiliens savent qu’il existe une grande distance culturelle entre les deux pays. L’ap-prentissage du mandarin, la maîtrise des codes sociaux, la connaissance de l’histoire et des mentalités chinoises sont, à juste titre, perçus comme d’âpres défis. Le pouvoir com-muniste s’impose par de multiples initiatives comme le seul pédagogue légitime capable de réduire la distance culturelle, d’enseigner la langue, de fournir des clés d’accès à l’uni-vers mental chinois. Le second axe est le développement d’une coopération étroite entre les universités, les think-tanks, les partis politiques, les médias et d’autres organisations influentes des deux pays. Il s’agit ici de disposer à l’intérieur du monde universitaire bré-silien, dans l’univers de la presse locale et de la vie culturelle ou au sein de la classe politique de "militants" de la cause et du modèle politico-économique chinois, de diffu-seurs convaincus et actifs de l’image très positive que la République populaire veut im-poser. Le troisième vecteur du soft power chinois au Brésil (et ailleurs en Amérique latine) est moins conventionnel. Il est lié à la diffusion d’innovations et de technologies de pointe dans des secteurs extrêmement importants pour l’avenir des sociétés sud-amé-ricaines. La Chine est capable de produire du hightec, des technologies digitales haut de gamme dans des domaines très divers (divertissements, sécurité, défense, applications industrielles, santé, etc..) et à des prix très compétitifs [2]. La diplomatie et les entreprises chinoises réussissent donc à convaincre les partenaires sud-américains qu’ils peuvent leur permettre d’avoir accès rapidement à des équipements et des services qui ne se-raient pas accessibles si les seuls fournisseurs étaient des nations occidentales. Du mandarin aux arts martiaux. Créé en 2004, le réseau des instituts Confucius réunit aujourd’hui 500 centres de for-mation sur 147 pays des cinq continents. Il est développé via des partenariats avec des universités de pays étrangers. Placé sous la tutelle du Ministère chinois de l’éducation, il a pour finalité la diffusion de la langue et de la culture chinoises. Il organise donc des cy-cles d’initiation et de formation au mandarin, des festivals, des échanges culturels. Ce sont des fonctionnaires liés au PCC qui recrutent les professeurs, définissent le cursus et les contenus enseignés, produisent le matériel pédagogique utilisé par les centres d’en-seignement qui sont en général installés sur les campus d’universités étrangères parte-naires. Les représentations diplomatiques chinoises exercent un contrôle direct sur les méthodes et les thèmes d’enseignement, la participation des étudiants. Les enseignants qui exercent au sein de l’institut doivent manifester une totale loyauté à l’égard du régime communiste [3]. Célébration du Nouvel An chinois sur l'avenue Paulista, en 2018, à São Paulo. Au Brésil, l’Institut Confucius est depuis treize ans la principale institution assurant un enseignement du mandarin. Le premier centre d’enseignement a été créé en juin 2008 dans le cadre d’une collaboration encre l’Université du Hubei et l’Université de São Paulo (USP, la plus prestigieuse du pays). Depuis, l’institut a considérablement développé ses activités. De 104 la première année, le nombre d’étudiants accueillis a régulièrement progressé pour atteindre plusieurs milliers en 2019. Outre la première unité de formation créée dans la capitale de l’Etat de São Paulo, treize autres unités ont été ouvertes sur des villes de l’intérieur. Sur l’ensemble du territoire brésilien, on recensait en 2020 11 instituts Confucius installés au sein d’universités locales et trois unités d’enseignement indé-pendantes. Ces instituts et unités ne limitent pas leurs activités à la seule initiation au mandarin des étudiants inscrits. Au sein d’une même université, ils peuvent collaborer avec diverses facultés pour proposer par exemple des cours de mandarin commercial ou une initiation aux arts martiaux. Ces instituts ne limitent pas leurs activités au seul péri-mètre des universités qui les accueillent. Ils développent une coopération avec les se-crétariats à l’éducation dans les Etats fédérés afin de promouvoir une initiation au man-darin dès l’enseignement secondaire. Chaque Institut Confucius conduit quatre types d’activités Le premier est l’animation de cours. Le second est l’organisation d’examens validant l’apprentissage de la langue. Le troisième est la réalisation d’activités culturelles. Le quatrième est la mise en oeuvre et la conduite de programmes d’échanges universitaires avec octroi de bourses d’études [4]. En moins de quinze ans, les Instituts Confucius sont devenus des acteurs centraux pour la promotion de la culture chinoise au Brésil. En lien avec des associations d’amitié, ils ont ainsi créé autour des grandes dates du calendrier chinois (nouvel an, fête du printemps, festival de la mi-automne) de véritables manifestations populaires dans les grandes ag-glomérations brésiliennes. A São Paulo, régulièrement, l’Association locale d’amitié Brésil-Chine et la municipalité organisent la célébration du nouvel an chinois. La program-mation inclut des concerts, expositions, présentations d’arts martiaux et de danse ainsi qu’un festival gastronomique. Les visiteurs découvrent la calligraphie traditionnelle, l’art du massage en Chine et l’acupuncture. Ils peuvent participer à des cérémonies reli-gieuses. D’autres villes importantes (Récife dans le Nord-Est, Foz de Iguaçu dans le Pa-raná, par exemple) fêtent aussi le nouvel an chinois. Outre les festivals, deux autres activités promues par les Instituts Confucius sont d’im-portants vecteurs de diffusion de la culture chinoise : les arts martiaux et la médecine traditionnelle. Le réseau brésilien assure ainsi gratuitement des cours d’initiation au Tai Chi Chuan. Il offre des bourses d’études de six mois pour des formations dans les univer-sités chinoises aux jeunes brésiliens qui pratiquent les arts martiaux [5]. La médecine traditionnelle chinoise est de plus en plus connue et pratiquée au Brésil. L’Université Fédérale du Goiás est la première grande université nationale à disposer sur son campus d’un Institut Confucius de médecine chinoise dont la mission est de diffuser les techni-ques et les pratiques de cette médecine auprès des professionnels et futurs profes-sionnels brésiliens de la santé [6]. Ajoutons enfin que les Instituts et des associations soutenues par les autorités chinoises promeuvent la cuisine traditionnelle chinoise dé-sormais présente et connue dans toutes les régions du pays. Rallier des formateurs d’opinion. L’essor du réseau des Instituts Confucius, les échanges entre enseignants et chercheurs sont des initiatives majeures concernant le monde de l’éducation. Le pouvoir chinois cherche aussi à séduire un public très large en pénétrant les grands moyens de com-munication traditionnels comme les chaînes de télévision. En 2019, le groupe brésilien Bandeirantes de Comunicação a signé un accord de coopération avec China Media Group. Bandeirantes est aujourd’hui une firme qui exploite sept chaînes de TV en accès libre ou sur abonnement, dix chaines de radio nationales et locales, des publications écrites, une maison d’enregistrement. Elle intervient également dans le secteur de l’évènementiel, gère des plateformes numériques, assure la distribution d’autres médias indépendants. De son côté, China Media Group réunit depuis 2018 les principaux médias chinois comme CCTV/CGTV [7] (qui gère 47 chaînes de TV publiques et plusieurs canaux d’émission en langues étrangères), et plusieurs radios. Surnommé "la voix de la Chine", ce conglomérat est directement subordonné au gouvernement central de la République populaire. Offi-ciellement, le contrat sino-brésilien prévoit des coproductions entre les deux partenaires et un partage de contenus. En pratique, depuis 2019, le résultat le plus évident est la dif-fusion par Bandnews (chaîne d’information en continue du groupe brésilien) de repor-tages et de journaux conçus en Chine, animés par des journalistes qui font constamment l’éloge de la dictature de Pékin. Les programmes dénommés Mundo-China permettent au téléspectateur brésilien de connaître toutes les prouesses du PCC. Capture d'écran du programme MundoChina : grâce au contrôle total du covid par le pouvoir chinois,la population peut se ruer vers les sites touristiques Le 21 septembre dernier, la chaîne de télévision Cultura, contrôlée par le gouvernement de l’Etat de São Paulo a annoncé avoir conclu un accord de partenariat identique avec l’agence d’information officielle du gouvernement de Pékin, Xinhua. Selon la Fondation Padre Anchieta, qui gère la chaîne brésilienne, ce partenariat doit rendre sa rédaction indépendante des sources d’information secondaires sur la Chine que sont les médias occidentaux. Il s’agirait de permettre aux téléspectateurs brésiliens de savoir directement ce que pensent et disent les Chinois. Ces téléspectateurs vont effectivement savoir ce que pense le Pouvoir communiste. Xinhua ne diffuse que la parole officielle du PCC. Le public de TV Cultura ne court pas le risque d’assister à des interviews de musulmans ouïghours prisonniers dans les camps de la Province du Xinjiang, de moines tibétains persécutés ou de leaders étudiants exigeant la démocratie à Hong-Kong. Pour le pouvoir chinois, il s’agit de neutraliser un discours occidental sur la Chine qui ne viserait qu’à promouvoir une image négative du pays. Les "contenus d’information" pro-posés par Xinhua et d’autres médias officiels chinois à leurs partenaires brésiliens sont en général plus sophistiqués que leurs équivalents d’origine russe (riches en fake news). Certes, la communication chinoise n’évite pas les références à un occident pervers qui a colonisé le continent sud-américain, provoqué des guerres et imposé des valeurs étran-gères. Ces thématiques plaisent à la gauche brésilienne très influente dans la vie intel-lectuelle nationale. Néanmoins, le cœur du message chinois consiste à défendre le régi-me politique et à présenter la République populaire comme un pays pacifique et respon-sable. Faut-il le souligner ? Pékin multiplie les interventions auprès des médias d’un pays démocratique comme le Brésil mais le pouvoir communiste s’oppose à toute initiative émanant de professionnels brésiliens de l’information qui voudraient s’implanter en Chine. Un autre volet de l’offensive dans le champ de la communication concerne les think tanks. Trois cas de figure apparaissent ici. Des partenaires brésiliens ponctuels peuvent servir de caisse de résonance sur le marché des idées. Il peut y avoir encore des alliés de circonstance qui diffusent les récits chinois de manière régulière. C’est le cas par exem-ple de think tanks spécialisés et liés à des institutions d’enseignement supérieur comme le Centre d’études Brésil-Chine de la Fondation Getulio Vargas de Rio de Janeiro. Enfin, il y a des complices qui partagent avec le Parti communiste chinois une vision commune du monde et dont les intérêts son convergents. C’est dans doute dans cette dernière catégorie qu’il faut classer l’Instituto para Reforma das Relações entre Estado e Empresa (Institut pour la réforme des relations entre l’Etat et l’entreprise), l’IREE, un des think tanks brésiliens qui invite régulièrement les diplomates chinois en poste à Brasilia et notam-ment le chef de la mission diplomatique, l’ambassadeur Wanming. Le président de l’IREE est un avocat très proche du Parti des Travailleurs de Lula et défenseur de l’ex-pré-sidente Dilma Rousseff. En Chine, l’IREE a pour partenaire, le Center for Internacional Security and Strategy (CISS), un think tank de l’université de Tsinghua, à Pékin. D’autres think tanks brésiliens directement liés à des formations politiques de gauche appuient sans restriction le pouvoir chinois et apportent spontanément leur contribution à la stra-tégie d’influence de Pékin. C’est le cas par exemple de la fondation Perseu Abramo, liée au Parti des Travailleurs. Les idiots utiles. Le pouvoir chinois fait un effort particulier pour choyer au Brésil comme ailleurs des per-sonnalités influentes qui sont régulièrement invitées à se rendre en Chine pour y passer plusieurs semaines. Ces "voyages éducatifs" sont destinés à faire de ces leaders d’opinion des diffuseurs reconnaissants et zélés de l’image aimable et séduisante que la Répu-blique populaire veut imposer. Ces invités sont d’abord des alliés politiques et sympa-thisants du régime chinois. Ceux-là sont les dignes successeurs de ces militants com-munistes que Lénine désignait jadis comme des idiots utiles. Ils sont appelés à propager le discours officiel présentant la dictature du PCC comme un régime aimable et le pays comme un géant économique pacifique qui offrirait d’innombrables opportunités à ses amis. Les invitations ne sont pas réservées aux militants de formations prochinoises. Pékin cherche à séduire de nouveaux adeptes du modèle chinois. Journalistes, parle-mentaires, élus locaux, fonctionnaires, universitaires de renom et diplomates bénéficient aussi de ces séjours tous frais payés. Les programmes incluent en général la visite des plus hautes institutions du pays, des rencontres avec de membres du PCC et des res-ponsables d’entreprises, des banquets et des journées de tourisme. L’objectif de Pékin est de gagner ces personnalités à la cause de la Chine. Les personnalités politiques nationales de tous bords sont des clients particulièrement recherchés par les services des voyages du PCC. Sur les années qui ont immédiatement précédé la crise sanitaire, des parlementaires de droite comme de gauche, du clan bolsonariste comme de l’extrême-gauche ont ainsi profité de visites [8]. Grâce à ces voyages, l’ambassade de Chine à Brasilia renforce ses liens avec une part significative des membres du Congrès fédéral, des liens utiles pour exercer un lobbying discret auprès des élus. Toutes ces initiatives de soft power ne visent pas que les leaders d’opinion, les élus ou les personnalités intellectuelles et médiatiques renommées. Le pouvoir chinois et sa diplomatie cherchent aussi à susciter la sympathie ou au moins la bienveillance silen-cieuse d’organisations non gouvernementales brésiliennes. Dans un Etat fédéral relati-vement décentralisé, des canaux de communication sont également ouverts entre la diplomatie de la République populaire et les gouvernements locaux, qu’il s’agisse des Etats ou des pouvoirs municipaux. La révolution numérique brésilienne est chinoise. Le pouvoir chinois a parfaitement compris que la révolution de l’information n’est pas une révolution industrielle comme les autres. Avec le numérique, on entre dans une logique de rendements croissants. Plus il y a d'abonnés sur une application ou une plateforme, plus le réseau est utile. L’efficacité et la qualité croissent avec la taille. L'économie des plates-formes est le royaume des monopoles naturels. Le gagnant ramasse toute la mise. En outre, la montée du numérique en entreprise, l'intelligence artificielle ou la disponibilité d'énormes masses de données renforcent l'efficacité du travail intellectuel, en font une composante décisive de la compétitivité dans d’innombrables secteurs d’activité. Enfin, la révolution numérique change les cerveaux. Elle agit sur la façon de percevoir le monde et de le penser. Les individus vivent de plus en plus connectés à des influenceurs, perdent le sens critique, reprennent à leur compte les messages "likés" sur les plateformes... La frontière entre vie publique et vie privée se déplace, voire s'estompe. L’intimité n'est plus ce qu'elle était. La Chine a aussi parfaitement compris que les pays d’Amérique latine souffraient de sérieux handicaps par rapport à cette révolution numérique décisive sur le plan économique et que ces handicaps représentaient une extraordinaire opportunité. Pékin entend faire du hightech un instrument essentiel de son soft power en Amérique latine. Ainsi, les firmes chinoises du numérique construisent une relation de confiance avec des millions de jeunes consommateurs brésiliens dont le pouvoir d’achat est limité. Il s’agit de mettre à leur disposition un matériel abordable et fiable (les téléphones Huawei et Xiaomi) et des logiciels/applications attractifs (Tik-Tok). La diffusion massive de ces produits et services (le Brésil est le second pays au monde – derrière la Chine – pour le nombre et la fréquence d’utilisations de Tik-Tok), le recours croissant des entreprises et des administrations publiques aux technologies et produits chinois (principalement en raison de la compétitivité-prix) induisent trois conséquences majeures. En établissant ainsi un partenariat technologique avec des clients brésiliens, les firmes chinoises limi-tent ou rendent difficile la pénétration du marché par des concurrents européens ou américains. En second lieu, la popularité des produits chinois a pour effet de neutraliser le discours occidental sur la fiabilité et la protection des données. Enfin, les produits et techniques vendus par la Chine disposant d’un accès back-door, l’expansion des marchés tenus par des firmes chinoises au Brésil offre aux fournisseurs un flux continu de données précieuses couvrant de nombreux domaines, des habitudes de consommation aux interactions de la population sur les réseaux sociaux en passant par les processus de prise de décision dans les entreprises et la sphère publique. La trajectoire de la firme de téléphonie Huawei au Brésil illustre cette stratégie de péné-tration du marché. L’entreprise est présente au Brésil depuis 23 ans. Elle intervient comme fournisseur d’équipements d’infrastructures pour les compagnies brésiliennes qui exploitent des réseaux de téléphonie fixe (Claro, TIM, Telefônica, etc..) et de smart-phones performants et innovants. Aujourd’hui 40% de la technologie 4G utilisée au Brésil a été mise en place par Huawei. Ces équipements sont moins onéreux que ceux fournis par les concurrents européens Ericsson ou Nokia. En outre, ils peuvent être actualisés pour une utilisation en 5G sans que les opérateurs aient à réaliser d’importants investissements. Lorsque les autorités brésiliennes ont envisagé dans les années ré-centes le passage à la 5G, les pays occidentaux (Etats-Unis en tête) ont multiplié les pressions pour que les opérateurs de téléphonie utilisant la technologie Huawei ne puissent pas participer aux appels d’offre. A partir de 2019, le gouvernement Bolsonaro a effectivement commencé à évoquer une possible exclusion de ces opérateurs. Huawei a alors manœuvré avec une grande habi-leté en délaissant un lobbying direct auprès du gouvernement brésilien pour engager une stratégie de séduction de grandes entreprises du secteur agricole et de compagnies minières, deux secteurs économiques essentiels. La filiale brésilienne du groupe chinois a ainsi négocié avec les autorités d’Etats fédérés à vocation agricole (Mato Grosso, Goiás, Paraná, etc…) l’installation d’antennes 5G au bénéfice des adhérents de coopératives agricoles ou de grands exploitants. Ce sont ensuite ces acteurs clés de filières agricoles et agroindustrielles importantes qui multiplié les actions de lobbying à Brasilia pour exiger que les opérateurs utilisant la technologie 5G Huawei sur de grands réseaux ne soient pas écartés des appels d’offre organisés à l’échelle fédérale. Il leur a suffi alors d’appuyer les démarches faites par les opérateurs de téléphonie eux-mêmes. Ceux-ci n’ont cessé de souligner que si Huawei était écartée des appels d’offre, ils devraient changer tout le réseau 4G installé pour investir dans une technologie compatible avec celle des fournisseurs de services 5G retenus. Le coût de cet investissement était estimé en juin dernier à 100 milliards de BRL (à l’époque, l’équivalent de 20 milliards de dollars). Outre un investissement onéreux, l’abandon de la technologie Huawei aurait signifié un retard d’au moins trois ans dans la mise en œuvre de la 5G à l’échelle nationale et 2 millions d’emplois perdus. Les dernières réticences du gouvernement Bolsonaro ont de toutes façons été levées à la fin 2020 lorsque le Président a compris que les campagnes de vaccination contre le covid-19 ne pourraient pas avancer sans augmentation de livraisons d’immunisants depuis la Chine…Un principe actif que Pékin s’est empressé de fournir dès que le Chef de l’Etat a assuré le gouvernement chinois que Huawei ne souffrirait d’aucune discrimination lors des appels d’offre pour la 5G. Début novembre 2021, à l’issue de l’appel d’offre réalisé, sur la liste des principaux opérateurs retenus, on comptait plusieurs clients et partenaires majeurs de.....Huawei. Le Brésil du 21e siècle est de plus en plus sous influence chinoise. Le discours sinophobe du Président Bolsonaro et de ses proches ne contribue d’ailleurs en rien à rééquilibrer des relations asymétriques. Pour favoriser un rééquilibrage, le Brésil doit privilégier les initiatives concrètes et délaisser les vitupérations et les provocations inutiles. La première action à engager est un effort conséquent de diversification des marchés d’exportation. Cet effort passera nécessairement par une redéfinition des priorités de production au Brésil. Le pays n’est pas condamné à consacrer de plus en plus de terres à la seule production de soja. Il peut développer ses capacités de raffinage afin de réduire ses exportations de pétrole. La seconde priorité est un contrôle plus rigoureux des investissements chinois sur le territoire brésilien et une amélioration conséquente de la gestion des firmes publiques nationales afin que celles-ci soient moins vulnérables face à la "sollicitude" de parrains de la République populaire. La troisième priorité est un suivi rigoureux de toutes les initiatives prises par le pouvoir communiste chinois pour formater les mentalités dans l’espace universitaire, le monde des médias, la population en général. Au Brésil, la Chine peut réussir à imposer une emprise à laquelle l’Australie semble décidée à résister. Le terrain est plus propice. Les forces de gauche brésiliennes pensent encore le monde du XXIe siècle avec les grilles de lecture de la guerre froide d’hier et d’un marxisme désuet. Elles sont plus importantes et influentes que ne le sont les mouvements pro-chinois sur l’île-continent du Pacifique. Au Brésil, les crises politiques et économiques répétées ren-dent particulièrement difficile la définition et la mise en oeuvre d’une stratégie de réduction de la dépendance priorisant le long terme. La Chine peut tout acheter, y compris la complicité silencieuse de leaders politiques sensibles à sa "générosité". Le Brésil n’est pas pour autant condamné à devenir une colonie de République populaire. Il dispose d'insti-tutions solides, de grands médias indépendants et lucides. De nombreux universitaires et universités montrent qu’ils ne sont pas prêts à devenir des idiots utiles. Les Brésiliens les plus âgés savent d’expérience qu’une dictature n’est jamais aimable. L’économie du pays est encore très diversifiée. Le système financier national est moins vulnérable que celui du voisin argentin. Bref, il y a encore de solides marges de manoeuvre. Il n’est pas trop tard pour prendre exemple sur la résistance australienne... [1] Le soft power chinois décrit ici est mis en œuvre sur toute l’Amérique latine, notam-ment dans les pays qui connaissent un état de crise économique et politique quasi-permanent. Outre le Brésil, il faut citer l’Argentine, le Pérou, l’Equateur, divers pays d’Amé-rique centrale et, bien sûr, le Venezuela. [2] Cette compétitivité-prix est liée aux subventions que verse l’Etat communiste à ses entreprises et à l’absence d’une culture des droits de propriété intellectuelle. [3] Plusieurs universités américaines, canadiennes, australiennes et suédoises ont déjà été conduites ces dernières années à fermer des centres d’enseignement de l’Institut Confucius pour non-respect des libertés universitaires. [4] Ces bourses concernent des séjours de courte durée (cours d’été et d’hiver de 20 jours) en Chine, des périodes de formation en Chine d’une durée de 6 mois destinées à l’étude de la langue et des séjours longs (jusqu’à deux ans) offerts à des étudiants brési-liens qui vont suivre des cours de second et de troisième cycle de perfectionnement en mandarin. [5] Le Brésil est le cinquième pays au monde pour le nombre de personnes pratiquant les arts martiaux (notamment le Kung Fu). La Confédération brésilienne de Kung Fu orga-nise des compétitions à l’échelle nationale et accueille également des compétitions internationales. L’accès à des formations assurées en Chine et financées par le gouver-nement chinois est donc un enjeu majeur pour le monde sportif brésilien. [6] Dès les années 1990, la médecine traditionnelle chinoise a été diffusée au Brésil grâ-ce à la Revue Brésilienne de Médecine Chinoise, publication soutenue par Pékin. En 1983, cette diffusion a été renforcée avec la création de l’Association d’Acuponcture d’Amérique du Sud, devenue en 1998, l’Association de Médecine Chinoise et d’Acuponcture du Brésil. [7] CCTV (China Central Television) et sa branche internationale CGTV (China Global Tele-vision Network). [8] Même s’ils rivalisent dans la propagande auti-chinoise et pratiquent un discours sino-phobes, les proches de Jair Bolsonaro profitent pourtant de ces invitations. Le sénateur Flavio Bolsonaro, fils du Président a ainsi pu découvrir la Chine à l’occasion d’un des voyages organisés pour les parlementaires brésiliens. La stratégie d’influence chinoise ignore les frontières idéologiques et les oppositions politiques....

  • Le Brésil dans l'orbite..... de l'empire du milieu.

    La compagnie pétrolière nationale travaille de plus en plus avec des partenaires chinois. Débouché croissant à l’exportation pour le pétrole brut, la Chine participe aux investis-sements nécessaires à l’exploitation du présel (le grand gisement off-shore découvert dans les années 2000 au large du Sud-Est du Brésil). Elle fournit des navires-sondes, des plateformes de forage et diverses technologies d’extraction. Les banques chinoises ont également manifesté depuis plus de dix ans une extrême sollicitude à l’égard de Petro-bras au point d’en devenir les premiers créanciers en un temps relativement court. La firme pétrolière est aujourd’hui le premier acteur économique brésilien lié à la Chine. Le premier client à l’exportation. En novembre 2007, le Brésil annonce avoir découvert de grandes accumulations d’hydro-carbures dans les couches rocheuses au-dessous du sel (ou « présel ») des bassins sédi-mentaires offshore de l’Atlantique Sud. Les nouveaux gisements, qui s’étalent sur 800 ki-lomètres, se trouvent à plus de 200 kilomètres des côtes des États d’Espirito Santo, de Rio de Janeiro, de São Paulo, du Paraná et de Santa Catarina. Enfouis entre 5000 et 7000 mètres sous la mer, le pétrole et le gaz sont retenus par une couche salifère dont l’épais-seur peut atteindre 2 000 mètres. D’emblée, l’identification d’un premier champ pétrolier dénommé Tupi est considérée comme la plus grande découverte de pétrole au monde depuis 2000. Les estimations concernant la totalité des nouvelles réserves ont consi-dérablement différé depuis quinze ans d’une source à l’autre. Aujourd’hui, elles vont de 50 à 176 milliards de barils d'un pétrole léger et apprécié commercialement. Quel que soit le calcul retenu, avec cette découverte, le Brésil est entré dans le petit groupe de pays disposant de grandes réserves de pétrole. L'Association internationale de l'énergie (AIE) a prévu que le Brésil pourrait devenir le pays producteur bénéficiant de l’essor de l’offre le plus important d’ici au milieu de la prochaine décennie en dehors du Moyen-Orient. La production de brut pourrait atteindre 5,7 millions de barils par jour (mbj) d'ici 2035, le Brésil devenant alors le sixième grand producteur mondial [1]. Localisation des champs pétrolifères du présel. Ces réserves nouvelles découvertes par le Brésil et la firme Petrobras, une production et des exportations croissantes : ces éléments font du premier pays d’Amérique du Sud un fournisseur intéressant pour les stratèges chargés de veiller à la sécurité énergétique de la Chine [2]. Entre 2006 et 2020, la production de pétrole brut du Brésil est passée de 1,72 mbj à 2,95 mbj. Le Brésil est devenu le neuvième producteur mondial en 2020. Il est le premier producteur de pétrole d'Amérique latine depuis 2016. Le profil du pays dans le monde pétrolier est donc aujourd’hui très différent de ce qu’il était au début du XXIe siècle, lorsqu’il était le 18e producteur mondial d’or noir et le troisième à l’échelle du con-tinent latino-américain, derrière le Venezuela et le Mexique. La consommation domestique brésilienne a évolué à un rythme beaucoup plus lent que la production depuis quinze ans. En d’autres termes, le pays a disposé de plus en plus d’excédents exportables. Les volumes exportés sont passés de 0,37 mbj à 1,37 mbj entre 2006 et 2020 [3]. Au fil des années, l'excédent de production pétrolière du Brésil est allé progressivement vers le pays asiatique. Les exportations brésiliennes vers la Chine ont remarquablement augmenté, passant de 45000 barils par jour (b/j) en 2006 à 739 000 b/j en 2019. La Chine est devenue le principal marché d'exportation de pétrole du Brésil en 2010 et depuis 2013, battant les États-Unis, qui étaient la principale destination des exportations du pays sud-américain. Les exportations du Brésil ont connu une croissance rapide après 2013. Ce phénomène a été accompagné d'un élan similaire et plus rapide des expor-tations vers le pays asiatique - expansion de plus de six fois depuis 2013 - et la part de la Chine n'a cessé d'augmenter jusqu'en 2019, où elle a atteint 63 % (contre 12% en 2006). Cette croissance remarquable des exportations brésiliennes vers la Chine ne serait pas possible sans Petrobras. La plus grande entreprise du Brésil est historiquement le prin-cipal concessionnaire du pays. En tant qu’opérateur de forages, la production de l'entre-prise a atteint 93% du total en 2019. La compagnie est aussi le principal exportateur, bien que son pourcentage des exportations nationales ait diminué au fil du temps, passant de 91% en 2006 à 46% en 2019, essentiellement en raison des investissements croissants d'autres entreprises locales et internationales dans le secteur amont du Brésil au cours des dernières années. De 2006 et 2019, les exportations totales de Petrobras sont pas-sées de 335 000 b/j à 536 000 b/j. Cette croissance des livraisons de la compagnie nationale sur les marchés internationaux est très liée à l’essor des ventes sur la Chine. Sur la période de 15 ans évoquée ici, ces dernières ont été multipliées par près de 10, passant de 40 000 b/j à 379 000 b/j. Dans l’intervalle, la part de la nation asiatique dans les exportations de la firme est passée de 12 à 71%. La République populaire est depuis 2015 le principal marché de Petrobras pour l’exportation de brut [4]. Cette évolution est observée par la diplomatie chinoise et les organismes qui favorisent les échanges bilatéraux comme l’illustration de la complémen-tarité naturelle qui existerait entre les deux pays et serait mutuellement avantageuse. Les chercheurs brésiliens indépendants sont plus sceptiques. Ils reconnaissent les avan-tages à court et moyen terme de l’ouverture du marché chinois aux exportations bré-siliennes de pétrole. Ils s’inquiètent cependant de plus en plus de l’asymétrie qui se crée entre le secteur national de l’exploitation pétrolière et les industries utilisatrices de l’em-pire du milieu. Cette inquiétude est renforcée par la stratégie d’investissement que con-duisent les majors chinoises au Brésil. Evolution de la production et de la demande de pétrole brut au Brésil. (millions de barils/jour) Source : ANP. Le premier associé dans l’exploration et l'extraction. Pour la filière pétrolière chinoise, le premier pays d’Amérique du Sud n’est pas seulement un fournisseur de brut. Il représente trois autres opportunités. Il dispose d’abord d’actifs stratégiques à explorer et à exploiter. Il ouvre des marchés pour les sociétés d’ingénierie spécialisées de la République populaire. Il permet enfin aux firmes chinoises d’acquérir des savoir-faire et des technologies en matière de prospection et d’exploitation en eaux très profondes. Compte tenu de sa position dominante dans l’industrie pétrolière bré-silienne, de ses compétences en matière d’exploration et d’exploitation de gisements pré-salifères, Petrobras a été d’emblée le partenaire privilégié par les opérateurs chinois. La compagnie brésilienne possède une expertise reconnue en matière de forage en eaux profondes. A l’inverse, jusqu’au milieu de la dernière décennie, les majors chinoises accusaient de sérieuses lacunes dans ce domaine qu’elles étaient décidées à combler. En 2015, le Brésil détenait 172 brevets déposés de technologies d’exploration eaux pro-fondes, quand la Chine en avait seulement neuf. Si les majors chinoises ont cherché à coopérer avec Petrobras, c’est d’abord pour acquérir des connaissances, un know-how qu’elles pourraient ensuite utiliser en Chine ou pour des projets d’extraction et de pro-duction (E&P) engagés à l’étranger. C’est ensuite pour accroître en Amérique du Sud le nombre et le potentiel de bassins d’exploitation sur lesquels elles interviendraient di-rectement. Lorsque les majors chinoises engagent une stratégie d’expansion internationale au milieu des années 2000, les meilleurs champs pétroliers sont déjà exploités par des opérateurs locaux et leurs partenaires étrangers. Les champs qui peuvent être encore prospectés et mis en exploitation se situent pour l’essentiel sur des pays politiquement instables et économiquement plus risqués. En outre, les opérations de forages et la mise en pro-duction représentent des défis géologiques considérables. Dans ce contexte, la dé-couverte des gisements pré-salifères brésiliennes constitue une opportunité pour les firmes chinoises. Ces gisements sont situés dans un pays qui offre une relative sécurité juridique aux investisseurs, est ouvert et souhaite se rapprocher d’autres nations émer-gentes. Après la crise financière globale de 2008, les majors chinoises qui disposent alors d’abondantes ressources financières vont voir s’ouvrir une période favorable. Elles peu-vent multiplier les investissements en acquérant les actifs de firmes occidentales qui doivent réduire leurs coûts et désinvestir. Petrobras est elle-même une compagnie nationale qui se trouve dans l’incapacité de faire face à tous les investissements d’E&P qu’elle doit réaliser pour accroître la produc-tion après la découverte du présel. Dans ces conditions, pour engager la mise en exploi-tation des nouveaux champs pré-salifères sans accumuler d’énormes retards, la compa-gnie brésilienne choisit de privilégier les partenariats technologiques, opérationnels et financiers avec des acteurs étrangers. Après 2015, le Brésil entre dans une période de grande incertitude économique et politique. Les majors occidentales historiques (Exxon, Shell, BP, Total) ne se précipitent pas. Les entreprises de l’empire du milieu sont beau-coup moins timorées. Les premiers investissements directs importants de majors chinoi-ses dans l’E&P au Brésil démarrent en 2010. En mai, Sinochem s’associe à la compagnie norvégienne Statoil pour exploiter un champ pétrolifère off-shore au large de Rio de Janeiro. En octobre, Sinopec acquiert une participation de 40% dans le capital de Repsol-Brasil, la filiale locale du groupe espagnol qui avait déjà plusieurs projets de production en partenariat avec Petrobras. En novembre 2011, Sinopec acquiert une participation de 30% dans le capital d’un exploitant portugais déjà associé à Petrobras. Après ces premières opérations, Sinopec sera associée à Petrobras sur plusieurs projets greenfield, aussi bien sur les gisements pré-salifères que sur des champs off-shores en eaux peu profondes. Plateforme de forage sur le champ Tupi. China National Petroleum Corporation (CNPC) et China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) réalisent d’importants investissements directs d’E&P au Brésil à partir de 2013. En octobre, les autorités brésiliennes concluent le premier appel d’offre lancé pour la mise en exploitation des champs pré-salifères. Le champ choisi est celui de Libra, con-sidéré alors comme le plus important sur l’ensemble du présel, avec une réserve de 25 milliards de barils. Les deux majors chinoises participent (à hauteur de 20%) au con-sortium formé avec Petrobras (40%), Shell (20%) et Total (20%) qui remporte alors cet appel d’offre. C’est la première fois que des majors chinoises s’engagent directement dans un projet d’E&P greenfield au Brésil. Fin 2019, les deux compagnies sont à nouveau associées à Petrobras dans le consortium qui gagne l’appel d’offre pour l’exploitation d’un autre champ pré-salifère, celui de Buzios (au large de l’Etat de Rio de Janeiro). En raison de l'importance et de la taille énorme de ces deux champs, ces investissements ont été considérés comme des jalons dans l'histoire des investissements chinois dans le secteur pétrolier brésilien. La productivité des champs pré-salifères est plus élevée que celle des champs post-salins, et leur production est encore en phase initiale. Associées à Petro-bras sur les champs de Libra et Buzios, CNPC et CNOOC pourraient compter parmi les principaux producteurs de pétrole étrangers au Brésil dans un avenir proche. Ce par-tenariat des entreprises chinoises avec Petrobras s’est traduit par une contribution en hausse dans la production nationale de pétrole brut [5]. Considérée dans son ensemble, la contribution chinoise était la troisième plus importante aujourd’hui, après Petrobras et Shell. Cette participation devrait augmenter dans un avenir proche, car certains des récents investissements en champs pré-salifères n'ont pas encore atteint la phase de production. Ingénieurs et chantiers navals chinois à la rescousse. Pendant les gouvernements Lula (2003-2010) et Dilma Rousseff (2011-2016), Petrobras devient un outil central de politique industrielle. La firme doit à la fois mener à bien des investissements gigantesques en E&P sur le périmètre marin du présel. Elle doit aussi investir massivement à aval sur le raffinage, la pétrochimie, les dérivés du pétrole et du gaz. Les compagnies chinoises seront de plus en plus impliquées dans les projets d’in-frastructures comme les gazoducs, les terminaux de regazéification, la construction d’un site de production d’engrais azotés, la manutention de pipelines. Les chantiers navals chi-nois vont être également mobilisés. Ils joueront un rôle-clé dans la mise en exploitation des ressources du présel. Entre 2000 et 2019, sur les 39 unités flottantes de production, de stockage et de déchargement (FPSO, selon le sigle en anglais) nouvelles dont a dû s’équiper Petrobras pour exploiter les champs pré-salifères construites à l'étranger, 20 ont été fournies par des chantiers navals chinois. A partir de 2014, presque tous les FPSO ont été en partie ou en totalité construits ou convertis dans des chantiers chinois. A l’origine, ces navires devaient être construits sur des chantiers brésiliens. Ce projet ab-surde a été conçu sous les gouvernements Lula. Des normes de contenu national trop strictes, l’absence au Brésil de certains équipementiers, la crise économique qui explose fin 2014, les scandales polico-financiers de la fin de l’ère Lula : tous ces éléments rendent inviables et très onéreuse une politique visant à faire naître ou à développer des filières industrielles nationales. Devant les retards, les surcoûts, les paralysies, Petrobras doit ré-évaluer ses plans d'investissement et enregistrer des pertes. En 2013, le chantier naval chinois COSCO - principal constructeur chinois fournisseur de Petrobras - prend en char-ge la construction de la coque d’une plateforme de production, après que l'entrepreneur brésilien Engevix ait été plongé dans la crise. COSCO va également être impliqué dans la fabrication d'autres unités, 19 au total. Cette situation s'est répétée dans les années suivantes et d'autres plans de FPSO ont été transférés aux docks chinois. En raison de la crise générale des chantiers navals brésiliens, certains FPSO ont été directement confiés à des entrepreneurs chinois, afin de respecter le calendrier d'expansion de la production des champs pré-salifères de Petrobras [6]. Unité flottante FPSO construite en Chine arrivant à Rio de Janeiro (2016). Sollicitude des banques chinoises. Entre 2007 et 2019, répondant aux plans tracés par Pékin, les banques d’Etat chinoises (CDB, CHEXIM, BOC, Hai Feng, NDB, ICBC) ont accordé un total de 15 prêts pétroliers au Brésil, dont 14 directement à la compagnie Petrobras [7]. Sur une enveloppe totale de 36,8 milliards d’USD, 31,7 milliards avaient été effectivement déboursés à la fin 2020. Plusieurs des contrats de prêts signés avec Petrobras (pour un financement total de 17 milliards de dollars) étaient assortis d’une clause obligeant le débiteur à fournir des quan-tités pré-fixées de pétrole brut. Ces contrats étaient fréquemment (pour un encours de prêts total de 13,75 milliards) accompagnés de règles prévoyant l’acquisition de tech-nologies chinoises. Les deux banques d’Etat chinoises China Development Bank (CDB) et Export and Import Bank of China (CHEXIM) ont accordé la majorité des prêts (un total de 30,4 milliards d’USD). Petrobras a également eu recours à des banques commerciales chinoises, prin-cipalement Bank of China (BOC) et ICBC. Une comparaison entre tous les prêts chinois liés au pétrole et octroyés depuis 2009 (première année de concession d’un financement à Petrobras) à l’échelle mondiale (122,5 milliards d’USD de crédits à des projets pétroliers et gaziers dans le monde octroyés entre 2009 et 2019) et les financements fournis par CDB et CHEXIM montre que Petrobras a bénéficié de 25% du total des prêts et de 64% de ceux octroyés à des emprunteurs latino-américains [8]. Le soutien financier fourni par les banques chinoises à Petrobras présente trois caracté-ristiques essentielles. Des prêts octroyés peuvent être remboursés en partie par des ven-tes de pétrole. En second lieu, les crédits octroyés doivent pour partie ou intégralement être mobilisés pour acquérir des équipements et des services fournis par des entreprises chinoises. La troisième caractéristique est essentielle : les banques chinoises n'ont pas hésité à consentir des prêts pour soutenir l’effort d’investissement de la firme brésilienne au début de l’exploitation du présel et plus encore pour éviter qu’elle entre en défaut de paiement dans les années 2014-2016. Les mécanismes de prêt contre pétrole sont des instruments récurrents dans la diplo-matie pétrolière de la Chine depuis plusieurs années. Il s'agit normalement d'un accord de prêt trilatéral entre une banque chinoise, une compagnie pétrolière et une entreprise de raffinage. Le remboursement ne se fait pas par transfert direct de fonds du débiteur à son créancier. Il se fait par la vente de pétrole à l’entreprise de raffinage. En vertu du con-trat, la compagnie pétrolière doit livrer une certaine quantité de barils pendant une période donnée au raffineur. Ce dernier envoie directement le paiement à la banque. Après la crise mondiale de 2008, la Chine a étendu cette modalité de crédit à plusieurs pays riches en pétrole. Des estimations ont montré qu'environ 40 % de tous les prêts accordés par la Chine à Petrobras sont garantis par des ventes de pétrole. La China Development Bank a ainsi signé en 2016 un contrat de prêt à Petrobras (pour 5 milliards d’USD), avec remboursement sur 10 ans. Des filiales de CNPC et de ChemChina sont associées au contrat pour le raffinage. Petrobras s’engage à livrer jusqu’en 2026 100 000 b/j de pétrole brut à ces filiales, livraison que ces dernières régleront directement à la CDB. Seconde caractéristique : les contrats de prêts peuvent porter sur des financements liés. L’emprunteur doit dépenser au moins une partie du crédit reçu en acquisition d’équi-pements ou de services fournis par des opérateurs chinois, favorisant ainsi l'expansion mondiale des entreprises de l’empire du milieu et augmentant leur empreinte dans d'au-tres pays. La plupart, sinon la totalité, des opérations de la CDB et du CHEXIM compor-tent ce type de disposition [9]. Troisième caractéristique majeure : les financements chinois interviennent sur les pério-des les plus délicates de la vie de la compagnie brésilienne. Le premier épisode remar-quable a lieu en 2009. Petrobras doit financer d’énormes investissements pour lancer l’exploitation du présel [10]. La compagnie cherche à contracter des prêts pendant et après la crise financière mondiale de 2008, alors que les institutions occidentales man-quent de liquidités et manifestent de grandes réticences à s’engager. En 2009, la China Development Bank n’hésite pas à libérer un prêt de 7 milliards d’USD remboursable sur dix ans. Le second épisode est plus significatif encore. A partir de 2014, la Justice brési-lienne révèle que Petrobras est au cœur d’un énorme dispositif de surfacturation et de détournement de fonds destinés à acheter le soutien de formations et de leaders poli-tiques au gouvernement. Des cadres de la compagnie sont arrêtés, des sous-traitants et équipementiers voient leurs activités paralysées. Les plans d’investissement sur les gise-ments du présel sont retardés. Les titres de Petrobras s’effondrent en bourse. Avec la crise économique qui commence en 2014, la monnaie brésilienne subit une forte dépréciation face au dollar. Libellée principalement en devises fortes, la dette de Petro-bras s’élève. Le coût de l'importation d'essence, d'autres produits dérivés, d'équipements et de services augmente en conséquence. Pour aggraver la situation, les prix du pétrole sont en chute libre. Après un pic de 112 USD par baril en 2011/12, les cours du Brent ont atteint 52 USD, 43 USD et 54 USD entre 2015 et 2017 respectivement. La rentabilité de la compagnie s’effrite. Entre 2010 et 2015, sa dette nette passe de 36,6 à 100,4 milliards de dollars. Le résultat net s’effondre et devient négatif à partir de 2014 (il ne redevient positif qu’en 2018). Les marchés considèrent alors que la firme nationale est au bord du défaut de paiement. A partir de février 2015, Moody's, Standard and Poor's et Fitch dégradent la note de Petrobras qui perd sa classification investment grade. Cette décision ferme prati-quement l’accès de la compagnie aux marchés financiers au moment même où sa survie est en jeu. Les institutions financières chinoises seront les chevaliers blancs de Petrobras. La BOC avait octroyé un prêt d’un milliard de d’USD en 2013. L’année suivante, les crédits fournis par CDB et BOC portent sur 3,5 milliards d’USD. Sur 2015, les financements octroyés par CBB et ICBC atteignent 6 milliards d’USD. Tous les contrats prévoient un remboursement sur dix ans. En 2016, les concours des banques chinoises passent à 7 milliards d’USD. Les prêts fournis en 2017 atteindront encore 5 milliards d’USD. Entre 2014 et 2017, les financements effectivement déboursés par la CDB représentent une injection de 18 mil-liards d’USD dans les caisses de Petrobras. La banque d’Etat chinoise a sauvé Petrobras du défaut de paiement. Au cours des dix années allant e 2009 à 2019, Petrobras a em-prunté au total 160 milliards d’USD [11], dont 20% auprès des institutions financières de la République populaire. Ces dernières sont devenues les premiers créanciers de la com-pagnie pétrolière brésilienne. Qui dépend de qui ? Avec la découverte et la mise en exploitation des gisements du présel, le Brésil et Petro-bras sont devenus des fournisseurs majeurs de pétrole sur le continent américain et à l’échelle mondiale. Cette évolution aurait été impossible sans la coopération et la solli-citude intéressée de nombreux partenaires chinois. On peut ici encore parler d’inter-dépendance. C’est une interdépendance asymétrique. Petrobras dépend aujourd’hui de la Chine pour écouler une part significative de sa production, pour assurer l’exploitation des gisements et financer son développement. Faut-il le préciser ? La dépendance de Petrobras par rapport aux marchés, aux technologies, aux financements de la Chine n’a pas d’équivalent dans l’autre sens. Le Brésil est aujourd’hui le 5e pays fournisseur de pé-trole brut de la République populaire. En 2020, les livraisons brésiliennes ont représenté 7,9% de la facture d’importation chinoise, derrière l’Irak (10,9%), la Russie (15,5%) et surtout l’Arabie Saoudite (15,9%). A suivre : une stratégie d'influence. [1] Selon l’AIE, à l’horizon 2035, la production off-shore correspondra à 13% de l’offre mon-diale de pétrole et le Brésil assurera un tiers de cette production. [2] A partir de 1993, la Chine est devenue un pays importateur net de pétrole. Dès lors, la sécurité des approvisionnements énergétiques a été de plus en plus considérée comme essentielle pour assurer une croissance économique rapide. Le taux de dépendance de la Chine à l'égard des importations a explosé au cours des deux dernières décennies, en raison de deux phénomènes concomitants : une demande croissante et une production interne atone. En 2015, la Chine est devenue le premier importateur mondial de pétrole brut (6,2 mbj). En 2019, elle représentait 22% des importations mondiales de pétrole en valeur, une forte augmentation par rapport aux 3,9% de 2000. [3] En 2019, le Brésil était le 12e exportateur mondial et le premier en Amérique latine, exportant 40 % de sa production nationale. [4] Le taux de dépendance des exportations de Petrobras par rapport à la Chine a toujours été plus élevé que celui du Brésil, à l'exception de 2006, où les deux indicateurs étaient de 12 %. Les autres compagnies produisant au Brésil ont donc une combinaison de marchés à l’exportation plus diversifiée. Elles dépendant moins du pays asiatique. [5] Entre 2011 et 2019, la part des majors chinoises dans la production de pétrole brut au Brésil est passée de 5,5 millions de barils à 32,2 millions de barils, soit respectivement 0,7 % et 3,2 % du total, ce qui représente une croissance de 486 %. En comparaison, les chif-fres des autres compagnies pétrolières opérant au Brésil ont augmenté de 29% au cours de la même période. [6] En raison de leur participation croissante aux plans de construction de FPSO de Pe-trobras, les constructeurs navals chinois ont rapidement amélioré leur courbe d'ap-prentissage et ont pu envisager un développement à l'échelle mondiale. Au cours des dernières années, le Brésil a été le principal acheteur de FPSO au monde et Petrobras, le plus gros acheteur de FPSO. Avec cette énorme demande, les chantiers chinois ont acquis de l'expérience, des connaissances et une réputation. Ils s'occupaient presque exclusivement de projets brésiliens jusqu'en 2014, mais ont ensuite commencé à opérer en Amérique centrale et en Afrique de l'Ouest, par exemple. [7] Le premier prêt est le seul auquel Petrobras n'a pas participé directement, mais il visait à financer partiellement la construction de son gazoduc Gasene, pour lequel Sinopec a été engagé. Il a été conclu en 2007. Les 750 millions de dollars sont allés à la Banque de développement du Brésil, qui était chargée de financer le reste du projet. [8] Source pour ces données : China’s Global Energy Finance, base de données élaborée par le Global Development Policy Center de l'Université de Boston. [9] On recense cinq prêts avec des clauses de contenu minimum entre 2007 et 2019. [10] Le plan d'investissement quinquennal arrêté pour la période 2008-2012 prévoyait 65 milliards d'USD d'investissements E&P, soit 32 % de plus que le précédent plan (2007-2011). Le plan suivant couvrant la période 2009-2013 prévoyait des décaissements plus importants : 105 milliards d'USD. [11] En comparant uniquement avec les prêts internationaux - 107 milliards USD -, les 32 milliards USD de prêts chinois décaissés représenteraient 30%.

  • Le Brésil dans l’orbite.... de l'empire du milieu.

    Au cours des vingt dernières années, la Chine a développé des relations économiques, poli-tiques et culturelles de plus en plus intenses avec un grand nombre de pays d’Amérique du Sud. Sur le continent, le Brésil est devenu un partenaire particulièrement important pour la République Populaire. En tissant patiemment ces liens, la puissance asiatique poursuit plusieurs objectifs. Les premiers sont commerciaux et sont abordés ici dans un premier article. Il s’agit d’ouvrir des marchés aux entreprises chinoises. Il s’agit aussi d’organiser des filières capables d’assurer aux meilleures conditions de prix, avec le minimum de risques politiques et diplomatiques, un approvisionnement régulier de la Chine en matières pre-mières. Pour atteindre ces objectifs, le partenaire asiatique joue sur deux registres : le développement d’échanges commerciaux et l’essor d’investissements directs au Brésil. La politique d’investissement de la Chine au Brésil sera l’objet d’un second article de cette série. Le troisième objectif est à la fois économique et géopolitique. La République populaire cherche à transformer le Brésil en économie périphérique de plus en plus dépendante de la puissance chinoise. Cette stratégie contribue à renforcer la désindustrialisation du pays sud-américain, dont la spécialisation et la dynamique de croissance sont de plus en plus liées aux évolutions de la première économie asiatique. Elle se manifeste par les choix d’investis-sement des acteurs chinois au Brésil. Elle se concrétise aussi par le financement des entreprises brésiliennes considérées comme des fournisseurs-clés par Pékin. La relation économique construite et consolidée au fil des années est une relation asymétrique. Le Brésil est de plus en plus dépendant de la Chine. L’avenir économique de l’empire du milieu ne dépend pas de l’évolution de son partenaire sud-américain. Cette dépendance asy-métrique est analysée dans le troisième article de cette série centré sur l’exemple du pétrole. Le quatrième objectif de la Chine est de promouvoir progressivement un alignement de la diplomatie brésilienne sur ses intérêts géopolitiques. Le Brésil de Jair Bolsonaro vitupère régulièrement contre le régime de Pékin, qui chercherait à instaurer un régime communiste à Brasilia. La diplomatie chinoise fait le dos rond. Attaquée par l’exécutif fédéral, elle tisse des relations directes avec des groupes parlementaires au Congrès. Elle renforce les liens établis avec les Etats fédérés et les municipalités. La Chine utilise et consolide au Brésil un véritable soft-power. Elle encourage ses entreprises de communication à nouer des par-tenariats avec de grands médias brésiliens. Elle développe le réseau des instituts Confucius, favorise les échanges universitaires. Tous ces efforts ne visent pas seulement à favoriser une meilleure connaissance de la culture chinoise. Il s’agit progressivement de faire de la République populaire une puissance tutélaire légitime, dont les choix géostratégiques sont reconnus et soutenus. Pékin n’entend pas favoriser l’émergence d’un pouvoir communiste à Brasilia. La République populaire veut faire du Brésil un acteur qui accepte avec recon-naissance un statut de satellite docile. A cette fin, elle développe une patiente stratégie d’influence qui sera analysée dans un quatrième article. Depuis le début du XXIe siècle, les deux pays ont développé des échanges commer-ciaux importants. Après 2000, avec l’essor du commerce extérieur de la Chine, l’Amérique du Sud et le Brésil en particulier sont devenus à la fois des fournisseurs de la République populaire et des marchés pour les produits chinois. Dès le début de ces relations com-merciales, la première économie asiatique a géré les importations en provenance du Brésil en privilégiant avant tout l’acquisition de matières premières pour diversifier ses ap-provisionnements énergétiques, couvrir les besoins de son industrie en croissance rapide et nourrir sa population. Cette priorité reste à l’ordre du jour. Le Brésil est une puissance agro-exportatrice. C’est aussi un fournisseur et exportateur de produits minéraux. Quelques années après la découverte de gisements offshores importants au milieu de la décennie 2000, il est devenu le premier pays producteur de pétrole d’Amérique du Sud. Ce sont ces secteurs qui intéressent avant tout la Chine dans ses relations commerciales avec le premier pays d’Amérique du Sud. Des pays peuplés et de taille continentale comme le Brésil sont aussi des marchés pour l’industrie chinoise. Un commerce bilatéral asymétrique. A partir du début du XXIe siècle, le commerce extérieur du Brésil a connu une profonde réorientation. En 2000, la Chine est encore un partenaire commercial mineur pour le pays. Elle représente alors 2% des recettes d’exportations, un flux de ventes de marchan-dises à l’étranger qui atteint un peu plus d’un milliard de dollars. Par comparaison, la même année, les Etats-Unis (premier client du Brésil) représentaient 24% des recettes d’exportation (soit 13,1 milliards de dollars). Venaient ensuite l’Argentine (11% des recettes) et les principaux pays de l’Union européenne. En 2010, la Chine devient la première destination des exportations brésiliennes (recettes de 30,7 milliards d’USD, soit 15% du total) et les Etats-Unis passent à la seconde place (19,3 milliards d’USD, 10% des recettes d’exportation). En 2020, la part de la Chine dans les exportations a atteint 32,4% (recettes de 67,79 milliards d’USD). Celle des Etats-Unis est toujours de 10 % (elle avait atteint 13% en 2019). Un constat similaire peut être fait concernant les importations du Brésil. En 2000, près de 46% des importations sont originaires des Etats-Unis et de l’Union Européenne. Les livrai-sons de produits en provenance de Chine ne représentent alors que 2,1% du total des dépenses d’importation. Au cours de la seconde décennie du XXIe siècle, la République populaire devient le premier fournisseur étranger du Brésil. En 2020, elle représente 21,9% des importations, contre 17,5% pour les Etats-Unis et 19% pour l’Union européenne. La Chine est donc aujourd’hui un partenaire commercial clé pour le Brésil. Pour ce der-nier pays, ces échanges bilatéraux ont toujours été excédentaires depuis 2001. L’excédent a même sensiblement augmenté à partir de 2016, en raison du recul puis de la stagnation des importations brésiliennes, conséquences d’une croissance intérieure médiocre. En 2020, l’excédent commercial réalisé avec la Chine a représenté 67% de l’ex-cédent total du commerce extérieur brésilien. Ce constat fait, il faut évoquer les désé-quilibres ou les asymétries qui caractérisent depuis vingt ans ce commerce bilatéral. Le premier est évident. Si la République populaire est devenue un débouché et un fournisseur majeur pour le Brésil, l’inverse n’est pas vrai. En 2020, le pays d’Amérique du Sud a représenté 4,1% des importations [1] et 1,34% des exportations chinoises. La dyna-mique de l’économie chinoise, la politique commerciale de Pékin ont désormais de pro-fondes répercussions sur le commerce extérieur et la croissance au Brésil. A l’inverse, les aléas du développement économique au Brésil, l’instabilité de la demande intérieure n’ont que très peu d’effets sur la conjoncture chinoise. En réalité, ce qui compte avant tout pour la Chine dans cette relation commerciale, c’est la sécurité des approvisionnements assurés par un nombre limités de filières de produits de base. Un second déséquilibre caractérise en effet les échanges entre les deux pays. Au cours des vingt-cinq dernières années, les exportations brésiliennes vers la Chine ont toujours été d’abord des livraisons de matières premières. En 2020, 82% des recettes d’expor-tation sont dégagées par des filières de l’industrie d’extraction et de l’agriculture. Le soja en grains, le minerai de fer et le pétrole brut ont représenté 75% des recettes obtenues par l’économie brésilienne sur le marché chinois. Si l’on ajoute des viandes, du coton brut, de la cellulose, du minerai de cuivre et des alliages à base de fer, on obtient un pour-centage de 98%. Cette réalité peut être lue de deux manières. La première, relativement positive, soulignera que les grandes filières brésiliennes de commodités ont été capa-bles de répondre à une demande croissante en provenance de Chine et de rivaliser avec d’autres fournisseurs. La seconde est moins réjouissante. Les industriels brésiliens se heurtent à d’importantes barrières non tarifaires lorsqu’ils tentent d’exporter vers la Chine. La remarque vaut pour les industries manufacturières traditionnelles. Elle vaut aussi pour les industries agro-alimentaires [2]. En réalité, si les exportations brésiliennes vers la Chine ont explosé depuis 2000, l'effet global a été d’ouvrir de nouveaux débouchés aux secteurs agricoles et miniers au détriment des industries manufacturières qui génèrent pourtant une valeur ajoutée plus élevée et créent davantage d’emplois. Ajoutons que ces secteurs sont devenus extrêmement dépendants de la demande chinoise. Le pays asiatique a absorbé en 2020 26% de la production brésilienne de pétrole. Entre 2018 et 2020, ses acquisitions de soja brésilien ont représenté en moyenne 50,8% de la récolte nationale. L’an dernier, les achats chinois de minerai de fer brésilien ont porté sur 60,1% de la production domestique. Exportations brésiliennes de soja en grains (millions de t.) Source : Comex-stat. * Sur les huit premiers mois de l'année. De son côté, la Chine livre sur le marché brésilien essentiellement des produits indus-triels. Sur le total des importations en provenance du partenaire asiatique en 2020 (34,77 milliards de dollars), les produits des industries chimiques, ceux du textile et de la con-fection et d’autres industries de transformation plus sophistiquées (navires d’exploitation pétrolières, avions, véhicules divers, machines, réacteurs nucléaires, armement, jouet, etc..) représentent ensemble 81,8% des livraisons chinoises. Face à la concurrence des biens industriels chinois, les industries brésiliennes souffrent d’un manque de com-pétitivité (charges trop lourdes, productivité plus faible, innovation insuffisante). La bran-che a très longtemps bénéficié de politiques protectionnistes. Elle n’a pas été préparée à affronter la concurrence des industriels chinois. Cette concurrence a contribué au processus de désindustrialisation précoce dont pâtit le Brésil. L’essor des relations commerciales entre les deux pays n’a guère affecté le développe-ment de la puissance industrielle chinoise. En revanche, il a contribué à une "reprimarisa-tion" de l’économie brésilienne, à l’affaiblissement de ses capacités industrielles, à des pertes d’emplois bien rémunérés au sein de l’économie formelle. La croissance brési-lienne est devenue très sensible aux aléas de l’activité économique en Chine. La relance qui a suivi en République populaire la phase la plus aigüe de la crise du covid-19 a im-médiatement dynamisé les grandes filières d’exportation brésiliennes et favorisé la reprise dans les régions brésiliennes spécialisées en minerai de fer, en soja, en pétrole ou en productions animales. Pour la Chine, le Brésil est un partenaire commercial de second rang. L’instabilité économique caractérisée que connaît le grand pays d’Amérique du Sud (notamment depuis la phase de récession ouverte en 2015) n’affecte que très marginale-ment la croissance de l’empire du milieu… La leçon australienne. Les gouvernements qui se succèdent à Brasilia depuis vingt ans ne semblent pas consi-dérer ces déséquilibres commerciaux comme des enjeux majeurs. Diplomates et mi-nistres ont souvent dénoncé les barrières protectionnistes pratiquées par la Chine qui freinent ou empêchent la diversification des exportations. Ces litanies n’ont pas entraîné l’ouverture de négociations approfondies. Avec l’Administration Bolsonaro, les autorités ont certes multiplié les critiques à l’égard de la Chine, prêtant à Pékin le projet de pro-mouvoir le communisme au Brésil et en Amérique du Sud. La fièvre complotiste du gou-vernement actuel, le contenu sinophobe des discours ne constituent en rien des démar-ches opérationnelles capables d’infléchir l’évolution des échanges bilatéraux. De leur côté, souvent aveuglés par les gains appréciables qu’ils obtiennent avec la progression des exportations, les acteurs économiques brésiliens (professionnels de la filière soja, industriels des secteurs des viandes, du sucre ou du coton, exploitants miniers, opé-rateurs de la filière pétrolière) considèrent plus que jamais le marché chinois comme un eldorado capable d’absorber des volumes croissants de produits nationaux. Ces profes-sionnels sont même parfois convaincus que la Chine serait devenue un client captif, dépendant pour sa sécurité alimentaire ou énergétique des prouesses de l’économie brésilienne. Les plus modérés évoquent une interdépendance qui placerait les deux par-tenaires à pied d’égalité et écarterait tout risque de dégradation d’un commerce mutuel-lement avantageux. Certes, la Chine pourrait difficilement se passer à court terme du soja brésilien. L’inter-ruption brutale des livraisons brésiliennes de minerai de fer serait un sérieux problème pour la sidérurgie chinoise. L’arrêt par Petrobras des approvisionnements en pétrole brut vers la Chine perturberait sans doute un temps l’activité des raffineurs chinois indé-pendants qui sont devenus de grands clients de la compagnie brésilienne. Qu’en sera-t-il dans l’avenir ? La République populaire peut diversifier les origines de ses importations de soja. Elle peut plus facilement trouver d’autres fournisseurs de pétrole. Sur le marché mondial du minerai de fer, le continent africain est déjà un important fournisseur des pro-ducteurs chinois d’acier. En d’autres termes, il est fort possible que les marchés ouverts en Chine aux fournisseurs brésiliens ne connaissent pas dans l’avenir une croissance aussi forte que celle observée depuis une ou deux décennies. Il ne s’agit pas pour les filières mentionnées de délaisser le débouché chinois. Il s’agit de sortir d’une vision de court terme et de prendre conscience que la Chine est un pays hors norme, que les liens économiques qu’elle crée avec des nations étrangères ont toujours une dimension politique. Il s’agit pour le Brésil d’abandonner une sorte de naïveté. De voir en face les risques auxquels il pourrait être exposé dans l’avenir. De prendre en compte ce qui arrive depuis quelques années à l’Australie, un pays qui a longtemps cru à un partenariat équilibré avec l’empire du milieu. L’Australie et la Chine ont multiplié les accords et les contrats commerciaux, diploma-tiques et culturels entre le début des années 2000 et le milieu des années 2010, période de la montée en puissance diplomatique et économique de la Chine en Asie-Pacifique. Lorsque Xi Jinping prend le contrôle du Parti communiste chinois en 2012, le gouver-nement australien accentue un mouvement géostratégique engagé au début du XXIe siècle. Il s’agit de prendre de sérieuses distances avec l’héritage colonial du Com-monwealth et de s’éloigner de la fonction de shérif-adjoint des Etats-Unis dans la zone Asie-Pacifique. Canberra veut se tailler un rôle de puissance régionale à part entière. Le gouvernement australien se tourné naturellement vers Pékin, premier acteur de la région. En 2014, les deux pays concluent un accord de libre-échange historique. La dépendance de l’Australie au marché chinois n’a cessé de s’accroître au fil des années. La Chine est devenue le principal partenaire commercial de l'Australie, tant pour l'expor-tation que pour l'importation depuis plusieurs décennies. En 2019, près de 40% des exportations australiennes étaient en direction de la Chine [3]. La République populaire absorbe plus de 80% des exportations australiennes de minerai de fer, 75% des exporta-tions de laine et 70% des ventes extérieures d’orge. C’est aussi un marché clé pour d’au-tres filières minières (charbon, bauxite et alumine, cuivre) agricoles (viande de bœuf, vins, bois) et énergétiques (gaz naturel, pétrole). Dépendante de la Chine, l’Australie bénéficie de ce commerce bilatéral avec un excédent commercial considérable de plus de 55 mil-liards de dollars américains en 2020. Sur la grande île, au fil des années, les Chinois ont investi massivement dans les secteurs minier, agricole et gazier. Ils développent de nouveaux réseaux de diasporas, actifs dans les universités, le commerce et le tourisme. Pékin ne s’est pas contenté d’intensifier les liens économiques. La Chine a mis en œuvre une stratégie d’influence destinée à étouffer la souveraineté du pays partenaire et à annihiler l’Etat de droit. Les cyberattaques d’origine chinoise ne se comptent plus [4]. Aux pressions exercées sur les médias australiens publiant en langue chinoise s’ajoute une infiltration systématique de tout l’establishment politique. La Chine arrose de ses dons toutes les formations, les élus fédéraux, ceux des Etats fédérés et des territoires. Après avoir financé les partis, elle soumet leurs leaders à un chantage explicite [5]. Dès 2017, le gouvernement de Canberra ne cache plus son anxiété. Le livre blanc de politique étran-gère publié alors par l'exécutif fédéral évoque la forte dépendance de l’économie austra-lienne envers la Chine qui s’accroît alors que les intérêts, les valeurs et les systèmes politiques et juridiques sont différents. La presse d’investigation locale met patiemment en évidence l’ingérence de Pékin en Australie. Une législation destinée à y mettre fin est mise en chantier à Canberra, provoquant l’ire de la Chine. En 2017, les dons étrangers à des partis politiques sont interdits (Entre 2000 et 2015, 80% de ces dons venaient de Ré-publique populaire). Cette législation est renforcée en 2018. L’Australie interdit à Huawei la construction du réseau 5G local. En 2019 Canberra critique ouvertement le non-respect par la Chine de ses engagements vis-à-vis de Hong Kong. L’Australie sera le pre-mier pays à réclamer une enquête de l'OMS sur la provenance du virus de la Covid-19. La Chine réagit en décrétant des embargos de fait sur certains produits et en introduisant des barrières tarifaires et non-tarifaires sans précédent sur d’autres [6]. Dès février 2019, le port de Dalian au nord de la Chine, interdit l'importation de charbon australien. Plus récemment, le géant asiatique freine l’importation de boeuf, met en place un droit de douane de 80% sur l'orge, de 212% sur le vin. Il bloque d’autres importations comme les homards dont 90% sont exportés vers l'Empire du milieu. La liste des filières austra-liennes touchées comprend aussi le sucre, le coton ou encore le minerai de cuivre. Pékin dissuade ses ressortissants de se rendre en Australie pour faire du tourisme ou pour étudier. Les conséquences économiques pour l’Ile-continent sont très importantes. Canberra et les acteurs économiques concernés vont alors chercher à diversifier les des-tinations des exportations (Vietnam et Thaïlande pour le coton, Corée du Sud et Japon pour le charbon thermique). Les producteurs brésiliens du Mato Grosso, les actionnaires du groupe minier Vale ou les dirigeants de Petrobras engrangent aujourd’hui de précieuses recettes en devises sur le marché chinois. Ils considèrent que la crise commerciale sino-australienne ne les con-cerne guère. Ils soulignent même à l’envie qu’entre la situation géopolitique de l’Australie et celle du Brésil les similitudes ne sont guère évidentes. Ils semblent convaincus que commercer avec la Chine n’est en rien différent que de commercer avec l’Europe ou l’Amérique du Nord. Le cas d’étude que représente le conflit actuel entre l’Australie et la Chine devrait pourtant être une occasion pour les Brésiliens de réfléchir à leur dépen-dance économique à l’égard d’un pays qui utilise systématiquement l’outil commercial à des fins politiques. A suivre : L'empire du milieu investit. [1] Les premiers pays fournisseurs de la Chine ont alors été le Japon (8,5% des impor-tation), la Corée du Sud (8,4%), les Etats-Unis (6,6%), l’Australie (5,6%) et l’Allemagne (5,1%). [2] Depuis quelques années, la République populaire importe de la viande de poulet brésilienne. Les volumes restent très modestes (673 215 t. en 2020) si on prend en compte la taille du marché chinois. La Chine est aussi devenue la première destination pour les exportations brésiliennes de viande de porc. Elle importe essentiellement des carcasses, très peu de produits élaborés. [3] Aujourd’hui, l’Australie exporte près de 9 fois plus vers la Chine que vers les États-Unis. [4] Les pirates informatiques liés à l'État chinois s'en sont pris au Parlement australien, au Bureau de météorologie du pays, à l'Université nationale australienne et à de nombreux autres organismes. A la fin de la dernière décennie, des rapports officiels montrent que les journalistes de médias publiant en mandarin ont été les cibles de menaces, de brima-des et d’actes d'intimidation parce qu’ils s’écartaient de la propagande officielle chinoise. [5] En 2017, le chef de la sécurité chinois avertit la direction du parti travailliste que celui-ci risque de perdre le soutien de la diaspora chinoise d'Australie s'il le parti ne vote pas un projet pas au Parlement australien un traité d'extradition souhaité par Pékin [6] La Chine veille cependant à limiter les conséquences négatives de ces mesures sur sa propre économie. Alors que la République populaire importe 60 % de son minerai de fer d'Australie et est fortement dépendante de cette matière première, Pékin n’a pas an-noncé pour l’instant d’embargo ou imposé de droits de douane prohibitifs sur cette matière première,

  • Le Brésil dans l'orbite...... de l'empire du milieu.

    La Chine n’est pas seulement aujourd’hui le premier partenaire commercial du Brésil. Elle est aussi un des premiers investisseurs étrangers, rivalisant avec les Etats-Unis et les grands pays de l’Union européenne. Les entreprises chinoises publiques et privées ont commencé à réaliser des investissements directs au Brésil à partir de la fin des années 2000. Selon les travaux d’experts américains qui analysent et enregistrent les investisse-ments directs à l’étranger des opérateurs chinois [1], le flux destiné au Brésil atteint en valeur et en cumul près de 66,5 milliards de dollars entre 2006 et 2020. Sur ces 14 années, le Brésil est la première destination (38,8% des flux) choisie par les investisseurs chinois en Amérique du Sud, devant le Pérou, l’Argentine et le Venezuela. Pour 70 % des opérations réalisées sur la période, les investissements directs de firmes chinoises au Brésil ont pris la forme de fusions et acquisitions. Les investissements greenfield (création de sites de production nouveaux) représentent 24% du total du capital investi et les joint-ventures 6%. Dans les principaux secteurs privilégiés pour investir, les acteurs sont presque toujours des groupes publics directement liés au gouvernement central chinois. Plusieurs motivations sont à l’origine des opérations réalisées au Brésil. Les firmes qui interviennent dans le domaine des matières premières (exploitation mi-nière, agriculture, pétrole et gaz) cherchent à sécuriser des approvisionnements destinés au marché chinois. C’est aussi en partie le rôle des banques chinoises qui ont installé des filiales au Brésil à compter de 2013 ou pris des participations dans le capital d’institutions financières locales. Plusieurs investissements sont cependant réalisés afin d’ouvrir des marchés aux fournisseurs chinois de biens d’équipement, de technologies de pointe (construction civile, transmission d’électricité, téléphonie, exploitation pétrolière) et de biens et services de consommation (construction automobile, appareils domestiques). L’électricité et le pétrole. Le secteur de l’énergie électrique (génération, transmission et distribution) a été depuis vingt ans le secteur privilégié par les firmes chinoises qui investissent au Brésil. L’apport en capital réalisé entre 2007 et 2020 atteint au total 26,87 milliards de dollars, soit 40,4% du total des flux d’investissements directs d’origine chinoise enregistré sur la période. Après le rachat par CITIC d’une centrale thermique à charbon en 2005, les grandes opé-rations ont sérieusement commencé en 2010. Il a ensuite suffi d’une décennie pour que les opérateurs chinois du secteur passent d’un rôle marginal dans ce secteur à celui d’un des principaux acteurs de la branche au Brésil. Cette évolution rapide a été possible grâce à une combinaison d’acquisitions d’actifs et de sites déjà existants et au lancement de nouveaux projets d’investissement. A la fin 2020, près d’une quinzaine d’acteurs chinois avaient investi ou étaient engagés sur des projets d’investissement dans la filière de l’électricité. Le segment privilégié par ces investisseurs est la génération d’électricité (plus de 80% des apports) et les sources renouvelables comme l’hydro-électricité, l’éolien et le solaire. Le partenaire chinois privilégie le Brésil en raison de l’abondance dans ce pays de ressources naturelles comme l’eau. Sur la période évoquée ici, sept entreprises chinoises ont effectivement réalisé des pro-grammes d’investissement dans le secteur. La majorité des investissements réalisés en hydroélectricité est le fait de deux grands groupes publics chinois qui sont State Grid (la plus importante firme du secteur de l’électricité dans le monde, qui atteint un chiffre d’affaires de 340 milliards de dollars par an) et China Three Gorges [2]. A elles seules les deux firmes sont responsables de 20,13 milliards d’investissement au Brésil. Dans le segment de la génération d’électricité, le groupe China Three Gorges occupe déjà la seconde position à l’échelle du pays. Près de 48% de la génération d’hydroélectricité sur l’Etat de São Paulo dépendent d’opérateurs chinois. Les deux groupes cités et d’autres fir-mes chinoises ont gagné des appels d’offres pour construire des usines hydroélectriques et des lignes de transmission. Ainsi, State Grid a construit les longues lignes de trans-mission qui relient sur plus de 2000 km l’usine hydroélectrique de Belomonte (dans l'Etat du Pará, au Nord du pays) et Rio de Janeiro. Ces lignes sont des actifs stratégiques dans la mesure où elles permettent de réduire les goulets d’étranglement entre l’offre et la demande sur les grands pôles de consommation du Sud-Est. Les firmes en question ont encore apporté au Brésil une nouvelle technologie dite UHV, selon le sigle en anglais. Elles ont aussi acheté les actifs d’entreprises brésiliennes et étrangères du secteur électrique national. En 2019, les acteurs chinois assuraient 10% de la génération, 12% de la transmission et 12% de la distribution d’électricité dans le pays. L’engagement de ces groupes au Brésil repose sur trois ressorts : l’investissement direct, la construction de nouvelles capacités et l’offre de financements aux partenaires brésiliens. Pourquoi cet intérêt des géants chinois du secteur pour le premier pays d’Amérique du Sud ? Il y a au moins trois réponses à cette question. La première est l’ampleur des res-sources énergétiques qui ne sont pas encore exploitées au Brésil et qui représentent autant d’opportunités pour des opérateurs qui veulent investir dans le secteur des éner-gies renouvelables. La seconde réponse est liée à la conjoncture macroéconomique qui prévaut au Brésil depuis 2014. La récession, la multiplication de scandales de corruption ont affaibli plusieurs concessionnaires nationales qui ont dû désinvestir pour améliorer une situation financière difficile. Cela a été le cas de la grande entreprise CPFL, acquise en deux étapes (entre fin 2016 et fin 2017) par State Grid (investissement total de 8,35 milliards de dollars). Cette conjoncture a été favorable pour les investisseurs étrangers qui, outre l’acquisition d’actifs, ont pu exporter des services (ingénierie) et des tech-nologies. On peut avancer une troisième réponse : la capacité des opérateurs chinois de s’adapter à la transition énergétique qu’engage le Brésil. A partir de 2019, les investisseurs de la République populaire ont donné la priorité à des projets de production d’électricité éolienne et solaire. Rompant avec une tradition d’ac-quisition d’actifs et de prises de participations qui semblait établie, ils ont développé des programmes greenfield afin de montrer qu’ils pouvaient contribuer à l’exploitation des ressources naturelles. A l’horizon 2029, l’éolien doit représenter un tiers de la capacité additionnelle de génération d’électricité. La capacité éolienne était de 15,4 GW en 2019. Des études récentes ont montré que le potentiel national était de l’ordre de 880 GW. Sur les sites les moins bien ensoleillés du pays, il est possible de générer plus d’énergie so-laire que sur les lieux les plus ensoleillés de l’Allemagne, un des premiers Etats à investir aujourd’hui dans le solaire. Les investisseurs chinois montrent depuis plus de dix ans qu’ils ont la volonté d’exploiter le riche potentiel du Brésil en matière d’énergies renou-velables. Ils ont pris des engagements à long terme en participant au développement de sites de génération d’électricité. Ils vont certainement avoir un rôle décisif dans la diver-sification de la matrice énergétique du pays, dans le développement d’énergies vertes. Navire d'exploitation des gisements du Pre-Sal livré au Brésil par la Chine. Sur la période courant de 2007 à 2020, le second secteur privilégié par les investisseurs chinois est celui de l’extraction du pétrole et du gaz naturel. En valeur, il représente un peu plus du tiers des opérations réalisées au cours de ces treize années. La compagnie brésilienne est le principal acteur de la filière nationale du pétrole et du gaz. Après la découverte des gisements en eaux profondes du Pre-Sal au milieu des années 2000, la relation de la compagnie avec les acteurs chinois a évolué rapidement dans quatre di-rections. La Chine est devenue un débouché majeur. Entre 2006 et 2019, les exportations brésiliennes de pétrole brut vers la Chine ont été multipliées par dix. La part de la Ré-publique populaire dans les exportations brésiliennes d’or noir est passée dans l’intervalle de 12% à 71%. Les constructeurs navals chinois sont devenus des fournisseurs clés de plateformes d’exploitation pour le Brésil. Les banques de la République populaire partici-pent au financement de la compagnie brésilienne. Enfin, le développement de la pro-duction sur les 15 dernières années est étroitement lié au partenariat engagé entre Petrobras et trois majors chinoises : Sinopec, CNPC et CNOOC. Les trois firmes sont devenues des partenaires essentiels de la compagnie brésilienne. Au total, entre 2007 et 2020, elles ont investi 22,18 milliards de dollars dans l’extraction de pétrole et de gaz après avoir remporté plusieurs appels d’offres lancés par les autorités de Brasilia. Mines, infrastructures et agriculture. Le troisième secteur privilégié par les opérateurs chinois est celui de l’exploitation mi-nière et de la première transformation des minerais. Sur la période retenue ici (2007 à 2020), ces activités correspondent à 8,7% des flux d’investissements directs recensés (soit 5,78 milliards d’USD). Les principales opérations ont été le rachat en 2009 de MMX (firme brésilienne spécialisée dans l’exploitation de minerai de fer) par le groupe Wuhan Iron and Steel (WISCO), l’acquisition en 2010 de l’entreprise Itaminas (ferroalliages), une prise de participation en 2011 de 15% dans le capital de la Companhia Brasileira de Metalurgia e Mineração (CBMM) par un groupe de plusieurs opérateurs chinois (Citic Group, Anshan Iron & Steel, Baosteel, Shougang et Taiyuan Iron & Steel). En 2016, le groupe China Molybdenum Company (CMOC) s’est installé au Brésil en achetant deux mines de pro-duction de phosphate et de niobium qui appartenaient à la firme Anglo American. Le quatrième secteur d’intervention majeur est celui de la construction et de la gestion d’infrastructures logistiques. Les opérations concernées représentent 5,8% des investis-sements réalisés entre 2007 et 2020, soit 3,84 miliards de dollars. A titre d’exemple, on peut citer ici la participation d’opérateurs chinois aux investissements destinés à viabiliser le développement du transport fluvial sur le bassin du fleuve Amazone, l’acquisition en 2017 de la Concremat (leader sur le marché brésilien de l’ingénierie en construction civile) par le groupe d’Etat chinois Chi­na Communications Construction Company (CCCC) et la prise de contrôle en 2020 d’un terminal portuaire de containers à Paranagua par la firme publique China Merchants Port. En 2021, la CCCC a engagé des travaux de moder-nisation du port de São-Luis au nord du Brésil… Terminal de containers du groupe chinois CCCC sur le port de Paranaguá (Paraná). Un cinquième secteur fait l’objet d’investissements significatifs sur la période : les acti-vités situées en amont et en aval de l’agriculture et les services liés aux activités agri-coles. Au total, la Chine aurait investi pour 2,71 milliards d’USD (4% du total) entre 2007 et 2020, sur plusieurs filières, dont le soja. Ce poids relatif assez faible de la branche agricole dans les investissements chinois a plusieurs explications. La première est liée à la législation sur la propriété de la terre qui limite les acquisitions de foncier par les étrangers [3]. La seconde est liée au fait que de grandes entreprises chinoises ont dé-veloppé leurs activités en aval après avoir repris les actifs de firmes étrangères. C’est ce qu'a réalisé le groupe COFCO (China National Cereals, Oils and Foodstuffs Corporation), un mastodonte crée par l’Etat chinois en 1949. Grâce à sa filiale COFCO international (chargée des importations et des exportations chinoises de produits agricoles), le groupe a bâti ses activités à l’étranger en faisant l’acquisition en 2014 de la firme hollandaise Nidera (trader en céréales) puis de Noble Agri, la filiale agricole de Noble group. Ces opérations ont donné à COFCO un accès aux grandes régions agricoles de la planète, dont le Brésil. Une autre opération indirecte qui a renforcé la présence chinoise sur les filières agricoles brésiliennes a été l’acquisition en 2017 de Syngenta par la firme publique Chem-China. Au Brésil, COFCO dispose de 19 sites de stockage de grains qui repré-sentent ensemble une capacité statique de 1,4 million de t. (dont 70% dans le Mato Grosso, premier Etat agricole du pays, premier fournisseur de soja). Sur le marché national des grains, la firme chinoise est devenue un sérieux concurrent des grands du négoce que sont Bunge, Dreyfus, ADM ou Cargill. Elle utilise la même stratégie que ses concurrents : elle cherche à fidéliser les agriculteurs en fournissant à ces derniers avant l’installation des cultures les intrants et engrais dont ils ont besoin. Avec ce système dit de barter (troc), les agriculteurs paient leurs fournisseurs a posteriori en leur livrant à la récolte des volumes prédéfinis de soja ou de céréales. La stratégie de barter est aussi pratiquée par d’autres entreprises plus proches des agri-culteurs que les grands chargeurs et qui interviennent à la fois comme fournisseurs (d’équipements, d’intrants) et comme collecteurs : les revendas. Ces opérateurs com-binent à la fois les métiers et l’organisation d’une grande distribution spécialisée et de né-gociants agricoles de premier rang. Grâce au barter, ils garantissent simultanément leurs ventes d’intrants (ou d’équipements) et leurs approvisionnements en grains. Créée dans le Mato Grosso, la société Fiagril est une des grandes revendas du pays. Elle exploite à la fois un vaste réseau de points de vente d’intrants/équipements, plusieurs sites de ré-ception et de stockage de grains et des unités de production de biodiesel. En 2016, pour 290 millions d’USD, le groupe chinois Dakang, originaire de la province du Hunan, a fait l’acquisition d’une part majoritaire de 57% dans le capital de Fiagril. L’année suivante, le même groupe devenait actionnaire majoritaire de Belagrícola, une société installée dans le Paraná, intervenant à la fois dans la commercialisation d’équipements et d’intrants agricoles ainsi que dans la collecte et le négoce de grains. Belagrícola dispose de silos représentant une capacité statique de stoc-kage de 1,5 millions de t. de grains. L’acqui-sition de revendas a pour les agro-industries chinoises plusieurs avantages. Ces investis-seurs prennent le contrôle de firmes locales que les exploitants agricoles connaissent bien (la gestion est laissée à des acteurs brésiliens). Ils acquièrent ainsi une connaissance directe des réalités agricoles brésiliennes et deviennent des partenaires des agriculteurs. Le développement du barter permet de capter à l’avance une part significative des ré-coltes à venir. Diversifications. Les investisseurs chinoises ont également contribué au développement de l’industrie manufacturière. Entre 2007 et 2020, des entreprises comme BYD (énergie verte), TCL (TV, smartphones), Gree, Midea (deux producteurs d’électrodomestiques), Sanxing Electric (instruments de mesures), Chery (automobile), Sany (ingenheirie), XCMG (machines de construction) et Liugong (équipements) ont investi dans le secteur industriel brésilien en rachetant des capacités de production existantes ou en développant des projets green-field. Le développement des relations économiques bilatérales a aussi entraîné l’entrée sur le marché financier brésilien de grandes banques chinoises (Bank of China, ICBC, Bank of Communications et China Construction Bank. Dérisoire jusqu’en 2010, l’implan-tation de ces institutions financières a progressé ensuite, soit grâce à l’acquisition d’éta-blissements bancaires brésiliens, soit par l’acquisition de banques étrangères déjà établies au Brésil. C’est un exemple emblématique : fondée en 1858, le Banco da Bahia, est devenue en 2016 Bocom BBM, lorsque le groupe chinois Bank of Communications (Bocom) a acquis une participation majoritaire de 80% dans le capital de l’institution finan-cière de Salvador. Pour la première fois, Bocom participait à une joint venture hors de Chine. La nouvelle banque, réorganisée pour offrir des crédits et des services financiers aux entreprises chinoises installées au Brésil, a connu depuis une expansion specta-culaire de 31,7% par an depuis 2016. Elle développe également un nouveau secteur qui intéresse les grandes fortunes brésiliennes : les placements sur le marché chinois des obligations. Un autre domaine essentiel qui attire depuis quelques années les investisseurs chinois au Brésil est celui des technologies de l’information. Les firmes Tencent (géant de l’inter-net), Didi Chuxing (exploitant de la première application de transport en Chine) ont réalisé en 2018 deux opérations spectaculaires au Brésil. Didi a investi 600 millions de dollars pour prendre le contrôle de 99, une start up qui avait lancé quelques années auparavant un applicatif de service de taxi. En deux ans, la start up est devenue un des premiers opérateurs sur le marché brésilien des services de proximité. De son côté, Tencent a pris une participation au sein du capital de la start up Nubank, leaders des technologies financières sur toute l’Amérique du Sud et très active sur le marché des fintechs au Brésil. Inquiétudes brésiliennes. La propagande officielle chinoise au Brésil souligne les investisseurs de la République populaire s’engagent sur des opérations de long terme, sur les programmes qui créent ou maintiennent des emplois, contribuent au désenclavement de régions périphériques, modernisent et développent les infrastructures, contribuent à la croissance. S’ils accep-tent ce constat, de nombreux observateurs brésiliens indépendants lucides sont deve-nus de plus en plus critiques au fil du temps. Ils soulignent trois caractéristiques es-sentielles des flux d’investissements existants entre la Chine et le Brésil. Implantations des 16 firmes d'Etat chinoises sur le territoire brésilien. Source : Boston University. La première concerne l’importance des investissements réalisées par des firmes direc-tement contrôlées par le gouvernement central chinois et qui sont des opérateurs stra-tégiques pour ce dernier. Les 16 groupes publics qui ont investi entre 2006 et 2020 dé-tenaient l’an passé 82% du stock d’investissement d’opérateurs chinois au Brésil. Ce pourcentage élevé est évidemment lié à la forte présence de firmes publiques dans les secteurs très capital-intensive que sont l’industrie de l’électricité et celle de l’extraction du pétrole. Les directions des 16 firmes en question sont directement subordonnées au Conseil d’Etat, une des instances les plus élevées de l’appareil de l’Etat et du Parti Com-muniste chinois. Cela signifie qu’au-delà de l’impératif de la conquête de nouveaux mar-chés, du transfert de technologies, l’investissement dans le secteur de l’électricité est aussi un moyen d’accroître la capacité d’influence de la Chine sur le Brésil. Ces investissements directs ont pour effet d’accroître la dépendance technologique du Brésil par rapport à son partenaire [4]. C’est le cas dans le secteur de la génération et de la transmission de l’électricité. Progressivement, une large part du système national de production, de transmission et de distribution de l’électricité devient dépendant de tech-nologies fournies par le grand pays asiatique, de financements accordés par des ban-ques chinoises, d’une assistance technique assurée par des sociétés spécialisées origi-naires de la République populaire. Ce constat vaut pour les filières de production clas-siques comme l’hydroélectricité. Il vaut aussi pour l’éolien et le solaire. La troisième remarque porte sur l’énorme déséquilibre qui existe entre le stock d’investis-sements réalisés par la Chine au Brésil et le stock des actifs contrôlés en Chine par des opérateurs brésiliens. Les Brésiliens ont peu investi en Chine. Ils se heurtent à des bar-rières réglementaires qui limitent les investissements étrangers, à des obstacles tech-niques, aux différences culturelles. Le marché chinois a pourtant attiré des entreprises brésiliennes comme Embraer (aéronautique), BRF (viandes), Marcopolo (autobus) ou Petrobras. Plusieurs sont reparties, considérant qu’elles se heurtaient à des obstacles bu-reaucratiques et politiques très dissuasifs. Vale possède un bureau commercial à Changhai et détient des participations dans le capital d’entreprises de métallurgie. Les difficultés que connaît l’industrie brésilienne ne facilitent pas des investissements à l’étranger….Reste que le stock d’actifs détenus par les Brésiliens en Chine reste modeste : il serait passé de 193 à 636 millions d’USD entre 2010 et 2019. Les observateurs brésiliens qui formulent ces remarques n’hésitent plus à souligner que le fameux partenariat stratégique Brésil-Chine évoqué par la propagande de Pékin est devenu préoccupant pour le premier pays d’Amérique du Sud. Ce dernier est devenu extrêmement dépendant de l’empire du milieu. Le développement des relations entre Petrobras et ses partenaires chinois qui sera abordé dans un troisième article de cette série leur donne raison. A suivre : Les "partenaires" chinois de Petrobras. [1] Le programme d’identification des investissements directs chinois dénommé China Global Investment Tracker est conduit par l’American Enterprise Institute. Il ne prend en compte que les flux supérieurs à 100 millions de dollars. [2] Les actifs détenus hors de Chine par les deux firmes publiques State Grid et China Three Gorges sont en majorité localisés au Brésil (à hauteur de 48% et de 60% respec-tivement). [3] Une législation fédérale datant de 1971 et non révisée depuis autorise les étrangers à acquérir des terres dans la limite de 50 modules ruraux par acquéreur. Le module rural est une unité de mesure d’une parcelle définie en hectares et qui prend en compte sa lo-calisation, son relief, le type de sol et les possibilités de mise en valeur agricole. Selon les régions, 50 modules représentent une superficie variant de 250 à 5500 hectares. On es-time qu’à peine 0,1% des terres cultivables sont la propriété de Chinois au Brésil. Pour l’ensemble des étrangers de toutes origines, le taux passe à 3,9%. [4] Les importations en provenance de Chine sont un autre vecteur majeur de dépen-dance technologique. Le Brésil importe une large part des composants électroniques qu’il utilise. En 2020, 46% de ces importations étaient d’origine chinoise

  • La puissance agricole du Brésil est menacée.

    De septembre 2020 et le même mois de 2021, le Centre-Sud [1] a connu une conjoncture climatique hors norme [2] : précipitations rares et faibles, sécheresse sévère et périodes de froid très intense en juillet et août. Les cycles hydrologiques étaient déjà perturbés depuis 2013 mais les douze derniers mois auront été la pire période de sécheresse enre-gistrée depuis... 91 ans. Cette situation entraîne des difficultés dans tous les secteurs d’ac-tivité. Plusieurs régions sont en effet exposées au risque d’une rupture de l’approvision-nement en électricité car l’alimentation du réseau national dépend à 70% de centrales hydro-électriques. La crise climatique de 2020-21 a évidemment touché l’agriculture. Elle pourrait se répéter et s’amplifier dans l’avenir. Aux origines d’une météorologie hors norme. Cette crise a été provoquée par l’action combinée de trois facteurs. Le premier est un phénomène naturel dénommé La Niña dont les principales conséquences sont une baisse de la température des eaux de surface de l’océan Pacifique sur les tropiques et une altération du volume des pluies [3]. Au Brésil, les impacts de La Niña varient selon les régions. Ils ne sont pas forcément identiques à chaque apparition du phénomène ou d’une année à l’autre si celui-ci se prolonge. Les effets les plus fréquemment observés sont une amplification et une multiplication des fronts froids qui balayent le sud du pays en hiver, la montée de ces fronts froids vers le nord (le Centre-Ouest et le Nord-Est peuvent être touchés), des températures hivernales inférieures aux normales de saison dans le Sud-Est et le Centre-Ouest, une baisse de la pluviométrie dans le Centre-Sud du pays et des épisodes de sécheresse en période estivale, une augmentation des pluies dans le Nord et le Nord-Est. Un second facteur important intervient dans la dégradation de la pluviométrie et la récurrence de phases de sécheresse sur le Centre-Sud du Brésil : la déforestation en Amazonie. La déforestation réduit la capacité des grandes forêts tropicales à capter le CO2 présent dans l’atmosphère et à rejeter du dioxygène dans l’air. Elle a aussi d’autres conséquences. La forêt garantit les pluies d’une large partie du continent sud-américain. Sur les Etats du Centre-Ouest et du Sud-Est, les précipitations dépendent de processus qui commencent sur le biome amazonien. La formation et la circulation des "rivières volantes". La forêt amazonienne est située dans une zone tropicale, c’est-à-dire sur des latitudes où il n’y a ni hiver ni été mais une saison sèche et une saison humide. Cette dernière commence en décembre, quand les températures augmentent, sur l’océan comme sur les terres. Des nuages chargés d’eau se déplacent de l’océan vers les côtes, poussés par les alizés. Ils se vident au-dessus de l’Amazonie et chargent en eau ses sous-sols. Sur terre se forme et se renouvelle un véritable océan d’eau douce. Les arbres de la forêt dense ont des racines profondes qui peuvent capter cette eau (il existe en forêt ama-zonienne des arbres dont les systèmes racinaires descendent sur des dizaines de mètres en sous-sol). Les arbres prennent cette eau et, quand l’atmosphère s’assèche, ils trans-pirent et renvoient cette eau souterraine dans l’air sous forme de vapeur. Cette évapo-transpiration de la forêt ne fournit pas de petites quantités d’eau. Au total, chaque jour, l’ensemble des arbres de la forêt amazonienne renverraient dans l’atmosphère 20 mil-liards de tonnes d’eau (dans le même temps le fleuve Amazone et ses affluents redon-nent à l’océan Atlantique "seulement" 17 milliards de tonnes d’eau douce). Les arbres émettent aussi des aérosols, des microparticules en suspension dans l’air qui favorisent la formation des nuages. Ces aérosols montent dans l’atmosphère et s’agrègent au-des-sus de la forêt jusqu’à former des grains microscopiques qui auraient une grande capa-cité à attirer les vapeurs d’eau présentes dans l’air. Des noyaux de condensation forment une goutte puis une autre et, petit à petit, un nuage. Avec l’évapotranspiration et l’émis-sion des microparticules, la forêt amazonienne contribue à la formation de véritables "rivières volantes". Les nuages ainsi formés au-dessus de la forêt sont poussés vers l’ouest par les vents mais rencontrent la Cordillère des Andes, la plus longue chaîne de montagnes continen-tale du monde (et une des plus hautes). Une partie de l’humidité ainsi transportée se déverse alors en bordure de la chaîne et alimente les sources des affluents du fleuve Amazone. L’autre partie (50% environ) est transportée vers le Sud, parallèlement à la Cordillère, grâce aux vents. Ces "rivières volantes" jouent un rôle décisif dans l’alimenta-tion des systèmes de pluies sur le Centre-Ouest et le Sud-Est du Brésil, ainsi que sur l’ensemble du bassin formé par le fleuve Paraná et le Rio de la Plata [4]. La bonne pluviométrie dont bénéficient des zones du Centre-Ouest comme le Mato Grosso ou le Goiás est liée à la formation de ces "rivières volantes". Au Sud-Est, les Etats de São Paulo, Minas Gerais ou Rio de Janeiro sont situés à la même latitude que la Namibie, les déserts australiens ou le nord du Chili. Ils forment la seule région riche en eau à cette latitude parce qu’ils sont atteints par les "rivières volantes". Au Sud du Brésil et sur l’ensemble du bassin Paraná-Rio de la Plata, les "rivières volantes" alimentent un système de pluies très important pour les pluies d’hiver. Sur la saison hivernale, la période de sécheresse y est relativement courte. Les contrastes entre les débits maximaux et minimaux des rivières est relativement faible. Le taux annuel de déforestation de la forêt amazonienne brésilienne calculé par l’Institut National de Recherches Spatiales (INPE) qui assure une surveillance de la zone par satellite avait été sensiblement réduit entre 2008 et 2012, passant de 27 800 km2 à 4600 km2. La tendance est à la hausse depuis 2013. En 2020, ce taux a atteint 11 000 km2. Avec la déforestation, il y a de moins en moins d’arbres renvoyant de l’eau dans l’air sous forme de vapeur. Il y a donc de moins en moins d’humidité que les vents peuvent transporter, et de moins en moins de pluies dans le Centre-Ouest, le Sud-Est et le Sud. Dans un grand nombre de cas, les surfaces déboisées laissent la place à des pâturages ou à des cultu-res annuelles comme le soja. Ces cultures ne peuvent pas développer des systèmes racinaires profonds et assurer le même rôle que la forêt. Des études conduites par des universités brésiliennes ont déjà montré que sur les zones situées directement au sud de la forêt amazonienne, les activités agricoles installées sont déjà pénalisées par la raré-faction des précipitations. Un troisième facteur de dégradation des conditions climatiques est retenu par la com-munauté scientifique : le réchauffement climatique. L’élévation des températures et l’alté-ration du cycle hydrologique à l’échelle globale impacte fortement le Brésil. Ces deux phénomènes contribuent à la diminution des pluies, principalement dans le Nord-Est et le Centre du pays. Tous les modèles climatiques utilisés aujourd’hui montrent que l’éléva-tion des températures au niveau du globe réduit les précipitations sur le Brésil central. Impact sur l’agriculture à court terme…. Raréfaction des pluies dans le Centre-Sud depuis la fin 2020, saison hivernale exception-nellement froide sur les Etats du Sud-Est et une partie du Centre-Ouest : ces phé-nomènes climatiques extrêmes ont évidemment affecté la production agricole, en-traînant souvent baisse des rendements et détérioration de la qualité des récoltes. Sur plusieurs bassins de production importants, la sécheresse a aussi conduit à des phé-nomènes d’étiage sur des cours d’eaux utilisés pour l’acheminement par voie fluviale des intrants et des récoltes. C’est le cas en particulier, pour le fleuve Paraná. L’utilisation de barges est devenue impraticable. Il a donc fallu revenir au transport routier, beaucoup plus onéreux. Chute des récoltes pour plusieurs productions agricoles. Source : Conab, Ministère de l'agriculture. La comparaison des résultats de production atteints sur deux campagnes atteste d’une forte chute des récoltes de café, de coton, de maïs, de canne-à-sucre et d’oranges, autant de cultures pour lesquelles le Centre-Sud est un pôle fournisseur dominant. Sur les zones caféières du Sud-Est, la succession de la sécheresse et de vagues exception-nelles de froid a empêché la floraison, réduit ou détruit la production (tableau ci-dessus). Sur une campagne, le Brésil parvient à réaliser trois récoltes de maïs. La plus importante est celle de maïs d’hiver, planté sur les premiers mois de l’année civile et récolté entre juillet et août. En 2021, sur plusieurs régions, les agriculteurs ont dû retarder les semis de maïs d’hiver en raison de l’insuffisance des pluies. Les gelées survenues en juillet ont en outre souvent détruit les épis à un stage crucial de croissance. Le Brésil est aujourd’hui le second pays exportateur de maïs. La contraction de la pro-duction nationale dans un contexte de reprise de la demande mondiale a contribué évidement à la forte hausse des cours internationaux observée jusqu’en mai 2021. Elle a aussi entraîné une élévation marquée des prix sur le marché domestique. Cette dynami-que a été d’autant plus forte qu’avec la sécheresse, les éleveurs extensifs de bovins ont dû compléter la baisse des apports en ressources fourragères des pâturages par des aliments à base de maïs. La flambée du prix de la céréale entraîne aussi une hausse des coûts de production et des prix de commercialisation sur les filières des volailles et du porc. Elle affaiblit le pouvoir d’achat alimentaires des catégories les plus modestes de la population, déjà détérioré en raison de la diminution des récoltes d’autres aliments de base comme le haricot noir, les légumes et les fruits [5]. Que peut-on envisager sur les prochains mois ? L’inquiétude des experts en climat porte sur une possible prolongation de la Niña qui affecterait les semis de soja et le cycle de développement de cette culture. Cette prolongation pénaliserait encore la récolte d’été de maïs, la production à venir de café ou de canne-à-sucre. L’insuffisance ou l’irrégularité des pluies pourrait aussi limiter les récoltes futures de riz et de blé. Au-delà de la question posée par une éventuelle prolongation de la Niña, les climato-logues soulignent que l’épisode de sécheresse historique que vient de traverser une grande partie du pays n’est pas un accident isolé dans le temps. Il correspond à une tendance observée depuis plusieurs années. C’est un signe avant-coureur de ce que sera le climat au Brésil dans quelques décennies. Selon ces experts, dans le meilleur des scénarios, la diminution des précipitations sera de 10%. Même si le monde parvient à limiter la hausse des températures à 1,5°C [6] (ce qui permettrait de réduire largement les risques et les conséquences du changement climatique), le Brésil connaîtra des saisons des pluies plus courtes et des saisons sèches plus longues sur la majeure partie de son territoire. Il enregistrera aussi des températures moyennes plus élevées et la répétition de phénomènes climatiques extrêmes (hivers plus rigoureux). Ce scénario aura un im-pact profond sur les modes de vie, sur le système d’approvisionnement en énergie électrique et…. sur la production agricole. Inquiétudes de long terme. Ce défi majeur est totalement ignoré par un secteur significatif du monde agricole qui cherche depuis des décennies (et pas seulement sous l’Administration Bolsonaro) à frei-ner les efforts pourtant modestes du gouvernement en matière de préservation de l’environnement et de protection de la biodiversité. Cette élite agraire rétrograde exerce un lobbying puissant au Congrès en soutenant un groupe influent de parlementaires à son service : la bancada ruralista. Face à ces forces, de nouvelles organisations menées par des leaders plus jeunes et mieux formés affirment que l’avenir de l’agronégoce dépend de la préservation de l’environnement. S’appuyant sur la science, ces leaders soulignent que la destruction des biomes (forêt amazonienne, savane du cerrado, zones humides) et le changement climatique global vont affaiblir l’ensemble de l’agro-négoce. Le Brésil court le risque de perdre son statut de puissance agricole, de fournisseur ma-jeur de denrées alimentaires si le monde ne parvient pas à contenir le réchauffement climatique global et si la déforestation n’est pas rapidement stoppée. Une nouvelle gé-nération d’agriculteurs est convaincue par les études récentes de scientifiques. Ces travaux ont montré qu’au Nord, les précipitations ont diminué sur les régions de forte dé-forestation. Les saisons sèches y sont devenues plus longues. Sur les zones proches du biome amazonien, les périodes de l’année sans pluie ont vu leur durée augmenter de trois à quatre semaines, le volume total des précipitations a baissé et la température moyenne s’est élevée de 3°. Là où le couvert forestier a été détruit, la capacité à recycler l’eau diminue ou disparaît, les sécheresses s’intensifient. Il y a moins de végétation et de racines pour absorber les eaux de pluies. La transpiration et le rejet d’humidité dans l’at-mosphère sont bien plus faibles. Plus la forêt va reculer, plus le climat sera sec à moyen et long terme. Les régions du Brésil les plus affectées par des épisodes de sécheresse prolongés seront le Nord, le Centre-Ouest et le Nord-Est. Dans le Nord, en Amazonie, si la déforestation se poursuit, on dépassera dans quelques décennies le point de non-retour de la sava-nisation, lorsque 50% à 70% de la forêt deviendra une savane tropicale dégradée du fait du réchauffement climatique, des impacts de la déforestation et de l’augmentation de la vulnérabilité de la forêt aux incendies. Aujourd’hui, la déforestation s’établit entre 16% et 17% de la forêt. Si elle dépasse 20 à 25% de la superficie, la savanisation deviendra irré-versible. Des espèces animales et végétales uniques seront définitivement perdues avec cette évolution. La saison sèche s’allongera et les phases de grande sécheresse revien-dront plus fréquemment [7]. En Amazonie, la forêt recule afin d'ouvrir des terres utilisées destinées à l’élevage extensif de bovins et aux grandes cultures. Sur d’autres régions du nord, depuis quelques décen-nies, l’agriculture moderne mécanisée a été développée sur des terres auparavant occupées par la savane arborée du Cerrado. D’importants espaces sont aujourd’hui dé-diés aux grandes cultures (soja, maïs, coton). De grandes structures d’exploitation ont ainsi été installées à l’ouest de Bahia, sur le Tocantins, au Sud des Etats du Piauí et du Maranhão. Ces nouveaux pôles sont désignés sous l’acronyme de MaToPiBa. Sur les der-nières années, on a observé sur les terres dédiées aux cultures de soja, de maïs ou de coton une irrégularité marquée des rendements en raison de l’augmentation de la tem-pérature des vents qui viennent d’Amazonie et de la chute des précipitations. Sur le Nord-Est, si le réchauffement climatique global n’est pas limité, plus de la moitié du territoire qui est aujourd’hui semi-aride deviendra semi-désertique. Cette prévision est confirmée par le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) publié en août dernier. Selon ces experts, le Nord-Est du Brésil est la région la plus peuplée du monde déjà touchée depuis des lustres par des épisodes récurrents de sécheresse. L’aggravation anticipée de ce phénomène va directement af-fecter la vie d’au moins 10 millions de personnes qui vivent de l’agriculture et de l’élevage. Sur les zones semi-désertifiées de telles activités ne seront plus possibles. Selon les scientifiques, seules les terres localisées en bordure du fleuve São Francisco resteront propices à l’agriculture. Le Centre-Ouest est devenu en quelques décennies un des principaux pôles fournis-seurs de grains (soja, maïs, coton) et de viandes de la planète. Les épisodes de séche-resse peuvent devenir plus fréquents et plus longs. Cette région pourrait connaître une élévation de la température moyenne de 5,5°C et une baisse des précipitations de près de 30% d’ici à la fin du siècle. Un tel scénario signifie que les localités du Centre-Ouest qui se consacrent à la production de soja et à l’élevage bovin extensif seront confrontées à un horizon de 10, 20 ou au maximum 30 ans à la nécessité de procéder à des investis-sements coûteux en irrigation, en traitement des cultures, en choix variétaux qui affec-teront fortement la compétitivité des productions locales. A terme, les efforts conduits par la recherche pour mettre au point des variétés de soja, de maïs ou de coton plus résistantes au stress hydrique et mieux adaptées à des périodes de sécheresse pro-longées et à des températures élevées ne suffiront plus pour faire face à des conditions climatiques devenues très défavorables. Etiage due à la sécheresse prolongée. Affluent du fleuve Paraná, mai 2021. Si le Centre et le Nord du Brésil doivent anticiper des précipitations de plus en plus fai-bles, le scénario sera différent sur le Sud et une partie de la région Sud-Est. Selon les ex-perts, en moyenne, ces zones devraient connaître une augmentation des précipitations au cours des prochaines décennies. Cela ne signifie pas pour autant que ces deux pôles puissent connaître un essor de la production agricole qui compenserait les pertes enre-gistrées ailleurs. Ils seront en effet exposés aux effets dévastateurs d’évènements cli-matiques extrêmes comme les pluies torrentielles, les périodes de sécheresse prolon-gées ou les phases de canicules. Dans le Nord et le Centre-Ouest du pays, le risque est celui d’une réduction de la productivité, d’une baisse des rendements. Des périodes pro-longées de sécheresse peuvent perturber le développement des cultures, empêcher le remplissage des grains et détériorer la qualité des pâturages. Dans le Sud-Est et le Sud, les agriculteurs seront confrontés à des difficultés extrêmes de programmation de leurs productions. Celles-ci sont normalement organisées en fonction du rythme des saisons et des changements prévisibles des conditions météorologiques. La répétition d'évè-nements climatiques extrêmes rendra dans l'avenir tout exercice de planification aléa-toire. Le temps qui reste. C’est sans doute le plus grand défi que le Brésil ait à affronter depuis qu’il existe comme Etat indépendant : stopper le processus de déforestation, éradiquer les formes d’agri-cul-ture qui détruisent la biodiversité et contribuent au changement climatique. Plus ces urgences sont retardées, plus les menaces évoquées ici deviendront des obstacles ré-dhibitoires pour l’activité agricole. Depuis quelques années, plusieurs organisations professionnelles se sont alliées à des ONGs de préservation de l’environnement pour promouvoir un développement agricole qui contribue à la lutte contre le réchauffement climatique [8]. Cette convergence a bien évidemment accentué le conflit existant avec le lobby de l’agriculture traditionnelle. Deux éléments nouveaux confèrent désormais aux défenseurs d’un agronégoce responsable une capacité d’influence politique qu’ils n’avaient pas jusqu’aux dernières années. Il y a d’abord la crise climatique récente qui affecte les productions agricoles de nombreuses régions et touche aussi les populations urbaines (menacées par un risque de rationnement de l’énergie électrique). L’ensemble des Brésiliens prennent soudain conscience de l’importance de l’enjeu climatique. Il y a ensuite la perspective de l’élection en 2022 d’un nouveau Président qui devra marquer une rupture nette par rapport à la politique d’ignorance des urgences environnementales pratiquée par l’Administration Bolsonaro. Le véritable "agro-suicide" que les forces rurales archaïques promeuvent avec l’appui du Président actuel n’est pas une issue inéluctable. A condition de ne plus perdre de temps... [1] Le terme de Centre-Sud fait ici référence à l’ensemble territorial formé par les Etats du Sud, les Etats du Sud-Est et les Etats du Centre-Ouest. [2] Sur la plupart des régions, en temps normal, les pluies sont particulièrement fortes et intenses au cours de la période dite humide qui s’étend du printemps aux mois d’été (en-tre octobre et avril sur le Centre-Sud). Dans le Sud, les pluies sont plus uniformes tout au long de l’année. L’hiver y est souvent marqué par des baisses sensibles des températures (avec des gelées) en raison de la remontée de fronts polaires venant de l’antarctique. Les vagues de froid débordent rarement la région et sont d’ampleur limitée... Sur le littoral d’Etats du Nord-Est (de Bahia à la Paraíba), les pluies se concentrent en automne et en hiver. [3] Le phénomène La Niña est l’opposé du phénomène dit El Niño qui provoque une hausse des températures des eaux de surface de l’océan Pacifique sur les tropiques. En général, La Niña perturbe la météorologie sur une année entière. Lorsque le phénomène est puissant, les perturbations peuvent durer deux ans. [4] Le bassin de la Plata est le cinquième plus grand bassin fluvial du monde. Il couvre une superficie de 3,1 millions de km2 et s’étend sur les territoires de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay et de la Bolivie. [5] La sécheresse qui a touché le Sud et le Sud-Est du pays en 2020/21 a aussi entraîné la plus forte contraction de production dans le secteur de l’agrumiculture. L’Etat de Sao Paulo et le Sud du Minas Gerais forment un des premiers bassins de production d’oran-ges du monde. La chute de la production est estimée à 30,5%. [6] Ce que vise l’Accord de Paris adopté par 196 pays lors de la COP 21 à Paris, le 12 décembre 2015 et est entré en vigueur le 4 novembre 2016. Son objectif est de limiter le réchauffement climatique à un niveau bien inférieur à 2, de préférence à 1,5 degré Cel-sius, par rapport au niveau préindustriel. [7] Il y a quinze ans, les experts prévoyaient une grande sécheresse une fois tous les vingt ans sur la région. Aujourd’hui, ils estiment que le phénomène peut revenir deux fois sur chaque décennie. En juillet dernier, une étude publiée par la revue Nature a montré qu’en raison de l’avance de la déforestation et des incendies provoqués, l’Amazonie émet déjà plus de CO2 qu’elle n’en absorbe. [8] La Coalizão Brasil Clima, Florestas e Agricultura réunit plus de 300 partenaires (organi-sations représentant le secteur agricole et agro-industriel, ONGs de préservation de l’environnement, représentants du monde de la recherche et de l’université, associations professionnelles de branches et entreprises de premier plan des secteurs de l’industrie du bois, des cosmétiques, de la sidérurgie, de la filière du papier et de la cellulose.

  • 2021/2022 : la reprise économique freinée (3).

    Pauvreté accrue, affaissement des classes moyennes. Avec la timide reprise de l’activité que connaît le pays depuis la fin 2020, deux Brésils très différents semblent émerger. D’un côté, sur les pôles agricoles de l’intérieur du pays, la croissance qui s’est maintenue pendant la première phase de l’épidémie est stimulée par le cycle de hausse des prix mondiaux des denrées exportées [1]. L’effet multiplicateur de l’accroissement de richesse joue mais sa portée reste limitée. De l’autre, autour des gran-des métropoles du Sud-Est et du Sud du pays, l’économie locale qui repose sur des in-dustries et des services traditionnels est encore à la peine. Dans les Etats du Sud-Est et du Nord-Est, sur les grandes mégapoles urbaines de ces régions, les prévisionnistes an-noncent une croissance faible (souvent très inférieure à la moyenne nationale), le main-tien d’une situation très dégradée sur le front de l’emploi, un affaiblissement des revenus et la paupérisation d’une grande partie de la population. Après plus de quinze mois de crise sanitaire, la polarisation n’est pas seulement écono-mique. Elle est aussi sociale. Les mesures de soutien de l’activité engagées au début de 2020 n’ont pas permis d’éviter une profonde dégradation du marché du travail. Le taux officiel de chômage [2] atteint des niveaux records (14,7% en avril 2021). Cet indicateur ne suffit pas pour évaluer la situation de l’emploi. Il faut aussi observer le taux de sous-utili-sation de la main d’œuvre [3] qui prend en compte toutes les catégories d’actifs sans activité régulière, contraints à des temps partiels ou ayant abandonné par désespoir toute recherche d'emploi. A l’échelle nationale, ce taux de sous-utilisation était de 24,3% à la fin de l’année 2019, avant la crise sanitaire. Au premier trimestre 2021, après un an de pandémie, il atteignait 29,7%. Cette moyenne nationale cache de grandes disparités ré-gionales. Dans les Etats où l’activité dépend fortement de l’agronégoce, le taux de sous-utilisation de la main d’œuvre est plus faible (16,7% dans le Mato Grosso, 18,7% dans le Paraná). Sur les exploitations et dans les activités d’amont et d’aval, les emplois ont été maintenus. L’indicateur atteint en revanche des valeurs proches ou plus élevées que la moyenne nationale sur les régions pauvres du Nord-est ou dans les Etats industriels du Sud-est. Ainsi, il est proche ou supérieur à 40% dans les Etats de Bahia, du Pernambouc ou du Ceará. Au premier semestre 2021, après 15 mois de pandémie, sur les 111,8 millions de Brésiliens en âge de travailler, 33,252 millions n’avaient pas d’emploi régulier à plein temps dans le secteur formel ou dans l’économie informelle. File de demandeurs d'emplois au centre de São Paulo en juin 2021. Progression de la pauvreté. Même si les secteurs traditionnels de l’économie (industrie manufacturière, commerce, restauration, services domestiques) connaissent une reprise d’ici à la fin 2021, cette di-chotomie entre deux Brésils devrait persister en 2022. La dégradation plus ou moins forte du marché du travail entraîne une élévation de l’incidence de la pauvreté. Celle-ci avait déjà augmenté à partir de 2015, alors que le Brésil entrait en récession. Au cours de la première année de pandémie de Covid-19, la trajectoire d’expansion de la pauvreté a été temporairement interrompue en raison de la mise en œuvre (à compter d’avril 2020) d’un dispositif d’aide d’urgence. Les individus et ménages les plus modestes ont reçu alors pendant cinq mois consécutifs (jusqu’en août) une allocation mensuelle de 600 reais pouvant être portée à 1200 reais pour les familles monoparentales. Le dispositif a été prolongé sur les quatre derniers mois de 2020 et le montant de l’allocation a alors été divisé par deux. Grâce à ce programme d’assistance temporaire, les classes D et E de la population (voir encadré ci-dessous) ont vu leur revenu mensuel augmenter en moyenne de 23,4% en 2020. En dépit de mesures de confinement, de pertes d’emplois et d’activité, le paiement sur neuf mois de l’allocation d’urgence aura permis à 68,2 millions de personnes (32,2% de la population du pays) de maintenir un niveau minimal de consom-mation. Sans cette indemnité, il est probable que la contraction du PIB en 2020 aurait été bien plus forte que la chute observée (-4,1%). L’incidence de la pauvreté aurait considé-rablement progressé. Une équipe de chercheurs de l’Université de São Paulo (USP) a évalué l’impact de ce dis-positif exceptionnel et de son retrait au début de 2021. Pour définir la pauvreté et l’ex-trême pauvreté, ces experts utilisent les indicateurs de la Banque Mondiale [4]. La ligne de pauvreté au Brésil aura été de 436 reais par mois en 2020 et de 469 reais en 2021. Quant à la ligne d’extrême pauvreté, elle est passée de 151 reais à 162 reais mensuels. A partir de ces indicateurs, le tableau ci-dessous présente les taux de pauvreté établis par les chercheurs et le nombre de personnes concernées en distinguant cinq situations et scénarios. Avant la pandémie, à la fin 2019, les Brésiliens vivant en dessous de la ligne de pauvreté étaient 51,9 millions (24,8% de la population) et ceux considérés comme extrê-mement pauvres représentaient un effectif 13,9 millions de personnes (6,6% de la popu-lation totale). Incidence de la pauvreté à l'échelle nationale. Source : Centre de recherche en macroéconomie des inégalités - USP. En juillet 2020, le dispositif d’allocation d’urgence a eu son impact maximum, l’effectif de bénéficiaires étant alors le plus élevé. A l’époque, le taux de pauvreté a alors atteint 20,3% et le taux d’extrême pauvreté 2,4%, soit les niveaux les plus faibles observés en 40 ans. Ces considérations signifient que pendant la première phase de mise en œuvre du pro-gramme d’aide d’urgence, les montants versés ont été suffisants pour compenser les effets de la crise économique sur le revenu des familles allocataires mais également pour permettre à plusieurs d’entre elles de sortir des situations de pauvreté et d’extrême pauvreté. La réduction du montant de l’allocation d’urgence entre septembre et dé-cembre 2020 (4e ligne du tableau) induit déjà une élévation de l’incidence de la pauvreté et de l’extrême pauvreté. Le 3e scénario considéré simule la situation qui aurait prévalu en 2020 en l’absence d’un dispositif d’aide d’urgence. Le pays aurait alors compté 66,4 millions de pauvres (31,4% de la population totale) dont 22,6 millions condamnés à la misère (plus d’un Brésilien sur 10). La dernière situation (ligne du bas du tableau) montre que le filet de sécurité mis en place en 2020 n’est plus efficace en 2021. Notons d’abord que la population la plus mo-deste n’a pas reçu d’allocation entre janvier et mars de cette année. A partir d’avril, le gouvernement fédéral a rétabli une allocation mais son montant mensuel moyen a été réduit à 250 réais (le montant effectif varie de 150 réais pour une personne seule à 375 réais pour une famille monoparentale). La population totale de bénéficiaires a été réduite (de 68,2 millions en 2020, elle a été ramenée à 45,6 millions). L’allocation ne peut être touchée que par une seule personne par famille et uniquement par les allocataires qui ont reçu l’indemnité versée en 2020. Cela signifie qu’une personne ou un ménage qui perdent leurs revenus cette année ne sont pas éligibles à la nouvelle allocation. Cette dernière devait être versée jusqu’en juillet 2021 mais va être prolongée . Alors que le Con-grès avait autorisé le gouvernement fédéral à financer un filet de sécurité jusqu’à 295 milliards réais l’an passé, cette année, le gouvernement dispose d’une enveloppe de 44 milliards. Une allocation mensuelle moyenne de 250 réais est trop faible pour permettre aux couches les plus pauvres de la population de compenser les pertes de revenus qu’elles subissent en raison de la crise sanitaire prolongée que traverse le pays. Dans ces conditions, selon les chercheurs de l’USP, le Brésil devrait compter en fin 2021 61,1 millions de personnes pauvres (28,9% de la population) dont 19,3 millions de personnes survivant dans l’extrême pauvreté (9,1%). Cela signifie qu’à l’issue de la secon-de année de crise sanitaire, le Brésil aura 9,1 millions de pauvres en plus dont 5,4 millions de personnes supplémentaires vivant dans une situation de carence extrême. La baisse des revenus qui aura affecté plusieurs dizaines de millions de Brésiliens les plus défavorisés est aussi accompagnée par une forte détérioration du pouvoir d’achat de ce secteur de la population. En raison de la dépréciation du réal, de la hausse des cours mondiaux des produits de base et de la conjoncture climatique, les prix intérieurs des aliments, des carburants, de l’énergie électrique et d’autres biens et services de base ont enregistré de fortes hausses sur les derniers mois. Compte tenu des profils de con-sommation et des niveaux de revenus, cette inflation touche davantage les ménages les plus modestes que les familles les plus aisées. Sur les douze mois qui vont de mars 2020 à mars 2021, l’augmentation des prix des biens et services qui sont consommés par les familles les plus pauvres (revenu mensuel inférieur à 1650,5 BRL) aura été en cumul de 7,5%. Au cours de la même période, pour les ménages aux revenus les plus élevés (supérieurs à 16 509,6 BRL/mois), cette hausse n’a été que de 4,46%. La différence entre les deux taux est de 3 points de pourcentage. Cela signifie que l’inflation subie par les plus pauvres est bien plus élevée que celle qu’affrontent les ménages les plus aisés. Les aliments, les dépenses en électricité et en transports publics ont un poids bien plus important dans le budget des premiers que dans celui des seconds. Cette inflation qui érode le pouvoir d’achat des plus modestes est, avec la perte ou la baisse de revenus, la principale cause d’un phénomène que l’on croyait appartenir au passé : le retour de la sous-alimentation et de carences alimentaires graves. Pages de couverture de deux grands hebdomadaires nationaux au premier semestre 2021. La classe moyenne se contracte. La crise sanitaire n’a pas seulement conduit à l’élévation de l’incidence de la pauvreté et de l’extrême pauvreté. Elle a aussi entraîné une dégradation des conditions de vie de plusieurs secteurs appartenant à la classe moyenne traditionnelle. Les familles ont souvent été touchées par des licenciements, par la baisse du chiffre d’affaires d’activités commerciales ou de prestation de services. L’institut Locomotiva de São Paulo est spé-cialisé dans l’analyse des évolutions sociales, de la consommation et des styles de vie. Dans une étude réalisée au début de 2021, il montre que l’effectif de la classe moyenne traditionnelle a diminué récemment. En part relative, ce secteur de la société brésilienne serait passé de 51% à 47% de la population entre 2020 et 2021. Il représentait 54% de la population en 2011, à la fin du cycle de croissance relativement élevée que le pays avait connu depuis 2003. En termes absolus, en mars 2011, la classe moyenne regroupait en 100,1 millions de personnes, contre 105 en début 2020. En d’autres termes, la pandémie a provoqué le déclassement social de 4,9 millions de personnes qui sont passées de la catégorie des revenus intermédiaires à la catégorie des bas revenus. Les individus et familles de ce groupe ne disposaient pas d’une épargne suffisante pour compenser les difficultés économiques et la perte de revenu induits par la pandémie. Ils ne bénéficiaient pas des conditions de vie propres aux classes aisées qui ont plutôt bien traversé les deux premières années de crise sanitaire. Enfin, ils ne réunissaient pas les critères les rendant éligibles à l’aide d’urgence lancée en 2020. Les couches les plus vulnérables de cette classe moyenne sont sans doute celles qui ont le plus souffert en raison de l’épidémie de covid-19. Le processus d’expansion de la classe moyenne a commencé au Brésil dans les années 2000. Il a été interrompu avec la récession économique qui a débuté en fin 2014. Mais il a fallu attendre la crise sanitaire en cours pour que le poids relatif de ce secteur de la société s’effrite. Ce reflux de la classe moyenne signifie que des millions de Brésiliens qui avaient pu croire pendant quelques années à une perspective d’ascension sociale ont désormais un sentiment de déclin, de perte. Ils ne souffrent pas des conséquences de l’arrêt d’une dynamique d’amélioration de leurs conditions de vie. Ils souffrent d’une véri-table régression. Ils appartiennent à des familles qui ont connu un brutal déclassement en raison de la perte d’emplois ou de faillites. Les exemples abondent. La presse brési-lienne a souvent évoqué ces derniers mois l’histoire de Maria José âgée de 44 ans, mère célibataire de quatre enfants. Au début de 2010, après avoir trouvé un emploi, les deux filles aînées avaient quitté le foyer familial et s’étaient installées en couples. Au même moment, femme de ménage chez des particuliers, Maria José était parvenue à décro-cher un véritable contrat de travail en bonne et due forme. Son salaire mensuel porté à 2500 réais avait alors permis à la mère et à ses deux enfants à charge de commencer à vivre décemment. Au cours de la première vague de l’épidémie (avril-septembre 2020), les employeurs de la femme de ménage lui ont annoncé qu’ils allaient la licencier et qu’ils pourraient la faire travailler sur un temps partiel, comme simple diarista (travail-leuse non déclarée payée à la journée). Le revenu mensuel a chuté, approchant le mon-tant du salaire minimum (1045 réais en 2020). Dans la foulée de la première vague, une des filles et son mari ont perdu leurs emplois. Chaque conjoint a dû être pris en charge par ses parents. Maria José s’est donc retrouvée avec quatre autres personnes sous son toit : la fille mariée, une petite fille en bas-âge et ses deux enfants encore mineurs. Cette famille élargie a commencé à ne plus pouvoir payer toutes les factures. Pour assurer son alimentation, elle dû recourir aux dons. La responsable du foyer a été contrainte d’épuiser son épargne salariale pour régler les notes d’électricité (en forte hausse depuis 2021) et éviter la coupure de courant. Elle n’a pas bénéficié de l’aide d’urgence car à l’époque du lancement du dispositif gouvernemental, cette mère était une employée déclarée. Dé-sormais, tous les mois, la famille accumule de nouvelles dettes qu’elle ne parvient plus à payer en temps et en heure. Elle doit réduire sa consommation de biens et services essentiels. Des familles comme celles de Maria José peuvent dans un avenir proche con-naître l'insécurité alimentaire. Toutes les familles de la classe moyenne n’ont pas connu une trajectoire de paupérisa-tion aussi marquée. Reste que la plupart des catégories sociales intermédiaires ont dû revoir leur mode de vie. L’institut Locomotiva a réalisé une enquête auprès d’un échan-tillon de ménages qui appartiennent encore à la classe moyenne traditionnelle. Sur 10 familles interrogées, six affirment avoir subi une baisse de revenu. Au sein de ce groupe de ménages dont les ressources ont diminué, 19% des familles vivent depuis 2021 avec des revenus amputés de moitié (ou davantage) par rapport aux rémunérations dégagées avant la pandémie. Selon cette enquête, 58% des individus interrogées affirment qu’ils doivent recourir depuis fin 2020 à des petits boulots ou à des expédients pour maintenir leurs revenus. Plus endettés, 71% des enquêtés avouent qu’ils accumulent les factures impayées. Plus d’un tiers (35%) n’ont pas pu maintenir l’emploi d’une femme de ménages ou celui d’une nounou pour les enfants. Traditionnellement, les ménages de la classe moyenne traditionnelle sont titulaires de plans d’assurance-santé (qui assurent une cou-verture acceptable des risques de maladie) et cherchent à scolariser leurs enfants dans des écoles privées payantes (qui fournissent un enseignement de meilleure qualité). Avec la pandémie, 23% des personnes appartenant à ce secteur de la population ont ré-silié leur plan de santé et 18% ont abandonné les écoles privées pour inscrire leurs en-fants dans des établissements publics. A l’opposé de ces tendances, le sort des ménages les plus aisés, ceux de la classe dite A, qui représentent 6% de la population (un peu plus de 12,7 millions de Brésiliens) se seraient plutôt amélioré pendant la pandémie. Ces familles affectent une part importante de leurs revenus à des services (voyages, soins à la personne, loisirs, restauration hors foyer, etc..), autant de dépenses qu’elles ont dû réduire cours des quinze mois allant de mars 2020 à juin 2021, en raison des mesures de confinement imposées ou d’une disci-pline choisie face à la menace sanitaire. Les frais de déplacement liés à l’activité profes-sionnelle ont beaucoup diminué. C’est au sein de cette catégorie de la population que le télétravail (le home-office, dit-on au Brésil) est devenu en quelques jours un nouveau mode de vie facilité par la nature des métiers exercés, les conditions de logement, le niveau de formation, les équipements dont disposent les ménages. Les frais de scolarité des enfants, qui représentent un poste budgétaire important pour les familles de classe moyenne supérieure et les ménages très aisés ont aussi diminué parce que de nom-breuses écoles privées ont réduit leurs tarifs afin de ne pas voir leurs élèves disparaître. Un enjeu politique majeur. Cette contraction des effectifs de la classe moyenne et la diminution plus ou moins mar-quée des ressources des familles est un des facteurs majeurs qui expliquent une dyna-mique de reprise économique très modeste et lente. La consommation de la classe moyenne dans son ensemble a diminué en 2020. Elle devrait à nouveau baisser en 2021. Tant que les diverses composantes de cette classe moyenne n’apercevront pas la sortie du tunnel (la fin de la crise sanitaire), elles resteront très prudentes. Les commerçants n’investiront pas pour améliorer ou diversifier les services fournis à la clientèle. Les famil-les attendront avant d’inscrire leurs enfants auprès d’universités privées coûteuses ou re-nonceront à ce projet. PME et ménages ne contracteront pas de nouveaux crédits. Cette crise de perspective signifie que le retour à un rythme d’activité normal sera plus lent et s’étendra sur une plus longue période que ce qui pouvait être prévu il y a quelques mois. Le niveau très élevé du chômage, un rythme d’inflation bien supérieur à la cible officielle, les inquiétudes qui persistent à propos de la situation et de la gestion des comptes publics : tous ces éléments viennent renforcer un climat d’incertitude particulièrement défavorable à une reprise plus forte de la croissance. Pour les familles qui appartiennent encore à la classe moyenne, cette situation signifie que l’offre d’emplois stables et bien rémunérés, la reconquête d’une position sociale plus confortable restent des perspectives très lointaines. les Brésiliens qui ont subi un véri-table déclassement considèrent que le contexte économique actuel rend totalement chimérique à court et moyen terme un scénario de relance de l’ascenseur social. Selon les estimations du bureau d’études Macrosector (São Paulo), en 2020, l’ensemble des revenus disponibles des ménages (salaires, revenus du capital, transferts sociaux) aurait baissé en termes réels de 6,7% si le gouvernement fédéral n’avait pas mis en œuvre le dispositif d’aide d’urgence. Grâce à ce dispositif, la masse totale de revenus mis à la disposition des familles aura progressé de 0,4%, toujours en termes réels. Cela signifie qu’une contraction plus forte de l’économie a pu être évitée (la chute du PIB a été limitée à -4,1%) grâce à la politique de soutien aux entreprises (chômage partiel) et aux ménages les plus modestes. En 2021, le même bureau d’études prévoit qu’avec le nou-veau dispositif d’aides d’urgences mensuelles réduites et dans un contexte d’inflation élevée, le revenu réel de l’ensemble des ménages devrait baisser de 4,2%. L’emploi, la lutte contre la paupérisation, l’amélioration des revenus et du pouvoir d’achat : avec le bilan de la crise sanitaire, ces questions sont devenues des enjeux politiques majeurs. Le Brésil n’est pas à l’abri dans les prochains mois d’une forte convulsion sociale, de mouvements de révolte violents. Le bilan social de la pandémie sera de toute façon au cœur des débats de la campagne préparant les élections générales de 2022. Pour le scrutin présidentiel comme pour le choix des exécutifs locaux (gouverneurs) et des par-lementaires (fédéraux et locaux), la majorité des électeurs brésiliens accorderont leurs suffrages aux candidats qui leur sembleront capables de relever ces défis. Les postulants le savent. Le candidat permanent qu’est Jair Bolsonaro le sait aussi. Il cherche désormais à reconquérir sur le terrain social une popularité qui s’est considérablement effritée en raison de sa gestion calamiteuse de l’épidémie du covid. A suivre : Le populisme budgétaire à la rescousse ? [1] Voir l’article précédent de la série intitulé "L’impact réduit du boom des matières premières", https://www.istoebresil.org/post/2021-2022-la-reprise-%C3%A9conomique-frein%C3%A9e-2 [2] Le taux de chômage est le ratio entre le nombre de chômeurs en quête d’emploi et la population active (personnes ayant un emploi ou cherchant activement un emploi sur le marché du travail. [3] Le taux de sous-utilisation de la main d’œuvre est le rapport entre la somme des populations au chômage, sous occupées ou dans la force de travail potentielle d’une part et la somme des populations dans la force de travail et la force de travail potentielle. Par force de travail potentielle il faut entendre l’ensemble formé par les actifs qui cherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles et les actifs qui sont découragés de chercher un emploi. [4] La ligne de pauvreté est définie par un revenu de 5,5 dollars par jour. La ligne d’extrême pauvreté est définie par un revenu de 1,9 dollar par jour. Les pauvres disposent d’un revenu quotidien variant de 1,9 à 5,5 dollars. Les individus extrêmement pauvres ont un revenu égal ou inférieur à 1,9 dollar par jour. Ces valeurs monétaires sont traduites en réais en utilisant le taux de parité de pouvoir d’achat de 2011.

  • 2021/2022 : la reprise économique freinée (2).

    L’impact réduit du boom des matières premières. Le Brésil est un grand exportateur de produits de base. Les commodités représentent plus des deux tiers de ses revenus d’exportation. Dans la liste des produits livrés sur les marchés internationaux par le Brésil, le soja (et ses dérivés), le minerai de fer, le pétrole brut, les viandes, la cellulose, le maïs, le café ou le sucre occupent les premières places. La reprise de l’économie mondiale et l’expansion de la liquidité entraînent depuis la mi-2020 une dynamique de hausse des cours internationaux du pétrole, des commodités agricoles, des minerais et métaux. Cette dynamique suit dans le temps la forte dépré-ciation du réal par rapport au dollar observée sur les premiers mois de la pandémie. Les deux mouvements conjugués ont entraîné une amélioration spectaculaire des revenus dégagés par les filières agricoles exportatrices, par le secteur minier et celui des énergies fossiles. Si l’on prend en compte la production de biens et de services en amont et en aval de ces filières, celles-ci représentent d’une année à l’autre de 40 à 45% du PIB national. A première vue, une forte progression des revenus sur ces branches devrait donc avoir un effet d’entraînement vigoureux sur l’ensemble de l’économie. C’est en effet ce que l’histoire récente conduit à supposer. Un mécanisme multiplicateur a joué lors du "super-cycle" de cours élevés des matières premières des années 2003 à 2013. Les fi-lières exportatrices de commodités ont contribué à la croissance soutenue que le pays a connue alors. Ce mécanisme apparaît moins puissant aujourd’hui. La nouvelle phase d’élévation des prix internationaux des commodités devrait être plus courte. Engagée sur le second se-mestre 2020, elle pourrait s’étendre jusqu’en fin 2022 ou en début de 2023. Ses effets sur l’économie nationale seront probablement plus concentrés dans le temps et dans l’espace. Le boom en cours des cours des produits de base favorise l’économie des ré-gions minières, agricoles ou pétrolières. Il n’entraîne pas l’ensemble de l’économie natio-nale dans un cycle durable de croissance. Forte hausse des prix intérieurs des commodités exportées. Selon l’indice du Commodity Research Bureau (CRB), les cours internationaux des ma-tières premières ont connu une augmentation de près de 70% entre mai 2020 et le même mois de l’année suivante. Au cours de cet intervalle de temps, les minerais et métaux ont vu leurs prix doubler sur le marché mondial. Le minerai de fer se négociait à moins de 94 dollars/t. en mai 2020. Un an plus tard, il se vendait à plus de 207 dollars/t., soit une hausse de 121,8%. Pour les produits agricoles, le trend haussier est aussi significatif. Le cours de référence mondial du soja était un peu supérieur à 369 dollars/t. à la fin du premier semestre 2020. Un an plus tard, il approchait les 575 dollars/t. Les deux tiers de la dynamique de la valorisation des cours mondiaux peuvent être attri-bués à la relance de la croissance chinoise. Ainsi, l’évolution des prix des minerais et métaux est associée au bond de la demande de la Chine dans les secteurs des in-frastructures et de la construction. Cette demande est impulsée également par le plan de relance de l’économie américaine engagé par l’Administration Biden. Le trend de hausse dans le secteur agricole est aussi lié aux besoins chinois. Il devrait se maintenir pendant les deux années 2021 et 2022 compte tenu des difficultés existantes du côté de l’offre mondiale, notamment en soja, en viandes ou en céréales secondaires (maïs). Au Brésil, une fois pris en compte l’impact de la forte dépréciation subie par le réal par rapport au dollar au cours du premier semestre 2020, la hausse des prix intérieurs de plusieurs commodités exportées est spectaculaire. En juin 2020, la tonne de maïs se négociait à 783 réais/t. Un an plus tard, le cours moyen dans les régions de production approchait les 1520 réais/t. (+94%). Les prévisions les plus récentes anticipent un prix à la production moyen de 1420 réais/t. en 2021, soit un niveau supérieur de 48% à la moyenne de 2020. En soja, sur la même période allant de juin à juin, la hausse des prix à la production est en moyenne de 44%. En 2021, le cours moyen dans les régions où est récolté le soja devrait être proche de 2770 réais/t., soit une augmentation de 44% par rapport au prix moyen de 2020, déjà en forte progression par rapport à l’année antérieure. Sur de nombreuses autres filières agricoles (café, oranges, canne-à-sucre), les pro-ducteurs ont aussi bénéficié en 2020 de bonnes récoltes et de conditions de vente très avantageuses. Les prix devraient être encore rémunérateurs en 2021. Le scénario pour-rait se reproduire encore en 2022. Cours quotidien du soja sur le port d'exportation de Paranaguá (Janvier 2015 à Juin 2021). Source : CEPEA-ESALQ. Minerais : effets multiplicateurs limités. Avant de revenir à l’agriculture, considérons un instant les scénarios envisagés pour les filières brésiliennes de l’extraction minière (fer, cuivre, manganèse, bauxite, niobium). Le boom des cours internationaux des minerais et métaux a deux effets sur le cours et le moyen terme. Il améliore d’abord sensiblement les revenus et la situation financière des entreprises spécialisées dans l’exploitation de gisements. En 2020, le chiffre d’affaires total des exploitants brésiliens a ainsi bondi de 36% par rapport à 2019, passant de 153 à 209 milliards de réais. En second lieu, ce boom peut conduire les opérateurs à envisager le lancement de nouveaux projets d’exploitation qui étaient jusqu’alors en gestation. Les effets multiplicateurs de l’essor de telles activités sont cependant très limités. Les phases de hausse des cours n’ont qu’un impact réduit sur le développement des régions où sont situés gisements et sites de première transformation. Dans le nord du pays, le Pará est le premier Etat du Brésil producteur de minerais. Les entreprises minières présentes au Brésil réalisent à partir du Pará 46% de leur chiffre d’affaires national. L’Etat assure 36% des exportations du pays en minerais et métaux. Les cours mondiaux de six des onze minerais et métaux de base produits dans le Pará et exportés ont connu une forte valorisation depuis mai 2020 : fer, ferronickel, or, cuivre, manganèse et aluminium. Cette dynamique est suffisante pour améliorer les ressources captées par les collectivités locales (municipalités, Etat du Pará). Néanmoins, compte tenu des règles fiscales en vigueur à l’échelle locale et au niveau fédéral (très favorables aux exploitants), les revenus dégagés par le secteur public sont insuffisants pour assurer une diversification du tissu économique régional et l'amélioration des conditions de vie des populations. Alors que les activités d’extraction minière constituent un des piliers de l’économie du Pará, les divers prélèvements fiscaux auxquels elles sont soumises ne représentent que 6% des ressources propres de l’Etat fédéré. Les revenus obtenus grâce au boom des cours mondiaux des minerais et métaux sont en grande partie absorbés par les entreprises exportatrices et bénéficient aux actionnaires en raison de la forte valorisation boursière des firmes en question. Il faut encore souligner que l’industrie minière génère des externalités environnementales, sociales et territoriales, c’est-à-dire des dépenses que le secteur public doit prendre en charge sans disposer en contrepartie de recettes comparables générées par l’activité. A moyen et long terme, ce boom des cours des minerais et des métaux peut favoriser des investissements, générer des emplois et des ressources nouvelles. Selon l’Institut Brésilien des Industries Minières (IBRAM), la dynamique haussière observée depuis 2021 à l’échelle mondiale pourrait entraîner le lancement de 92 projets dans 14 Etats différents du pays entre 2021 et 2024, ce qui représenterait un investissement total de 38 milliards de dollars. Ces projets sont de taille modeste. Ils sont conduits par des petits et moyens opérateurs et devraient permettre une mise en exploitation après deux ans de travaux d’expansion de sites déjà exploités ou l’installation de nouveaux gisements. Aucun grand opérateur minier n’envisage à l’horizon des prochaines années d’engager un programme d’investissement comparable à celui mené par Vale dans le Pará entre 2012 et 2016 et qui représentait un capex de 75 milliards de dollars (expansion du site de Carajas d'extraction et traitement du minerai de fer, programme dit SIID). De tels investissements se concré-tisent après des études de viabilité conduites sur sept à dix ans. Ils surviennent lors de cycles longs de cours élevés. Aujourd’hui, dans le meilleur des scénarios, si le boom des cours se maintient au-delà de 2021, il permettra à plusieurs programmes d’exploitation minière assumant des coûts élevés de dégager des résultats positifs et de pérenniser ainsi l’activité. Le site de traitement du minerai de fer de Carajas (programme SIID) de Vale (ouvert en 2017). Au Brésil comme dans beaucoup de pays producteurs, les filières minières restent des enclaves. Elles génèrent des retombées économiques très restreintes pour les zones où elles se développent. Hautement capitalistiques, les activités d’extraction et de traite-ment des minerais créent peu d’emplois pérennes. Si l’on excepte les chantiers d’instal-lation des nouveaux gisements (qui offrent des emplois nombreux mais temporaires), le secteur recourt à des effectifs limités de salariés en général très qualifiés. Au Brésil, l’extraction et les premiers traitements de minerais représentait à l’échelle nationale quel-ques 180 365 emplois directs à la fin 2020. Au total, entre mai et décembre de l’année écoulée, dans un contexte économique très favorable, le secteur aura généré une création nette de 5160 emplois directs nouveaux. Pour l’essentiel, le travail mobilisé par l’industrie minière est fourni par des sous-traitants souvent étrangers à la région, voire au pays. Le Brésil florissant des grands pôles agricoles. Officiellement, le Brésil compte quelques 3 millions d’exploitations agricoles qui produi-sent pour le marché [1]. Spécialisée en cultures ou en productions animales, cette agri-culture commerciale assure 7% du PIB national. Elle acquiert ses intrants et ses équi-pements auprès d’industries d’amont. Elle est aussi utilisatrice de nombreux services. Une partie de la production est valorisée par des industries d’aval. L’ensemble de ces secteurs interdépendants forment ce que l’on désigne au Brésil sous le terme d’agro-négoce. L’agronégoce représente aujourd’hui 26,6% du PIB national. La bonne santé éco-nomique de l’agriculture à vocation commerciale détermine largement le dynamisme des activités d’amont et d’aval. En 2020, alors que la plupart des autres secteurs ont connu un repli de l’activité, voire un recul spectaculaire, le PIB de l’agriculture a progressé de 2,22% en termes réels (la hausse est de 4,76% si l’on considére les seules productions végétales). Cet essor de la production et des revenus sur les exploitations agricoles a soutenu l’activité des fournisseurs d’intrants divers (semences, engrais, produits de trai-tement des cultures). Les industries concernées ont enregistré une progression de 3,84% de leur PIB en pleine récession nationale et dans le contexte de la crise du covid [2]. L’agriculture au sens strict (production des exploitations agricoles) aura été sur la pre-mière année de pandémie le seul grand secteur d’activité à croître. L’industrie (tous sec-teurs confondus) a connu une baisse de son PIB de 3,5%. Le PIB des services s’est contracté de 4,5%. Pour 2021, le secteur agricole devrait encore fournir une contribution très positive à la croissance. Son PIB devrait augmenter de 5,5% alors que la progression du PIB de l’industrie est anticipée à 4,8% et celle du PIB des services à 3,7%. Le dyna-misme dont fait preuve le secteur agricole est largement lié à l’évolution favorable des prix, évolution elle-même tributaire des cours mondiaux et des parités monétaires en ce qui concerne les grandes productions végétales exportées et les viandes. A intervalles réguliers, les instituts nationaux de statistiques calculent la recette brute dé-gagée par les différentes filières de productions agricoles (cultures et élevages) en éva-luant les volumes commercialisés et en suivant les prix de marchés. Comme le montre le graphique ci-dessous, les recettes brutes dégagées par les producteurs de grains (soja, maïs, autres céréales, coton, haricot noir) ont connu une forte progression entre 2019 et 2020 (48,3%). La hausse est aussi significative en ce qui concerne la vente d’autres cultu-res (café, canne-à-sucre, tabac, oranges, etc..). Au total, la commercialisation de l’ensem-ble des cultures annuelles et pérennes a généré en 2020 une recette brute supérieure de 37% à ce qui avait été obtenu en 2019. Pour 2021, la recette brute anticipée devrait connaître une nouvelle progression de 44,4%. Les hausses les plus marquées concer-neraient le soja et le maïs qui sont des productions-clés sur plusieurs pôles où domine l’agriculture commerciale moderne (que ce soit au Sud dans le cadre d’une agriculture familiale ou dans le Centre-Ouest et le Nord dans le cadre d’une agriculture d’entreprise). En 2021, des progressions significatives de la recette brute des éleveurs spécialisés en viandes sont aussi anticipées. Evolution de la recettes brutes dégagées sur les cultures annuelles et pérennes. (milliards de BRL). Source : IBGE. *Café, tabac, oranges, autres. L’effet multiplicateur de l’amélioration des revenus agricoles est concentré sur quelques pôles géographiques où prévaut une agriculture moderne, utilisatrice de technologies de pointe, opérant souvent sur de grandes structures et tournée vers les marchés ur-bains et les ports d’exportation. Ces pôles sont localisés au Sud du pays (Etats du Paraná et du Rio Grande do Sul notamment), sur le Centre-Ouest [3] , dans les zones de cerrado du Nord où l’agriculture d’entreprise s’est implantée sur les quarante dernières années [4], et sur quelques territoires du Minas Gerais et de l’Etat de São Paulo. Ils ont ainsi re-présenté en 2020 près de 85% de la recette brute dégagée par les agriculteurs pro-ducteurs de grains (soja, céréales, coton, légumineuses). Selon les prévisions, ces pôles devraient capter en 2021 82% de l’accroissement de recettes que doivent enregistrer ces mêmes producteurs [5]. En 2020, alors que le reste du pays connaissait une forte contraction de l’activité, ces bassins agricoles sont parvenus à maintenir une croissance positive. En 2021 comme en 2020, dans tous les Etats fédérés où l’agronégoce est un secteur-clé de l’économie lo-cale, la bonne santé de l’agriculture et de l’élevage devrait tirer la croissance et entraîner une progression des revenus. Premiers Etats agricoles du Brésil, le Mato Grosso et le Paraná devraient ainsi enregistrer cette année un rythme d’expansion supérieur à la moyenne nationale. La dynamique de croissance des revenus agricoles observables depuis dix-huit mois sur ces pôles a évidemment un effet d’entraînement des économies locales. Le ressort principal de cet effet d’entraînement n’est pas la création significative d’emplois directs. L’agriculture qui prospère sur les régions mentionnées est un secteur très mécanisé, qui met en œuvre des technologies de production sophistiquées (agri-culture de précision) et recourt pour l’essentiel à une main-d’œuvre très qualifiée. Sur les phases d’amélioration des revenus, les exploitants cherchent à fidéliser leurs employés en relevant éventuellement les salaires. La structure des économies régionales concernées par ce boom des prix agricoles est relativement peu diversifiée. Les industries implantées fournissent des intrants pour l’agriculture et l’élevage (semences, engrais composés, produits phytosanitaires), assu-rent une première transformation des produits végétaux (trituration du soja, production de sucre et d’éthanol, fabrication d’aliments pour le bétail), l’abattage des animaux et la découpe. Les fournisseurs de services marchands limitent leurs activités à la demande des propriétés agricoles (gestion, conseil agronomique, appui juridique) et aux besoins des ménages qui résident essentiellement sur les centres urbains. Dans ces conditions, quels sont les canaux par lesquels la prospérité de l’agriculture en période de cours élevés se transmet aux autres secteurs et favorise une élévation des revenus ? Le pre-mier canal est l’accroissement des impôts et taxes versés par les exploitants et les autres acteurs des filières de production. Le second est lié aux investissements productifs réali-sés par les entreprises agricoles et à l’accroissement des consommations intermédiaires. Le troisième est associé à l’élévation de la consommation des ménages qui vivent de l’agronégoce et aux acquisitions de biens durables qu’ils réalisent. La hausse des recettes en impôts et taxes permet aux collectivités territoriales (muni-cipalités, Etats fédérés) concernés d’assainir et de rééquilibrer des comptes publics qui étaient souvent déficitaires avant 2020. Là où les finances locales ont été bien gérées, les maires et gouverneurs peuvent envisager des investissements nouveaux en infrastruc-tures ou en développement de services publics (éducation, santé, sécurité). Les investissements réalisés par les exploitants peuvent être répartis en 2 catégories : le foncier et les équipements de production. Depuis 2020, on assiste sur tous les grands pôles agricoles du pays à une progression spectaculaire des acquisitions de terres agri-coles. Les exploitants veulent profiter de taux d’intérêt relativement bas et de bonnes perspectives de rentabilité pour accroître leurs capacités de production. Ils augmentent et vont augmenter les surfaces plantées ou utilisées pour l’élevage. Qu’il s’agisse de zones favorables aux grandes cultures ou de pâturages, le prix du foncier a connu entre avril 2020 et le même mois de cette année une hausse record. En moyenne, à l’échelle nationale, le prix de l’hectare qui peut être semé en soja, maïs ou autres céréales a augmenté de 29,2%. Cette hausse a été de 35% dans le Paraná, de 48,4% dans le Mato Grosso et de 58,3% dans l’Etat de Bahia. Lorsque les acquisitions sont limitées, les contrats de location se multiplient et les tarifs augmentent ici encore. Le boom des prix agricoles favorise donc la rente foncière. Les revenus supplémentaires générés sont en partie captés par les propriétaires du foncier agricole. Ils n’irriguent pas directement et immédiatement le circuit économique local. Le second type d’investissement le plus fréquent chez les exploitants est l’acquisition de nouveaux équipements de production (machines agricoles, tracteurs, etc..) et de trans-port (tracteurs, avions). Les concessionnaires locaux observent donc une progression de leur chiffre d’affaires, installent de nouveaux sites de vente et embauchent du personnel. Cette observation vaut aussi pour les entreprises spécialisées dans la vente d’intrants pour l’agriculture et l’élevage. L’amélioration des revenus des agriculteurs, l’expansion des terres cultivées et de la taille des cheptels (bovins, porcins, volailles) entraîne une aug-mentation des ventes de fournisseurs d’engrais, de semences, de produits de traitement, d’aliments du bétail ou de préparations vétérinaires. Pour l’essentiel, les opérateurs qui voient leur chiffre d’affaires progresser sont des distributeurs spécialisés. Cette dynamisation du secteur de la distribution et du commerce est aussi assurée grâce à l’essor de la consommation des familles d’exploitants et de salariés liés à l’agriculture. A l’échelle du Brésil, entre janvier et mai 2021, le chiffre d’affaires du commerce de détail a augmenté de 7,2% par rapport à la même période de 2020. Sur les pôles agricoles du pays, la hausse est de 18%. Les segments de consommation qui progressent le plus sur les régions en question sont ceux des services (restauration) et du luxe (automobiles de haut de gamme, confection). La succursale brésilienne de Louis Vuitton n’avait jamais autant fait d’affaires dans le Centre-Ouest qu’aujourd’hui. Les concessionnaires de Land Rover, BMW, Audi ou Mercedes de Sinop (nord du Mato Grosso) ou de Rondonopolis (sud-est de l’Etat) voient leurs carnets de commande gonfler. Les ménages les plus aisés de ce Brésil de l’intérieur ne se contentent pas de consom-mer. Ils investissent encore dans le logement et la construction afin de placer leur épargne. Le secteur de l’immobilier résidentiel connaît un essor sans précédent sur les villes du Centre-Ouest comme Goiânia (Goiás), Cuiabá (Mato Grosso) ou Campo Grande (Mato Grosso do Sul). Toute l’épargne disponible n’est pas mobilisée pour financer des investissements immobiliers. Les institutions bancaires proposent évidemment des services adaptés à ce segment de clientèle. Des banques comme Santander qui n’in-tervenaient pratiquement pas auprès du secteur agricole ont commencé à offrir des services premium avec cartes bancaires haut de gamme et prestige à leurs nouveaux clients de l’agronégoce. Un "ruissellement" circonscrit. On connaît en économie la théorie du ruissellement selon laquelle les revenus des grou-pes les plus riches sont réinjectés dans l’économie par le biais de la consommation et de l’investissement. Ces groupes contribuent ainsi à la croissance de l’activité économique et à la création d’emplois dont profite l’ensemble de la société. Les effets multiplicateurs de cette phase de prospérité qui connaît aujourd’hui l’agriculture moderne seront cir-conscrits aux zones géographiques concernées mais ne suffiront pas à entraîner les autres régions et les autres branches de l’économie nationale dans une dynamique de croissance forte et durable. En d’autres termes, le scénario qui avait prévalu entre 2003 et 2013 (lorsque le supercycle des matières premières a contribué à une croissance significative) ne se reproduira pas. La conjoncture actuelle est marquée par la pandémie dont la fin est encore très incertaine. La période de cours internationaux élevés des matières premières qui a marqué le début du XXIè siècle a été suffisamment longue (dix ans) pour que les effets d’entraînement finissent par toucher un grand nombre de secteurs de l’économie nationale. La politique salariale menée par les autorités fédérales (revalorisation du salaire minimum), la situation de quasi plein-emploi ont entraîné une valorisation des rémunérations en termes réels. L’Etat a également favorisé alors l’accès au crédit bancaire des couches les plus modestes de la population. Le boom des com-modités a donc été accompagné et amplifié à l’époque par un essor de la demande intérieure, notamment de la consommation. L’affaiblissement du dollar sur la période a contribué à favoriser l’acquisition de biens durables importés. La conjoncture actuelle est très différente. Le supercycle des commodités qui s’est achevé en 2013 était lié à la forte croissance que connaissaient alors la Chine et les Etats-Unis. La hausse des cours observée depuis 2020 correspond à une dynamique de relance des économies suivant une grave crise sanitaire. Il est probable que ce trend haussier ne ne se poursuivra pas au-delà de deux ou trois ans. En 2020, la majorité des Brésiliens ont été confrontés à une contraction de leurs revenus en termes réels. Les filets de sécurité créés par les autorités (aide d’urgence, chômage partiel) ont évité une dégradation plus importante encore. Désormais, un taux de chômage élevé, une inflation importante contribuent à affaiblir les salaires réels. Le dollar a connu une forte appré-ciation en 2020 et ne devrait pas amorcer de repli significatif par rapport au réal sur les prochains mois. Préoccupés par une crise sanitaire dont ils ne voient pas encore la fin, les entreprises et les ménages limitent le recours au crédit. Ajoutons encore que depuis le supercycle les obstacles structurels qui limitent le développement de l’économie brésilienne n’ont pas été éliminés : fiscalité contraignante, infrastructures défaillantes, système éducatif et de formation inadapté et précaire, bu-reaucratie, coût élevé du capital, etc.. Le développement de nombreuses branches de l’industrie manufacturière permettrait sans doute d’amplifier l’effet multiplicateur des phases de prospérité que connaissent les filières de matières premières. Leur essor et la diversification des activités représentées sont précisément freinés par les obstacles structurels mentionnés ici. Avec la reprise qui s’esquisse, deux Brésil apparaissent plus distincts que jamais. D’un côté, sur les pôles agricoles de l’intérieur du pays, la croissance qui s’est maintenue pen-dant la première phase de l’épidémie est stimulée par le cycle de hausse des prix mondiaux des denrées exportées. De l’autre, autour des grandes métropoles du Sud-Est et du Sud du pays, l’économie locale qui repose sur des industries et des services tradi-tionnels est encore à la peine. Dans les Etats du Sud-Est et du Nord-Est, sur les grandes mégapoles urbaines de ces régions, les prévisionnistes annoncent une croissance faible (souvent très inférieure à la moyenne nationale), le maintien d’une situation très dégradée sur le front de l’emploi, un affaiblissement des revenus et la paupérisation d’une grande partie de la population. A suivre : Une société de plus en plus polarisée. [1] Il existe aussi 2 millions environ d’exploitations familiales de taille modeste qui assu-rent une production d’autosubsistance. [2] Les industries d’aval et les services fournis à l’ensemble de l’agronégoce ont cepen-dant connu une contraction des valeurs ajoutées produites pour des raisons directement liées à la crise sanitaire : difficultés de commercialisation, baisses des ventes, suspen-sions temporaires d’activités, etc.. [3] Mato Grosso (premier Etat agricole du pays), Mato Grosso do Sul et Goiás. [4] Selon la dénomination couramment employée, ce nouveau pôle est désigné sous l’acronyme de Matopiba (Maranhão, Tocantins, Piaui, Bahia) parce que l’agriculture spé-cialisée en cultures annuelles (soja, maïs, coton) s’est implantée sur les zones de cer-rado (savanes arborées) de ces Etats. [5] Prévisions du bureau d’études MacroSector de São Paulo.

  • 2021/2022 : la reprise économique freinée (1).

    Relance entravée. Avec la première vague de l’épidémie de covid-19 (entre avril et août 2020), l’activité économique a plongé. Plusieurs facteurs conduisent alors la population à accepter les mesures de confinement locales ou à réduire d’elle-même ses activités : incertitudes pesant sur la nature et la durée de la pandémie, aide d’urgence versée aux plus pauvres sur plusieurs mois, maintien des salaires ou utilisation d’une épargne (pour les classes moyennes et les salariés de l’économie formelle). Déjà engagée sur une phase de ralentissement au cours du premier trimestre de 2020, l’économie recule ensuite sur les trois trimestres suivants. En douze mois, la contraction du PIB aura été de 4,1%. L’épi-démie a connu une seconde vague entre novembre 2020 et avril 2021. Celle-ci n’a pas entraîné un nouveau recul de l’activité. Sur le premier trimestre de 2021, le PIB a progressé de 1,2% par rapport aux trois derniers mois de l’année antérieure. En ce début du second semestre 2021, les prévisionnistes sont relativement optimistes. Sur l’ensemble de l’année, la croissance du PIB devrait atteindre plus de 4%, voire 5%. Croissance du PIB par trimestre en rythme annuel en %. Source : Banque Itau. La relance observée depuis quelques mois a deux ressorts principaux. Elle est d’abord la conséquence d’un abandon pendant la seconde vague de l’épidémie (de novembre 2020 à avril 2021) des mesures de confinement pratiquées spontanément ou imposées durant la première vague. Entre avril et septembre 2020, mesurant mal l’impact et la dangerosité de ce virus inconnu, la plupart des Brésiliens ont réduit leurs déplacements, limité leurs activités et leur consommation. Cette observation vaut pour les couches sociales les plus modestes qui vivent souvent de revenus d’activités informelles. L'aide d'urgence mensuelle versée par l'Etat fédérale a encouragé les familles concernées à suspendre ou à réduire le travail. A partir de la fin de l’année écoulée, privés de ressources (en raison de la fin de l’aide d’urgence, de l’épuisement de l’épargne ou de la perte de l’emploi) des millions de brésiliens ont été contraints de reprendre une activité. Le gouvernement fédéral n’avait pas prévu la seconde vague. Les dispositifs de soutien de l’activité et des revenus (chômage partiel, aide d’urgence) appliqués depuis avril 2020 ont cessé en janvier dernier. Mieux familiarisées avec l’épidémie, informées des comportements à éviter et des me-sures de prévention à prendre, des millions de personnes ont dû prendre le risque d’un retour au travail. La relance de l’activité observée sur les premiers mois de l’année 2021 est en partie la conséquence d’un relâchement forcé des mesures de protection sanitaire. La propagation du virus a été plus importante sur cette seconde vague qu’au cours de la première. C’est aussi le cas de la mortalité. Entre juin et juillet 2020, on enregistrait un peu plus de 1000 décès par jour. En avril 2021, le nombre quotidien de victimes a dépassé 3000. Le Brésil a pratiqué un arbitrage pervers : plus de morts en contrepartie d’une relance de l’activité économique. C’est d’ailleurs à ce compromis tragique que la majorité des Brésiliens ont été poussés par un gouvernement fédéral qui a été incapable de mettre en œuvre une stratégie vaccinale précoce, adaptée à la di-mension de la crise sanitaire et susceptible de réduire le nombre des victimes fatales de l’épidémie. Nombre de décès provoqués par le covid-19 par million d'habitants. (moyennes mobiles sur une semaine). Source : Université John Hopkins, Washington. Le second ressort de la croissance retrouvée est l’élévation des prix mondiaux des matières premières observé depuis mai 2020. L’indice des prix des produits de base (énergie, minerais et métaux, denrées alimentaires et commodités agricoles) mesuré par le FMI a chuté de 23,9% entre décembre 2019 et mai 2020. Avec la perspective de sortie de la crise sanitaire, la dynamique s’inverse sur les douze mois suivants. L’indice augmente de 70,1%. Ces mouvements des cours des matières premières ont été bien plus marquées que les fluctuations du dollar par rapport aux autres monnaies. En général, lorsque le billet vert se déprécie, les cours mondiaux de produits de base s’élèvent. A l’inverse, lorsque la devise américaine s’apprécie, ces cours s’affaiblissent. De tels évolutions ont lieu parce que les prix internationaux des commodités sont fixés en dollars. Par ailleurs, la dépréciation du dollar stimule l’activité dans les économies émergentes. Elle permet l’assouplir la politique monétaire, ce qui contribue à soutenir la demande globale pour les produits de base [1]. Un pays émergent exportateur de commodités comme le Brésil est encore plus impacté que d'autres par ces variations de prix et de taux de change. La hausse des prix mon-diaux des produits de base améliore les termes de l’échange, favorise la croissance en raison de la participation élevée des matières premières dans les exportations du pays et de l’effet multiplicateur que peut avoir la progression des revenus des filières concernées sur d’autres secteurs d’activité. Cette hausse attire les capitaux et favorise une amélio-ration du solde commercial, ce qui renforce la dynamique d’appréciation de la monnaie nationale. Entre 2003 et 2011, au cours du super-cycle, en tenant compte de l’inflation, le réal s’est apprécié de 47% par rapport au panier de monnaies des partenaires com-merciaux du Brésil. Sur les cinq années qui suivent 2011, toujours en termes réels, la monnaie brésilienne s’est dépréciée de 30%. Le PIB avait connu une croissance moyenne de 4,6%/an sur la première période. Il s’est contracté en moyenne de 0,3% par an pen-dant la seconde phase. Sur le cycle actuel marqué par la pandémie, la dynamique du dollar par rapport à la monnaie brésilienne est assez différente. Au cours des cinq premiers mois de 2020, le billet vert a connu une très forte appréciation par rapport au réal (+27,2%). Sur les douze mois qui suivent mai 2020, il enregistre une dépréciation limitée de 6,9%. Au début de juillet 2021, il a engagé un nouveau mouvement de hausse. Comment pourrait évoluer le taux de change de la monnaie brésilienne par rapport au dollar sur les prochains mois ? Au cours de l’année 2021 et probablement de l’année suivante, une baisse des prix mondiaux des matières premières paraît improbable. L’accroissement de la demande sur plusieurs marchés est lié à la reprise de l’activité économique dans plusieurs régions du monde (notamment en Asie) avec l’avancée de la vaccination. Il existe par ailleurs une crainte d’une dérive inflationniste aux Etats-Unis. Ces facteurs devraient affaiblir le dollar et contribuer à maintenir à des niveaux élevés les cours des produits de base [2]. Une dynamique d’appréciation du réal semble donc probable à l'avenir. La banque cen-trale a engagé ces derniers mois une politique de relèvement de son taux de base. Si l’indicateur de risque pays reste stable, le dollar pourrait terminer l’année à une parité proche de 5 réais (contre plus de 5,7 réais en mars 2021). A l’inverse, si aux préoc-cupations persistantes à propos des finances publiques vient s’ajouter un appro-fondissement de la crise politique, le billet vert pourrait conserver une parité élevée par rapport à la monnaie brésilienne. Un rebond limité. La croissance anticipée pour 2021 est suffisante pour compenser la dépression de 2020 mais qu’elle atteindra difficilement un rythme supérieur à 5%. Elle pourrait même être inférieure à ce rythme. Quatre facteurs peuvent en effet limiter la progression de l’activité sur les prochains mois, voire au-delà de 2021. Le premier est une poursuite possible de la crise sanitaire. Depuis début juin 2021, le Brésil est probablement confronté à une troisième vague de l’épidémie. Le nombre de cas de contaminations confirmées qui était inférieur à 60 000/jour le 10 juin (après avoir atteint plus de 75000/jour en mars) est repassé au-dessus des 70 000 cas/jour sur la seconde partie du mois. Le nombre de décès attribuables au covid qui était en baisse depuis un pic en avril est reparti à la hausse à la mi-juin. Néanmoins, les ménages comme les entreprises sortent désormais de plus d’un an de difficultés extrêmes. La majorité des familles comme un grand nombre d’acteurs économiques ne peuvent plus envisager une nouvelle suspension du travail. Dans un pays où l’Etat est incapable de mettre en œuvre un dispositif d’assistance adapté à la dimension des difficultés écono-miques créées par une gestion sanitaire rigoureuse de l’épidémie, les mesures de confinement ne peuvent être appliquées que sur de courtes périodes. La seule réponse possible pour freiner la diffusion du virus et favoriser la relance de l’activité consiste à vacciner en masse et sur des périodes relativement limitées. Le second facteur est le retard et l’incohérence de la stratégie de vaccination brésilienne, éléments qui vont peser pendant de long mois encore sur la reprise des activités de services. Il est désormais clair qu’il ne sera pas possible d’atteindre un pourcentage de 60% de la population vaccinée d’ici à la fin du troisième semestre. Dans le meilleur des scénarios, ce taux sera atteint à la fin de l’année 2021. Au niveau des gouvernements des Etats fédérés les plus engagés dans la stratégie de vaccination, on sait désormais qu’il faut anticiper des retards sur les importations de vaccins en provenance d’Inde ou de Chine. Cela signifie que tous les lieux où se forment de grandes agglomérations de personnes et qui sont des espaces d’offre de services marchands (shopping centres, sites de loisirs, supermarchés, etc…) ne retrouveront une fréquentation normale qu’en fin 2021 ou au début de 2022. Un troisième facteur est tout aussi préoccupant. La sécheresse inhabituelle qui frappe depuis plusieurs mois le Brésil menace l’approvisionnement en électricité du pays — lequel est très dépendant de ses centrales hydroélectriques —, renchérit le coût de l’énergie et risque de compromettre la production agricole et la reprise de l’économie. Depuis un siècle, jamais l’insuffisance des pluies pendant la période estivale n’avait été aussi prononcée dans le sud-est et le centre-ouest du pays. La situation ne va pas s’améliorer avant les derniers mois de l’année. L’hiver austral se caractérise en effet par des précipitations faibles sur ces régions. Dans le sud du Brésil, le principal responsable est surtout le phénomène climatique La Niña. Actif de septembre à début mai, il pourrait reprendre fin septembre, au moment où doit normalement commencer la saison des pluies. Dans les faits, le sud pourrait avoir un an et demi ou deux ans de saison sèche. Dans le centre-ouest, le déficit pluviométrique est observé désormais depuis près d’une décennie. Il est lié à la déforestation en Amazonie, qui réduit l’humidité présente dans l’atmosphère et peut devenir chronique. Lac de retenu vidé dans le centre-ouest du pays en juin 2021. La sécheresse affecte le fonctionnement du secteur hydroélectrique, qui participe à hauteur de 63,8% au potentiel de production électrique du Brésil. La majeure partie des usines se trouvent justement dans les deux régions touchées. Selon l’Opérateur national du système électrique (ONS), le niveau moyen des réservoirs de ces centrales s’était réduit fin mai à 32% des capacités, le pire niveau atteint depuis la crise hydrique de 2015. Cela signifie que la capacité de ces sites à produire de l’énergie dans les mois à venir est compromise. Le 1er juin, l’Agence nationale des eaux (ANA) a décrété jusqu’à novembre prochain une situation critique de pénurie des ressources hydriques dans le bassin du Paraná, zone au potentiel hydroélectrique le plus élevé du pays. Cela permettra aux autorités locales de modifier temporairement les règles de captation de l’eau. Dans un premier temps, la nécessité de restrictions pour l’irrigation et la consommation humaine n’a pas été imposée mais elle pourrait s’imposer dans l’avenir. Pour préserver ses réserves, le secteur électrique souhaite assouplir les règles de débit minimal des barrages, ce qui pourrait avoir un impact négatif sur les autres usages des ressources, comme le transport fluvial ou l’irrigation. Afin d’économiser les réservoirs et d’éviter une panne géante ou un rationnement comme celui de 2001 (encore ancré dans la mémoire des Brésiliens) le gouvernement a aussi commencé à solliciter les centrales thermiques disponibles. Ces centrales thermiques sont des sources secondaires. Même ajoutées aux autres sources d’électricité, comme le parc éolien croissant, elles vont difficilement compenser les usines hydroélectriques si la consommation d’énergie aug-mente de manière importante avec la reprise de l’activité économique. Les risques de rationnement, voire de suspension de rupture d’approvisionnement ne peuvent donc pas être écartés. Même si cette perspective ne se concrétise pas, les Brésiliens vont sentir les effets de la crise en raison de la hausse très marquée des tarifs de l’électricité. Les centrales ther-miques ont un coût opérationnel plus élevé que les centrales hydroélectriques. Pour cette raison, un premier ajustement des prix facturés sur tout le réseau et jusqu’aux consommateurs finals a eu lieu en mai 2021. En juin, l’agence nationale de l’énergie électrique a autorisé un second réajustement. Les distributeurs peuvent facturer au tarif le plus élevé. Les industries de transformation ont déjà été très touchées par le renché-rissement des matières premières. La hausse du prix de l’électricité déjà observée et les augmentations probables de tarifs dans un proche avenir vont alourdir encore davantage leurs coûts. La sécheresse touche par ailleurs d’importantes régions agricoles et menace les cultures de canne à sucre, de café, d’oranges et de mais, mettant leurs prix sous tension. La campagne 2020-21 devrait être marquée en particulier par une réduction de la production de maïs d’hiver en raison de l’insuffisance des pluies entre avril et mai. La récolte ne devrait pas dépasser 69,9 millions de t. (contre 75 millions de t. en 2019/20) en raison d’une diminution sensible des rendements. Les élevages brésiliens sont de gros consommateurs de maïs. Les prix des viandes, des produits laitiers et des œufs devraient donc augmenter sur le marché intérieur. Risques inflationnistes. Le quatrième facteur qui va limiter la croissance est lié aux fortes pressions inflationnistes que connaît l’économie depuis plusieurs mois. Ces pressions sont associées à plusieurs causes. A la forte expansion des dépenses publiques induites par le plan d’urgence mis en œuvre à partir d’avril, il faut ajouter la hausse des cours mondiaux des matières premières et la dépréciation de la monnaie nationale observée jusqu’en mai 2021. Ces dynamiques ont favorisé un relèvement significatif des prix intérieurs des produits exportables, notamment les denrées alimentaires et le pétrole. Un troisième facteur con-tribue et va contribuer à soutenir la dynamique inflationniste : la hausse du coût de pro-duction de l’électricité liée au contexte climatique évoqué plus haut. Les coûts supplé-mentaires sont ou vont être répercutés sur les prix en aval, d’autant qu’avec la reprise de l’activité, la demande en électricité des entreprises et des ménages va retrouver des niveaux égaux ou supérieurs à ceux de 2019. Dans ces conditions, l’indice des prix à la consommation construit à partir d’un large panier de biens et services (IPCA) devrait enregistrer selon les prévisions une hausse comprise entre 5,5 et 5,9% en 2021, contre 4,5% (un rythme déjà élevé) en 2020. Rappelons ici que la cible supérieure d’inflation que les autorités monétaires s’engagent à faire respecter est de 5,25%/an. Cette perspective a conduit la Banque Centrale dès octobre 2020 à opter pour un resser-rement de sa politique monétaire. D’un niveau de 2%, le taux directeur a été relevé en trois étapes pour atteindre 4,25%/an le 16 juin dernier. Sur les mois à venir, ce taux sera probablement à nouveau réajusté à la hausse. Un niveau de 6,5% pourrait être fixé rapi-dement pour éviter que les anticipations d’inflation ne s’éloignent pas trop fortement de la cible (3,5%) à ajouter à un taux neutre de 3%. Ce raidissement de la politique monétaire entrainera un durcissement des conditions de crédit qui pourrait peser sur le rythme de l’activité en fin d’année 2021 et en 2022. Des prévisionnistes n’écartent la possibilité d’un taux directeur fixé à 7% ou plus. Un tel scénario se concrétiserait si le réal continuait à manifester des faiblesses face au dollar en raison d’une nouvelle dégradation de la situation politique. Selon les dernières prévisions disponibles, la croissance du PIB sera voisine de 2% en 2022. Cela signifie que le PIB par habitant à la fin du mandat de Jair Bolsonaro restera inférieur à ce qu’il était à l’issue de la Présidence de Michel Temer. La forte contraction observée sur la première année de la pandémie n’aura pas été effacée par le redressement qui devrait suivre. Aux facteurs qui freinent désormais la reprise et qui viennent d’être évoqués, il faut évoquer la grande instabilité politique qui n’a fait que s’aggraver depuis le début de la crise sanitaire. La crise fragilise considérablement le gouvernement Bolsonaro et le Président lui-même. Ce dernier doit désormais faire face aux investigations menées par une commission d’enquête parlementaire et portant sur la surfacturation de vaccins importés. Après avoir complété la présentation des pers-pectives économiques, ce blog reviendra sur le scandale des vaccins. A suivre : Une économie et une société polarisées. [1] Ces mouvements ont été observés lors du super-cycle des commodités de la première décennie de ce siècle. Entre 2002 et 2011, l’indice des cours de matières premières du FMI a augmenté de 230% en dollars. Sur cette même période, le dollar s’est déprécié de 30% par rapport à un panier des monnaies des principaux partenaires commerciaux des Etats-Unis. Le PIB des économies émergentes a alors augmenté en moyenne de 6,7% par an, contre 4%/an en moyenne sur les huit années précédant le super-cycle. Ce dernier achevé, sur les 5 années qui ont suivi 2011, l’indice du FMI a chuté de 45% en dollars. Le billet vert s’est apprécié de 22% et la croissance des pays émer-gents n’a plus été que de 4,8%/an en moyenne. [2] Ce scénario est aussi renforcé par des niveaux de stocks bas, les limites existantes à une expansion rapide de la production et des conditions climatiques souvent adverses en ce qui concerne les produits agricoles.

Qui sommes nous?

Jean-Yves Carfantan, économiste, consultant en économie agricole. Analyse et suit l’évolution de l’économie et de la politique au Brésil depuis 30 ans. Vit entre São Paulo et Paris.  Il anime ce site avec une équipe brésilienne formée de journalistes, d’économistes et de spécialistes de la vie politique nationale.

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