Résultats de la recherche
156 éléments trouvés pour « »
- Le désolant bilan économique de Bolsonaro(2).
Appauvrissement. Une économie qui patine, des prix qui explosent, un sous-emploi qui reste élevé, des taux d’intérêt qui montent et une dette publique qui a progressé : ce bilan des années Bolsonaro est à la fois lié à l’impact de la pandémie et à la politique économique menée par un gouvernement qui a souvent fait preuve d’impuissance et d’incompétence. Le pro-chain chef de l’Etat qui sera élu en octobre 2022 va hériter d’une situation désastreuse. Depuis la fin 2014, le marché du travail a connu une forte dégradation. Le phénomène s’est accentué avec la crise sanitaire qui a démarré en 2020. Sue front des prix, le Brésil a opéré un grand bond en arrière. Il semble être revenu à l’époque d’avant le Plan Real (1994), lorsqu’une inflation élevée érodait les revenus de la majorité de la population, aggravait les inégalités et la pauvreté, réduisait l’horizon de tous les acteurs écono-miques. La valse des étiquettes se poursuit alors même que les autorités monétaires ont engagé depuis le début 2021 une politique de resserrement monétaire. Le taux d’intérêt de base a été porté en avril à 12,75%/an. Il pourrait dépasser 13%/an avant la fin de l’année. Dans ces conditions, les perspectives de croissance de l’activité sont médiocres. Les scénarios les plus favorables tablent sur une progression du PIB de 0,8% (FMI). Le réveil de l’activité sera de toute façon insuffisant pour entraîner une amélioration signi-ficative du marché du travail et des revenus. Aujourd’hui, plus de la moitié des Brésiliens vivent en situation de pauvreté (contre 47% avant la récession de 2015/16). Ce taux ne devrait pas baisser rapidement sur les prochaines années. Pandémie et emploi. Au Brésil, le marché de travail formel n’est jamais parvenu à intégrer plus de 60% de la population en âge de travailler. Les causes de ce problème structurel sont nombreuses : croissance médiocre et irrégulière, insuffisance de la formation de base et inadaptation des qualifications, législation contraignante, judiciarisation poussée du moindre conten-tieux entre employeurs et salariés, fiscalité dissuasive, etc.. Pour mesurer l’ampleur du problème sur les années récentes, il ne suffit pas d’évoquer le taux de chômage, un indicateur trop limité dans le contexte brésilien. Il importe d’évaluer d’abord l’importance de la population en âge de travailler (personnes de plus de 14 ans) que les statistiques officielles (IBGE) définissent comme force de travail sous-utilisée. Cette catégorie regrou-pe les chômeurs déclarés [1], les travailleurs sous-occupés (temps partiels) et tous les actifs qui ont cessé de chercher activement un emploi parce qu’ils sont découragés ou n’en cherchent pas, se contentent d’expédients ou de travaux temporaires. A la fin de 2014, le poids relatif de cette catégorie par rapport à la force de travail élargie [2] était relativement faible (14,8%). Il a fortement progressé avec la récession de 2015 et 2016 (il atteint plus de 22% en décembre 2016). Ce taux varie entre 23 et 25% entre 2017 et la crise sanitaire de 2020. Il grimpe à partir de mars 2020 pour atteindre 30% en juillet suivant. Il reste proche de 29% jusqu’à la mi-2021. Il baisse ensuite pour atteindre 23,2% en mars 2022. Autre indicateur pertinent : le poids de l’économie informelle. Une part importante de la population salariée, de l’effectif de chefs d’entreprises employant de la main-d’œuvre, des travailleurs autonomes ou indépendants exercent un travail en dehors des règles (souvent très contraignantes) de la législation, sans bénéficier d’un statut juridique recon-nu, sans inscription sur un registre de commerce. Il existe encore des contractuels du secteur public qui n’ont pas le statut de fonctionnaires civils ou militaires. Tout ce monde vit en dehors de l’économie formelle. En règle générale, les contributions fiscales et so-ciales que les actifs concernés assument sont nulles ou très réduites. En contrepartie, ce secteur du monde du travail ne bénéficie d’aucune forme de protection sociale contre les risques de maladies, d’accidents ou de perte d’activité. L’autre secteur est précisément celui de l’économie formelle. Il réunit les salariés du secteur privé qui sont employés dans le cadre de la législation du travail en vigueur, des chefs d’entreprises et em-ployeurs déclarés et enregistrés, les fonctionnaires statutaires (civils et militaires) et les travailleurs indépendants ayant un statut de personne juridique. Le taux d’informalité rapporte l’effectif des actifs informels à la force de travail occupée. Au cours des trente dernières années, ce ratio a d’abord été très élevé entre 1992 et 1997. Il baisse du début des années 2000 à 2014. Avec la forte récession des années 2015 et 2016, le taux d’informalité repart à la hausse puis reste élevé. Il atteint 41,3% à la fin 2016. Sur les années 2017 à 2019, la création de postes de travail informels est plus importante que celle observée dans l’économie formelle (+3%, contre + 1,2%). Le taux d’informalité est de 43,3% en 2019. Avec la crise sociale générée par la pandémie, on assiste à une forte contraction de l’offre de travail et des activités du secteur informel. Néanmoins, au cours de la pandémie, les travailleurs informels ont été beaucoup plus touchés que les actifs formels. La contraction des postes fournis par l’économie informelle est trois fois plus im-portante (-12,6%, contre -4,1%). Les employés précaires des commerçants ambulants, vendeurs à la sauvette, chauffeurs et livreurs utilisant des applications, artisans ou pres-tataires de services informatiques non déclarés sont plus touchés que les salariés bé-néficiant de contrats de travail et déclarés. On notera aussi que les premiers actifs affectés par la forte contraction de l’activité résultant de la pandémie ont été les travail-leurs de la branche des services, peu ou pas qualifiés et faiblement scolarisés (qui cons-tituent le gros du bataillon des actifs informels). Evolution du marché du travail selon les statuts des actifs. Source : PNAD-IBGE. * Par rappport à la population active occupée. Cette contraction brutale de 12,6% est liée à la fois à l’instauration de mesures de confi-nement (entraînant la fermeture de commerces, la réduction des déplacements, l’arrêt de la vie culturelle, la diminution des loisirs) qu’aux comportements de précaution qu’a-dopte une large part de la population. Elle entraine des pertes d’activités et de revenus pour des salariés (employées domestiques, vendeurs en magasins, salariés du secteur des transports, de la culture ou d’autres services) et pour une population considérable de travailleurs autonomes non déclarés (livreurs d’applicatifs, marchands à la sauvette, petits commerçants, etc..). A l’intérieur de la catégorie des travailleurs vivant d’activités informelles, c’est la popu-lation des employées domestiques non déclarées qui enregistre la plus forte contraction. En 2020, près d’une employée de maison sur cinq a perdu son emploi. Vient ensuite l’uni-vers très hétérogène des salariés qui ne bénéficient pas de contrat de travail en bonne et due forme et interviennent dans le secteur du commerce, celui du transport, de l’arti-sanat, de la restauration ou des soins à la personne. Dans le secteur formel, les pertes de postes concernent également d’abord les employées domestiques et les salariés dé-clarés d’entreprises privées. Une part significative de cette population de salariés touchés par la crise cherche à maintenir des revenus en développant une activité de prestataire autonome déclarée ou non. D’où la progression significative des postes correspondant à ce profil en 2020 et en 2021. Ils représentaient 25,4% des actifs occupés en 2019. Cette part est de 27,3% deux ans plus tard. La crise du covid est parfois l’occasion pour des salariés qualifiés qui ont été licenciés de gagner en liberté et en indépendance en créant leur propre microentreprise. Souvent, le choix est contraint : le passage à la vie de chef d’une micro-entreprise est la seule option existante pour éviter un effondrement des revenus. A compter du second semestre de l’année écoulée, avec une lente reprise de l’activité, on assiste à une amélioration du marché du travail mais celle-ci se traduit d’abord par une augmentation du nombre d’actifs mobilisés dans le secteur informel. Le taux d’infor-malité était de 40,4% en août 2020. Il est de 43,3% à la fin de 2021. L’augmentation du nombre d’actifs occupés correspond avant tout à des créations de postes moins bien rémunérés que dans l’économie formelle (voir tableau ci-dessus). Au début de l’année 2022, la force de travail élargie était composée de près de 116 mil-lions de personnes (54,3% de la population totale). La force de travail sous-occupée (chô-meurs, temps partiels, force de travail potentielle) représentait 20,3 millions de tra-vailleurs et l’effectif d’actifs utilisés dans l’économie informelle était de 40,5 millions de personnes. Cela signifie que le marché formel du travail n’intégrait que 48% environ de la population en âge de travailler. Retour d’une inflation élevée. Sur les cinq premiers mois de 2020, alors que l’activité se ralentit sensiblement avec le début de la pandémie, le Brésil connaît une inflation pratiquement nulle. Le mouvement de hausse des prix commence en juin de la même année. Il se poursuit depuis. Entre juin 2020 et avril 2022, les prix à la consommation ont augmenté en cumul de près de 20%. Le phénomène est à la fois une inflation par les coûts (résultant de chocs d’offre extérieurs et intérieurs) et une inflation par la demande liée à l’expansion du crédit et à la politique budgétaire. Au cours de la première année de pandémie, alors que le pays est entré en récession, la hausse des prix sera de 4,5%. L’essor des exportations (favorisées par le taux de change et l’évolution des cours mondiaux), l’accroissement de la demande intérieure entraînent une forte élévation des prix alimentaires (en particulier le riz et l’huile de soja). Contribuent également à la valse des étiquettes les difficultés d’approvisionnements en intrants que rencontre plusieurs secteurs industriels et la forte appréciation du dollar (+28,9%) qui entraîne mécaniquement une élévation des prix des biens importés. Enfin, du côté des chocs d’offre, il faut encore mentionner le démarrage en août de la crise hydrique qui va conduire à un relèvement des tarifs de l’électricité. Taux d'inflation cumulée sur douze mois et taux directeur de la Banque Centrale. (2018 à 2022) Source : Banque Itau. Prévisions à partir de mai 2022. L’inflation de 2020 est aussi une inflation par la demande. La politique budgétaire va de-venir très expansionniste avec le lancement du dispositif d’allocations d’urgence pour les plus défavorisés, le soutien aux entreprises et l’accroissement des dépenses de santé. Les dépenses primaires de l’Etat fédéral progressent de 6,5 points de PIB entre 2019 et 2020. En matière de politique monétaire, il faut encore mentionner une expansion consi-dérable du crédit destiné à soutenir les particuliers et les entreprises. La forte expansion des moyens de paiement mis à disposition a coincidé avec une contraction marquée du PIB (-2,5% sur le premier trimestre et -9,7% sur le second). Sur les douze mois qui s’achèvent en décembre 2020, l’inflation alimentaire est estimée à plus de 14%. La hausse des dépenses liées au logement (électricité) est de 5,25%. Dans les deux cas, ces mouvements ont un impact très important sur le budget des ménages les plus modestes (pour ceux qui vivent avec moins de 1,5 salaire minimum, les deux postes représentent plus de 55% du budget mensuel, contre moins de 40% pour les mé-nages les plus favorisés). En 2021, dans un contexte de lente reprise économique, l’inflation accumulée sur douze mois atteint 10,67%. C’est le taux annuel le plus élevé depuis 2015. La cible d’inflation de la Banque centrale (3,75% par an) est largement dépassée. A nouveau, cette inflation est à la fois une inflation par les couts et par la demande. Le Brésil a été touché à partir d’août 2020 par une crise hydrique majeure qui entraine une élévation des coûts de pro-duction de l’électricité et donc des tarifs facturés à tous les utilisateurs. Importateur de dérivés du pétrole (essence, diesel). Il est aussi directement affecté par la hausse des prix mondiaux des carburants observée à partir d’août 2020 et qui s’est poursuivie tout au long de l’année 2021. A cette hausse s’est ajouté l’effet de l’appréciation du dollar. En con-séquence, les prix intérieurs des carburants ont fortement augmenté. Le prix à la pompe de l’essence a progressé de 45% pour l’essence et de 45,1% pour le diesel. Dans un pays de taille continentale où le transport des marchandises est principalement assuré par la route, cette élévation du coût du carburant se répercute rapidement sur toutes les bran-ches d’activité. L’appréciation de la monnaie américaine a aussi contribué à doper les prix intérieurs des produits alimentaires. D’abord parce que suite à la crise hydrique qui a affecté plusieurs récoltes, le Brésil a dû recourir à des importations. Ensuite parce que la bonne tenue du billet vert encourage les exportations. Enfin, le maintien du dispositif d’allocation d’urgen-ce pour les catégories sociales les plus modestes a contribué à soutenir la demande intérieure de biens essentiels, notamment de produits alimentaires. Après avoir opéré un repli sur la première partie de l’année, le dollar a repris sa dyna-mique de hausse pendant le second semestre. Les marchés financiers comprennent alors que le gouvernement Bolsonaro abandonne les règles de disciplines budgétaires. Le plafond de dépenses est abandonné. L’inconséquence du gouvernement fédéral en matière de gestion des finances publiques, les incertitudes concernant la reprise, la paralysie des réformes : tous ces éléments conduisent les investisseurs à abandonner les placements en titres brésiliens. Ces investisseurs s’interrogent sur le financement d’une dette publique qui progresse. En 2021, alors que les autorités monétaires s’engageaient dans une politique de resserrement monétaire, l’Etat central ne prenait aucune mesure susceptible de réduire rapidement l’important déficit primaire de l’exercice antérieure. La Banque centrale freinait tandis que l’exécutif continuait à enfoncer l’accélérateur. Cette incohérence a favorisé une dynamique d’appréciation de la monnaie américaine, laquelle a renchéri tous les prix des produits importés. Sur les deux premiers mois de 2022, le rythme de hausse des prix est resté élevé. La crise internationale déclenchée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie va contribuer à amplifier la dynamique inflationniste. Désormais, les marchés anticipent un taux annuel d’inflation d’au moins 9% sur l’année. La politique de rigueur monétaire poursuivie par la Banque Centrale (le taux directeur est passé de 9,25%/an à 12,75%/an entre décembre 2021 et avril 2022) a poussé les taux d’intérêts à la hausse. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février, on a assisté à une forte élévation (soja, maïs, pétrole [3]) ou à un re-dressement des cours mondiaux de produits exportés par le Brésil (sucre, minerai de fer). Dans ces conditions, le dollar a connu une dynamique de dépréciation marquée (-11,85% sur les douze mois terminant en avril 2022). Cette évolution de la parité du billet vert a contribué à atténuer les conséquences sur l’instabilité des prix intérieurs des deux chocs que sont la hausse forte des cours mondiaux des produits pétroliers et des grains (céréales, oléagineux). L’évolution favorable du taux de change n’a pourtant pas empêché un réajustement à la hausse des prix intérieurs du blé. En dépit d’une forte progression de la production nationale ces dernières années, le pays reste importateur net. Les cours intérieurs du soja et du maïs ne sont pas seulement affectés par l’évolution du scénario international. La sécheresse qui a sévi dans le sud du pays en début d’année a affecté les récoltes d’été de la céréale et de l’oléagineux. Les marchés agricoles brésiliens prennent aussi en compte une autre conséquence de la guerre en Ukraine. Le Brésil est fortement dépendant d’importations d’engrais de base et la Russie est un de ses premiers fournisseurs en fertilisants azotés et en chlorure de potasse. Après l’invasion de l’Ukraine et les sanctions économiques occidentales, le gou-vernement russe a recommandé à ses producteurs d’engrais de suspendre leurs expor-tations. Les prix mondiaux des engrais minéraux ont fortement augmenté, poussés aussi par l’envoler du gaz naturel. Les agriculteurs font face à une forte élévation de leurs factures en fertilisants et donc de leurs coûts de production. Il est donc possible que les prochaines récoltes d’été patîssent de fertilisations insuffisantes qui entraineront des baisses de rendement. D’ores et déjà, les marchés anticipent donc le maintien d’une infla-tion forte sur les produits alimentaires pour les prochains mois. La dynamique inflationniste n’est pas seulement liée à ces chocs d’offre. Dans le contexte de préparation des élections générales d’octobre, le gouvernement fédéral multiplie les dépenses et maintient une politique d’expansion budgétaire, ajoutant sa propre con-tribution à une instabilité des prix très préoccupante. La plupart des pays sont confrontés aujourd’hui à ce phénomène. Sur 2021 et sur les premiers mois de 2022, le Brésil a cependant connu un des rythmes d’inflation les plus élevés du monde. Cette instabilité des prix est particulièrement inquiétante dans un pays où il existe une forte inflation inertielle, cet effet domino qui se produit lorsqu’il y a un réajustement automatique des prix en fonction de l’inflation passée. Cet effet boule de neige est particulièrement mar-qué en raison de l’expérience passée de forte inflation (avant le Plan Real de 1994). L’instabilité des prix n’affecte pas de manière égale toutes les catégories sociales. Elle touche davantage les couches les plus pauvres. Elle contribue à creuser les inégalités dans un pays où celles-ci sont déjà considérables. Favela de Paraisopolis à São Paulo : une image des inégalités. Progression de la pauvreté. Une majorité de Brésiliens sont aujourd’hui plus pauvres qu’au début de la décennie. La baisse des revenus du travail, une inflation plus forte, des taux d’intérêts plus élevés ont entraîné un effondrement du pouvoir d’achat et une aggravation de l’endettement et de l’insolvabilité des ménages. La cesta básica [4], indicateur de l’évolution des prix des pro-duits de première nécessité, coûtait au début de cette année près de 50% de plus qu’en 2020. Les biens de consommation durable sont aussi devenus beaucoup moins acces-sibles. La valeur d’une automobile d’occasion est aujourd’hui plus élevée que lorsqu’elle avait été achetée neuve à la sortie d’usine, sans kilométrage, il y a deux ans. Le débat fait rage sur la pertinence des multiples indices de prix utilisés car de nombreux produits ont connu et connaissent des hausses bien supérieures à ce que retracent les indicateurs en question. Selon l’IBGE, en termes réels, le revenu moyen du travail a reculé de 14,4% entre juillet 2020 et décembre 202. Le redressement observé sur les premiers mois de 2022 est très loin de corriger cette dégradation. Cette évolution moyenne cache évidemment d’énormes disparités. L’inflation qui érode le pouvoir d’achat des ménages touche d’abord les plus pauvres. Les articles qui ont le plus augmenté sont précisément les produits de première nécessité (denrées alimentaires, gaz de cuisine, électricité) qui pèsent très lourd dans le budget des familles à faibles re-venus. L’inflation touche aussi les catégories sociales les plus aisées. Les classes moyen-nes parviennent cependant à s’adapter en réduisant certains postes de dépenses non essentiels (loisirs, voyages par exemple). Les familles les plus riches ne sont pas tou-chées par la valse des étiquettes. Leurs revenus de patrimoine (immobilier, placements financiers) progressent avec la hausse des prix ou même dépassent celle-ci (lorsque les taux d’intérêt réels montent). Il n’existe pas au Brésil un observatoire officiel qui retrace l’évolution des situations éco-nomiques et sociales des différentes catégories de la population. Des instituts de re-cherche et des bureaux d’études privés analysent eux-mêmes ces trajectoires en pre-nant comme principal critère de différenciation entre les groupes sociaux les revenus des ménages (liés au travail, obtenus par transferts sociaux ou induits par des investis-sements). La société Tendencias Consultoria retrace ainsi la dynamique d’évolution des revenus réels et des groupes sociaux sur la base des prix de novembre 2021. La classe A, est formée en 2022 par les ménages qui disposent d’un revenu mensuel total supérieur à 22 000 BRL. Ce groupe représentait en mars dernier 2,8% de la population. La classe B regroupe aujourd’hui 13,2% des Brésiliens appartenant aux familles qui vivent avec un revenu mensuel allant de 7100 à 22000 BRL et forment le haut de la classe moyenne. La classe C représente un peu plus d’un Brésilien sur trois (33,3%). Elle réunit les foyers dont le revenu mensuel varie entre 2900 et 7100 BRL. Enfin, les classes D et E rassemblent plus de la moitié de la population et les couches les plus défavorisées de la population. Le revenu mensuel de ces ménages est inférieur à 2900 BRL. Les familles concernées vivent dans la pauvreté, l’extrême pauvreté ou la misère. Evolution du poids relatif de 5 classes sociales sur 10 ans (% de la population). Source : Tendencias Consultoria. Comment ont évolué ces différentes classes sociales depuis la fin de la dernière décen-nie ? Premier constat : le poids relatif des classes A et B a diminué (de 17,5% de la po-pulation totale en 2017 à 16% aujourd’hui. A l’intérieur de ces catégories, le revenu des chefs d’entreprises peut diminuer fortement lors des phases de récession. Il se re-compose sur les périodes de reprise. L’érosion du pouvoir d’achat est faible dans les pé-riodes d’inflation compte tenu de l’importance des revenus de patrimoine. Tous les ana-lystes convergent pour reconnaître que depuis plusieurs années on assiste à un appau-vrissement des familles de la classe C dont le train de vie dépend presqu’exclusivement de revenus du travail (qu’il soit formel ou informel). Les ménages de cette classe vivent dans une relative précarité économique et sociale et ne sont pas ou peu protégés contre les risques de maladie, d’accident, de perte d’activité. Une conjoncture défavorable sur le marché de l’emploi ou une phase de récession peut conduire les familles concernées à basculer de cette classe moyenne dans les classes pauvres (D ou E). Le processus a commencé avec la crise économique de 2015 et 2016. Il s’est prolongé ensuite car la re-prise de l’activité a été très faible. Il s’est amplifié avec la pandémie. Le poids relatif et absolu de cet ensemble dit C a cependant augmenté depuis 2017 suite à l’érosion des effectifs des classes supérieures (A et B). Il représentait 65,2 millions de personnes en 2017. Il en regroupe 71,1 millions aujourd’hui. Cette classe plus nombreuse s’est cepen-dant appauvrie. Selon les estimations de Tendencias Consultorias, en termes réels, le revenu moyen d’un ménage de la catégorie C s’est contracté de près de 10% sur les deux années 2020 et 2021. Les classes D et E devraient représenter en fin 2022 50,7% de la population. Ce poids relatif avait fortement baissé entre le milieu des années 2000 et 2014, sur une période de forte croissance. A l’époque, de nombreux ménages étaient sortis de la misère pour intégrer la classe C. On parlait de la consolidation d’une classe moyenne avide de con-sommer, d’une amélioration de la mobilité sociale. Avec la crise économique de 2015 et 2016 et la pandémie de covid, la pauvreté a considérablement progressé. Le poids relatif des classes D et E passe de 47% à 51,2% entre la fin 2014 et la fin 2020. Elles re-présentaient près de 93 millions de personnes en début de période et 107,7 millions six ans plus tard. Avec la pandémie, leur poids relatif s’est stabilisé mais le revenu du travail des ménages concernés a connu une forte érosion. En 2020, cette contraction a été plus que compensée par le versement d’une allocation d’urgence relativement importante. Par contre, le revenu total et le revenu moyen ont subi une forte baisse en 2021 parce que le montant de la dite allocation et le nombre des bénéficiaires ont été sensiblement réduits. Selon les calculs de Tendencias Consultoria, les familles pauvres et extrêmement pauvres représentaient 104,4 millions de personnes en 2017. Elles devraient en re-présenter 108,3 millions à la fin de cette année. Part de la population appartenant aux classes D et E. Source : Tendencias Consultoria. * Prévisions. Tous les exercices de prévision le montrent : la pauvreté ne reculera désormais que si la croissance atteint des rythmes significatifs (ce qui ne semble pas être le cas avant 2025) et si l’éducation devient une priorité des politiques publiques. A suivre : Le Brésil n'investit pas accès pour croître. [1] Le taux de chômage officiel est le ratio calculé entre le nombre de chômeurs en quête d’emploi et la population active, ou force de travail. Sous le terme de force de travail, les organismes officiels regroupent les personnes ayant un emploi et celles qui en recherchent activement sur le marché du travail. [2] Cette force de travail élargie est la somme de la force de travail et de la force de travail potentielle. Cette dernière notion désigne les chômeurs qui recherchent un em-ploi mais ne sont pas disponibles (vivant d’expédients ou de travaux temporaires) ainsi que les personnes disponibles pour travailler mais qui ont été découragées de chercher activement un emploi (échecs successifs, manque d’expérience et de compétence, perception négative de l’état du marché du travail). [3] La hausse des prix du pétrole a des effets contradictoires. L’élévation du cours du baril améliore les recettes des exploitants pétroliers locaux et celles des administrations locales (royalties) et fédérales (taxes) qui doivent exporter une partie de la production parce que les capacités de raffinage nationales ne sont pas adaptées au type de pétrole produit. Le Brésil importe donc une partie des carburants consommés facturés par les importateurs aux cours mondiaux traduits en monnaie nationale. Pour ne pas casser les marges de ces importateurs, Petrobras (principal raffineur national) doit réajuster les prix des carburants sortie raffineries en fonction de l’évolution des prix des produits pétroliers importés. Ces derniers mois, en dépit de la dépréciation marquée du dollar, les prix facturés à la sortie des raffineries pour l’essence et le diesel ont continué à augmenter. [4] La cesta básica est un ensemble de produits alimentaires de base et d’hygiène assu-rant la consommation d’une famille moyenne pendant un mois. Les produits composant le panier varient selon les habitudes régionales mais doivent permettre la couverture des besoins alimentaires de base. Les cestas básicas sont fournies par les services sociaux municipaux, par des associations ou par des entreprises.
- Le désolant bilan économique de Bolsonaro (1).
Le capitaine et son timonier. Selon le Fonds Monétaire International, le Brésil devrait connaître une croissance de 0,8% en 2022. Si cette prévision se vérifie, au cours des quatre années qui correspondent au mandat présidentiel qui s’achève, la croissance annuelle moyenne du PIB aura été de 0,67%, un rythme plus faible que celui observé ailleurs sur la planète [1]. Partout dans le monde, cette période a été marquée par la pandémie de covid-19 qui a entraîné une nette contraction de l’activité en 2020 puis une reprise en 2021. Au Brésil, après la réces-sion de 2020 (-3,88%), la reprise observée en 2021 (+4,62%) aura été insuffisante pour compenser la croissance faible ou négative observée depuis le milieu de la dernière décennie. Le gouvernement Bolsonaro n’a pas réussi à faire sortir l’économie d’une longue phase d’anémie qui a commencé avec les récessions de 2015 et 2016. Le bilan économique de ce mandat est aussi marqué par un retour spectaculaire de l’inflation (en 2021, le taux d’inflation aura atteint 10,1%, soit trois fois le centre de la zone cible d’inflation fixée), une forte progression du chômage et une contraction des revenus. Dans ce contexte, l’instabilité des prix entraîne une augmentation marquée de la pauvreté dont la conséquence la plus dramatique est l’incidence croissante de la sous-alimentation. Croissance médiocre, stagnation du revenu moyen par habitant, marché de l’emploi dégradé, érosion du pouvoir d’achat, progression de la pauvreté : ce bilan économique sombre est celui d’un gouvernement qui avait annoncé en 2019 une révolution libérale, l’instauration d’une véritable économie de marché, l’ouverture à la concurrence, la fin des monopoles….et le retour d’une croissance forte. Les causes de l’échec sont multiples. Dans ce premier article, on s’intéressera à la trajectoire de celui qui était censé orchestrer le grand changement annoncé : le Ministre de l’Economie de Jair Bolsonaro. Variation annuelle du PIB per capita. Source : FMI. Le gourou devenu "super-ministre". Diplômé de l’université de Chicago, Paulo Guedes a fait toute sa carrière dans le secteur privé et n’a aucune expérience de la vie politique avant 2019. Enseignant à l’université, il a aussi participé à la fondation d’une banque d’investissement spécialisée dans le capital risque (le Banco Pactual). Il a encore contribué à la création de l’IBMEC (un institut de re-cherche et de formation supérieure sur les marchés financiers). En 2005, il a fait partie du groupe de personnalités qui ont lancé alors un think tank d’inspiration libérale, l’Institut Millenium. A partir de 2016, Guedes multiplie les interviews, les conférences, les inter-ventions sur les réseaux sociaux. Avec pertinence, Il dénonce alors le clientélisme et le capitalisme de rentiers que protège et entretient l’Etat brésilien. Il ne cesse de préconiser une véritable révolution qui passerait par l’ouverture du marché domestique à la concur-rence internationale, l’abolition des monopoles détenus par des entreprises publiques, la mise en œuvre d’un programme ambitieux de privatisations, une réforme de l’Etat, une simplification de la fiscalité, l’élimination des privilèges dont jouissent plusieurs corps de hauts fonctionnaires et des corporations bien organisées. Dans ses propos, l’économiste recommande un strict respect de la discipline budgétaire et l’élimination des déficits publics. A la fin 2017, il se rapproche de l’équipe de campagne de Jair Bolsonaro. Ce dernier avoue volontiers en public qu’il ne comprend pas grand-chose à l’économie. Paulo Guedes est alors présenté comme le gourou du candidat pour les questions économiques et finan-cières. Il est supposé avoir réponse à tout dans ces domaines. Bolsonaro le surnomme son "Posto Ipiranga [2]" Dès qu’il est confronté à une question concernant la politique économique qu’il prétend engager, l’ancien capitaine prie les journalistes d’interroger "son Posto Ipiranga"….La présence de l’économiste libéral auprès du candidat rassure les mar-chés financiers et les investisseurs. Grâce à Guedes, Bolsonaro va gagner la sympathie et l’appui de tout un secteur de l’électorat qui rejette le parti de Lula et souhaite que le Brésil devienne une véritable économie de marché. Cérémonie d'investiture le 1er janvier 2019 : Jair Bolsonaro et son "super-ministre". En janvier 2019, lorsque l’ancien militaire devient Président de la République, il choisit na-turellement Paulo Guedes comme Ministre de l’Economie. Ce dernier ambitionne de mettre en œuvre la révolution annoncée. Il s’agit de libéraliser l’économie brésilienne, d’éliminer une bureaucratie anachronique, de favoriser la concurrence, de relancer l’activité en misant sur le marché, de créer les conditions d’une croissance forte et dura-ble, d’éliminer rapidement le déficit de l’Etat fédéral et de réduire la dette. Pour réaliser un tel programme, le nouveau ministre est placé à la tête d’un "super-ministère" qui con-centre les attributions qui relevaient jusqu’alors de ministères indépendants (planification, travail et emploi, commerce extérieur et industrie). Paulo Guedes affiche d’emblée des objectifs mirobolants. Les mesures qu’il envisage de prendre au cours des quatre années de gouvernement qui commencent vont permettre d’accroître la richesse nationale pro-duite de 50% en dix ans. Le PIB per capita devrait doubler entre 2019 et 2030. Dès sa prise de fonction, le "super-ministre" souligne que la révolution libérale sera engagée sans attendre. Grâce à la vente d’actifs immobiliers détenus par l’Etat central, il promet d’éliminer dès 2019 le déficit du budget fédéral. Le programme de privatisations doit de son côté faire rentrer 990 milliards de réais dans les caisses (l’équivalent de 30% des recettes inscrites au budget pour 2019). A la gestion souvent justement critiquée de grandes entreprises publiques de divers secteurs (banque, énergie électrique, pétrole et gaz, courrier, etc..) allait succéder une gestion assurée par des opérateurs privés privi-légiant l’efficacité et la rentabilité. Guedes annonce encore une politique de décentra-lisation : une réforme du pacte fédératif doit renforcer les compétences des Etats fédérés et des communes et permettre à ces pouvoirs locaux de disposer de ressources fiscales accrues. Une réforme administrative permettra de moderniser les services publics, de réorganiser les carrières des agents et surtout d’en finir avec les privilèges impres-sionnants dont bénéficient plusieurs catégories de fonctionnaires fédéraux. Le "Posto Ipiranga" annonce encore que le système des retraites par répartition sera remplacé par un système de capitalisation…que la réforme de la fiscalité ne saurait attendre…. Jusqu’au début de 2021, le "super-ministre" réussit à faire avancer quelques projets. Il a ainsi contribué à faire adopter dès 2019 une réforme des systèmes de retraite qui était déjà en gestation sous la précédente législature. Le gouvernement Bolsonaro a éga-lement réussi à faire voter par le Congrès des textes qui libéralisent et favorisent la con-currence dans les secteurs du gaz naturel, du transport maritime, des réseaux d’as-sainissement et de distribution de l’eau. Les parlementaires ont encore adopté une lé-gislation qui officialise le statut d’autonomie de la Banque Centrale et renforce donc la crédibilité de l’autorité monétaire auprès des marchés financiers. Mais les grands chan-gements annoncés, ceux qui devaient modifier radicalement les règles du jeu, l’environ-nement économique et le climat des affaires, n’ont tout simplement pas eu lieu. Aucune grande entreprise publique fédérale n’a été privatisée en quatre ans. Les projets de privatisation du groupe Electrobras et de l’entreprise publique chargée du courrier postal avancent à pas très mesurés. Les seules actions identifiables dans ce domaine ont été des cessions de filiales et d’actions de groupes publics à des investisseurs privés. Le "super-ministre" avait annoncé près de 1000 milliards de réais de recettes excep-tionnelles…Les cessions d'actifs limitées ont rapporté 164 milliards. Une réforme ad-ministrative devait être engagée. Un projet de loi portant sur ces questions a effec-tivement été transmis au Président de la Chambre des députés en 2020. Mais il n’a jamais été sérieusement étudié et discuté par les parlementaires qui ont bien senti que l’exécutif n’avait aucune envie d’affronter les corps de haut-fonctionnaires et leurs organisations syndicales. A la place d’une réforme, le gouvernement fédéral s’est engagé à maintenir le principe d’augmentations régulières des salaires de tous les agents. Une autre promesse faite en 2019 était d’ouvrir l’économie brésilienne à la concurrence, de réduire le protec-tionnisme dont bénéficient de nombreuses branches d’activité, d’intégrer ces branches dans les grandes filières internationalisées. Les rares tentatives de réduction des bar-rières commerciales faites par le Ministère de l’Economie ont été torpillées par le Pré-sident Bolsonaro lui-même. En précipitant l’isolement diplomatique du pays, en renon-çant à toute politique environnementale sérieuse (notamment en Amazonie), le chef de l’Etat a empêché la conclusion d’accords commerciaux ou d’association avec des par-tenaires extérieurs. Populisme budgétaire contre credo libéral. Avant d’évoquer le comportement de "l’équipage" formé par Bolsonaro et son Ministre de l’Economie, il faut rappeler que la période évoquée ici a été marquée par de fortes tem-pêtes : la pandémie de covid-19 d’abord, la guerre en Europe ensuite. Tous les marins le savent : lorsque la mer est agitée, pour que le navire ait des chances d’arriver à bon port, il est essentiel que le capitaine et son homme de barre s’entendent sur le cap à suivre et sur les manœuvres à réaliser. Aujourd’hui encore, après bien des tensions, le comman-dant et son timonier se prennent dans les bras l’un de l’autre en public. Les observateurs avisés ne sont pourtant pas dupes. Tout au long du mandat, Bolsonaro a été le premier adversaire politique de son ministre. Dès 2019, le chef de l’Etat a privilégié un seul objectif : affaiblir et remettre en cause les institutions démocratiques, préparer la tran-sition d’un Etat de droit vers un régime populiste et autoritaire. Il a consacré l’essentiel de ses efforts à mener une guerre permanente contre le pouvoir judiciaire, contre les gou-verneurs des Etats et un grand nombre d’élus du Congrès. Les crises institutionnelles provoquées, l’incertitude politique ainsi créée ont rendu très difficile la relation entre l’exécutif et le pouvoir législatif. La confiance des investisseurs et des marchés financiers a été érodée et affaiblie. Un homme politique assumant la responsabilité de chef d’Etat se révèle toujours dans les situations les plus difficiles. Pour Jair Bolsonaro, le révélateur fut sans aucun doute la crise sanitaire du covid-19. Le chef de l’Etat a manifesté une totale incapacité de faire face au drame majeur que fut la pandémie. Au niveau fédéral, la politique sanitaire a été conduite par des ministres soumis à la pression d’un chef de l’exécutif négationniste et obscurantiste. Ce dernier a contredit en permanence le monde scientifique. Il a dénoncé les mesures de bon sens prises par les gouvernements locaux, multiplié les initiatives ir-responsables, manifesté une totale incapacité de répondre à la crise sanitaire en mettant en œuvre des mesures efficaces de prévention et de gestion de la pandémie. Le Brésil est à la fois un des pays les plus touchés par le covid-19 (entre mars 2020 et avril 2022, l'épidémie a fait plus de 660 000 morts) et une des économies les plus affectées. Certes, le gouvernement Bolsonaro a répondu à la catastrophe sociale provoquée par la pan-démie en mettant en œuvre un plan économique d’urgence. On soulignera plus loin que l’initiative de ce plan revient en réalité au Congrès. Cette observation ne remet pas en cause le jugement que porte aujourd’hui une majorité de Brésiliens : le capitaine n’a pas été capable d’assumer sa fonction de capitaine dans la tempête. Jair Bolsonaro est resté Jair Bolsonaro, c’est-à-dire un homme politique de faible enver-gure qui, durant plusieurs mandats parlementaires, s’est contenté d’être le porte-parole d’intérêts corporatistes. Avant 2019, pendant trois décennies, l’ancien capitaine n’a cessé de pratiquer la vieille politique du clientélisme et du "physiologisme"[3]. Il a constamment revendiqué le maintien d’un Etat interventionniste, protecteur et générateur de rentes captées par les amis du pouvoir en place. Au cours de sa longue carrière de député, Jair Bolsonaro a toujours affiché également un autoritarisme assumé. Il a refusé régu-liè-rement les privatisations et défendu le maintien d’un secteur public important. Il n’a jamais été un partisan zélé de la rigueur budgétaire. Il n’a pas changé après avoir été in-vesti Président de la République. L’ancien capitaine de l’armée de terre est resté fidèle à ses convictions initiales. Il a continué à pratiquer la politique qu’il a toujours priviligié : un populisme clientéliste. Cela signifie qu’une fois à la tête de l’Etat fédéral, il s’est constam-ment opposé aux mesures préconisées par son ministre de l’Economie lorsque celles-ci étaient contraires à sa culture interventionniste et autoritaire et pouvaient affaiblir ses chances de réélection. En d’autres termes, toutes les mesures proposées par le timonier (réformes de l’Etat, privatisations, discipline budgétaire, etc…) ont été constamment torpil-lées par le capitaine. Il suffit de considérer deux évènements majeurs de l’année 2021 pour percevoir à quel point Bolsonaro a continué à privilégier ses objectifs politiques, quitte à faire avaler toutes les couleuvres possibles à son ministre de l’Economie. Ce dernier a répété dès sa prise de fonction que le gouvernement fédéral n’interviendrait plus dans la conduite et la gouvernance des entreprises publiques (dont plusieurs sont des firmes à capital ouvert). En février, le chef de l’Etat n’a pas hésité à critiquer la politique de prix des carburants pratiquée par la compagnie Petrobras. Accusant le CEO de la compagnie d’être responsable des hausses répétées (hausses qui reflétaient l’évolution des marchés inter-nationaux et de la parité du dollar), le Président a démis de ses fonctions ce haut diri-geant et l’a remplacé par un militaire. Le 7 septembre, à l’occasion de la commémoration de l’indépendance, Bolsonaro a convoqué des manifestations dans tout le pays. Les rassemblements de ses partisans ont une fois de plus dénoncé le système démo-cratique, attaqué le Congrès et la Cour suprême. Une nouvelle fois, le Président a pro-voqué la défiance de tous les acteurs économiques. Il a fragilisé la reprise qui venait alors que la crise sanitaire s’éloignait, inquiété la bourse et provoqué une hausse du dollar. Evolution du taux de change du dollar de janvier 2019 à avril 2022 (1 USD = BRL). Source : CEPEA. Lâché par le chef de l’Etat et même trahi par ce dernier, Paulo Guedes n’a pas seulement perdu toutes les batailles que les investisseurs, les analystes de marché ou les simples épargnants espéraient qu’il gagne. Jusqu’en 2021, prônant la rigueur budgétaire, il n’a pas hésité à croiser le fer avec d’autres ministres et des proches du Président qui souhaitaient pouvoir dépenser sans compter. Jair Bolsonaro a toujours désavoué le titulaire du porte-feuille de l’économie. Il a même fini par démembrer le "super-Ministère" créé en début de mandat. En juillet 2021, pour plaire à ses alliés du centrão [4] et leur permettre d’occuper des postes au gouvernement, Bolsonaro a recréé un ministère du travail et de la sécurité sociale. Plus récemment, Paulo Guedes a perdu une de ses prérogatives majeures : celle qui consistait à contrôler la libération effective des crédits inscrits dans la loi budgétaire. A quelques mois des élections générales d’octobre, cette prérogative a été confiée à Ciro Nogueira, le ministre-chef de la maison civile, coordinateur du gouvernement. Nogueira est une figure majeure du centrão, cette mouvance de petits partis dont la prospérité dé-pend de la prodigalité de l’Etat, des subventions qu’il distribue, des rentes qu’il offre. Depuis la crise sanitaire du covid-19 qui a commencé au début de 2020, le Ministre de l’Economie a d’ailleurs perdu toute crédibilité en matière de gestion et de discipline bud-gétaires. A l’époque, le gouvernement et le Congrès envisagent de lancer un plan d’urgence destiné à soutenir à la fois les catégories sociales les plus défavorisées et les entreprises dont l’activité se ralentit. Paulo Guedes a encore l’oreille du Président. Il par-vient à convaincre Bolsonaro qu’il faut limiter strictement le montant de l’allocation aux pauvres (200 réais par mois) et le nombre de familles éligibles. Ce n’est pas l’avis des par-lementaires du Congrès qui anticipent déjà les conséquences de la pandémie sur l’éco-nomie de leurs circonscriptions et sur le sort des plus vulnérables. Le programme ex-ceptionnel de transfert de revenus qui est adopté prévoit une allocation mensuelle de 500 réais. Pressentant déjà le bénéfice politique qu’il peut tirer d’un tel dispositif, le Prési-dent porte finalement l’indemnité à 600 réais/mois. D’abord prévu pour une période ini-tiale de trois mois (avril à juin 2020), ce dispositif d’aide est prolongé sur deux mois (juillet et août). Finalement, il est reconduit à nouveau jusqu’en décembre 2020 sur la base de 4 versements de 300 réais par mois. Au total, ce programme aura bénéficié à plus de 65 millions de personnes et représenté une injection de ressources dans l’économie de l’ordre de 300 milliards de réais sur la première année. Grâce à cet apport de ressources, la contraction de l’activité observée sur l’année 2020 a été bien moins forte que ce qui était prévu initialement. L’aide d’urgence versée sur 9 mois en 2020 aura encore contribué à améliorer sensiblement la popularité de Bolsonaro auprès des couches les plus modestes de la population. Elle sera donc à nouveau versée en 2021 (après une inter-ruption de quelques mois). Au début du second semestre de l’année passée, le Congrès aborde la discussion sur la Loi budgétaire de 2022. Paulo Guedes se rallie alors complètement au « quoi qu’il en coûte » préconisé par un Bolsonaro qui ne pense qu’à sa réélection. La pandémie a pro-voqué une forte hausse de la pauvreté. Pour conserver une popularité forte auprès des plus modestes, Jair Bolsonaro est décidé à accroître l’aide aux plus démunis. Au cours des débats sur la prochaine loi de finances, le chef de l’Etat impose à son Ministre de l’Economie la création d’une allocation permanente d’un montant de 400 reais par mois. Versée dès les deux derniers mois de 2021 à 14,5 millions de familles pauvres, cette in-demnité concerne depuis le début de cette année 17,5 millions de familles et devrait représenter une dépense budgétaire supplémentaire de 56 milliards de réais. Au lieu de tailler dans les budgets pour libérer des fonds, le libéral Guedes a été contraint de crever le plafond des dépenses publiques, en vigueur depuis cinq ans. Il a dû encore accepter un dispositif qui reporte le paiement des precatórios, des injonctions de paiement qui contraignent les institutions publiques (Etat et collectivités locales) à payer des dettes à l’égard de particuliers, d’entreprises et d’Etats, à la suite de décisions judiciaires défi-nitives. La caution libérale de Bolsonaro a accepté de devenir le complice de bricolages budgétaires. Sur les derniers mois de 2021, la réaction des marchés financiers a été forte. La bourse a dévissé. Entre août et décembre, le réal a plongé par rapport au dollar. Paulo Guedes le libéral est devenu l’avaliste honteux d’une politique qui organise un régime budgétaire ouvertement populiste. Alors que l’instabilité des prix est déjà très marquée, le Brésil abandonne toute boussole en matière de gestion des comptes publics. L’avenir devient beaucoup plus incertain dans un pays qui est entré dans une phase de stagflation. Le capitaine a un objectif très clair : le programme Auxilio-Brasil doit doper sa popularité. Le timonier répète de son côté que le nouveau dispositif de transferts sociaux va soutenir la consommation et contribuer à la relance de l’activité. Parce qu’il s’est régulièrement plié aux injonctions contradictoires de Bolsonaro, ses promesses suscitent désormais le mépris ou l’indifférence. Selon les prévisions, le taux d’inflation pourrait être proche de 7% en 2022, voire supérieur à ce niveau. Il serait donc une fois de plus supérieur à la cible annoncée. En d’autres termes, le pouvoir d’achat de l’allocation auxilio Brasil va encore diminuer. Face à la persistance d’une forte inflation, la Banque centrale doit resserrer encore sa politique monétaire. Arrêté à 9,25%/an en fin 2021, le taux directeur de l’institut d’émission a été encore relevé depuis et pourrait être porté à 13,75%/an en fin 2022. Dans un contexte de forte incertitude politique et la perspective d’une élection fortement polarisée, avec la mise en œuvre d’une politique monétaire très restrictive, il est difficile d’anticiper une reprise économique significative cette année et en 2023. Taux d'inflation trimestrielle et taux directeur de la Banque centrale. Source : Banco Itau. Si le capitaine avait été raisonnable…… Le travail du timonier aurait-il été plus efficace et fructueux s’il n’avait pas été réguliè-rement perturbé ou remis en cause par un capitaine obsédé par sa seule réélection, en-gagé dans une permanente remise en cause des institutions et incapable de répondre aux défis du pays ? Tous les errements de l’homme de barre ne peuvent pas être imputés au chef de l’Etat. Sans expérience politique, médiocre négociateur, prétentieux et sou-vent doctrinaire, l’ancien conseiller technique du candidat Bolsonaro a sans doute consi-dérablement sous-estimé l’importance du Congrès, des formations politiques, des lob-bys et des réactions de l’opinion publique. Devenu super-ministre doté de compétences étendues, Paulo Guedes a cru qu’il pouvait conserver le discours de boutefeu qu’il privilégiait jadis dans ses conférences. Il a par exemple annoncé dès 2019 que les marchés domestiques de produits manufacturés (très protégés) seraient rapidement ouverts à la concurrence internationale. Ce propos provocateur était à la fois une erreur politique et l’expression d’un manque total de prag-matisme. Guedes s’est ainsi attiré les foudres des dirigeants patronaux et des syndicats de salariés de l’industrie. Ces derniers savent que leurs entreprises souffrent de lourds handicaps (faible productivité, coûts salariaux élevés, investissements insuffisants en in-novation, infrastructures logistiques défaillantes, fiscalité très contraignante). Dans une compétition directe avec les firmes industrielles asiatiques, les acteurs brésiliens du secteur manufacturier seraient nombreux à entrer rapidement en procédure de faillite. Avant d’annoncer l’ouverture des marchés, il fallait mettre en œuvre une politique d’amé-lioration de la compétitivité des branches industrielles nationales. Après sa prise de fonction, au nom de la rigueur budgétaire, le Ministre a encore remis en cause les transferts sociaux financés par l’Etat fédéral. Ces allocations sont versées à des millions de familles (bolsa familia, par exemple) et de personnes âgées (minimum-vieillesse ou BPC) qui en dépendent pour vivre. En début de mandat, Bolsonaro lui-même a régulièrement dénoncé ces dispositifs qui inciteraient les bénéficiaires à tout attendre de l’Etat, voire à la paresse. Guedes envisageait donc de les supprimer pure-ment et simplement au prétexte d’inciter ainsi les allocataires à compter d’abord sur leur capacité de travail. Le ministre raisonnait comme s’il gérait une économie offrant d’im-menses opportunités d’emplois (y compris pour les actifs sans qualification), comme si au sein de la population d’allocataires on ne trouvait pas des personnes âgées ayant en charge des enfants, vivant dans la misère, confrontés à la sous-alimentation. Il eut fallu au contraire annoncer la substitution progressive des transferts sociaux actuels par le versement d’un revenu minimum assorti de contreparties (participation des bénéficiaires à des programmes de formation ou à des travaux d’intérêt collectif). Préférant les com-munications précipitées et provocantes au pragmatisme politique, le Ministre est apparu comme un ennemi des pauvres. Dans un autre domaine, celui des privatisations et de la remise en cause des monopoles détenus par quelques groupes nationaux publics ou privés, Guedes a encore préféré les effets d’annonce à la mise en œuvre d’un plan cohérent. Il fallait à la fois engager des opérations de cession d’actifs et prévoir simultanément une législation capable d’ouvrir la concurrence et le renforcement des agences de régulation. Dans un secteur comme celui du raffinage du pétrole, la mise en œuvre d’une telle politique aurait conduit à la perte du monopole que détient Petrobras et contraint la compagnie (partiellement ou totalement privatisée) à réduire ses coûts et à revoir à la baisse ses prix des carburants sortie raffinerie. Bolsonaro et son ministre en 2021 : une solidarité feinte qui ne trompe plus personne. Doctrinaire, ignorant les réalités politiques, le super-ministre n’a pas su écouter l’équipe pourtant remarquable de conseillers qui formaient son cabinet et commandaient les directions générales de son ministère. Dès le début de 2019, ce dream-team lui recom-mandait de tirer parti au maximum de la courte période d’état de grâce qui suit l’in-vestiture du Président récemment élu. Un plan proposé par ces conseillers suggérait au ministre qu’il profite du climat politique créé par la réforme des retraites d’octobre 2019 pour soumettre avant la fin de la même année au Congrès un projet de loi sur la réforme administrative. Débattue dès la fin du gouvernement Temer (2016-2018), la réforme des retraites avait été l’occasion de sensibiliser l’opinion sur la redistribution opérée par l’Etat, les distorsions existantes entre les diverses prestations sociales, les inégalités entre régi-mes de pensions, les avantages (parfois exorbitants) dont bénéficient des castes de la haute fonction publique. A la fin de 2019, il y avait donc alors au sein de la population une réceptivité particulière pour des projets visant à réduire ces privilèges : les circonstances étaient favorables au lancement d’un débat parlementaire sur la réforme administrative. Dans la foulée, l’opinion publique aurait soutenu un autre projet visant à refondre une fiscalité complexe, cumulative et fortement régressive (nombreux impôts sur la consom-mation). C’est la raison pour laquelle les conseillers de Paulo Guedes proposaient à leur ministre qu’une fois engagés les travaux sur le fonctionnement de l’administration fédé-rale le Congrès soit saisi également d’un texte portant réforme de la fiscalité. Persuadé d’être maître du calendrier, le ministre s’est bien gardé d’écouter son entourage. A quelques mois des élections générales, le maintien de l’économiste au sein du gouver-nement Bolsonaro apparaît comme une énigme. Le timonier n’a en effet pas cessé d’être désavoué et fragilisé par son chef. Nombre des conseillers qui entouraient Guedes au départ ont quitté le navire, soit parce qu’ils ont compris que les projets initiaux ne se con-crétiseraient pas, soit parce qu’ils ont été renvoyés sur ordre du capitaine… Dans l’avenir, des psychologues pourront peut-être expliquer pourquoi le professeur qui entendait libéraliser l’économie brésilienne a accepté de devenir l’exécutant d’une politique populiste et électoraliste totalement contraire aux principes qu’il a toujours affichés… A suivre : Appauvrissement. [1] En moyenne, à l’échelle mondiale, la croissance aura été de 2,37% par an entre 2019 et 2022. Pour l’ensemble des pays émergents et en développement, la progression moyen-ne s’établit à 3%. [2] La compagnie Ipiranga est une entreprise de distribution de carburants. Elle gère des stations services (posto en Portugais) sur tout le réseau routier brésilien. Ces stations distribuent des carburants, assurent l’entretien des véhicules, proposent un service de restauration. Elles vendent encore des produits de première nécessité (alimentation, parapharmacie, etc…). Dans les slogans publicitaires de la compagnie, la station Ipiranga est censée apporter des réponses à tous les problèmes que peuvent rencontrer des automobilistes. [3] Voir sur ce site, les posts de février 2021 intitulés : Petite incursion dans la vieille politique : https://www.istoebresil.org/post/petite-incursion-dans-la-vieille-politique-1 [4] Voir sur ce site le post du 10 février 2021 intitulé Le clientélisme au niveau fédéral : l’importance du centrão : https://www.istoebresil.org/post/petite-incursion-dans-la-vieille-politique-3
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (4).
Une stratégie d’influence menacée. Dans un post antérieur de cette série, on a tenté de montrer que plusieurs mouvements de la gauche latino-américaine manifestaient une russophilie sur laquelle l’autocrate Poutine pouvait compter. Qu’en est-il des gouvernements qui exercent aujourd’hui le pouvoir dans les pays de la région ? La réponse que l’on peut apporter à cette question est désormais assez différente de celle que l’on pouvait énoncer avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine. Jusqu’à la fin 2021 et les premières semaines de 2022, la stra-tégie poutinienne de renforcement de l’influence russe sur l’espace latino-américain semblait couronnée de succès. L’offensive lancée contre l’Ukraine a brutalement modifié la donne. Certes, Moscou continue à bénéficier du soutien servile de Cuba, du Nicaragua, du Salvador ou du Venezuela chaviste. La Bolivie et le Brésil ont réagi à l’offensive russe en Ukraine en adoptant une position dite de neutralité qui traduit en réalité des con-tradictions existant au sein des forces politiques au pouvoir. Partout ailleurs, les dirigeants latino-américains ont pris de sérieuses distances avec le Kremlin. En envahissant l’Ukraine, la Russie a pris le risque de perdre de nombreux amis sur le sous-continent. Ceux qui s’éloignent. Le Mexique est sans doute ici un cas emblématique. Depuis 2018, après l’accession à la tête du pays d’Andrés Manuel Lopez Obrador, un nationaliste de gauche, le rappro-chement avec la Russie allait bon train. Le nouveau Président n’avait pas cessé de faire l’éloge du gouvernement de Poutine. De son côté, Moscou manifestait la ferme intention de coopérer davantage avec Mexico. L’invasion de l’Ukraine aura probablement ruiné ces efforts. Depuis le 24 février 2022, le pays le plus peuplé d’Amérique centrale s’est claire-ment rangé du côté des puissances occidentales et de son grand voisin du nord. A la veille de l’offensive russe, le gouvernement de Manuel Lopez Obrador s’était engagé à "promouvoir le dialogue" et avait appelé la Russie à "ne pas envahir" le pays voisin. Membre non permanent du Conseil de sécurité, le Mexique avait dès le 22 février rejoint les Etats membres qui appelaient au"respect de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et à la recherche d'une solution par la voie diplomatique". Sous le gouvernement Lopez Obrador, la politique étrangère du Mexique a constamment été guidée par la doctrine Estrada, fondée sur les principes de non-intervention et de respect de la souveraineté des Etats [1]. Suivant ces principes, Mexico a déclaré que le pays n’imposerait pas de sanctions à la Russie. Dès le 24 février, M. Ebrard, ministre des affaires étrangères soulignait que le Mexique "rejetait le recours à la force" et "réitèrait son appel à une sortie politique du conflit en Ukraine", sans toutefois désigner la Russie comme agresseur. Au Conseil de sécurité, le représentant du gouvernement Lopez Obrador a affirmé que "le Mexique condamnait fermement l'invasion dont l'Ukraine a été victime." Par la suite, le pays a voté en faveur de la résolution américaine visant à condamner l'invasion le 25 février. Le ministre des affaires étrangères avait d’ailleurs rédigé sa propre proposition de résolution dans la perspective d’un vote par l’assemblée générale réunie en session spéciale d’ur-gence sur l’Ukraine. Le texte appelait à "la cessation immédiate des hostilités en Ukraine", et "l'établissement d'un espace diplomatique pour résoudre le conflit et le début de l'aide humanitaire." Votes des pays d'Amérique latine à l'OEA et à l'ONU après l'invasion de l'Ukraine. Un autre exemple significatif est celui de l’Argentine. Avant l’offensive russe contre l’Ukraine, les relations militaires entre l’Argentine et la Russie commençaient à prendre une dimension très concrète. A la veille du déclenchement de la guerre, lors d’une visite officielle à Moscou, le Président argentin Alberto Fernandez avait d’ailleurs proposé au Président Poutine qu’il considère l’Argentine comme la "porte d’entrée vers l’Amérique latine", un rôle pourtant déjà tenu par... le Venezuela chaviste. Le 8 décembre 2021, le gouvernement argentin avait réceptionné 4 bâtiments militaires brise-glaces construits en Russie. Le même mois, le ministre de la Défense argentin et son collègue russe signaient à Moscou un accord de coopération bilatéral prévoyant la formation en Russie d’officiers et de sous-officiers argentins et un rapprochement entre les forces armées des deux Etats. L’Argentine est en train de faire construire par la Chine sa quatrième centrale nucléaire et n’écartait pas jusqu’en février dernier la possibilité de faire appel aussi à la coopération russe dans ce domaine. Elle envisageait également la possibilité d’ouvrir un de ses ports à la marine nationale russe. Dès le 24 février, le président Alberto Fernández a déclaré qu'il "regrettait profon-dément" le déclenchement du conflit en Ukraine et a appelé la Russie à mettre fin à son incursion. Avant l’invasion, le gouvernement a été soumis à une forte pression des parle-mentaires de l’opposition et de l’ambassade d’Ukraine à Buenos Aires. Le ministère ar-gentin des affaires étrangères a lancé un "un appel ferme à la paix" en Ukraine et réitéré son "respect de la souveraineté des États." Bien que la déclaration du ministère et une autre déclaration du porte-parole présidentiel ne mentionnent pas explicitement la Russie, la mission de l'Argentine auprès des Nations unies a appelé directement "la Fédé-ration de Russie à cesser ses actions militaires en Ukraine". Au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, le 28 février, le ministre des Affaires étrangères, Santiago Cafiero, a demandé à la Russie de "cesser immédiatement l'usage de la force". Comme la Bolivie et le Brésil, l’Argentine n’a pas signé une déclaration de l’Organisation des États américains qui « condamne énergiquement l’invasion illégale, injustifiée et non provoquée par l’Ukraine de la part de la Fédération russe ». Buenos Aires a cependant voté la réso-lution de l’assemblée générale des Nations Unies et appuie le principe d’une enquête sur les violations des droits de l’homme en Ukraine qui serait conduite par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Plus d’un mois après l’offensive russe, il est très difficile d’imaginer une poursuite et une amplification de la coopération militaire esquissée entre les deux pays. Dans la liste des pays de la région qui prennent de sérieuses distances avec Moscou, il faut citer le Chili, la Colombie, l’Uruguay, l’Equateur, le Guatemala et….le Pérou. Au Chili, l’ancien Président Pinera (qui terminait alors son mandat) et le nouveau Président Gabriel Boric (qui a pris ses fonctions en mars dernier) ont tous deux condamné l’invasion de l’Ukraine. Le premier a souligné que l’agression conduite par Moscou violait le droit inter-national alors que Boric dénonçait l’usage illégitime de la force par les Russes. La Russie a également été fermement condamnée par la Colombie. Le Président Duque a dénon-cé une invasion qui menace à la fois la souveraineté ukrainienne et la paix mondiale. Il a même appelé dès le 24 février à un retrait immédiat des forces russes. La position adoptée par le gouvernement de Lima est très proche de celle de l’exécutif colombien. Au conseil des droits de l’homme des Nations Unies, le ministre des affaires étrangères du Pérou a condamné l’agression russe. Les positions affichées à Bogota et à Lima sont voisines de celle défendue par les autorités de l’Equateur. Le Guatemala (un des princi-paux destinataires des vaccins russes Sputnik V) a "condamné catégoriquement" dès le lendemain de l’invasion l'annexion par la Russie de régions de l'Ukraine dans une déclaration de son ministère des affaires étrangères. En outre, le titulaire de ce porte-feuille a appelé à un cessez-le-feu. Si le Paraguay et le Panama n’ont pas critiqué expli-citement l’invasion de l’Ukraine et dénoncé la Russie comme fauteur de guerre, ces deux pays ont cependant voté les résolutions de l’assemblée générale de l’ONU. La "neutralité" brésilienne. Le Brésil de Bolsonaro a affiché à l’occasion du déclenchement de la guerre les con-tradictions qui opposent le chef de l’Etat préoccupé par les tensions qui existent dans l’extrême-droite brésilienne à propos du conflit et sa diplomatie soucieuse de maintenir une politique cohérente et conforme à la tradition diplomatique nationale de défense de la souveraineté des pays et de non-intervention. Dès le lendemain de l’invasion russe, le chef de l’Etat a publiquement dénoncé les propos de son vice-Président, le général Hamilton Mourão, qui avait clairement condamné l’offensive de Moscou en Ukraine et demandé que les pays occidentaux apportent tout le soutien militaire nécessaire au pays envahi. Faute de ce soutien, soulignait le général, Russie pourrait "traverser le pays comme l'Allemagne nazie l'a fait dans les années 1930". Rappelé à l’ordre par le Président, le général Mourão a été ensuite plus discret. Il exprimait sans doute le point de vue d’une majorité d’officiers supérieurs brésiliens de l’active, formés à l’époque de la guerre froide et dont les sympathies pro-russes sont limitées, même trente ans après l’effondrement de l'URSS (dont ils ont combattu les menées internationales). Le vice-Président était aussi en phase avec le corps diplomatique de son pays. Celui-ci s'est exprimé au Conseil de sécurité des Nations unies. Le représentant du Brésil s'est uni à celui du Mexique pour demander le retrait des troupes russes et un cessez-le-feu. "La ligne rouge a été fran-chie", a déclaré l'ambassadeur brésilien Ronaldo Costa Filho. Lors d'une conférence de presse le 27 février, Jair Bolsonaro a pourtant annoncé une position de neutralité en déclarant : "Nous n'allons pas prendre parti. Nous allons conti-nuer à être neutres et à aider autant que possible à trouver une solution." Il a rappelé les liens du Brésil avec le pétrole et les engrais russes. "La paix est la meilleure option pour éviter les flambées de prix", a-t-il déclaré. Toutefois, le ministère brésilien des affaires étrangères, notamment par le biais de sa mission auprès des Nations unies, a adopté une position plus dure à l'égard de la Russie. Le 24 février, le ministère a exprimé sa "grave préoccupation face au déclenchement d'opérations militaires par la Fédération de Russie contre des cibles sur le territoire de l'Ukraine". Au Conseil de sécurité des Nations unies, où le Brésil est l'un des deux membres non permanents latino-américains, le repré-sentant du Brésil aux Nations unies, Ronaldo Costa, a exprimé la position du Brésil sur le conflit comme "condamnant fermement la violation de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de l'Ukraine." Le 25 février, le Brésil a été l'un des 11 membres sur les 15 que compte le Conseil à voter sur une résolution rédigée par les États-Unis pour condamner la Russie. Alors que l'Assemblée générale des Nations unies (composée de 193 mem-bres) débattait du vote de la résolution, M. Costa a fait remarquer que les États devaient être "prudents dans leur démarche au sein de l'Assemblée générale", car leurs actions peuvent avoir des répercussions sur l'accès du Brésil aux engrais et au blé. Le 1er mars, le représentant du Brésil, ainsi que ceux de la Bolivie, du Brésil, du Honduras, du Nicaragua et du Venezuela, n'ont pas quitté le discours du ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov, à l'Assemblée générale des Nations unies. La diplomatie brésilienne cherche à la fois à ne pas démentir le chef de l’Etat et à défendre des principes qu’elle a toujours défendus : respect de la souveraineté des pays membres de l’ONU, refus de l’ingérence. Reste que Jair Bolsonaro a ses propres impé-ratifs. En adoptant une position de neutralité par rapport au conflit, il cherche à atteindre deux objectifs. Le premier est de rompre son isolement sur la scène internationale. Il importe donc de ne pas froisser l’autocrate russe qui a si bien accueilli son hôte brésilien à Moscou juste avant de partir en guerre. Le second est d’éviter une confrontation avec toute une frange de ses sympathisants et de son électorat (le Président est candidat à sa réélection en octobre 2022). W. Poutine exerce une indéniable séduction sur une partie du camp bolsonariste. Au sein de l’extrême-droite brésilienne, Il existe un courant très porté à la paranoïa et friand de théories conspiratoires qui affiche une vraie passion pour le leader russe. Cette frange radicale est fascinée par le personnage, ce dirigeant fier de lui-même, machiste assumé, exhibant sa force physique lors de parties de chasse ou d’exercices sportifs, multipliant les poses conquérantes. Ces Bolsonaristes sont convain-cus que le "nouveau tsar" serait un champion de la lutte contre les perversions de la démocratie libérale, un défenseur de la religion chrétienne et de la morale traditionnelle, une sorte de nouveau messie. Pour ces soutiens du Président brésilien parfois liés aux milieux évangéliques, tout est simple et manichéen. D’un côté, il y a la Russie de Poutine, c’est-à-dire le Bien, la Vertu, la Force exhibée par le nouveau héros. De l’autre, il y a la décadence, la démocratie, le "wokisme", l’Ukraine des drogués et ce maudit Zelensky qui est à la fois Juif et nazi, nul ne sait comment. Le personnage de Poutine incarne chez ces partisans de Jair Bolsonaro la figure du chef viril, sur de lui-même, protecteur des tradi-tions et des bonnes mœurs. Le Président brésilien ne peut pas ignorer l’importance de ce courant au sein du mou-vement qui le soutient et va le soutenir lors de la campagne électorale qui vient. Il est sans doute lui-même partagé entre une admiration pour la figure du chef, l’anti-libéral et autoritaire Poutine et un anticommunisme viscéral qui remonte à l’époque de la guerre froide. Quelques jours avant l'invasion de l'Ukraine, Jair Bolsonaro en visite à Moscou affirmait sans gêne que le Brésil soutenait la Russie. Des observateurs européens "avisés" ont cru voir là l'expression d'une solidarité entre les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), la fameuse alliance des pays émergents. Il s'agissait en réalité d'un mes-sage destiné aux plus radicaux des bolsonaristes... Le petit groupe des fidèles. Les seuls alliés fiables de Poutine en Amérique latine sont les "pays frères", qui sont déjà des parias régionaux. Avec la guerre en Ukraine, le sous-continent glisse à nouveau dans une logique de polarisation comme à l'époque de la guerre froide. Une confron-tation croissante entre une alliance libérale et une alliance illibérale se profile. Toutefois, contrairement à la guerre froide, les détracteurs de l'Occident ne présentent pas un contre-modèle idéologique fondé sur des valeurs, mais brandissent des gains éco-nomiques à court terme et l'alléchante libération de structures et d’institutions démo-cratiques qu’ils estiment inefficaces. L'affaiblissement de l’Etat de droit et des normes dé-mocratiques vise à effacer toute possibilité de tenir les détenteurs du pouvoir mora-lement, politiquement ou légalement responsables. Cuba. Par l'intermédiaire de son ministre des affaires étrangères, le plus proche allié latino-américain de Moscou a critiqué les États-Unis en affirmant que Washington a exacerbé le conflit entre la Russie et l'Ukraine et "manipulé la communauté internationale". La décla-ration appelle également à un "dialogue constructif et respectueux" comme solution diplomatique au conflit. Le ministre des affaires étrangères de Cuba a envoyé un tweet citant la déclaration et réaffirmant que la Russie "a le droit de se défendre". Le 23 février, Viatcheslav Volodine, président de la chambre basse du parlement russe, s'est rendu en visite officielle à Cuba pour renforcer les liens bilatéraux. Au cours de sa visite, il s'est fait l'écho des critiques de La Havane à l'égard des États-Unis, affirmant que leur recours à des sanctions contre la Russie et Cuba est une forme de répression. Cuba, ainsi que le Nicaragua et le Venezuela, alliés de Moscou, pourraient être vulnérables par rapport aux sanctions mondiales mises en œuvre contre la Russie, car ces trois pays dépendent du système financier russe pour échapper aux sanctions amé-ricaines. Venezuela. Caracas est l'un des plus solides alliés de Moscou dans la région, car les deux pays collaborent dans les domaines du pétrole, de l'armée et des systèmes financiers. Le diri-geant de facto du Venezuela, Nicolás Maduro, a exprimé "tout son soutien" à Poutine et à la Russie dans un tweet dès l’invasion. Il a même prédit que : "la Russie sortira unie et victorieuse de cette bataille." Il a également qualifié les combattants ukrainiens de "nazis maquillés en résistants ukrainiens". Pour sa part, le ministre des affaires étrangères de Maduro a dénoncé les "prétentions bellicistes" de l'OTAN et des États-Unis. Le Venezuela pourrait finir par être le pays de la région qui ressent le plus les effets des sanctions mondiales contre la Russie. Il dépend des banques russes pour faire des affaires dans des secteurs clés comme le pétrole. En outre, le pays conserve sans doute des réserves en roubles, la monnaie russe, dont la valeur s'est effondrée. W. Poutine et N. Maduro : le Venezuela aux côtés de l'impérialisme russe. Nicaragua. Managua, autre allié de Moscou, a été l'un des premiers pays à soutenir l'annexion par la Russie de certaines parties de l'Ukraine orientale le 21 février. Concernant la possibilité que l'Ukraine rejoigne l'OTAN, le président Daniel Ortega a déclaré lundi : "La Russie ne fait que se défendre." Le Nicaragua a demandé à sortir de l’Organisation des Etats Américains qu’il juge trop alignée sur le monde occidental. Les gouvernements de gauche élus ou à venir. Le Chili vient de connaître un changement d’exécutif. En mars dernier, le Président Boric a pris les rênes du pays. Il est appuyé par une coalition de gauche et de centre-gauche. La Colombie est en année électorale. C’est aussi le cas du Brésil. Comment ces pays vont-ils se positionner dans l’avenir ? La Colombie a récemment été désignée par les États-Unis comme un "allié majeur non membre de l'OTAN". Le gouvernement en place a annoncé qu'il se joindrait au régime de sanctions internationales contre la Russie, et des person-nalités politiques majeures ont publié des dénonciations cinglantes de l'invasion. Presque tous les candidats à la présidence ont fait de même, en condamnant vivement les actions de Poutine. Le seul à ne pas l'avoir fait est Gustavo Petro, le candidat de gau-che qui est actuellement en tête dans les sondages. Ancien guérillero, Gustavo Petro a essentiellement refusé de prendre position sur l'invasion, considérant que les malheurs de l'Ukraine n'avaient rien à voir avec les problèmes de la Colombie. Dans un message sur Twitter, il a seulement noté que la constitution colombienne exige que le pays s'engage dans la diplomatie et "recherche la paix dans le monde". Imaginons que G. Petro gagne les élections présidentielles de mai 2022. Comment évoluera la relation de la Colombie avec la Russie ? La question concerne aussi le Chili et le Brésil. Dans les deux cas, le Président élu et le candidat Lula (bien placé dans les sondages) affichent des opinions viscéralement anti-américaines et conservent un faible pour la Russie. Certes, leurs convictions "anti-impérialistes" sont ébranlées par les visées néo-impériales flagrantes de Moscou sur l'Ukraine. Pour sa part, le jeune président chilien de gauche, Gabriel Boric, qui a prêté serment le 11 mars, a pourtant vivement condamné la Russie. Le Chili va également im-poser des sanctions au pays agresseur. Son ministre de la défense a annoncé que les entreprises du complexe militaro-industriel russe ne seront pas bienvenues au prochain salon international de l'air et de l'espace de Santiago, l'un des plus grands salons de l'industrie de la défense au monde. Au Brésil, le candidat Lula da Silva tente d’adopter une position de neutralité finalement très proche de celle de son probable rival électoral Jair Bolsonaro. Il ne faut pas effrayer un électorat du centre, majoritaire, et qui condamne clairement l’invasion russe. IL faut aussi conserver le soutien de la vieille gauche radicale qui affiche des passions poutiniennes tout aussi virulentes que l’extrême-droite bolso-naristes. Au Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva, l'emblématique personnage de la gauche et ancien président reviendra peut-être à ce poste après les élections d'octobre 2022. Il a parlé de résoudre les différends sans guerre, mais il ne prend pas le parti de Poutine. Finalement, la gauche modérée que prétend désormais incarner Lula se retrouve à jouer les idiots utiles. Elle préconise la paix et la négociation, la prise en compte des intérêts des deux parties. _________________________ L’Amérique latine est donc désormais profondément divisée par rapport à la Russie. L’Organisation des Etats Américains a condamné l’agression de Moscou mais chaque pays de la région - et parfois chaque homme politique - a élaboré sa réponse en fonction de ses convictions idéologiques, du contexte national, des échéances politiques futures. Reste que la guerre d’Ukraine a d’ores et déjà produit un résultat majeur. L’entreprise de séduction menée par la Russie de Poutine depuis des années est sinon anéantie, du moins très fragilisée. C'est une autre raison pour laquelle il est possible d’affirmer que Poutine semble avoir fait un bien mauvais calcul lorsqu'il a attaqué l'Ukraine. 1] Ces principes ont défini la politique étrangère idéale du Mexique de 1930 jusqu'à la première décennie de l'an 2000. L’expression "doctrine Estrada" vient du nom du ministre mexicain des Affaires étrangères pendant la présidence de Pascual Ortiz Rubio (1930–1932), époque pendant laquelle la dite doctrine a été élaborée et mise en oeuvre.
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (3).
Une gauche latino alignée sur le Kremlin. Le jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février dernier, l'ancien président bo-livien Evo Morales a posté sur son compte Twitter un message surréaliste : "Nous con-damnons l'interventionnisme des États-Unis qui suscitent l’affrontement entre deux pays comme la Russie et l'Ukraine." Les jours suivants, Morales a continué à s'en prendre aux États-Unis, condamnant les sanctions contre la Russie comme une "imposition unila-térale et criminelle", tout en accusant Washington et l'Organisation du traité de l'Atlan-tique Nord (OTAN) d'interventionnisme expansionniste". Pendant ce temps, au Brésil, les élus du Parti des Travailleurs (PT, principale force de gauche) au Sénat fédéral publiaient une note regrettant le déclenchement d’une guerre provoquée par "l’expansion continue de l’OTAN en Europe orientale". Et les sénateurs d’ajouter : "Les Etats-Unis n'acceptent pas une Russie forte et une Chine qui tend à les dépasser économiquement" [1]. Sur les sites des partis d’extrême-gauche de tout le sous-continent, il n’est plus difficile de trouver d’innombrables posts accusant "l’impérialisme américain" d’être responsable de la guerre ou dépeignant l’invasion russe comme une action légitime contre une pays "na-zifié" et dirigé par un ancien comédien peu crédible. La publication de ce genre de prose dans la presse aux ordres de Cuba ou dans les mé-dias chavistes au Venezuela ne peut pas surprendre. En revanche, que cette thèse soit reprise et avancée par des leaders politiques brésiliens, argentins ou colombiens peut interroger. Au Brésil, José Dirceu, membre éminent du PT, ancien coordinateur du gou-vernement Lula, a clairement exposé une vision complotiste très répandue dans plu-sieurs secteurs de la gauche latino-américaine. Selon l'ancien ministre, les puissances occidentales sont responsables du déclenchement de la guerre parce qu’elles ont soutenu le renversement d’un gouvernement pro-russe en Ukraine en 2014 et favorisé l'expansion de l'OTAN en Europe orientale. Dans un article publié sur le site d'in-formation Poder 360 [2], ce compagnon de Lula soutient que les États-Unis et l'OTAN se servent de la défense de la démocratie et des droits de l'homme comme d'une excuse pour mener une escalade anti-Chine afin de contrer la montée en puissance de la Russie, de l'Inde, de la Turquie et de l'Iran. L’article est un véritable condensé de l’interprétation de l’invasion de l’Ukraine que partage toute une gauche qui soutenait jadis l’URSS et légi-time désormais les menées de l’autocrate russe. Et José Dirceu de poursuivre : "La tragédie de la guerre, les risques que font courir au monde entier les sanctions décidées par les Etats-Unis et leurs alliés (qui ne sont pas majoritaires et ne représentent pas le monde, contrairement à ce que prétendent certains médias brésiliens) montrent que nous avons affaire à un empire qui refuse de réorganiser la gouvernance globale en prenant en compte l’émergence de nouvelles puissances, notamment la Chine". Le responsable du PT assimile ce qui serait aujourd’hui le résultat d’une intervention américaine en Ukraine aux conflits qui ont eu lieu en Irak, au Kosovo, en Libye, en Afghanistan et en Syrie. Dans tous les cas, les conflits locaux porteraient la marque de l’intervention de la super-puissance américaine. Selon José Dirceu, en Syrie, derrière la guerre civile qui durait depuis des années, il faut voir l’ingé-rence occidentale. Et si ce pays n’a pas été occupé par la puissance américaine, c’est parce que parce que Bachar al-Assad, soutenu par la Russie et l'Iran, a donné "un coup d'arrêt à la pax americana". Interprétation surprenante. En réalité, le dictateur syrien a bénéficié du soutien actif de Poutine à partir de 2015, alors qu’il était menacé depuis le début de la décennie 2010 par un mouvement de révolte national, que les rebelles syriens auraient pu le renverser et que le groupe terroriste État islamique gagnait du terrain dans le pays. Le soutien russe a été essentiel pour maintenir le régime autoritaire au pouvoir. José Dirceu accuse les Etats-Unis de n’être plus une république démocratique mais un "empire et une ploutocratie". Cet empire serait seul responsable des fakes news qui en-combrent les plateformes numériques. Le compagnon de Lula affirme sans nuance que "l'utilisation et l'abus des réseaux sociaux contrôlés par les multinationales techno-logiques américaines sont la règle sur la scène internationale". Il se garde bien de men-tionner le fait que la Russie est considérée comme une puissance dans le domaine de la désinformation. Dans le cas de l'Ukraine, il soutient que les États-Unis et l'Union Euro-péenne "ont fermé les yeux sur les truculences du nouveau gouvernement [ukrainien] et encouragé la politique de nettoyage ethnique, l'interdiction du russe comme deuxième langue en Ukraine, les attaques contre la population russe et le soutien aux milices fascistes", reprenant ainsi les accusations de Poutine, pour qui les habitants de la région séparatiste du Donbass, pro-Kremlin, vivent dans un climat exacerbé de russophobie. José Dirceu harangue les membres de son parti lors d'une réunion du PT en 2019. Le leader de la gauche brésilienne ajoute pour conclure sa diatribe : "Malheureusement, la réalité s'est imposée, et la réponse russe a été l'invasion de l'Ukraine. Tant les États-Unis que l'Union européenne n'ont pas été capables de résoudre par des moyens di-plomatiques et pacifiques, de préférence via les Nations unies, un conflit d'intérêts légitimes : maintenir l'Ukraine indépendante, mais démilitarisée et en dehors de l'OTAN, sans armes nucléaires, comme l'exige la Russie, en plus de l'autonomie des régions du Donbass conformément aux accords de Minsk." Comme Dirceu, d’autres responsables et représentants de la gauche brésilienne affirment que la responsabilité de la situation qui a conduit à l'entrée des troupes russes en Ukraine incombe en grande partie à l'OTAN et aux États-Unis. Dans une interview accordée au site Brasil 247 [3], l'ancien ministre des affaires étrangères Celso Amorim sous les gouvernements Lula, a déclaré qu'"une grande partie de la faute, de la responsabilité, incombe aux États-Unis et à l'expansion de l'OTAN", rejoignant ainsi l’interprétation des élus de son parti au Sénat fédéral. Les responsables du PT déjà cités n’ont pas l’exclusivité de cette lecture du conflit proposée explicitement par José Dirceu. Au Brésil, de nombreux partis situés à la gauche du Parti des Travailleurs rendent les États-Unis et "l'avancée de l'OTAN" vers les frontières de la Russie responsables de l'invasion de l'Ukraine par Poutine. C'est le cas, par exemple, de l'ancienne députée fédérale Manuela D'Ávila (du Parti Communiste du Brésil, PC do B), candidate à la vice-présidence de la République en 2018 aux côtés de Fernando Haddad (le protégé de Lula et candidat à la Présidence). "La Russie et l'Ukraine partagent plus que des frontières, des peuples et des cultures. Une issue pacifique doit être recherchée, par la diplomatie et le dialogue et conformément au droit international et au principe de non-intervention", a-t-elle écrit sur Twitter le 24 février dernier. "Cela exige que les préoccupations légitimes de la Russie concernant sa sécurité soient prises en compte, et que le siège de l'OTAN à ses frontières russes soit inversé", a ajouté l'ancienne députée. Une culture géopolitique anachronique ? Aux prises de position de cette gauche justifiant l’intervention russe, de nombreux obser-vateurs latino-américains ont réagi en évoquant une culture géopolitique attardée, une vision du monde prisonnière de la guerre froide. La gauche en question se rangerait du côté du Président russe parce qu’il serait "anti-impérialiste" ou plutôt anti-américain. Ces forces politiques soutiennent tout ce qui est opposé aux Etats-Unis. A l’inverse, elles combattent tout ce qui est en faveur des Etats-Unis, même si cela peut les conduire à soutenir des régimes autoritaires comme celui de W. Poutine. Avec l’aggravation des tensions entre la Russie et l’Ukraine, puis la guerre, cette gauche a su rapidement iden-tifier les raisons qui donnaient une légitimité à l’attitude du dirigeant russe. Elle a immé-diatement évoqué "l’expansion de l’OTAN vers l’est et l’impérialisme". Les observateurs que nous évoquions soutiennent qu’un tel réflexe est le symptôme d’un anachronisme regrettable. Les penseurs de gauche n’auraient pas remis leurs montres idéologiques et géopolitiques à l’heure. Ils perçoivent Poutine avec les lunettes des années soixante. L’au-tocrate du Kremlin est avant tout un acteur qui contribue à affaiblir le seul monstre imaginable, l’oncle Sam. Et nos observateurs de trouver des excuses à ce daltonisme mental. L’Amérique latine n’a-t-elle pas été victime à plusieurs reprises de l’impérialisme américain ? Le sous-continent fait partie de la sphère d'influence des États-Unis, ce qui expliquerait cette vision du monde défendue par une certaine gauche. Remarquons ici que cette situation devrait justement conduire toute la gauche latino-américaine à affirmer sa solidarité avec l’Ukraine. Les "forces progressistes" devraient se reconnaître dans ce pays d’Europe orientale et le soutenir, car elles savent ce que cela signifie que de vivre à proximité d’une grande puissance. C’est exactement le contraire qui se produit. Il est quasiment impossible d’expliquer à ces gauches latino-américaines pro-russes que l'OTAN n'a pas annexé les pays d'Europe de l'Est, mais que ce sont des gouvernements légitimes qui, en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie, ont demandé à rejoindre l’organisation parce que l’histoire leur a appris qu’il fallait craindre la Russie. Vu des quartiers généraux des forces progressistes de São Paulo, de Lima ou de Buenos Aires, il ne peut pas y avoir d’autre impérialisme que nord-américain. Cette forme d’aveu-glement a probablement de nombreuses causes. Il y a sans doute un manque de con-naissances solides sur la réalité de la Russie d’aujourd’hui. Il faut aussi évoquer un fait historique : rares sont les forces de gauche sur le sous-continent qui aient tiré un bilan sérieux de l’expérience soviétique, qui aient établi des frontières claires entre leurs projets et le socialisme réel pratiqué à l’est de l’Europe, qui aient pris de sérieuses dis-tances avec le marxisme. Chez les péronistes de gauche ou au sein des courants les plus radicaux du PT brésilien, il flotte comme un parfum de nostalgie de l’ère soviétique. Une forme de rigidité mentale et un sérieux penchant complotiste conduisent donc à pérenniser les vieux dogmes, à conserver le même catéchisme. Selon plusieurs courants de la gauche latino-américaine, il y aurait un lien entre le mouvement démocratique en Ukraine, le printemps arabe et les événements au Brésil depuis 2013. Les Etats-Unis ont été à chaque fois impliqués. S’ils n’ont pas suscité le déclenchement de ces processus, ils ont au minimum favorisé leur développement. C’est aussi la puissance américaine qui a orchestré au Brésil l’opération Lavage-Express, la plus importante procédure de lutte contre la corruption engagée dès 2014 par plusieurs magistrats, notamment l’ancien juge Sergio Moro. L’oncle Sam aurait encore programmé l’ascension de Jair Bolsonaro et conduit cet obscur député fédéral à la victoire aux présidentielles de 2018. Dans tous les cas, le grand voisin aurait cherché à affaiblir économiquement la puissance émergente qu’était devenu le Brésil sous les gouvernements Lula da Silva (2003-2010). Washington aurait enclenché une guerre hybride contre le plus grand pays d’Amérique du Sud lorsque ce dernier est devenu un producteur significatif de pétrole, à la fin de la décen-nie passée. Cette vision paranoïde attribue systématiquement aux Etats-Unis bien plus de pouvoir qu’ils n’en ont réellement. La thèse fondamentale est simple : l’oncle Sam aurait un plan global pour renverser les gouvernements du monde entier qui ne seraient pas alignés sur la super-puissance. Une vision binaire du monde. L'oncle Sam bouc-émissaire de tous les maux. Obsession anti-américaine. Cette conception de la géopolitique du XXIe siècle est exactement celle qui est diffusée par les médias russes en Amérique latine, qu’il s’agisse de l’agence multimédias Sputnik ou de Russia Today. Elle structure aussi la vision du monde que propage TeleSur, la chaîne de télévision généraliste contrôlée par le pouvoir vénézuélien qui est reçue dans plusieurs pays voisins de la République bolivarienne et accessible par internet. Ce média est très prisé par les milieux de gauche du sous-continent. Dans tous les cas, le monde est lu et interprété à partir d’une théorie simple, manichéenne, d’application universelle et permettant d’expliquer tout ce qui se passe dans le monde. Il n’y aucune nécessité de faire un effort d’investigation pour comprendre ce qui se passe en Ukraine ou pour ana-lyser les raisons qui ont conduit il y a quelques années les populations du monde arabe à descendre dans la rue. Il suffit de se repaître dans cette sorte de paresse intellectuelle qui consiste à utiliser en toutes circonstances un grand modèle binaire opposant les forces du bien et celles du mal. Devant les faits, les "croyants" se récusent à voir ce que les évidences montrent. Ils se contentent de débiter sans hésitation la litanie de la propagande poutinienne, accusent l’occident, les Etats-Unis, l’Otan, c’est-à-dire un pôle de civilisation auquel ils appartiennent ou dont ils sont proches. Derrière les slogans utilisés, les arguments auxquels les disciples se raccrochent, les conspirations qu’ils évoquent, le fil conducteur est toujours le rejet (voir la haine) de l’occident (notamment des Etats-Unis) et de la démocratie libérale [4]. Il y a vingt ans, le philosophe français Jean-François Revel publiait L’obsession anti-américaine, un ouvrage dans lequel il suggérait que ce trouble relèverait d’une perte de la capacité de jugement favorisée par la vision des Etats-Unis comme puissance malé-fique[5]. Cette vision serait elle-même favorisée dans la majorité des cas par une haine viscérale qui non seulement n’a pas besoin pour exister de s’appuyer sur des faits, mais parvient à les relativiser, à les rejeter ou à les réinterpréter de manière totalement arbitraire. Dans les circonstances les plus évidentes (ici l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe), les groupes politiques évoqués ici se manifestent en utilisant des dithy-rambes sinueuses et parviennent constamment à accuser la victime, les amis de la victime, les connaissances de la victime, lesquels sont toujours des acteurs liés au monde occidental. Les arguments utilisés (même et surtout ceux qui sont les plus honteux) sont formulés dans des phrases remplies de "mais", d’antécédents, de références à des faits secondaires, d’expressions témoignant d’une grande tolérance à l’égard de la Russie, de soi-disant contextualisations. Les raisonnements débouchent inévitablement sur une inversion de la culpabilité. Ainsi, dans le cas de la guerre en Ukraine, on parvient à rendre l’OTAN responsable de l’invasion du pays par la Russie. L’anti-occidentalisme est une idéologie qui rassemble toutes les haines que notre civilisation peut susciter. Il y a dans plusieurs secteurs de la gauche latino-américaine une critique forcenée des démocraties libérales d’Europe, d’Amérique du Nord ou du Pacifique. Ce régime et l’occident qui cherche à le défendre sont considérés les causes de tous les maux du monde. L’occident et son système politique incarne un univers honni désigné sous les termes de capitalisme, de libéralisme ou de démocratie bourgeoise. La démarche mentale procède de la définition d’un bouc-émissaire, conformément aux analyses de René Girard. Le complotisme procède d’un ressentiment. En réalité, le rejet radical de l’Occident est d’abord (notamment dans les pays avancés d’Europe ou d’Amérique du Nord) une haine de soi. Il exprime la frustration des individus qui, inca-pables de se remettre en cause, transfèrent sur le groupe auquel ils appartiennent la responsabilité de leur situation. Ce groupe est dépeint comme une caricature de la réalité, laquelle, dans une grande mesure, reflète la façon dont les individus concernés se perçoivent eux-mêmes. Entre toutes les gauches latino-américaines qui appuient aujourd’hui Poutine et rejettent la démocratie libérale, on peut distinguer plusieurs grandes familles. La première est formée par des groupes marxistes qui manifestent une profonde nostalgie de l’époque du socialisme réelle. Au Brésil, ces paroisses s’appellent le PCO (Parti de la Cause Ouvrière), le PSTU (Parti Socialisme des Travailleurs Unifié), le PC do B (Parti Communiste du Brésil), la Cause Ouvrière, etc…Ces groupes réunissent les orphelins idéologiques d’Enver Hoxa, de Pol Pot, de Mao Tsé Tung, de Marx, de Lenine, de Staline et de leurs descendants, cubains, vénézuéliens et des mouvements de guérillas qui ont marqué la vie politique du sous-continent depuis le XXe siècle. Cette gauche antédiluvienne et jurassique n’est pas attachée à la personne de Poutine qu’elle traite souvent comme un capitaliste. Ce qu’elle aime chez Poutine, c’est qu’il est russe, qu’il a appartenu au KGB et à l’URSS. Jadis, le soleil du monde naissait là-bas du côté de Stalingrad. Ces groupes radi-caux ont été nourri d’une culture politique qui attendait du socialisme réel, celui en construction sous d’autres longitudes, l’émergence d’un homme nouveau. S’ils n’existent guère dans l’espace politique institutionnel, ils restent très influents dans les milieux universitaires, le syndicalisme ouvrier, des mouvements sociaux divers. Leur motivation secrète est une haine viscérale du système capitaliste que symbolise l'Amérique, leur Belzebuth. Cela ne les empêche pas d’utiliser des technologies américaines, de regarder des séries et des films américains, de porter des jeans amé-ricains ou de passer des vacances à Miami. Désormais dépourvus de grandes causes, ils doivent se contenter d’anti-causes. Conditionnés pour saliver lorsque certains stimulis apparaissent, dès qu'ils détectent une légère odeur d'Amérique, ils profèrent comme par réflexe la fureur et le verbiage, les justifications et les contextualisations. Les pré-diluviens assument, urbi et orbi, la défense intransigeante de "l'opération militaire spéciale", répétant, point par point, sans rire, les slogans de propagande du Kremlin. Manifestation du PCO à Brasilia en février 2022 : "Appui total à la Russie pour la défaite de l'Otan en Ukraine"...... A côté de cette frange stalinienne et anticapitaliste, il y a désormais une gauche latino-américaine influencée par la "culture woke". Cette tribu est constituée de leaders et de forces politiques qui se considèrent plus éclairés que le reste de la population et donc naturellement prédestinées à guider les masses ignorantes sur le chemin de la lumière qu’ils croient posséder. Ces groupes sont souvent issus du trotkysme, de la nouvelle gauche, du léninisme, du maoïsme ou d’autres écoles idéologiques proches. Ils critiquent cependant les mouvements de gauche traditionnels du passé dont l’approche se focalisait sur les luttes des travailleurs salariés. Bien que s’inspirant des analyses mar-xistes et libertaires, ils adoptent une définition plus large, du militantisme politique et de la critique sociale qui prend en compte les enjeux écologiques, la critique des valeurs sociales dominantes, la défense des minorités culturelles et sexuelles, le racisme. Reste que les militants de cette mouvance possèdent une conviction inébranlable : tout ce qui arrive dans notre monde (le réchauffement climatique, la violence contre les femmes, la discrimination des minorités, etc..) et tout ce qui n’arrive pas découle de la force malé-fique qu’exerce cet Occident (en particulier les Etats-Unis). Cette force est désormais désignée par une expression consacrée : le "patriarcat hétérosexuel blanc". Cultivant le style "intellectuel de gauche" et "artiste d'avant-garde", cette mouvance woke revendique une inexplicable supériorité morale et intellectuelle qui s'auto-renforce constamment devant son miroir de Narcisse. Elle est présente au Brésil au sein de la formation de Lula et de partis proches comme le PSOL ou sur de nombreuses plate-formes numériques. Au sujet de la guerre que mène la Russie en Ukraine, elle fait preuve d’une grande versatilité. Les lundis, mercredis et vendredis, elle condamne Poutine, le qualifie de fasciste. Mais les dénonciations comportent toujours un "mais" et sont suivies de condamnations exhaustives de l'Otan et d’élucubrations stratégiques comme celles du Brésilien José Dirceu. Les mardis, jeudis et samedis, cette gauche intellectuelle se contente de condamner l’OTAN et oublie les méfaits de Poutine. Le dimanche, elle change de sujet et se consacre à la bonne chère, à la défense des droits de toutes les minorités, aux manifestations pour sauver la planète, etc... Il y a certainement d’autres variantes au sein de la gauche latino-américaine qui se refuse à condamner clairement l’offensive de Poutine. Reste que toutes partagent une thèse simple : quelle que soit la situation concrète en Ukraine, si la Russie représente quelque chose de différent de l’Amérique et de l’Occident, alors qu’elle fasse ce que bon lui semble. La faute est de toute façon de l’Occident. Le constat que devrait faire tout individu à peu près sain d’esprit est gommé. Il est pourtant simple également : la Russie a envahi l’Ukraine pour prendre le contrôle de son territoire. A suivre : Une stratégie d'influence menacée. [1] Voir : https://www.poder360.com.br/internacional/pt-culpa-eua-por-ataque-russo-a-ucrania-mas-apaga-a-nota/ [2] Voir la page du site : https://www.poder360.com.br/opiniao/as-licoes-da-ucrania/ [3] https://www.brasil247.com/mundo/um-dia-dramatico-diz-celso-amorim-a-tv-247-a-primeira-acao-militar-em-solo-europeu-apos-a-segunda-guerra-mundial [4] Le phénomène de rejet de la démocratie libérale est ancien. Il remonte à la période d’avant la Seconde Guerre mondiale. Il suffit de rappeler, par exemple, que l'ennemi commun du national-socialisme, du fascisme et du communisme était exactement cela. Le pacte Molotov-Ribbentrop n'était pas une anomalie, mais un accord naturel, qui n'a été rompu que plus tard, lorsque l'Allemagne nazie a pensé que l'ennemi commun était vaincu. Dans l'après-guerre, c'est la gauche qui s'est emparée de la question et en a fait le véritable let-motiv. En 1944, quelques jours après que des milliers d'Américains soient morts sur les plages de Normandie, le fondateur du journal Le Monde écrivait que les Américains étaient un danger pour la France, bien plus grand que l'Allemagne nazie ou l'URSS, car ils ne ressentaient pas le besoin de se libérer du capitalisme. [5] Jean-François Revel, L’obsession anti-américaine, Paris, Plon, 2002.
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (2).
Acteurs et réseaux d’une stratégie d’influence. Depuis les années 2000, la Russie est parvenue à développer des relations stratégiques avec plusieurs pays d’Amérique latine et de la Caraïbe, bien qu’elle dispose de moyens économiques et d’une capacité de projection de sa puissance militaire conventionnelle limités. Au cours de la décennie passée (2010-2020), marquée à la fois par la baisse du prix du pétrole et l’affaiblissement des forces politiques de gauche dans la région, la ca-pacité d’influence de la Russie a pu être affectée. Elle demeure cependant très significative. La stratégie russe sur le sous-continent est organisée en trois volets. Le premier est recherche d’un appui de la part des régimes dictatoriaux et/ou populistes qui affichent une politique anti-américaine et sont disposés à travailler avec Moscou. Le second volet consiste à multiplier les offres de partenariats dans les secteurs où la Russie peut répondre efficacement aux demandes des gouvernements locaux : ventes d’armes, développement et renforcement des filières de production d’énergie nucléaire, essor d’une industrie spatiale, prospection et production de pétrole et de gaz. Ces par-tenariats économiques peuvent inclure l’acquisition de produits agricoles. Enfin, le troisième volet est la mise à disposition d’acteurs locaux des capacités avérées de la Russie en matière de guerre de l’information et de cybersécurité. Les relais régionaux de la stratégie russe. Les interventions politiques et militaires de l’URSS dans la région au cours de la guerre froide ont permis à la diplomatie russe de construire des partenariats durables avec plusieurs pays et d’acquérir une expertise du monde latino-américain. Ces atouts ont été utilisés depuis deux décennies pour étendre et consolider le réseau d’influence russe sur la région. Moscou a ainsi cherché à entretenir des contacts et à se rapprocher de mili-taires et de leaders politiques latino-américains qui ont été formés par des institutions civiles et militaires russes, lesquelles recrutaient en masse de jeunes cadres étrangers à l’époque soviétique (l’université Patrice Lumumba, par exemple). Une autre démarche a consisté à pérenniser les relations commerciales avec les Etats (Cuba, Nicaragua, Pérou mais aussi Colombie) qui avaient bénéficié entre 1960 et 2000 de livraisons d’équipe-ments militaires soviétiques puis russes. Il s’est agi ici de proposer aux nations concer-nées des contrats pour entretenir et remettre à neuf des équipements anciens. Il s’est agi aussi de proposer aux nouvelles générations d’officiers supérieurs de diverses armées la fourniture d'équipements plus récents. Cette offensive stratégique et commerciale a enregistré des succès indiscutables. Ainsi, en 2021, on comptait plus de 400 hélicoptères militaires russes en Amérique latine et 42% des nouvelles ventes d'hélicoptères militaires dans la région étaient russes. Les amis les plus anciens. Depuis deux décennies, la Russie de Poutine a relancé la coopération avec les alliés les plus fidèles de la région que sont Cuba, le Venezuela et le Nicaragua du dictateur Ortega. L’île de la Caraïbe a longtemps été un satellite soviétique. Elle a brutalement été privée des généreuses subventions et du parrainage politique soviétiques après l’effon-drement de l’URSS. A l’époque, La Havane n’a pas eu d’autre choix que d’engager quel-ques réformes économiques, de courtiser des alliés régionaux comme le Venezuela et de tenter de normaliser les relations avec les Etats-Unis. Les Cubains ont aussi cherché à diversifier leurs partenaires étrangers en développant des relations avec la Chine. Après la fin de l’URSS, les contacts avec la Russie nouvelle ont repris puis ont été développés. Les Chinois mettent à la disposition de Cuba des ressources financières plus importantes que celle que peut mobiliser la Russie. Néanmoins, l’atout des Russes est une connais-sance approfondie des réalités cubaines. A l’époque de la guerre froide, des milliers d’étudiants cubains ont été formés dans les universités soviétiques. La langue russe était largement enseignée sur l’île. L’élite dirigeante du parti communiste cubain était en contact permanent avec ses homologues soviétiques et il existait une collaboration ac-tive dans les domaines du renseignement, des affaires militaires, de la diplomatie et même des opérations de combat menées dans le cadre de guerres par procuration extrarégionales (sur le terrain africain par exemple). Il y a donc un passé commun sur la base duquel la Russie moderne a cherché à reconstruire un partenariat militaire et une alliance stratégique forte. La coopération militaire russe et les ventes d'armes à Cuba ont cependant été limitées depuis l'interruption brutale de l'aide russe en 1993, après l'effondrement de l'Union Soviétique. Le renouvellement des liens entre Moscou et Cuba a pris une dimension éco-nomique importante. Ainsi, en 2013, Moscou a décidé d'annuler près de 90 % de la dette de Cuba. Compte tenu de la stagnation de l'économie cubaine, le montant total était probablement impayable de toute façon, mais cette concession a dû être échangée contre des faveurs de La Havane. Les détails exacts n'ont pas été divulgués, mais Cuba est notamment l'un des plus fervents partisans des positions diplomatiques russes. En d'autres termes, le remboursement des faveurs économiques n'est pas nécessairement réglé par de l'argent. En outre, des entreprises russes participent à des coentreprises dont les projets à grande échelle visent à exploiter les ressources naturelles cubaines, notamment les gisements de pétrole offshore et le nickel. En outre, Moscou a proposé son aide pour l'amélioration des capacités économiques et industrielles cubaines, notamment dans des secteurs tels que l'énergie nucléaire, les infrastructures, les télé-communications et les biotechnologies. La Russie a envoyé 1 000 minibus et 50 trains à Cuba et vend des voitures Lada et des camions Kamaz à l'île, entre autres marchandises. Hugo Chavez et Wladimir Poutine dans les années 2000. La Russie s’est intéressée au Venezuela dès l’accession au pouvoir de l’ancien lieutenant-colonel Hugo Chavez en 1999. Depuis plus de vingt ans, les deux axes de la relation entre ces partenaires sont les ventes d’armes et l’exploitation du pétrole. A partir de 2006 et jusqu’à la mort d’Hugo Chavez, les ventes d’armes russes au régime chaviste tota-liseront plus de 11 milliards de dollars. Moscou va contribuer à moderniser et à renforcer la puissance militaire du Venezuela en fournissant des chars, des véhicules blindés, des avions de chasse (sukoy-30 et Mig-17), des hélicoptères de combat, et des armements légers. La République bolivarienne est ainsi devenue le premier partenaire militaire de la Russie en Amérique latine. Sous Chavez (1999-2013) puis avec l’arrivée au pouvoir de son successeur Maduro, le Venezuela sera aussi un allié particulièrement complaisant. Caracas se met à la disposition de Moscou lorsqu’il s’agit pour le régime Poutine d’ex-poser sur la région une partie de son arsenal. Le Venezuela a ainsi reçu pendant quelques temps en 2008 deux bombardiers russes Tu-160 Backfire et des navires de guerre. En 2013, puis à nouveau en 2018, des appareils de type Tu -160 ont stationné un temps sur les aéroports vénézuéliens. Après l’arrivée de Maduro au pouvoir, la crise po-litique et économique du régime bolivarien s’est aggravée. La solvabilité du Venezuela s’est considérablement affaiblie. Au lieu de continuer à vendre de nouveaux équipements militaires au pouvoir chaviste, Moscou a cherché à assurer la maintenance des arme-ments existants, à les moderniser et à former les officiers vénézuéliens. La Russie assure également la maintenance et la mise à niveau des systèmes de défense aérienne. Elle a fourni des mercenaires du groupe Wagner qui assureraient la sécurité du Président Maduro ainsi que la sécurité de toutes les opérations commerciales que pilote le régime (trafics de pierres précieuses, de drogues) dans l’intérieur du pays. Missiles et véhicules lance-missiles russes d'origine russe et utilisés au Vénézuela. Sous l’ère d’Hugo Chavez, de nombreuses compagnies pétrolières russes (Gazprom, de TNK, de Lukoil, Surgutneftegas, entre autres) ont cherché à s’implanter au Venezuela. Les difficultés du secteur pétrolier vénézuélien ont finalement conduit des opérateurs à plier bagage et à revendre leurs participations sur des consortiums où elles étaient associées à PDVSA ou à la firme d’Etat russe Rosneft. Celle-ci a continué à miser sur le pétrole vénézuélien alors que sous le pouvoir de Nicolas Maduro, l’économie nationale et le sec-teur pétrolier s’effondraient. Incapable de payer les royalties dues à son partenaire russe, Caracas a accumulé une dette de 4,8 milliards de dollars vis-à-vis de Rosneft. Cette dette a fini par être remboursée sous la forme de livraison de pétrole. Si la Russie a continué ces dernières années à acheter du pétrole vénézuélien, Rosneft n’a plus réalisé de nouveaux investissements importants sur le territoire de la République Bolivarienne…. Le Nicaragua est aujourd’hui le troisième partenaire majeur de la Russie sur le sous-continent latino-américain. Ce partenariat a commencé à l’époque soviétique, lorsque l’URSS a contribué à l’arrivée au pouvoir du front sandiniste en 1979. A l'époque, un certain Daniel Ortega dirige le Front et restera à la tête du pays pendant dix ans, jusqu'en 1990. Ortega est à nouveau élu président en 2007 et il occupe toujours ce poste après plusieurs élections manipulées, l’asphyxie de l’opposition et l’instauration d’une dictature familiale (Ortega dirige le pays entouré de membres de sa famille). Dès 2007, lorsqu’il revient à la tête du pays, Daniel Ortega ravive les relations avec la Russie. Son gou-vernement est le premier du sous-continent à reconnaître diplomatiquement les terri-toires de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, soutenus par la Russie, lorsqu'ils se séparent de la République de Géorgie en 2008. Au cours des quatorze années qui suivent, le soutien russe au régime sandiniste passe par une aide économique (dons alimentaires, fourniture d’autobus) et par une coopération militaire active. Moscou fournit à Managua des hélicoptères de combat, des chasseurs (Yak-130), des avions de transport de forces armées, des véhicules blindés, des chars, des canons antiaériens ainsi que des navires-patrouilleurs et des bâtiments équipés de lance-missiles. Une école de formation de la police [1] et une station satellite russe controversée ont également été créées à Managua pour surveiller les "catastrophes naturelles et lutte contre le trafic de drogue", mais selon les experts en sécurité, il s’agirait d’un centre d'espionnage installé dans "l'arrière-cour des États-Unis". Depuis 2008, les membres de la famille Ortega n’ont cessé de se rendre en Russie. Ils cherchent à établir avec le régime de Poutine une relation similaire à celle que le Nicaragua entretenait avec l'Union soviétique dans les années 1980, afin de compenser l'isolement international subi par le gouvernement nicara-guayen en raison de la dérive dictatoriale observée depuis des années. Comme le Venezuela et Cuba, la dictature d’Ortega s’est mise au service des opérations de démonstration de force que Moscou a organisé dans la région sur la dernière décennie lors des phases de tension entre la Russie et l’occident (crise en Géorgie, conflit avec l’Ukraine)[2]. La Russie pourrait participer au projet de creusement d’un canal parallèle à celui de Panama que la Chine (que le Nicaragua a officiellement reconnue en décembre 2021) envisage de financer. Dans la liste des amitiés anciennes, il faut encore mentionner le Pérou. La Russie en-tretient des liens étroits avec le monde militaire péruvien, notamment l’armée de terre. Ici encore, les premiers rapprochements remontent à l’ère soviétique. En 1968, après un coup d’Etat, des militaires de gauche s’emparaient du pouvoir à Lima. Ils le conserveront jusqu’en 1975. Pendant cette période, le gouvernement péruvien multiplie les achats d’ar-mes soviétiques. Officiellement, il s’agit de transférer ces équipements au Chili de Salvador Allende. En réalité, les hélicoptères de combat, les chars, chasseurs bom-bardiers acquis auprès des soviétiques sur les années 1970 puis au début de la décennie suivante seront utilisés lors du conflit qui oppose le Pérou à l’Equateur en 1995. Les acquisitions d’armes russes par le Pérou se poursuivent sous le gouvernement de droite du Président Fujimori, entre 1990 et 2000 (acquisitions d’avions de chasse). En 2008, le Président de centre-droit Alan Garcia signe un accord avec la Russie qui élargir la coo-pération militaire. Trois ans plus tard, un nouvel accord prévoit la prolongation de la formation du personnel militaire péruvien dans des institutions russes. Lorsque le Pérou a cherché à renouveler sa flotte d'hélicoptères dans les années 2010 pour accroître la mo-bilité aérienne dans les zones reculées, il s'est tourné vers la Russie, acquérant notam-ment deux douzaines de Mi-17 et de Mi-35. Le gouvernement russe exerce toujours une influence sur les hauts responsables de l'armée péruvienne qui ont séjourné en Russie pour y suivre une formation militaire professionnelle. Dans le contexte de l'instabilité politique au Pérou, l’élection en 2021d'un président relativement inexpérimenté (Pedro Castillo) et soutenu par un médecin marxiste formé à Cuba, paraissait ouvrir la possibilité d'une plus grande collaboration péruvienne avec la Russie sur les questions militaires et autres. Hélicoptère russe MI-35 utilisé par les forces aériennes du Pérou. Flirts plus récents ou à venir. Au-delà des amitiés anciennes, il faut évoquer des rapprochements plus récents entre des Etats de la région et le pouvoir russe. Le premier exemple est ici celui de l’Argentine. Les relations commerciales entre l’URSS et l’Argentine ont connu un développement marqué dès la fin des années 1970, lorsque le pays latino-américain est devenu un fournisseur de céréales et de viande bovine pour le monde soviétique. Plus récemment, à partir du premier gouvernement Kirchner en 2003, et jusqu’à l’arrivée à la tête du pays du libéral Mauricio Macri, en 2015, l’Etat fédéral argentin soumis à une forte pression de l’aile gauche du mouvement péroniste, a entretenu des relations militaires avec la Russie. En 2015, l’Argentine a envisagé d’acquérir des avions de combat russes mais le gouver-nement péroniste de l’époque (dirigé par la Présidente Christina Kirchner) n’a pas eu le temps de parvenir à ses fins. Lors du retour au pouvoir d’une coalition de gauche domi-née par les péronistes en 2020, le nouveau Président Fernandez a repris ce projet mais n’avait pas encore conclu de contrat majeur à la veille de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Sur le terrain des investissements, la Russie est directement confrontée en Argentine à la rude concurrence des opérateurs chinois. En 2014, après l’expropriation par le gouvernement de C. Kirchner des actifs pétroliers argentins de la firme espagnole Repsol YPF, des entreprises russes avaient envisagé de reprendre ces actifs mais n’ont pas donné suite à ce projet. La Russie prévoyait encore à la fin de 2021 de développer des projets de production d’énergie nucléaire en Argentine, de construire une centrale électrique et d’apporter un soutien militaire. L’Argentine n’est pas le seul pays de la région qui a connu ou pourrait connaître pro-chainement un retour de la gauche au pouvoir. Cette évolution politique régionale sem-blait devoir ouvrir de nouvelles opportunités à la Russie avant l’invasion de l’Ukraine, tant en matière de coopération militaire que d’échanges commerciaux. En 2021, le Honduras a vu la victoire aux élections présidentielles d’une candidate de gauche. En fin de la même année, c’est aussi un candidat de gauche, Gabriel Boric , qui a remporté la majorité des suffrages lors du scrutin présidentiel au Chili. Boric s'appuie sur le Parti communiste chilien qui fait partie de sa coalition gouvernementale. Sous le gouvernement de centre-gauche de Michelle Bachelet, entre 2014 et 2018, le Chili avait conclu des accords de coopération limités avec la Russie en matière de défense. En Bolivie, le Président d’Arce élu en 2020 appartient à la même formation socialisante qu’Evo Morales (qui a dirigé le pays de 2006 à 2019). Ces derniers mois, la Bolivie apparaissait comme un autre candidat disposé à approfondir ses relations économiques et militaires avec la Russie. Sous l’admi-nistration Morales, la coopération entre les firmes étatisées nationales et le russe Gaz-prom (dans le secteur du pétrole et du gaz), avec Rosatom (projet de réacteur de re-cherche nucléaire bolivien à El Alto) s’était intensifiée. Le pays avait aussi alors fait l'ac-quisition d'hélicoptères de transport russes ainsi que d'un An-124 russe comme avion présidentiel. C. Kirchner reçoit W. Poutine à Buenos Aires en 2015. Avant février 2022, avec la perspective d’une victoire de la gauche aux élections prési-dentielles colombiennes (mai 2022) et brésilienne (octobre 2022), on pouvait anticiper un rapprochement entre ces deux pays et la Russie. Au Brésil, sous les deux présidences Lula (2003-2010), l’armée avait acheté des hélicoptères d’attaque russes et envisagé l'ac-quisition du système de défense aérienne russe Pantsir S-1. Pendant la présidence Dilma Rousseff (2011-2016), le Brésil a reçu des missiles de défense aérienne russes Igla-S, alors même que l’Etat-major manifestait ses réticences et qu’il existait des technologies natio-nales capables de remplacer ces importations. Des leviers technologiques. La plupart des branches industrielles russes ne disposent pas des ressources financières et des avantages concurrentiels qu’utilisent leurs concurrents chinois sur le théâtre la-tino-américain. En revanche, outre la vente d’armements conventionnels, l’industrie russe a réussi à faire de remarquables percées dans deux autres secteurs. Le premier est celui de l’exploitation de l’énergie nucléaire. La société russe d'industrie nucléaire Rosatom est devenue un important fournisseur de technologies et d’équipements pour les régimes anti-américains qui souhaitent disposer d'une puissance nucléaire ou de capacités de re-cherche et veulent miser sur des partenaires qui ne sont pas soumis à l’influence et à la mainmise des gouvernements occidentaux. Parmi les projets récents, citons la construc-tion d'un réacteur de recherche par Rosatom à El Alto, en Bolivie, et la manifestation d'intérêt du gouvernement argentin pour la construction de deux réacteurs nucléaires par la Russie dans ce pays. L'industrie spatiale russe a été un autre levier de l’engagement de Moscou dans la région. Son principal atout à cet égard est son architecture satellitaire Glonass. Ce sigle désigne le système de positionnement utilisé actuellement par la Russie. Il est géré par les forces spatiales de la fédération de Russie [3]. Glonass est l'équivalent russe du système de positionnement global (GPS) et a été créé en 1982. Comme le GPS, le système russe est né d'un intérêt militaire dans le contexte de la guerre froide. Il est alimenté par des satellites et permet de déterminer la position et la vitesse des récepteurs de ses signaux. De 2013 à aujourd'hui, la Russie a installé neuf stations satellites terrestres, connues sous le nom de Glonass, en dehors de ses frontières. La Russie possède quatre stations ter-restres au Brésil, trois en Antarctique, une en Afrique du Sud et une au Nicaragua (installée en 2017). La première station hors de Russie a été installée à Brasilia en 2013 sous la présidence de Dilma Rousseff. Officiellement, la station installée au Nicaragua devait contribuer à la lutte contre le trafic de drogue et le crime organisé menée par le gouvernement par l'intermédiaire de la police nationale et de l'armée du pays. Elle est probablement utilisée à des fins d’espionnage. La station Glonass installée au Nicaragua fait partie d'une opération de soutien au régime Ortega qui comprend également la livraison d'armes et d'un centre de formation de la police situé à Las Colinas, à Managua. Cette implantation s’inscrit dans le mouvement qu’a conduit la Russie depuis plusieurs années en Amérique centrale et qu’elle conçoit comme une réponse au renforcement de la présence militaire américaine en Europe de l'Est. Il s’agit encore une fois de montrer que la Russie peut également s’implanter dans "l'arrière-cour" des États-Unis. En dehors de ces deux branches d’activité, l’influence économique russe sur la région n’a pas atteint, loin de là, celle de la Chine. Dans le secteur pétrolier, les compagnies russes ont connu des déboires au Venezuela. Elles ont limité leurs interventions au commerce d’exportation du pétrole et du gaz en Bolivie, en Equateur et en Colombie. L’entreprise minière Russia Aluminium Corporation (Rusal) a tenté une implantation en Guyane et en Jamaïque [4]. En outre, la firme Rusoro a joué un rôle dans l'industrie aurifère du Vene-zuela, tandis que d'autres sociétés russes ont contribué au développement de l'industrie du nickel de Cuba [5]. Avec la crise sanitaire du Covid-19, la Russie a voulu mettre en œuvre une stratégie de diplomatie vaccinale dans la région. Au début des campagnes de vaccination (lorsque la capacité de production était encore limitée chez d’autres fournisseurs) Moscou a fourni à de nombreux gouvernements latino-américains le vaccin Sputnik, moins cher et plus facile à stocker que les vaccins à ARNm de Pfizer et Moderna. En particulier, l'Argentine, en proie à des difficultés financières, a longtemps misé sur le soutien russe. Par la suite, à partir de 2021, cette diplomatie vaccinale russe a connu des déboires en raison de diffi-cultés logistiques ralentissant les approvisionnements et de la méfiance de nombreux gouvernements du sous-continent. Le "contrôle réflexif" russe en Amérique latine. La Russie a hérité de la longue expérience de travail de propagande menée pendant la guerre froide. La stratégie d’influence de Moscou fondée sur les théories russes de "contrôle réflexif" [6], a évolué grâce aux médias modernes et au développement des ré-seaux sociaux. Aujourd’hui, la Russie de Poutine dispose de moyens sophistiqués pour influencer l’opinion publique et les visions du monde qui prévalent en Amérique latine ou ailleurs dans le monde. La guerre de l’information menée par le régime passe par l’essor sur le sous-continent de l’agence de presse multimédia Sputnik et de la chaîne de télé-vision Russia Today. Il s’agit aussi d’utiliser les plateformes numériques comme Twitter, Facebook et WhatsApp. L’Amérique latine est particulièrement réceptive et vulnérable à cette stratégie d’influence. Il y a d’abord dans toutes les couches de la population un niveau élevé de méfiance à l’égard des discours gouvernementaux et des médias tradi-tionnels. Il y a ensuite une culture de gauche très antiaméricaine et antilibérale qui épouse facilement les représentations et les concepts qui organisent la propagande du pouvoir russe. Le Kremlin utilise cette vulnérabilité pour atteindre deux objectifs. Il s’agit d’abord de fra-giliser les régimes et les gouvernements du sous-continent qui sont alignés sur les pays occidentaux. La stratégie d’influence russe cherche notamment à radicaliser tous les mouvements sociaux, à accentuer les tensions politiques, à saper les institutions locales. Il s’agit aussi de créer une opinion favorable à la Russie d’aujourd’hui. Les cyber-attaques constituent sans doute l’instrument le plus discret et le plus efficace d’une offensive infor-mationnelle qui vise à favoriser les conflits, créer un climat d’insécurité et d’instabilité, encourager la criminalité. Il s’agit en résumé d’affaiblir la confiance que les citoyens peuvent avoir envers la démocratie et l’économie de marché. Page d'ouverture du site sputnik en Portugais brésilien le 2 mars 2022*. *On ne parle par de guerre en Ukraine mais d'opération russe de démilitarisation...... Outre les cyberattaques et l’utilisation des plateformes numériques, un autre effort re-marquable du Kremlin en Amérique latine a été le développement de la chaine de télévision Russia Today (RT) sur la région. RT vise à devenir une source d'information alternative sur le sous-continent et elle se rapproche de cet objectif. Aujourd’hui, RT est disponible sur pratiquement tout le sous-continent. Plus de 320 fournisseurs de TV à câble proposent RT parmi d’autres chaînes nationales et étrangères à leurs abonnés. Plusieurs programmes de RT sont repris par des chaînes locales en langue espagnole qui ont une couverture nationale ou internationale. En Argentine et au Venezuela, RT est accessible via des réseaux de télévision publics mais aussi gratuitement sur le site en espagnol de la chaîne russe. La Russie n’est pas en mesure de rivaliser avec les pays occidentaux ou la Chine en matière d’échanges et d’investissements sur la région. Mais elle a déjà mis en place une stratégie lui permettant d’influencer de plus en plus les opinions publiques latino-américaines. Les programmes de RT en Amérique latine portent sur des sujets d’intérêt local. La chaîne cherche aussi à intéresser son public à des enjeux internationaux. Il s’agit de traiter à chaque fois des questions globales en retournant contre les puissances occidentales les arguments que ces dernières utilisent elles-mêmes pour dénoncer le régime russe et les pouvoirs autoritaires. La chaîne dénoncera ainsi les manquements aux droits de l’homme aux Etats-Unis, les crimes de guerre (commis par les Etats-Unis), la corruption (qui ne concernerait que les pays occidentaux et les pouvoirs alignés sur l’Amérique du Nord et l’Europe). La chaîne ne se contente pas de défendre systématiquement le point de vue russe sur les enjeux mondiaux. Elle présente le régime de Poutine comme un comme un modèle politique alternatif efficace à la démocratie libérale. A suivre : Une gauche latino alignée sur le Kremlin. [1] Il s’agit de l’installation d’une unité de formation régionale à Managua par l'organisation anti-drogue russe FSKN. L'installation du FSKN au Nicaragua offre aux officiers russes la possibilité d'interagir avec des officiers de police de toute l'Amérique centrale qui n'enverraient normalement pas d'officiers en Russie pour une formation. [2] Le Nicaragua a reçu deux bombardiers Tu-160 Backfire et deux navires de guerre russes en 2013. La même année, le Congrès nicaraguayen a autorisé les navires de la marine russe à patrouiller dans les eaux nicaraguayennes. Cette décision a suscité la consternation en Colombie. La marine russe a fait stationner des navires à proximité de l'île colombienne de San Andres, dont les eaux territoriales environnantes ont été perdues par les Colombiens suite à un arrêt de la Cour internationale de justice. [3] Un système de positionnement par satellites est un ensemble de composants reposant sur une constellation de satellites artificiels permettant de fournir à un utili-sateur par l’intermédiaire d'un récepteur portable de petite taille sa position 3D, sa vitesse 3D et l'heure. Cette catégorie de système de géo-positionnement se caractérise par une précision métrique, sa couverture mondiale et la compacité des terminaux, mais égale-ment par sa sensibilité aux obstacles présents entre le terminal récepteur et les satellites [4] Les difficultés économiques de Rusal et la dépression des prix internationaux de la bauxite à l’époque ont conduit l'entreprise à vendre son usine d'Alpart en Jamaïque à la société chinoise JISCO en 2016. [5] La Russie a été aussi un important acheteur de produits agricoles, y compris de viande auprès de fournisseurs sud-américains tels que l'Argentine, le Brésil et le Paraguay, ce qui a permis de créer des liens positifs avec des gouvernements qui ne sont pas nécessairement hostiles aux États-Unis. [6] Le contrôle réflexif est un processus de transmission intentionnelle de certaines infor-mations à l’adversaire, qui influenceront la prise de décision de cet adversaire confor-mément aux informations transmises. Il s’agit tout simplement de provoquer ou forcer son adversaire à prendre des décisions qui seraient basées sur l’information (vraie et fausse) spécialement conçue afin de le guider vers une décision finale prédéterminée par la partie qui exerce le contrôle réflexif. Ceci est valable à la fois dans le cadre militaire et politique.
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (1).
Narguer la puissance américaine. Depuis la fin du siècle dernier, le Kremlin s’est efforcé d’exploiter les tensions et conflits qui existent entre les différents pays d’Amérique latine et les contentieux qui peuvent opposer ces derniers aux Etats-Unis. Objectif de cette stratégie : constituer sur une ré-gion géographiquement très proche de la première puissance mondiale un groupe de nations significatif et bien décidé à soutenir Moscou sur la scène internationale. Après l’invasion de l’Ukraine, la réussite d’un tel projet paraît de moins en moins assurée. En dé-clenchant une guerre meurtrière, en se comportant comme les vieilles puissances impé-rialistes des siècles passés, la Russie de Poutine a perdu brusquement toute capacité de séduction auprès des gouvernements de nombreux pays latino-américains, quelles que soient les orientations idéologiques des forces politiques au pouvoir. Sur les vingt dernières années, le Kremlin a dépensé des milliards de dollars pour soute-nir les régimes autocratiques de plusieurs nations de la région. Il a ainsi assuré la péren-nité au pouvoir de régimes rejetés par les populations et isolés sur le plan diplomatique. Moscou n’a pas seulement été une bouée de sauvetage pour le régime chaviste dirigé par Nicolas Maduro. La Russie a aussi fourni un soutien important au pouvoir dictatorial de Daniel Ortega au Nicaragua. Le gouvernement de W. Poutine ne s’est pas contenté de cultiver des liens anciens avec Cuba. Il a engagé des relations nouvelles avec le Pérou, l’Argentine ou le Mexique. En 2020, avec le retour au pouvoir des héritiers de l’ancien président Evo Morales, la Russie s’est rapprochée de la Bolivie. Outre des livraisons d’ar-mes, l’organisation de manœuvres militaires conjointes et les prêts énormes accordés aux amis anciens et nouveaux, le Kremlin a appuyé et alimenté les initiatives régionales de propagande anti-occidentale, les campagnes de désinformation ciblées visant à dé-noncer l’influence nord-américaine et les forces politiques régionales libérales favorables à l’Occident. Sous le prétexte d’offrir au sous-continent des sources d’information alternatives, la Rus-sie a implanté localement ses réseaux de communication et d’influence. Les médias Russia Today (RT) et Sputnik ont ainsi installé des bureaux d’information dans plusieurs Etats latino-américains et lancé des programmes hispanophones. Leur couverture mêle habilement des informations réelles, des contenus de la presse people et un flux cons-tant d’images et de commentaires qui visent à promouvoir une image positive de la Russie de W. Poutine, tout en dénigrant les Etats-Unis et l’ensemble des démocraties oc-cidentales. Il s’agit de favoriser au sein de l’opinion publique et de l’establishment poli-tique latino-américain l’émergence d’un courant de sympathie, d’un réseau de soutien à la Russie au sein même d’un espace que Moscou perçoit comme le jardin ou le "proche-étranger" de la puissance nord-américaine adverse. Jusqu’aux premières semaines de 2022, cette offensive russe dans l’arrière-cour des Etats-Unis semblait avoir réussi et at-teint des résultats presque inespérés. A la mi-février, W. Poutine accueillait en grandes pompes le Brésilien Jair Bolsonaro. L’ancien ami déclaré de Donald Trump succombait à son tour au charme du maître de la Russie. Reçu au Kremlin, Bolsonaro sera autorisé à s’asseoir aux côtés de son hôte au lieu d’être installé à l’extrémité d’une de ces tables ex-cessivement longues qui permettent à W. Poutine de marquer ses distances avec d’autres visiteurs. Comblé par l’élégance du geste, Bolsonaro n’hésitera pas à déclarer (à quelques jours de l’invasion de l’Ukraine et alors que l’offensive russe est devenue probable) que le Brésil était "solidaire" de la Russie. Evidemment satisfait, W. Poutine n’hésitera pas à qualifier le Brésil de partenaire le plus important de Moscou en Amérique latine. Quelques jours plus tôt, il avait reçu également au Kremlin le Président Fernandez d’Argentine. Buenos Aires venait alors de finaliser un accord avec le FMI qui devrait sauver l’Argentine de la banqueroute. Après avoir reçu son partenaire argentin, Poutine déclarera que la Russie peut aider le second pays d’Amérique du Sud à réduire sa dépendance par rapport au FMI et aux Etats-Unis. La nouvelle Russie ne se contentait pas de courtiser les Argentins ou le Brésil de Bolsonaro. Elle entretenait de bonnes re-lations avec le Mexique gouverné par la gauche depuis 2018, avec la Bolivie, le Salvador ou le Honduras. En somme, à la veille de l’invasion de l’Ukraine, le pouvoir russe semblait avoir créé un solide réseau d’amitiés en passe de déborder largement les alliances anciennes établies avec le régime cubain, avec la dictature chaviste ou avec le pouvoir de la famille Ortega au Nicaragua. L’invasion de l’Ukraine a fragilisé ou détruit brusquement ces amitiés sou-vent récentes. Quelques jours après le déclenchement des hostilités par Moscou, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait une résolution déplorant dans les ter-mes les plus énergiques « l’agression » commise par la Russie contre l’Ukraine et exi-geant que la Russie retire immédiatement ses forces militaires du territoire ukrainien. Cette résolution a été adoptée par 141 voix contre 5, et aucun pays d'Amérique latine n'a voté contre. Les amis les plus anciens de Moscou (Cuba, le Nicaragua, le Salvador) se sont abstenus. Parce qu’il n’est pas à jour du paiement de sa contribution à l’ONU, le Venezuela ne pouvait pas prendre part au vote. Tous les autres pays du sous-continent ont voté la résolution, manifestant clairement leur opposition à la campagne meurtrière engagée par Poutine. Un retour progressif après la fin de l’URSS. Après l’effondrement de l’empire soviétique, les Russes attendront plusieurs années avant de s’intéresser à nouveau à l’Amérique latine. La Russie de Boris Eltsine n’a ni les moyens, ni la volonté de maintenir les liens construits avec quelques pays de la région (Cuba notamment) sur la base d’affinités idéologiques. Elle sait qu’elle ne peut pas ac-corder à ces Etats le soutien financier dont ils ont besoin. Dans ces conditions, jusqu’au dernières années de la décennie 1990, il n’y aura pratiquement plus de présence russe en Amérique latine. Confronté à d’énormes difficultés économiques après l’écroulement du système communiste, le gouvernement de Boris Eltsine est contraint de coopérer avec les puissances occidentales. Dans ce contexte, le développement ou même le maintien de relations avec le sous-continent latino-américain deviennent des enjeux très secondaires. Visite de Gorbatchev à Cuba en 1989, juste avant l'effondrement de l'URSS. La situation change à la fin du siècle passé lorsque W. Poutine arrive à la tête de l’Etat russe. Inexistantes sous le gouvernement Eltsine, les visites d’envoyés du Kremlin se multiplient à partir de 2000. La Russie annonce qu’elle souhaite établir des relations avec de nouveaux partenaires sur la région et raviver les alliances plus anciennes. Elle se rap-proche ainsi de pays comme la Colombie à la fin de la Présidence d’Ernesto Samper, en 1998. Ce dernier a été accusé d’avoir financé sa campagne électorale grâce à des fonds fournis par un cartel de la drogue. Moscou est un des rares gouvernements à soutenir alors le chef de l’Etat en poste à Bogota. Ce dernier sait se montrer reconnaissant. L’ar-mée colombienne fera l’acquisition d’hélicoptères russes au lieu de commander comme cela avait toujours été l’usage du matériel de guerre nord-américain. Le rapprochement entre la Russie et les nations latino-américaines ne se limite pas alors au renforcement des relations diplomatiques. Des entreprises russes du secteur de l’énergie (pétrole, pétrochimie, gaz) et du complexe militaro-industriel vont s’implanter sur le sous-continent à la recherche de nouveaux marchés ou de partenariats d’investis-sement. Le commerce bilatéral entre la Russie et plusieurs pays latino-américains augmente. C’est le cas notamment avec l’Argentine, le Brésil et le Mexique. Les nations du sous-continent restent néanmoins des partenaires secondaires. La Russie privilégie les échanges avec l’Asie et les grands pays d’Europe occidentale. Dominées par quelques filières de production et d’exportation de matières premières, les économies latino-américaines et l’économie russe sont moins complémentaires que concurrentes. Peu ou pas compétitives, les entreprises russes de l’industrie manufacturière ne parviennent pas à s’implanter durablement sur le marché du sous-continent. Les années fastes. Les relations entre la Russie et le sous-continent vont vraiment se développer à la faveur de l’arrivée au pouvoir de forces de gauche dans de nombreux pays d’Amérique latine au début des années 2000. Ce ne sont pourtant pas des affinités idéologiques qui expli-quent le sérieux renforcement du partenariat avec le Brésil de Lula, l’Argentine de Kirchner ou les pays de l’Alliance bolivarienne (ALBA)[1] qui se produit alors. Ce renfor-cement a lieu parce qu’il offre à tous les partenaires des avantages politiques appré-ciables et quelques bénéfices sur le plan économique. Ainsi, avec la création du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) en 2009, le Brésil se trouve formel-lement associé à des puissances de premier plan (la Chine mais aussi….la Russie) et voit ainsi sa dimension d’acteur global reconnue. L’Argentine va de son côté bénéficier du soutien de Moscou alors que le pays affronte une situation très difficile, après la crise fi-nancière de 2001. De leur côté, en renforçant leurs liens avec la Russie, les principaux pays de l’alliance bolivarienne (Venezuela, Cuba et Nicaragua) misent sur un partenaire qui se garde de bien de remettre en cause les régimes politiques des pays alliés et de soulever des polémiques sur le respect des droits de l’homme, les persécutions dont souffrent les opposants, les abus de pouvoir de toutes sortes. Réciproquement, les dirigeants de La Havane, de Caracas ou de Managua ne s’aventurent pas à débattre de la conduite de la politique en Russie. Hugo Chavez en visite à Moscou dans les années 2000. A partir de la fin des années 2000, le Kremlin va afficher une posture de plus en plus clairement anti-américaine. Moscou plaide régulièrement en faveur d’un nouvel ordre mondial multipolaire. Ce positionnement géopolitique est en phase avec les orientations des leaders de l’ALBA que sont Hugo Chavez, Raul Castro ou Daniel Ortega. Un autre infléchissement majeur du discours officiel russe va favoriser le resserrement des liens avec les alliés traditionnels de Moscou dans la région et d’autres pays du sous-continent. La Russie moderne de Poutine ne rejette plus l’expérience soviétique du passé. Elle la glorifie. Cette nouvelle attitude est bien reçue dans les rangs des nouveaux dirigeants de la gauche latino-américaine qui viennent d’accéder au pouvoir au Brésil, en Argentine ou au Pérou. Plusieurs d’entre eux ont en effet animé les mouvements de lutte contre les dictatures à l’époque de la guerre froide. L’URSS et les pays satellites étaient alors des pourvoyeurs de fonds des rébellions latino-américaines, des alliés politiques. Ces Etats accueillaient volontiers les guérilleros et les militants pourchassés dans leurs pays par les régimes militaires. La glorification de l’ère soviétique désormais pratiquée par le Kremlin ravit les leaders de gauche qui gouvernent alors en Argentine, au Brésil, en Bolivie ou au Chili. Le discours de Moscou sonne comme une légitimation des ardeurs révolutionnaires de leur jeunesse. En ne reniant plus le régime soviétique d’hier, en ambi-tionnant de rétablir la Russie comme puissance impériale face à l’Occident, Poutine s’attire la sympathie des gouvernements de gauche latino-américains qui partagent sa vision binaire du monde. Les pays de l’alliance bolivarienne savent pourtant que la Russie du XXIe siècle ne peut plus être aussi généreuse que l’URSS d’hier l’a été à l’égard de Cuba. Ils espèrent cependant que Moscou pourra fournir une aide financière en puisant dans ses revenus pétroliers et gaziers. Le calcul se révèle assez juste. Le Venezuela, Cuba et le Nicaragua vont bénéficier d’une coopération militaire. Ces Etats se mettent au service des initiatives provocatrices que Moscou multiplie à l’égard de Washington. Les trois pays accueillent un temps des bombardiers stratégiques et des navires de guerre russes [2]. Ils recon-naissent l’indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, offrent des zones pour l’installation de bases militaires, soutiennent les positions russes aux Nations unies. En échange, ils reçoivent effectivement une aide et des crédits russes. La dette de La Havane datant de l'ère soviétique est effacée… Sur les marches de l’autre empire. Quel est alors pour les Russes l’intérêt principal de ce resserrement des liens avec le sous-continent latino-américain et la construction de partenariats au-delà des relations historiques héritées de l’époque soviétique ? Pour le Kremlin, la région est "le proche-étranger" des Etats-Unis, les marches de leur empire, une arrière-cour. Inspirée par une vision impériale du monde et une fièvre obsidionale, la Russie perçoit aussi les nations orientales comme son "proche-étranger", son arrière-cour, un espace dont le destin concerne directement le centre de l’empire, où ce dernier à des intérêts stratégiques. Tous les efforts menés depuis la fin du système soviétique par les anciens pays frères pour se rapprocher de l’occident et assurer leur sécurité sont interprétés comme autant de manœuvres de Washington qui ignorerait systématiquement les intérêts naturels de la Russie. En engageant sa stratégie d’influence sur l’Amérique latine, Moscou se contenterait de répliquer à une offensive occidentale. Les Russes répondent à cette of-fensive en affichant une présence de plus en plus ostentatoire sur les marches de l’autre empire [3]. Dès 1997, lors d’une visite en Amérique latine en 1997, le vice-premier ministre russe de l’époque répétera que si la Russie maintient une présence dans la région, c’est d’abord pour contraindre les puissances occidentales à prendre en compte le fait que Moscou a des intérêts dans les pays de son "proche-étranger". Moscou multiplie les incursions aux marges de l’empire adverse parce que ce dernier n’a pas hésité à s’installer sur l’arrière-cour de la "grande Russie" qu’entend ressusciter le régime de Poutine. Cette conception se renforcera sur les années suivantes. En 2013, Moscou déclarera que les relations éta-blies avec l’Amérique latine sont d’importance stratégique. Les incursions de la Russie sur le "proche-étranger" des Etats-Unis ne se limitent pas, loin s’en faut, au seul domaine militaire. Le sous-continent occupe une place spéciale dans la construction de l’image que l’Etat russe veut donner de lui-même dans les grands médias et les chaînes de télévision nationales qu’il contrôle. L’exceptionnelle popularité dont a longtemps bénéficié Wladimir Poutine dans son pays est fortement associée à son image de chef parvenu à restaurer la Russie dans son statut et son rôle de puissance mondiale. Selon la propagande officielle, l’homme du Kremlin aurait engagé une véri-table reconstruction de feu l’empire russe, un empire dont le seul rival important serait les Etats-Unis. Dans la construction du récit de cette renaissance, l’Amérique latine n’est pas un acteur mineur. Les activités de l’Etat et des acteurs privés russes sur le sous-continent sont autant d’occasions de montrer que la Russie est bien une puissance mondiale puisqu’elle est capable d’être présente dans l’arrière-cour de la puissance rivale. Les visites qu’ont réalisées ces dernières années les hauts responsables de l’Etat et le Président Poutine dans plusieurs pays de la région ont bénéficié d’une énorme cou-verture sur les principales chaînes de télévision et dans la presse écrite russes. Cette couverture a même pris une dimension considérable à partir de 2008 lorsque des diri-geants latino-américains (notamment les chefs d’Etat des pays de l’ALBA) ont multiplié les déclarations conjointes lors de visites de personnalités politiques russes et souligné le rôle qu’allait jouer la Russie dans la construction d’un nouvel ordre politique mondial "juste", s’opposant aux plans de Washington et de ses alliés. Sur les années récentes, au cours de la guerre civile en Syrie puis avec l’éclosion du conflit entre l’Ukraine et la Russie, les médias contrôlés par Moscou ont systématiquement mis en évidence le soutien apporté par des dirigeants latino-américains à la position russe. Un quart de siècle après la fin de l'Union soviétique, l'Amérique latine est apparue comme la seule région géographiquement, économiquement et politiquement vaste de "l'étranger lointain" de la Russie qui permette au Kremlin d’engager sa stratégie interna-tionale moyennant un coût économique et politique acceptable. A la veille de la guerre contre l’Ukraine, le décor semblait solide. La Russie était parvenue à établir des relations stables avec tous les pays du sous-continent latino-américain. Ces derniers semblaient de plus en plus enclins à prendre leurs distances avec la stratégie d’isolement de Moscou conduite par les Etats-Unis. Le pays que dirige Poutine avait obtenu un statut d’observateur à l’Organisation des Etats Américains (OEA). Il entretenait des relations diplomatiques avec plusieurs organisations de la région comme le Mercosur. Les res-sortissants russes pouvaient voyager sans visa dans presque toute l'Amérique latine et les Caraïbes. Cette dernière zone était d’ailleurs devenue l'une des destinations touris-tiques les plus prisées par les riches et la classe moyenne russes. La diaspora russe en Amérique latine n'est pas aussi importante que dans d'autres parties du monde, mais Moscou souhaitait explorer les possibilités de tirer parti des Russes résidant dans la région. Le Kremlin cultivait des relations régulières avec les milliers de latino-américains qui avaient décroché des diplômes supérieurs dans les universités soviétiques et russes. Beaucoup occupent aujourd’hui des postes importants au sein de la classe politique du sous-continent. Certes, la stratégie d’influence de la Russie dans la région rencontrait des obstacles. Le soutien apporté à un régime vénézuélien au bord de l’effondrement repré-sentait un coût financier et diplomatique important. La relation entre Cuba et les Etats-Unis a connu des hauts et des bas sous les Présidence Obama puis Trump, ce qui a pu inquiéter les diplomates de Moscou. A la fin des années 2010, la gauche latino-américaine favorable à Moscou a perdu le pouvoir dans plusieurs pays. Pourtant, W. Poutine n’a pas délaissé "l’arrière-cour de l’autre empire". Il n’a pas cessé de mener une stratégie d’intrusion en Amérique latine, stratégie à la fois militaire, technologique et industrielle, culturelle et informationnelle. A suivre : Acteurs et réseaux d’une stratégie d’influence. [1] L'Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ou ALBA) est une orga-nisation politique, culturelle, sociale et économique destinée à promouvoir l'intégration des pays de l'Amérique latine et des Caraïbes. Elle entend promouvoir la construction d’un nouvel ordre international multipolaire. Né en décembre 2004 sous l’inspiration de Fidel Castro et de Hugo Chavez, elle se voulait une alternative à la proposition de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), promue par les États-Unis. Elle est entrée officiellement en vigueur le 28 avril 2005. Au 1er janvier 2022, après un long processus de désagrégation, elle ne comptait plus que 5 pays membres (Venezuela, Cuba, le Nicaragua, la Bolivie, Dominique, Saint-Vincent et Grenadines). [2] La coopération militaire russe avec les pays d’Amérique latine cependant reste limitée. Moscou n'aspire pas à établir une présence militaire significative dans la région. La Russie n'a pas les moyens d'assurer une telle présence. L’objectif du Kremlin n’est pas de s'engager financièrement à long terme en Amérique latine. Les déplacements de navires de guerre et de bombardiers stratégiques vers l'Amérique centrale et du Sud sont en réalité des séquences d’une opération de communication politique qui pourrait s’intituler "Making Russia Great Again" et dont le grand public russe est la cible principale. [3] Lors de la crise en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014, la Russie a un temps hésité sur la stratégie à conduire en raison notamment de la présence de la marine américaine en mer Noire et du soutien de Washington à Tbilissi et à Kiev. De ce point de vue, les coups de communication spectaculaires mais brefs réalisés en Amérique du Sud et centrale obéissent à une logique que Moscou considère comme relevant de la représaille : la Russie a commencé à envoyer ses avions et et ses navires de guerre en Amérique latine peu après la guerre russo-géorgienne de 2008. L’accroissement de la coopération militaire avec le Nicaragua a coïncidé avec la détérioration de la situation en Ukraine et l'annexion de la Crimée (2014).
- Du covid à une nouvelle crise alimentaire (3).
Sur la table des Brésiliens aujourd’hui. Avant de poser un diagnostic sur l’insécurité alimentaire dont souffrent aujourd’hui quel-ques dizaines de millions de Brésiliens, il convient de s’arrêter sur les changements inter-venus depuis quatre ou cinq décennies dans les conditions de vie et les habitudes de consommation de la population, y compris les couches les plus modestes. Les Brésiliens des années 2020 ne s’alimentent pas comme s’alimentaient leurs grands-parents des an-nées 1970. Le Brésil est aujourd’hui un pays très urbanisé. En 2020, 181,24 millions d’habi-tants vivaient en ville, soit près de 86% de la population totale. Par comparaison, en 1970, le nombre des citadins était de 52,9 millions, soit 56% de la population. L’urbanisation rapide et poussée est un des facteurs qui a entraîné un bouleversement des compor-tements alimentaires et des modes de consommation au cours des dernières décennies. La baisse de la natalité, le vieillissement rapide de la population, l’effacement du modèle familial classique constituent d’autres déterminants majeurs des changements de l’ali-mentation. A la liste des facteurs qui contribuent à ces bouleversements, il faut aussi ajouter l’amélioration (encore très insuffisante) des conditions d’habitat et d’équipement des ménages, l’accès (pratiquement généralisé en milieu urbain) à la téléphonie mobile, aux réseaux sociaux et à la communication de masse. Enfin, sur les dernières décennies, la fin de l’hyperinflation (après la mise en œuvre du Plan Real en 1994), l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, des politiques sociales plus efficaces ont entraîné une l’amélioration des revenus d’une large part de la population (au moins jusqu’en 2015). On a parlé un temps de l’émergence d’une nouvelle classe moyenne… Dans cet univers social nouveau, les filières agro-alimentaires ont dû s’adapter, s’organi-ser pour approvisionner une population plus nombreuse et concentrée essentiellement dans les villes. Les modèles de distribution ont changé. La grande distribution s’est déve-loppée. Les enseignes qui gèrent supermarchés et hypermarchés sont aujourd’hui des acteurs-clés du commerce de détail et parfois…….les boucs-émissaires faciles lorsque des crises alimentaires apparaissent. Un nouveau modèle de consommation. En quarante ans, les habitudes alimentaires ont changé. Cette mutation a touché toutes les catégories sociales. Pour les nutritionnistes et les diététiciens, ce bouleversement n’est pas nécessairement synonyme d’une amélioration, de l’accès à un meilleur équilibre alimentaire. Ces spécialistes soulignent, souvent avec raison, que de nouveaux déséquili-bres ont entraîné l’apparition ou le développement de nouvelles pathologies. On se con-tentera ici de décrire les évolutions qui ont eu lieu en l’espace de deux ou trois géné-rations sans évoquer leur impact en termes de qualité de l’alimentation. Aujourd’hui, la diète du Brésilien moyen intègre encore la consommation d’aliments de base traditionnels comme le riz et le haricot noir (feijão), la farine de manioc. Néanmoins, la contribution de ces produits en termes d’apports nutritionnels est moins importante que dans le passé. Dans toutes les classes sociales, on observe depuis quelques décen-nies une augmentation de la consommation de viandes et d’autres sources de protéines animales. La part des aliments transformés (produits de boulangerie, fromages, viandes préparées, boissons alcoolisées) et très transformés (plats préparés, charcuterie, biscui-terie, pâtisserie, confiserie) augmente sensiblement. Les données élaborées par l’IBGE à partir de ses enquêtes régulières sur les revenus et les dépenses des ménages permet-tent de mesurer les évolutions à l’œuvre sur les deux dernières décennies. Le tableau n°1 ci-dessous montre qu’entre 2002/03 et 2017/08, les céréales (riz, maïs, avoine, autres) et les dérivés de céréales (farine de maïs, fuba, farine de blé), le feijão, la farine de manioc et le sucre ont connu une diminution de leur importance dans la diète du Brésilien moyen en termes de quantité de calories consommées. D’autres produits voient au contraire leur participation s’élever de façon marquée. C’est le cas des viandes, des œufs, de la plupart des aliments transformés, produits de boulangerie, de pâtisserie et de confiserie ou des boissons (tableau n°1). Tableau n°1. Part des différents typesd’aliments dans les apports caloriques (consommation à domicile) en %. Source : IBGE. Le bouleversement des modes de consommation et des habitudes alimentaires ne touche évidemment pas de la même manière toutes les catégories sociales. L’analyse des enquêtes régulières de l’IBGE sur les budgets et la consommation des ménages permet de faire apparaître d’importantes différences. Elle conduit aussi à souligner des convergences. Inégalités et convergences. Dans ce pays marqué par des inégalités sociales flagrantes, l’alimentation est un des principaux indicateurs de la distance qui existe entre les familles les plus pauvres et les ménages les plus riches. L’IBGE a publié en 2020 une étude sur la consommation ali-mentaire des ménages brésiliens. Les enquêtes réalisées dans ce cadre portent sur la situation qui prévalait en 2017/18. Le pays comptait alors 207,059 millions d’habitants. L’institut de statistiques a distingué 5 classes de revenus, le salaire minimum était l’unité de référence [1]. Les ménages les plus pauvres disposaient d’un revenu familial mensuel inférieur à deux salaires minimums (tableau n°2). A l’époque de l’enquête, ce groupe social représentait 16,47 millions de familles, soit 44,8 millions de personnes. A l’intérieur de cette catégorie, la dépense alimentaire par ménage (au domicile et hors domicile) atteignait au total 328,7 BRL/mois. A l’autre extrémité de l’éventail des revenus, 4,584 millions de ménages (14,103 millions de personnes) disposaient d’un revenu supérieur à 15 salaires minimums et réalisaient une dépense alimentaire mensuelle moyenne de 1708,6 BRL. Ce dernier groupe consomme davantage d’aliments que le premier, dépense davantage en alimentation hors foyer. Il a surtout accès à une diète plus diversifiée et probablement plus saine. Les différences ne se limitent évidemment pas aux valeurs absolues dépensées en alimentation. Chez les ménages les plus pauvres, ce poste du budget familial représente en moyenne à 26,4% des dépenses totales. La part de l’ali-mentation dans le budget des familles les plus riches n’est que de 6,4%. En valeur ab-solue, les riches dépensent 5,2 fois plus que les plus pauvres en alimentation. En valeur relative, ils dépensent 4 fois moins. Tableau n°2. Dépenses alimentaires et classes de revenus. Source : IBGE. Entre ces deux groupes extrêmes, l’IBGE distingue un ensemble de ménages disposant également de revenus modestes (entre 2 et 3 salaires minimum), également considérés comme pauvres. Ce groupe est constitué de 12,848 millions de familles (36,36 millions de personnes). Il consacre en moyenne 19% de son revenu mensuel à l’alimentation. Deux autres catégories de familles constituent une classe moyenne d’un peu plus de 35 millions de ménages, soit 112,02 millions de personnes. Les familles à très faibles revenus et les ménages les plus aisés ne consomment pas exactement les mêmes denrées et produits alimentaires. La farine de manioc, le sucre, les poissons frais, l’huile de soja, le riz et le feijão sont des articles dont la consommation diminue avec l’élévation du revenu. Dans l’enquête sur la consommation alimentaire de l’IBGE citée plus haut, les familles les plus pauvres dépensent en moyenne 12,97 BRL/mois en achat de riz alors que les ménages à hauts revenus ne dépensent que 11,30 BRL/mois pour cet article (tableau n°3). Dans la diète des familles les plus riches on trouve à l’inverse des dépenses plus importantes en boissons, huile d’olive, lait et pro-duits laitiers, viandes, fruits et légumes. Au-delà de ces différences marquées, deux points de convergence apparaissent. Dans ce pays continent, qui réunit une grande di-versité d’origines ethniques, de cultures, d’identités régionales, le riz, le feijão, le pain français, la viande bovine et la viande de poulet, les bananes, le lait, les boissons gazeuses, les bières et le sucre représentent en moyenne 45% des dépenses alimen-taires réalisées pour la consommation à domicile. Cette constatation montre qu’il y a bien une standardisation des habitudes de consommation alimentaire des Brésiliens même si certaines régions maintiennent des traditions spécifiques. Dans tous les ménages, quelle que soit la tranche de revenus concernée, les viandes, poissons et œufs ont un poids très important dans les dépenses alimentaires liées à la consommation au sein du foyer familial. Ces produits représentent ainsi à la fin des années 2010 près de 28% de la moyenne nationale de dépense mensuelle toutes caté-gories sociales confondues. Le taux approche dépasse 32% chez les ménages les plus pauvres. Il atteint près de 31% pour les foyers dont le revenu varie entre 2 et 3 salaires minimums. Pour les plus pauvres, toute progression du revenu signifie presqu’automati-quement une augmentation de la consommation de viandes. La dépense mensuelle moyenne en achats de viande bovine et viande de poulet est de 43,04 BRL chez les ménages les plus modestes. Elle passe à 52,76 BRL dans les familles qui gagnent entre 2 et 3 salaires minimums. Elle est de 65,6 BRL en moyenne nationale. Elle atteint 120,24 BRL chez les Brésiliens les plus riches. D’une catégorie sociale à l’autre, les fréquences de consommation ne sont pas identiques, les morceaux choisis varient. Il y a plus souvent des saucisses ou des pièces d’acém sur la table des plus modestes que de la picanha, des morceaux de filé mignon ou de miolo de alcatra [2]…Reste que dans toutes les catégories sociales, la consommation de viandes a une signification culturelle forte. Elle est associée aux notions d’abondance et de convivialité. Le churrasco (barbecue) est une des institutions nationales les plus solides. Il démontre que la viande occupe une place centrale dans la culture alimentaire nationale, en particulier au sud du pays. Tableau n°3. Consommation alimentaire mensuelle à domicile des familles (BRL). Source : IBGE. * Dépenses de consommation au domicile. Un acteur majeur, un bouc-émissaire facile. Pour rendre compte de l’émergence de ce nouveau modèle de consommation alimen-taire, il faut prendre en compte une multiplicité de facteurs déjà évoqués : urbanisation poussée, entrée des femmes sur le marché du travail, éclatement des structures fami-liales traditionnelles, essor de l’industrie de transformation des denrées agricoles, nouveaux canaux de commercialisation et distribution des produits alimentaires, com-munication de masse, développement de l’alimentation hors foyer, etc… Cette approche multifactorielle est dédaignée par des observateurs brésiliens très "engagés" dont le discours est souvent repris dans les médias nationaux et étrangers. Pour ces militants, le bouleversement des habitudes alimentaires et le retour de la faim n’auraient qu’une seule et même explication : l’action perverse des grandes enseignes de la distribution qui dominent de plus en plus la vente au détail dans le secteur de l’ali-mentation. Hyper et supermarchés seraient les responsables à la fois de la grande muta-tion des comportements des consommateurs et de l’insécurité alimentaire récente. La thèse est largement diffusée sur les réseaux sociaux, reprise par des publications de la gauche socialisante, défendue par des universitaires qui ignorent soigneusement les faits qui ne correspondent pas à leur vision du monde [3]. Au Brésil, en ce début des années 2020, la grande distribution est sans contexte le principal canal de vente au détail des denrées et produits alimentaires. En termes de fré-quence des achats comme en termes de chiffre d’affaires, les enseignes de super-marchés et d’hypermarchés occupent une place prépondérante par rapport au com-merce de détail traditionnel (petits commerçants indépendants, foires et marchés, ven-deurs ambulants, etc..). La grande distribution ne se limite pas à commercialiser des den-rées et produits alimentaires. Elle vend également des articles d’hygiène, des vêtements, de la papeterie. Néanmoins, le secteur de l’alimentation représentant aujourd’hui près de 80% de son chiffre d’affaires. Les produits frais (fruits, légumes, viandes, fromages, laita-ges, autres aliments non transformés) ont même acquis une importance stratégique pour dynamiser les ventes d’autres secteurs d’activité. Hypermarché Carrefour près de São Paulo. Selon l’Association Brésilienne des Supermarchés (ABRAS), le chiffre d’affaires total des quelques 33 800 magasins de la grande distribution impliqués dans la vente de produits alimentaires a atteint 330,4 milliards de BRL en 2018 (85,3 milliards d’USD). Ce montant représentait alors 92,9% du chiffre d’affaires total de l’ensemble du secteur du commerce de détail. La grande distribution brésilienne est caractérisée comme ailleurs par une dynamique de concentration très marquée. En 2019, le chiffre d’affaires des 5 premières enseignes (Carrefour, GPA, Big, Cencosud et Irmãos Muffato) a atteint 142,4 milliards de BRL (36,8 milliards d’USD) en 2018, soit 43,1% des ventes de la grande distribution. A la fin de la décennie passée, selon la presse spécialisée dans la grande distribution, ces 5 leaders de la grande distribution assuraient 72,5% de la vente au détail de denrées et produits alimentaires. Depuis, ce taux de concentration a dû augmenter, compte tenu du rachat de BIG par Carrefour au groupe américain Walmart en 2021. Les géants de la grande distribution gèrent des réseaux nationaux ou régionaux. La filiale locale du groupe français Carrefour contrôle depuis le rachat de Big un ensemble de 1048 supermarchés et hypermarchés. Le distributeur est présent dans 150 villes, sur 26 Etats ainsi que sur le district fédéral. Le groupe GPA (dont l’enseigne la plus connue est Pão de Açúcar) est à l’origine une entreprise brésilienne dont la majorité du capital a été acquise par le Français Casino en 1999. Il possède plusieurs enseignes et exploite un réseau de 1076 magasins sur 20 Etats. Il reçoit en moyenne 49 millions de consom-mateurs par mois. Cencosud est un groupe chilien qui possède plusieurs enseignes et gère 338 points de vente dans le Nord-Est, l’Etat de Rio de Janeiro, le Minas Gerais, le Goias. Le groupe brésilien Muffato concentre ses activités dans le Paraná et l’intérieur de l’Etat de São Paulo. Les quatre groupes leaders et les autres acteurs de la grande distri-bution brésilienne ont développé des structures de vente au détail qui correspondent à la segmentation du marché. Plusieurs gèrent ainsi des supermarchés de centre-ville plutôt haut de gamme (enseignes Pão de Açúcar chez GPA, SuperMuffato, Carrefour-market premium, etc…) fournissant une clientèle de classe moyenne et de familles à re-venus élevés. La plupart des groupes ont aussi étendu leurs réseaux de points de vente cash and carry (dit atacarejo [4] au Brésil). L’atacarejo est un format de point de vente qui fournit à la fois les petits commerces (gros) et le grand public à la recherche de volumes et de prix moins élevés. Les enseignes d’atacarejo les plus connues sont Assaí (ancien-nement propriété de GPA, désormais indépendant), Atacadão (Carrefour), Maxatacadista (Muffato). Avec la crise économique et sociale que traverse le pays depuis la pandémie de Covid, cette division de la grande distribution est devenue la plus dynamique en termes de progression des ventes. Intérieur d'un entrepôt "d'atacarejo". Au Brésil comme ailleurs dans le monde, les entreprises de la grande distribution ne sont pas des œuvres sociales. Elles ont su (à l’échelle d’un pays continent, où les contraintes logistiques sont considérables) mettre en œuvre un dispositif efficace d’approvision-nement des marchés en croissance des grandes métropoles. Elles ont su épouser l’évo-lution de la demande et des besoins. Elles ont ainsi construit à l’échelle de régions ou du Brésil tout entier une position d’oligopsones puissants. De là à dire que ces groupes ont la capacité d’organiser intégralement toutes les filières agro-alimentaires, depuis les exploitations agricoles jusqu’à la consommation finale, il y a un grand pas que leurs critiques franchissent pourtant alégrement. Les grandes enseignes de la distribution sont ainsi présentées comme les principaux responsables de la disparition des petits producteurs agricoles familiaux. Elles imposeraient aux industriels de l’agro-alimentaires des contraintes en termes de prix et de volumes à livrer qui obligent ces transformateurs à travailler uniquement avec les structures agricoles capables de fournir de grands volumes et d’accepter des prix unitaires faibles. Lorsque les firmes de la distribution entretiennent des relations directes avec le monde agricole, ce sont elles qui privilégient les grands exploitants et privent les petits producteurs d’accès au marché. Ces groupes ne se contenteraient pas d’éliminer les exploitants familiaux. Ils ont aussi re-modelé l’ensemble du système alimentaire brésilien depuis quelques décennies. Carrefour, GPA et leurs concurrents auraient ainsi livré une guerre commerciale sans merci pour que disparaissent les marchés de rues, les commerces spécialisés dans la vente de fruits et légumes (sacolões). Ils auraient conduit une vaste offensive publicitaire destinée à convaincre les consommateurs qu’il fallait abandonner les aliments tradition-nels peu ou pas transformés pour passer à des aliments transformés. Une habile straté-gie d’influence aurait ainsi persuadé les ménages qu’il fallait limiter leurs habitudes de consommation aux seuls produits qui intéressent les gestionnaires de grandes surfaces. Ces forces malignes seraient ainsi parvenues à éliminer du circuit d’approvisionnement les aliments régionaux, les fruits et légumes des potagers, la richesse des terroirs. Ces puissances maléfiques ne se sont pas contentées de programmer les nouveaux appétits des consommateurs. Elles ont aussi contraint le monde agricole à choisir entre la con-centration de l’offre ou la faillite. Les critiques brésiliens de la distribution moderne rêvent d’un monde où des millions de petits exploitants achemineraient directement leurs productions vers les cuisines et les intendances des ménages urbains. Le monde réel ne fonctionne pas ainsi. Il faut gérer au Brésil d’énormes coûts de transport et franchir de longues distances pour atteindre des marchés significatifs. Les économies d’échelle existent. Les grandes enseignes de la distribution doivent approvisionner plusieurs centaines de points de vente en garantis-sant aux consommateurs finals une régularité d’approvisionnement, la présence cons-tante de multiples marques. Elles opèrent dans un univers hautement concurrentiel et doivent en permanence défendre des parts de marché. Qu’importe ces contraintes pour les critiques de la distribution moderne. La concurrence n’existe pas. Les consommateurs ne sont pas des acteurs versatiles qui calculent, louvoient entre les marques et les ensei-gnes en fonction de leurs conditions de vie et aspirations. Ce sont des agents passifs, dont les désirs et les besoins seraient totalement déterminés par les stratégies de marketing des enseignes, des marionnettes dont les comportements auraient évolué ces dernières décennies sous la seule influence perverse de la force maléfique que sont les grands marchands….. Encore une fois, les acteurs de la grande distribution ne sont pas des organisations hu-manitaires désintéressées. Leur objectif est effectivement de dégager des profits pour rémunérer des investisseurs et pour être en mesure de répondre à des consommateurs qui dans un environnement hautement concurrentiel ne sont jamais définitivement conquis. Ce sont ces consommateurs et la dynamique de la société dans laquelle ils évoluent qui ont imposé par exemple à la grande distribution de s’engager activement dans le segment dit de cash and carry et de convertir en entrepôts d’atacarejo des ma-gasins traditionnels. Ce sont ces consommateurs qui imposent aujourd’hui aux distri-buteurs d’investir, au Brésil comme ailleurs, dans la vente en ligne. Ce sont ces consom-mateurs qui conduisent désormais Carrefour, Pão de Açúcar ou Muffato à nouer des partenariats avec des agriculteurs familiaux spécialisés en productions régionales. Les exemples d’associations sont désormais innombrables. Désormais, parce que le marché final l’exige, les grandes enseignes font de louables efforts pour promouvoir les fruits traditionnels du cerrado, la farine de manioc, l’huile de coco ou le sucre de canne non raffiné fournis par des exploitants familiaux. Lorsque les exploitants de tous gabarits ont su s’organiser en coopératives pour peser face aux grandes enseignes, ils ont imposé un rapport de force, pesé sur le fonctionne-ment des filières et négocier des prix raisonnables. C’est ce qu’ont fait depuis des années les 67 888 éleveurs et agriculteurs adhérents de 11 coopératives intervenant dans les Etats du Sud du pays et le Mato Grosso do Sul. Ces onze associations gèrent la centrale Aurora, un des leaders nationaux de la production de viande de volailles et de porcs. Les produits Aurora sont présents sur tous les grands circuits de distribution du pays et à l’exportation. La coopérative régionale des caféiculteurs de Guaxupé (Cooxupé, Minas Gerais) est la première coopérative de producteurs de café au Brésil. Elle réunit 15 000 petits producteurs de 200 communes du sud du Minas Gerais et de l’Etat de São Paulo. Très engagée dans la production de cafés premium et certifiés, Cooxupé a imposé ses marques sur les rayons de plusieurs grands distributeurs brésiliens comme GPA-Pão-de-Açúcar. La société Raizes do campo a été créée en 2018 pour promouvoir les productions biologiques (sucre, jus de fruits, riz, chocolats) fournis par des coopératives d’exploitants familiaux du Sud du pays. Depuis 2021, l’entreprise approvisionne régulièrement les magasins de l’enseigne BIG…De très nombreux autres exemples pourraient être ajoutés à la liste. Ces faits n’ont pas d’importance pour les délateurs militants de la grande distribution. Ces derniers n’hésitent pas à accuser les grandes enseignes d’être les principaux respon-sables de l’inflation qui affaiblit aujourd’hui le pouvoir d’achat des familles pauvres con-frontées à l’insécurité alimentaire. La presse militante de la gauche a multiplié en 2021 les articles qui prétendent apporter la preuve de cette responsabilité [5]. Les journalistes en-gagés ne poussent pas leurs investigations très loin…Ils se contentent de suggérer un lien de cause à effet. Alors qu’une partie de la population souffre de sérieuses carences ali-mentaires, Carrefour, GPA, Big ou des enseignes plus modestes continuent effectivement à afficher des taux de marges positifs. Les "enquêteurs-militants" se gardent bien de sou-ligner que le secteur de la grande distribution doit rémunérer 1,8 million de salariés (GPA est à lui seul le premier employeur privé au Brésil), qu’il doit assumer d’autres charges (logistique, communication, marketing, impôts et taxes, etc…). Il est plus simple de dire qu’alors que des Brésiliens ont faim les actionnaires se soignent…Le message subliminal est transmis : aujourd’hui comme hier, les famines sont organisées par les marchands, les commerçants, les intermédiaires. Les vieux clichés sont ressuscités. A suivre : Pourquoi sont-ils si pauvres ? [1] Le salaire minimum légal était de 954 BRL/mois au moment de l’enquête, soit 428,5 USD en parité de pouvoir d’achat. [2] L’Acém (paleron) est un morceau du bœuf qui se trouve dans la patte avant, dans la région supérieure et postérieure de l'épaule de l'animal. La picanha (aiguillette) est une viande de première catégorie. C'est le muscle situé tout en haut de la cuisse. Avec le filet, le faux-filet et le rumsteck, ils forment l'aloyau. Le miolo de alcatra est le cœur de rumsteck. [3] Les auteurs d’un livre paru en 2020, Donos do mercado. Como os grandes super-mercados exploram trabalhadores, fornecedores e a sociedade, (Les maîtres du marché. Comment les grands supermarchés exploitent les travailleurs, les fournisseurs et la société, éditeur Elefante) soutiennent ainsi que la grande distribution est à la fois respon-sable d’un changement radical de l’alimentation et de l’insécurité alimentaire qui sévit depuis quelques années. Voir aussi l'article de João Peres et Victor Matioli, O triunfo dos supermados no Brasil da fome (le triomphe des supermarchés dans le Brésil de la faim), disponible sur le site internet : , consulté le 15 janvier 2022.
- Du Covid à une nouvelle crise alimentaire (2).
Le grain du pauvre pour la vache du riche ? Le slogan fut en vogue il y a près de quarante ans chez les militants tiers-mondistes fran-çais. Prenant l’exemple du Brésil, une campagne d’opinion lancée alors affirmait qu’en dé-veloppant des filières agro-industrielles tournées vers les marchés mondiaux, le pays affamait sa population en raison de la concurrence entre cultures vivrières et spé-culations destinées à l’exportation. Alors que l’insécurité alimentaire touche aujourd’hui à nouveau une partie de la population, l’argument est repris avec force par des orga-nisations brésiliennes de la gauche radicale (le fameux Mouvement des Paysans sans Terre, notamment…), des Ongs européennes et des chroniqueurs de médias. La faute au soja et….aux Chinois ? Le feijão (haricot) est avec le riz une des composantes essentielles de l’alimentation tra-ditionnelle des Brésiliens. Arroz (le riz) et feijão ont longtemps constitué les éléments majeurs de la diète alimentaire des ménages, notamment les plus modestes. Depuis le début de la pandémie et de la crise sociale et économique qui l’accompagne, les prix des denrées alimentaires de base ont fortement augmenté. Le riz et le feijão sont de-venus de plus en plus chers. Alors que ces produits deviennent inaccessibles pour les consommateurs brésiliens les plus modestes, les agriculteurs plantent de plus en plus de soja. Des médias nationaux très orientés à gauche et de nombreuses ONGs locales ou étrangères actualisent donc la thèse ancienne évoquée plus haut. Si des millions de Brésiliens souffrent de diverses formes d’insécurité alimentaire, ils sont les victimes d’une politique agricole qui ne s’intéresserait qu’aux exportations. Au fil des dernières décen-nies, tout aurait été fait pour que les producteurs brésiliens privilégient des spéculations destinées aux marchés étrangers et oublient les besoins alimentaires de base de leurs concitoyens, par exemple le feijão et le riz. Le soja est effectivement depuis cinquante ans la culture annuelle qui domine dans un grand nombre de régions agricoles. Cette plante intéresse les semenciers brésiliens qui ont multiplié les investissements en recherche-innovation afin de mettre au point et de commercialiser des variétés adaptées aux contextes climatiques divers qui prévalent sur ce pays continent. Le rendement moyen que peut attendre l’exploitant agricole a ainsi considérablement augmenté. Les efforts d’innovation ont aussi concerné la lutte contre les parasites et les maladies phytosanitaires, l’utilisation des biotechnologies (la quasi-to-talité de la production est une production génétiquement modifiée). Le soja est une culture moins risquée que d’autres sur le plan commercial, souvent rentable, dont la demande nationale et mondiale a considérablement augmenté au cours des dernières décennies. C’est donc une production pour laquelle il est plus facile d’obtenir des crédits bancaires. La culture du soja est encore une spéculation favorisée dans les plans an-nuels de financements à taux bonifiés qui permettent aux exploitants de faire face aux coûts d’installation des cultures (semis, traitements, fertilisation). Ajoutons encore que le soja en grains est commercialisé sur un marché très structuré. Les collecteurs peuvent couvrir leur risque de prix en utilisant des marchés à terme. Les filières de de stockage, de transport, d’acheminement vers les pôles de consommation et les ports d’exportation sont animées par des acteurs économiques fiables, organisés. Depuis des lustres, petits exploitants, coopératives et grandes entreprises agricoles n’hé-sitent donc plus. Sur les exploitations du Sud comme sur les domaines du Centre-Ouest, le soja s’est imposé comme culture d’été dominante. Au cours des 44 années qui se sont écoulées entre la campagne 1976/77 et celle de 2020/21, les surfaces consacrées au soja ont été multipliées par 5 à l’échelle nationale, passant de 6,9 à 38,9 millions d’hec-tares. Dans le même temps, la sole affectée à la culture du feijão a baissé de 35%, recu-lant de 4,9 à 2,9 millions d’hectares. Les gains de productivité ont compensé la con-traction des surfaces plantées. Le Brésil produit aujourd’hui autant de feijão qu’au milieu des années soixante-dix mais pour une population qui a augmenté depuis de 89,8%. La riziculture a connu une trajectoire similaire. Les surfaces cultivées ont fortement régressé depuis 1976/77. La production a peu progressé. La conclusion de nombreux observateurs partisans est donc simple : le plat de base des consommateurs brésiliens est devenu de plus en plus cher en raison de la contraction des surfaces qui sont consacrées aux cultures de base et de la stagnation de la pro-duction qui a suivi. C’est l’essor de cultures d’exportation comme le soja au détriment de productions traditionnelles qui explique les difficultés d’approvisionnement auxquelles sont aujourd’hui confrontés les consommateurs à faible pouvoir d’achat. Voilà l’expli-cation principale du retour de la faim : le Brésil rural ne produit pas pour couvrir les besoins de sa population. Il ne se contente d’ailleurs pas de consacrer près de 40 millions de terres cultivables au soja, une culture principalement destinée au marché chinois (porcs et volailles de l’empire du milieu ont un grand appétit). Il produit de la canne-à-sucre pour faire de l'éthanol (carburant). Des millions d’hectares de pâturages sont chargés de têtes de bovins. Une large part de la production des abattoirs brésiliens se retrouve encore sur les gondoles des supermarchés chinois ou dans les frigos des pays du Golfe. C’est aussi le cas de la production des élevages de volailles. Confrontée à de sérieux problèmes sanitaires, la Chine achète de plus en plus de carcasses de porcs brésiliens…. Hier, on accusait le consommateur européen d’arracher son grain au pauvre brésilien. Désormais, les responsables de la faim au Brésil doivent être recherchés dans les mégapoles de l’empire du milieu et les pétro-monarchies du Proche-Orient.... Le soja est aussi dans les assiettes des Brésiliens. Dans le premier post de cette série, on a évoqué le slogan peint en fin 2021 sur la facade du siège de l’Association nationale des Producteurs de soja (Aprosoja) à Brasilia. Des mili-tants du fameux Mouvement des Sans Terre avaient tagué une sentence apparemment indiscutable : « le soja ne remplit pas le ventre »… La réalité est un peu plus compliquée... Considérons la période de trois ans allant de 2018 à 2021 et couvrant trois campagnes agricoles. La production nationale de soja a atteint en moyenne 123,94 millions de tonnes. Les volumes de soja en grains (sans transformation) directement exportés ont atteint en moyenne 80,11 millions de t. Il est donc juste de dire que le soja est une culture d’exportation (64,6 % de la production sont écoulés sur les marchés internationaux). Le client principal de la filière du soja en grains est le marché chinois (80% des volumes exportés sont dirigés vers des ports de la République populaire). En Chine, la demande émane de triturateurs locaux qui doivent assurer l’approvisionnement de leurs usines en matières premières et pouvoir ainsi fournir en protéines la filière nationale des aliments du bétail (porcs, volailles, vaches laitières). Le soja serait donc une culture développée au bénéfice des consommateurs chinois et au mépris des besoins alimentaires de base de la population brésilienne. Avant de confirmer cette sentence péremptoire, il peut être utile de s’arrêter un instant aux conditions de production de cet oléagineux puis d’exa-miner le fonctionnement de la filière en aval des bassins agricoles de production. Utilisation du soja produit au Brésil (données moyennes, années 2018 à 2020. Source : Abiove. Le soja brésilien est une culture d’été. Selon les régions et les variétés, il est semé en octobre-novembre et récolté entre janvier et avril. La recherche agronomique, la mise au point de nouvelles variétés et techniques de cultures, la fertilisation ont permis au Brésil de développer des systèmes d’assolement permettant deux récoltes au cours d’une campagne. Le soja, culture d’été est un excellent précédent cultural dans la rotation pour des cultures d’hiver comme le maïs. L’essor des surfaces consacrées au soja sur plusieurs bassins agricoles du Centre-Ouest a ainsi permis l’expansion des surfaces consacrées au maïs d’hiver, une culture principalement destinée à couvrir des besoins domestiques. Le Brésil est devenu sur les trente-cinq dernières années un des premiers pays pro-ducteurs mondiaux de maïs. La récolte nationale a pratiquement été multipliée par 4. Entre 1985 et 1988, le maïs était encore presqu’exclusivement une culture d’été (93% des surfaces plantées et 97,8% de la production). Progressivement, avec la mise au point de nouvelles variétés hivernales, la hausse de la demande et une meilleure organisation du marché, les agriculteurs ont développé le maïs comme culture d’hiver. Entre 2018 et 2021, le maïs d’hiver représentait 74,4% des surfaces plantées et 72% de la production. La sole occupée par la céréale en période estivale a été divisée par trois. La sole occupée par le maïs en hiver est passée de 511 600 hectares à 13,877 millions d’hectares. Dans la majorité des régions où le maïs d’hiver a progressé (Etats du Sud, Centre-Ouest), il est semé après la récolte de soja. L’expansion de la sole en maïs d’hiver est très liée à l’essor des surfaces cultivées en soja. Où va le maïs produit au Brésil ? Les exportations absorbent un tiers de la production. Les deux tiers de la récolte sont donc utilisés sur le marché domestique. Le maïs est encore un ingrédient de plats traditionnels. Il est surtout une matière première importante pour diverses industries alimentaires. Il est transformé pour fournir un biocombustible. Surtout, il représente un composant essentiel (apport calorique) dans la fabrication d’aliments pour le bétail. Plus de la moitié de la récolte nationale est utilisée par l’industrie nationale spécialisée dans la production d’aliments pour volailles, de rations porcines ou de compléments pour l’alimentation des vaches laitières. Cette part de la récolte se retrouve donc sur les tables d’une grande majorité de Brésiliens sous la forme de produits carnés, de laitages transformés ou d’œufs…. Brève histoire d’une filière nationale. Au cours des dernières décennies, les grandes filières nationales qui assurent au-jourd’hui l’essentiel des exportations agricoles et agroalimentaires du pays ne se sont pas développées en tournant le dos au marché intérieur. C’est au contraire une fois la de-mande domestique couverte qu’elles ont accru les volumes et diversifié les produits livrés sur les marchés internationaux. En ce sens, l’essor d’un complexe agro-industriel brésilien à partir des années 30 du XXe siècle marque une rupture profonde avec la dynamique de développement agricole qui prévalait auparavant. La croissance et la diversification de l’offre de denrées agricoles destinées au marché intérieur est en phé-nomène relativement récent dans l’histoire du pays. Sur les premières années du XXe siècle, avant le premier conflit mondial, près des deux tiers de la production agricole brésilienne (café, sucre, viande de bœuf essentiellement) est exportée. L’immense territoire brésilien est sous-occupé et donc peu mis en valeur. Les cultures destinées à la subsistance de populations essentiellement rurales (maïs, riz, haricot noir) sont installées entre les rangs de caféiers (les fameuses rues de café) ou comme activités complémentaires en marge des plantations de canne ou des pâturages. La Grande Guerre et l’affaiblissement des relations commerciales, l’essor d’une demande intérieure liée à la croissance de la population (qui double entre 1900 et 1930, notam-ment en raison de l’immigration), le début d’urbanisation : tous ces éléments vont en-courager le développement et la diversification de la production agricole orientée vers le marché intérieur. En 1920, les denrées destinées à l’exportation ne représentent plus que 36% de la production agricole nationale. Après 1930, la priorité économique de l’Etat brésilien est l’essor de l’industrialisation. Dans ce cadre, la production de matières premières agricoles destinées à l’industrie et de den-rées alimentaires pour couvrir les besoins d’une population urbaine en croissance devient une priorité. Le projet de développement national conçu pendant les gouverne-ments Vargas (1930-1945) privilégie l’industrie mais n’oublie pas pour autant l’agriculture. Le secteur va connaître avant et après la Seconde Guerre mondiale une forte expansion en termes de territoires occupés et une croissance de la production. Les cultures an-nuelles (céréales, soja, coton) sont développées dans le Sud. Elles occupent de nou-velles régions du pays dans les années 1960. Le soja se développe alors parce qu’il représente une culture intéressante pour les agri-culteurs (c'est une bonne tête d’assolement pour les cultures céréalières, le marché intérieur est en plein essor) et que la production est encouragée par la politique agricole (facilités de crédit). En 1965, le Brésil produisait 5 millions de t. de soja. Quinze ans plus tard, cette production dépasse 15 millions de t. La croissance de la production de soja va entraîner le développement de capacités industrielles nouvelles destinées à assurer la trituration des graines, notamment pour couvrir les besoins en huile et en protéines qui augmentent. Le Brésil compte aujourd’hui 62 entreprises nationales (firmes privées et coopératives agricoles) et filiales de groupes étrangers qui gèrent 121 sites de trituration et 59 usines de raffinage d’huile de soja. La filière nationale du soja n’est pas une filière enclavée dont les effets d’entraînement sur l’économie domestique se limiteraient au versement de royalties aux pouvoirs publics. C’est un vecteur de développement économique et industriel des régions concernées [1]. Que devient la part de la récolte nationale qui n’est pas exportée ? Les 121 unités de tritu-ration mentionnées plus haut ont traité entre 2018 et 2021 un volume moyen de 44,6 mil- lions de t. de graines de soja. La trituration [2] fournit du tourteau, une matière première riche en protéines et très prisée en alimentation animale. Sur la période évoquée ici, les triturateurs brésiliens ont fourni 34,2 millions de t. de tourteau. Sur ce volume, 16,7 mil-lions de t. ont été écoulées à l’exportation (49% environ). Les ventes domestiques ont porté sur une moyenne de 17,69 millions de t. Du soja aux viandes. Au cours des dernières décennies, ces ventes ont progressé avec l’essor de l’industrie nationale de l’alimentation animale. Au Brésil, cette industrie approvisionne princi-palement les élevages de volailles, les élevages spécialisés en bovins-lait et les éle-vages porcins. Ici encore, la croissance de ces élevages et des productions animales ne dépend pas seulement du dynamisme de la demande mondiale. Elle est également très liée à la progression sur les dernières décennies de la consommation intérieure de protéines animales. Le marché des aliments pour animaux d’élevage émerge au Brésil à partir des années 1970. La consommation nationale atteint 11,328 millions de t. en 1978. Elle est multipliée par 5 sur les quatre décennies suivantes (le volume total de la de-mande porte sur 57,5 millions de t. en 2020. Le développement spectaculaire du marché est lié principalement à l’essor des élevages intensifs de volailles (poulet de chair et poules pondeuses principalement). En 2020, la filière volailles représentait près de 54% du marché national des industries de l’alimentation animale, contre 22,9% pour les élevages porcins et 15,8% pour la filière bovine. L’expansion des élevages de volailles [3] à partir des années 1970 aura été le prin-cipal déterminant de la croissance de la demande intérieure de tourteau de soja. La production nationale de poulet de chair connaît un essor en réponse à la progression du marché intérieur. En 1980, la consommation domestique porte sur 1 million de t. Cette consommation est multipliée par 5 sur les vingt ans qui suivent. Au début des années 1990, un Brésilien consommait en moyenne 24, 8 kilos de viande de poulet par an. Trois décennies plus tard, cette consommation moyenne dépasse 45 kg. Production et destinations de la viande de poulet sur 45 ans. Source : ABPA. et Conab. Jusqu’à aujourd’hui, le marché national constitue le premier débouché de la filière : il a absorbé 69% de la production en 2020. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’avant 2000, les principaux bassins d’élevage de poulets et sites d’industries d’abattage-découpe étaient concentrés sur l’Etat de São Paulo, du Rio Grande do Sul, du Paraná ainsi qu’à l’ouest de l’Etat du Santa Catarina, des régions à la fois très importantes pour la production de soja et de maïs et relativement proches des grandes concentrations ur-baines du pays. L’expansion de la filière avicole sur le Centre-Ouest (Goiás, Mato Grosso) après 2000 accompagne l’essor sur cette région des cultures du soja et du maïs. Il s’agit aussi d’approvisionner des marchés urbains en pleine croissance de la région. Outre des villes comme Cuiaba et les nouveaux pôles urbains du Mato Grosso, la filière appro-visionne la mégapole formée désormais par les 18 communes du Goiás proche de Bra-silia (dont Goiânia, la capitale de cet Etat) et le District Fédéral lui-même. Cet ensemble compte aujourd’hui plus de 7,6 millions d’habitants. Des norias de camions chargés de poulets entiers et de découpes acheminent ainsi leurs produits depuis le complexe industriel de la firme BRF (leader national en viandes de volailles) de Rio Verde (sud de l'Etat de Goiás vers Goiânia, à 230 km vers le nord. En aval de la filière du soja, l’apport nutritionnel de cette culture se retrouve donc dans les filets de poulet. Il se retrouve aussi dans la traditionnelle feijoada (préparée avec de la viande de porc, du riz et du feijão). Le tourteau de soja produit dans les usines de trituration n'est pas seulement destiné à l’exportation. Il devient de la viande disponible sur la table d’une majorité de Brésiliens. La première huile consommée dans le pays. Avant 1970, la consommation nationale de d’huile brute (non raffinée) de soja est infé-rieure à 100 000 t./an. En 1980, le marché brésilien absorbe 1,49 million de t. Au milieu des années 1990, la demande intérieure dépasse 2,6 millions de t. d’huile brute de soja.. Cette augmentation rapide correspond à une évolution des habitudes alimentaires. Il y a cinquante ans, sur le marché national des matières grasses, l’huile de soja était en con-currence avec l’huile d’arachide ou avec la graisse de porc. Les autorités fédérales ont favorisé l’essor de la consommation d’huile de soja. La réduction des coûts de trituration, de raffinage et des frais de commercialisation a amélioré la compétitivité d’un produit qui est désormais privilégié par une majorité de consommateurs à bas revenus. Après l’adop-tion du Plan Real (1994) et la fin de l’hyperinflation, le marché intérieur de l’huile de soja a encore progressé. Pendant plusieurs années, les débouchés domestiques ont été l’utili-sation comme huile de cuisine, la production de margarines et de produits hydrogénés divers. En 2010, les ventes domestique dépassent 5,3 millions de t. A partir de la fin des années 2000, aux débouchés intérieurs traditionnels s’ajoute l’utilisation de l’huile de soja comme matière première pour la production de biodiesel. En 2020, la consommation na-tionale porte sur 8,53 millions de t., soit 89,2% de la production. Sur les rayons des supermarchés brésiliens, on trouve de l’huile de maïs, de colza ou de tournesol, des produits prisés par les catégories de consommateurs aisés et qui sont en général 50% plus chers que l’huile de soja, l’huile de cuisine la plus utilisée par les famil-les modestes. De nombreux produits alimentaires que l’on trouve fréquemment dans le caddy de ces ménages, de la tablette de chocolat aux biscuits en passant par le hamburger ou la saucisse, seraient difficiles à produire sans utiliser de la lécithine de soja, un autre produit de la trituration des graines…La lécithine est le principal produit émulsionnant utilisé dans l’industrie alimentaire. Très engagées sur les marchés d’exportation, générant un excédent commercial essen-tiel pour l’équilibre des comptes extérieurs, les grandes filières agro-alimentaires natio-nales ont aussi accompagné et couvert une demande alimentaire domestique qui a beaucoup changé au cours des dernières décennies. Cette mutation concerne toutes les couches sociales, y compris les catégories de la population les plus modestes. Ces dernières ont aussi intégré dans leur consommation de plus en plus de viandes, de produits laitiers, d’œufs ou de produits transformés. Les filières agro-industrielles expor-tatrices sont aussi des filières d’approvisionnement des marchés nationaux. Elles fournis-sent les supermarchés des quartiers périphériques des mégapoles où se concentrent de plus en plus les familles qui sont les plus vulnérables sur le plan économique. A suivre : le soja nourrit aussi les pauvres brésiliens. [1] La filière du soja (des activités d’amont aux exploitations spécialisées puis aux activités d’aval) assure 1,5 million d’emplois directs. A ces emplois directs, il faut ajouter plusieurs centaines de milliers d’emplois indirects concernant la logistique, le transport, les ser-vices financiers et commerciaux. Sur tous les pôles où le soja est devenu une activité majeure, les indicateurs de développement économique et social (Indicateur de Dé-veloppement Humain par exemple) sont meilleurs que les moyennes nationales. [2] On triture et on broie des graines de soja pour en extraire l'huile. Une fois l'huile ex-traite, on obtient un résidu plus ou moins gras et plus ou moins riche en protéines, qu'on appelle le tourteau. La trituration des graines est la première étape du procédé d'ob-tention de l’huile brute de soja. Une seconde étape, le raffinage, permet d’obtenir une huile de consommation. [3] L’expansion de la filière avicole a dynamisé la demande de tourteau de soja à partir du milieu des années 1970. L’aviculture de chair et de ponte moderne et en général intégrée a été développée à partir des années soixante par des entreprises intégratrices natio-nales et par des coopératives. Des modèles d’intégration inspirés des exemples amé-ricains et européens ont alors été implantés dans le pays.
- Du covid à une nouvelle crise alimentaire (1).
L’agribusiness, responsable de la faim ? L’insécurité alimentaire a régressé au Brésil entre le début du siècle et 2015. Elle progres-sé à nouveau depuis le milieu de la décennie passée. Sa forme la plus grave, la sous-alimentation, frappe une part croissante de la population depuis la crise du covid. L’une des premières puissances agricoles de la planète comptait à la fin 2021 près de 20 mil-lions d’habitants souffrant de la faim et plus d’une centaine de millions affectés par des formes plus ou moins prononcées d’insécurité alimentaire. Cette dramatique actualité est l’occasion dans une série de posts d’analyser les causes d’un phénomène aujourd’hui essentiellement urbain. Avant de tenter une explication rationnelle, on s’attachera d’abord à évoquer des thèses véhiculées par la gauche brésilienne et spontanément reprises par des ONGs et la presse main-stream de plusieurs pays occidentaux développés. Le retour de la faim au Brésil serait lié à l’essor de systèmes de production agricole mo-dernes. Il serait la conséquence directe de la priorité donnée à l’agribusiness, à l’agri-culture d’entreprise trop souvent confondue avec les structures latifundiaires des siècles passés. L’insécurité alimentaire aurait disparu depuis des lustres au Brésil si la puissance publique avait donné la priorité à une agriculture de petite échelle, aux exploitations fa-miliales, à une production traditionnelle idéalisée et capable de satisfaire tous les be-soins en respectant les équilibres naturels et l’environnement. Cette vision est claire-ment affichée sur des sites brésiliens. Elle est reprise en Europe par des associations humanitaires très politisées… Il s’agit "de défendre et promouvoir l’agroécologie paysanne qui garantit une vraie résilience du système alimentaire grâce à une production diver-sifiée et des circuits de commercialisation courts", selon le site d’une ONG française…[1] La seconde thèse est parente de la première. Le Brésil a faim parce qu’il produit pour l’ex-portation. La faim serait la conséquence d’un modèle de production agricole dominé par la quête du profit, dénoncent les thuriféraires de la petite agriculture dite paysanne. C’est le marché, cette institution perfide, qui pousserait les exploitants à privilégier la produc-tion de soja au lieu de se consacrer à la culture du riz et du haricot noir (le feijão), les deux composantes essentielles de l’alimentation de base traditionnelle. C’est donc le marché et l’appât du profit qui sont à l’origine de la faim. Le Brésil rural ne produit pas pour couvrir les besoins de sa population. Il s’attache d’abord à répondre à l’appétit des Chinois ou des riches du Moyen-Orient. A la fin de l’année passée, à Brasilia, sur la façade du siège de l’association brésilienne des producteurs de soja (Aprosoja), un groupe de pseudo-révolutionnaires du Mouvement des Sans Terre avait tagué une phrase qui résu-me l’argumentation : « le soja ne remplit pas le ventre » … En résumé, l’insécurité alimentaire croissante dont souffrent des millions de Brésiliens est l’occasion pour toute une gauche de raviver le combat idéologique contre le capitalisme et la dynamique de modernisation agraire qu’il a enclenchée depuis des décennies. En Europe, et dans le monde occidental en général, des chroniqueurs et journalistes "enga-gés", des leaders politiques de gauche qui n’ont aucune expérience sérieuse de l’agricul-ture brésilienne reprennent sans sourciller ces prêches militants. Il faut se pencher à la fois sur l’histoire de l’agriculture brésilienne au cours des dernières décennies et sur le contexte particulier dans lequel elle s’est modernisée pour comprendre que l’insécurité alimentaire serait aujourd’hui bien plus grave si le Brésil n’avait pas engagé il y a cin-quante ans une révolution agricole majeure. Révolution technologique et mise en valeur du cerrado. Jusqu’au milieu des années 1980, le Brésil est importateur net de produits agricoles et alimentaires. Sur les années de mauvaises récoltes, le pays devait même recourir à l’aide internationale pour faire face aux pénuries en denrées de base. L’agriculture à vocation commerciale qui produit pour le marché intérieur est alors concentrée dans le Sud et le Sud-est du pays. Elle est principalement animée par de petites exploitations familiales. Sur les autres régions, l’économie rurale repose sur l’élevage bovin extensif et peu pro-ductif, sur quelques cultures de rente (canne-à-sucre, café). Il existe sur tout le territoire une agriculture familiale d’autosubsistance peu productive et dont l’offre stagne. Il faut donc alors impérativement moderniser une branche peu compétitive, la rendre plus productive afin qu’elle soit capable de satisfaire les besoins croissants d’une popu-lation qui augmente et s’urbanise très rapidement. A partir des années 1970, s’inspirant de la fameuse révolution verte, l’Etat fédéral et les organisations professionnelles agricoles (syndicats, coopératives) vont encourager l’essor d’un modèle d’agriculture tropical basé sur trois piliers complémentaires. Le premier sera le développement de technologies adaptées aux conditions tropicales : nouvelles variétés de plantes adaptées à des latitudes plus septentrionales, essor du semis direct (qui apporte d’énormes avantages en termes de conservation des sols [2]), usage d’intrants performants, mécanisation, introduction d’une seconde (voire d'une troisième) récolte au cours d’une seule campagne sans irrigation, réunion et intégration sur une même structure agricole d’activités agricoles (grandes cultures, élevage bovin, sylviculture) auparavant réalisées sur des exploitations spécialisées. Le second pilier de cette révolution agricole sera la transformation de sols pauvres en terres fertiles, notamment au cœur du pays, sur la vaste zone de savanes arborées que l’on nomme le cerrado. Avec la modernisation de l’agriculture familiale au Sud, le secteur a besoin de moins de main-d’œuvre. Les jeunes de cette région et du Sud-est qui avaient déjà une bonne maîtrise des techniques d’agriculture intensive ont été encouragés à s’installer dans le Centre-Ouest, puis le Nord. C’est l’essor d’une agriculture productive sur cette zone (jusqu’alors consacrée essentiellement à l’élevage bovin extensif) qui va per-mettre au Brésil de devenir autosuffisant puis de contribuer à la sécurité alimentaire mon-diale. Des exploitants familiaux venus du Rio Grande do Sul, du Paraná ou de l’Etat de São Paulo s’installent à des milliers de kilomètres de leurs terres d’origine. Ils construisent des villes et ouvrent des routes. Au cours d’une première phase, ils se limitent à planter du soja (une culture qu’ils connaissent bien et qui donne rapidement de bons résultats) ou à élever des bovins pour la viande (l’activité traditionnelle sur les régions où ils ont émigré). Avec le temps, les terres ainsi exploitées vont se valoriser, ce qui encourage les exploitants à intensifier et à diversifier la production. Dès la fin des années 1980, le Centre-Ouest et les zones les plus septentrionales du cerrado deviennent d’importants pôles de production de maïs, de riz, de coton, de café, de canne-à-sucre, de lait, de porcs et de poulet. La sylviculture (eucalyptus) se développe également. En 2000, les terres de cerrado exploitées comptent déjà parmi les premiers bassins de production d’aliments, de fibres, de cellulose, de biocombustibles et de ressources fourragères de la planète. Localisation du cerrado. Sur ces nouveaux pôles agricoles, les migrants sont conduits à privilégier la recherche d’économies d’échelle car ils doivent tenir compte de conditions de production et d’un environnement très différent de celui qu’ils connaissaient dans leurs régions d’origine. C’est le troisième pilier de la révolution agricole brésilienne. Sur les nouveaux territoires que l’agriculture moderne conquiert à partir des années soixante-dix, seules des ex-ploitations de grande taille, conduites par des exploitants bien formés peuvent se dé-velopper, permettre de dégager des revenus et d’enclencher une dynamique de déve-loppement local. Deux raisons fondamentales imposent une recherche d’économie d’é-chelle dans le Centre-Ouest ou au Nord. Les coûts fixes de production sont plus élevés que sur d’autres bassins agricoles du Brésil ou du monde. Les sols du Centre-Ouest bré-silien sont en général des sols très acides et pauvres. Les dépenses par hectare à envi-sager pour corriger l’acidité, construire et renouveler la fertilité de ces sols sont donc considérables. Les conditions climatiques (chaleur, forte humidité) sont particulièrement favorables au développement de parasites ou à la prolifération d’insectes. Sans traite-ment régulier et adapté des récoltes, des attaques répétées peuvent détruire rapi-dement toute la production. Les dépenses par hectare en produits phytosanitaires sont donc relativement importantes. Rapidement, les premiers migrants vont s’apercevoir que la conduite d’activités agricoles et d’élevage sur ces zones tropicales exige des capacités de gestion avancées et le recours à une main-d’œuvre très qualifiée. Rares sont aujour-d’hui sur les grandes exploitations modernes du Mato Grosso ou du Goiás les ouvriers agricoles sans formation que l’on rencontre encore au moment des récoltes sur les plan-tations de canne-à-sucre du Nord-Est. Les personnels employés en agriculture sont en général très qualifiés en connaissance des sols, agronomie, conduit d'engins ou gestion de la production. Il faut ajouter ici deux autres éléments qui ont grevé et grèvent encore les coûts fixes des exploitants du Centre-Ouest brésilien. La région se caractérise par une grande instabilité climatique. Etendre les surfaces sur plusieurs centaines ou milliers d’hectares est un im-pératif stratégique qui permet de limiter l’impact de cette instabilité. Autre élément : con-trairement à ce qui s’est passé aux Etats-Unis au début du XXe siècle, la migration vers le Centre-ouest des agriculteurs du Sud-Sud-Est n’a pas été précédée ou accompagnée par l’installation d’infrastructures de transport (routes, voies ferrées), de collecte et de stockage. Les pionniers brésiliens ont dû assumer eux-mêmes les dépenses liées à la mise en exploitation de nouvelles terres. Ils ont souvent financé l’ouverture de routes, la construction de capacités de stockage. Cet effort n’a pas suffi. Les nouveaux pôles agri-coles du cerrado souffrent encore d’énormes insuffisances sur le plan logistique, en ma-tière de transport et de communication, essentiellement en raison des carences de l’Etat. Dans ces conditions, c’est en cherchant à accroître la dimension de leurs exploitations que les chefs d’entreprises agricoles du cerrado sont parvenus à réduire leurs coûts de production moyen, à fournir sur les marchés des produits compétitifs tout en dégageant des résultats. Le succès de l’activité agricole dans cette région du monde tropical est in-dissociablement lié à l’installation et à l’essor d’exploitations de très grandes dimensions (plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’hectares) conduites par des entrepreneurs hautement qualifiés, disposant d’une main d’œuvre également très compétente. Propriété de la société d'investissement agricole SLC dans le Mato Grosso (42 123 hectares). Agribusiness et sécurité alimentaire. L’agriculture opérant sur des structures plus modestes a aussi contribué à l’essor de la production sur d’autres régions du Brésil. Elle reste une composante essentielle de l’éco-nomie régionale sur des pôles du pays où les conditions pédoclimatiques, l’environ-nement logistique, les conditions d’accès aux marchés sont bien meilleures que ce que l’on trouve dans le cerrado. C’est le cas par exemple dans les Etats du Sud (Paraná, Rio Grande do Sul, Santa Catarina) ou à São Paulo. Soulignons cependant un élément essen-tiel. Sur ces zones géographiques, les exploitants familiaux qui vivent de l’agriculture, animent les économies locales et contribuent à couvrir les besoins alimentaires des citadins ne sont pas des acteurs extérieurs à l’agribusiness souvent décrié. Ils gèrent des exploitations rentables parce que celles-ci sont intégrées à de véritables complexes agro-industriels souvent gérés par de grandes coopératives. Très puissant dans le Paraná ou le Rio Grande do Sul, le mouvement coopératif réunit la majorité des exploitations agricoles familiales. La coopérative centralise les achats d’in-trants, fournit une assistance technique, assure parfois les travaux de semis et de mois-son, réalise la collecte, transforme et commercialise la production. Elle permet à l’exploi-tant de réduire ses coûts de production, d’investir et de commercialiser dans les meil-leures conditions. Soulignons-le : c’est l’agriculture familiale assise sur une organisation coopérative et/ou intégrée à des complexes agro-industriels modernes qui permet aux petites exploitations d’exister et de contribuer à l’approvisionnement alimentaire du pays. La révolution agricole promue par les pionniers du Centre-Ouest repose sur l’essor de grandes ou de très grandes structures de production. La révolution agricole qu’ont pour-suivi les exploitants des régions méridionales n’aurait pas fait long feu sans l’effort d’inno-vation technologique, d’organisation commerciale et d’investissement industriel conduit par un mouvement coopératif dynamique. Parc industriel de la coopérative Cocamar, près de Maringá (Paraná). La coopérative regroupe 15 500 exploitants familiaux. Quels sont les résultats de cette modernisation agricole basée sur la recherche d’écono-mies d’échelle, le recours aux technologies de pointe, l’essor de complexes agro-in-dustriels et la création de filières structurées ? Il y en a plusieurs, tous essentiels du point de vue de la sécurité alimentaire. Le premier est un accroissement spectaculaire de la production. Entre 1974 et 2020, la population brésilienne a augmenté de 101%, passant de 104,7 à 210,15 millions d’habitants. Dans le même intervalle de temps, la production de grains (riz, haricot noir, maïs, soja, blé, autres céréales, etc.) a été multipliée par 7. L’effectif de volailles de chair et de poules pondeuses a progressé de 440%. Le cheptel bovin s’est accru de 136%. Cet essor de la production a été obtenu sans qu’une dynamique d’ex-pansion des terres utilisées proportionnelle ait eu lieu (la surface exploitée en grains a été multipliée par 1,9 ; les aires de pâturage sont aujourd’hui supérieures d’à peine 3,5% à ce qu’elles étaient au milieu des années 1970). Tous les travaux universitaires menés depuis plusieurs décennies montrent que l’ensemble du secteur agricole a connu une progression spectaculaire de la productivité. L'ensemble des productions agricoles oc-cupent aujourd'hui une surface totale de 351,3 millions d'hectares (41% du territoire natio-nal). Sans gain de productivité, au cours trois dernières décennies, il aurait fallu que les activités agricoles occupent 366 millions d’hectares supplémentaires pour atteindre aujourd'hui les mêmes résultats en termes de production. Evolution de la production de grains sur 35 ans. Source : Conab. Comprend les cultures d'été (soja, maïs, haricot noir, arachide, sorgho, riz) et les cultures d'hiver (maïs, blé, orge, avoine, seigle,triticale, colza). Cet essor de la production et de la productivité n’a pas seulement permis au Brésil de passer d’une situation d’importateur net de denrées agricoles et alimentaires à celle de puissance exportatrice (dégageant un excédent qui compense largement le déficit gé-néré par d’autres secteurs). Il a aussi contribué à améliorer le pouvoir d’achat alimentaire de la population brésilienne. En 1974/75, une famille brésilienne moyenne consacre 30,6% de son budget mensuel à la consommation alimentaire. Ce coefficient budgétaire n’était plus que de 23,57% en 1995/96. Il était de 17,5% en 2018 [3]. Cette évolution n’est pas seulement liée à la dynamique de modernisation de l’agriculture. L’accroissement du revenu moyen par tête (trop modéré), l’urbanisation, les changements de comportement alimentaire comptent aussi parmi les facteurs qui ont permis aux familles brésiliennes de diversifier leur consommation, de consacrer une part plus importante de leurs ressources au transport, au logement, à la santé ou à l’éducation. Mais l’agriculture moderne a eu une part significative dans cette évolution en accroissant l’offre de denrées et matières premières à des prix accessibles au plus grand nombre. L’augmentation de la productivité agricole entre la fin des années soixante-dix et la veille de la crise sanitaire mondiale a permis une baisse du prix réel des aliments de base. En considérant les prix relatifs de 20 produits essentiels, cette réduction a été en moyenne de 3,5% par an entre 1975 et 2018. La dynamique de développement de l’agriculture moderne a donc contribué à améliorer le pouvoir d’achat des urbains, notamment des salariés. Le Brésil est un pays aujourd’hui urbanisé à plus de 87%. Désormais, l’insécurité alimen-taire est avant tout un drame qui touche les grandes périphéries urbaines ou vivent – et tentent de survivre – les couches les plus pauvres de la population. La faim se con-centre principalement dans les favelas. Elle est la conséquence d’une forte contraction du pouvoir d’achat de familles victimes de la dégradation du marché de l’emploi, de la désorganisation de l’activité économique, de la réduction ou de la perte de revenus, de la forte hausse des prix des produits alimentaires de base au niveau du commerce de détail. La substitution de l’agriculture moderne technologiquement performante par une production familiale fondée sur de petites structures et des circuits courts aggraverait la situation actuelle au lieu de contribuer à un début de solution. Il serait tout simplement impossible d’approvisionner les métropoles urbaines ou même les villes moyennes moyennant des prix accessibles à partir d’une agriculture traditionnelle privilégiant les marchés domestiques, tournant le dos à une logique d’économie d’échelle. La produc-tion réalisée à petite échelle, tournée vers des marchés locaux, refusant l’industrialisation pourrait certes satisfaire la demande sophistiquée d’une élite à haut pouvoir d’achat. C’est d’ailleurs déjà le cas. La majorité des Brésiliens urbanisés qui vivent avec des revenus très modestes affronteraient une crise alimentaire bien plus drama-tique que celle qu’ils connaissent aujourd’hui si les grandes filières de l’agrobusiness de production et de transformation devaient être remplacées par une production locale fondée sur une petite agriculture familiale privilégiant les circuits courts. Le culte d'un mythe. Les formateurs d’opinion et mouvements militants qui cherchent à renforcer leurs atta-ques contre l’agriculture moderne et productive à l’occasion de la crise alimentaire ac-tuelle cultivent en réalité un mythe selon lequel l’agriculture familiale serait responsable de 70% des aliments produits au Brésil. Avant le recensement agricole de 2017-18 réalisé par l’IBGE (l'INSEE brésilien), ce lieu commun a été régulièrement répété, martelé par des formateurs d’opinion, accepté même par des experts et des chercheurs. Au point de devenir une évidence acceptée, rarement remise en cause... La définition de l’agriculture familiale telle qu’elle est utilisée par l’Institut statistique bré-silien est une définition très générique [4] qui ne permet pas d’opérer une distinction pourtant essentielle entre les exploitations très intégrées aux grandes filières de transfor-mation et commercialisation et celles qui assurent l’autosubsistance des familles d'exploitants pauvres ou servent des marchés de proximité. Les résultats du recense-ment agricole de 2017-18 (le dernier en date) montrent que 76,8% des 5,073 millions d’établissements ruraux peuvent être classés comme des propriétés familiales. Les en-quêteurs ont cherché à mesurer la part de cette agriculture familiale dans les recettes brutes dégagées par l’ensemble de la branche. Selon le recensement, en 2017, l’agriculture familiale représentait 23% des recettes brutes totales de la branche (contre 33,2% lors du recensement précédent de 2006) alors que l’agriculture non familiale re-présentait 77% de ces recettes brutes. Quelle est la participation de l’agriculture familiale (selon la définition retenue) dans la production des aliments ? Avant de répondre à la question, il est essentiel de définir ce que l’on range sous la dénomination d’aliments. Il est difficile d’additionner des tonnes de soja avec des tonnes de viandes ou des tonnes de sucre. A quel stade de la filière de production établit-on des calculs ? Considère-t-on la production de blé, celle de farine ou celle des boulangeries ? Pour éviter les difficultés posées par la prise en compte de produits hétérogènes et l’addition de quantités physiques, l’Embrapa [5] s’est appuyée sur le dernier recensement agricole pour considérer la production primaire. L’institution a retenu un panier de 65 productions végétales (grains, canne-à-sucre, fruits et légumes). Le tableau ci-dessous fournit quelques uns des résultats établis par l'Embrapa. Lorsqu’on exclut de ce panier le soja, le maïs, le blé, la canne-à-sucre (des cultures en général développées sur des structures moyennes ou de grandes dimensions), la participation de l’agriculture familiale sur l’ensemble des volumes produits était de 30%. Les experts de l’Embrapa précisent cependant que la part de la production familiale est plus élevée pour la majorité des productions maraichères et certains fruits. Part de l'agriculture familiale dans la production agricole. Source : Embrapa, d'après les résultats du, recensement agricole 2017-18. (En % des volumes livrés par les exploitations). Le même recensement montre qu’en 2017 les exploitations familiales détenaient 31% du cheptel bovin, 51,4% du cheptel porcin, 45,5% des volailles et 70,2% des caprins. A l’épo-que, l’agriculture familiale assurait 64,2% de la production nationale de lait. Soulignons encore une fois que le concept d’agriculture familiale utilisé ici ne permet pas de distin-guer les exploitations modernes, très productives, intégrées à l’agribusiness (par les coo-pératives ou du fait des relations commerciales établies avec des opérateurs privés) des structures agricoles traditionnelles, souvent très modestes, qui assurent pour l’essentiel la subsistance de familles pauvres et économiquement très vulnérables. Les exploita-tions qui assurent l’essentiel de la production laitière commercialisée dans un Etat comme le Goiás (un des premiers pôles laitiers du pays) sont des entreprises qui mobi-lisent les derniers acquis de la génétique, utilisent des équipements de production de pointe, gèrent leurs cheptels en mobilisant des services d’assistance technique et vété-rinaire performants. Les propriétés agricoles de l’ouest du Paraná spécialisées en soja, maïs et production avicole qui sont associées au sein de puissantes coopératives comme Agrovale, Coopavel ou Cocamar ne se développent pas en marge de l’agribusiness. Elles en sont une des composantes majeures. Ajoutons que dans le Sud, c'est cette forme d'agriculture familiale intégrées aux filières modernes de transformation-commercia-lisation qui domine. C'est la raison pour laquelle dans cette région, le part de l'agriculture familiale dans la production d'aliments est plus élevée qu'au niveau national. On peut donc sans hésiter affirmer que l’agriculture qui nourrit le Brésil est à la fois une agriculture d’entreprise animant de grandes structures et une agriculture familiale inté-grée aux grandes filières agro-industrielles nationales. Ces deux formes d'agriculture constituent des maillons-clés des grandes filières nationales qui fournissent à la fois le marché intérieur et les marchés d’exportation. Ces deux composantes de l’agribusiness (au Brésil, on parle d'agronegocio) ont contribué à faire reculer l’insécurité alimentaire depuis 50 ans. Elles ne pourraient pas être rempla-cées par des formes d’agriculture à petite échelle qui devraient assumer des coûts de production élevés et n’approvisionneraient que ces circuits courts viables parce qu’ils réponderaient à la demande de consommateurs aisés. Les milliers de familles qui souf-frent aujourd’hui de carences alimentaires se situent en bas de la pyramide des revenus. Elles n’ont ni le temps ni l’espace pour s’engager dans l’agroécologie. C’est au super-marché installé dans la favela qu’elles mesurent chaque jour le degré d’insécurité ali-mentaire auquel elles sont exposées. A suivre : Le porc chinois servi avant les pauvres brésiliens ? [1] Voir le site : https://ccfd-terresolidaire.org/projets/ameriques/bresil/alerte-alimen-taire-6925, du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement en France. [2] Le semis direct est basé sur l’absence de retournement (labour) et de fragmentation des horizons superficiels du sol. Ceci permet une accumulation en surface de résidus de récolte constituant une couverture qui modifie l’interface sol/atmosphère, le protégeant ainsi de l’érosion hydrique et/ou éolienne. Ces résidus forment aussi un microclimat qui amortit les effets des aléas climatiques. [3] Au Brésil, en 2016, un ménage moyen consacrait 16% de son budget à la consom-mation alimentaire. La même année, ce coefficient budgétaire était de 17% au Portugal, de 14% en Espagne, de 13% en France et de 14% en Italie. En Chine, il était de 22%, de 30% en Inde, de 19% en Afrique du Sud. Dans des pays plus proches du Brésil comme l’Argen-tine, la Bolivie ou le Pérou, le coefficient dépassait 25%. [4] Cette définition est précisée dans un décret de mai 2017. Ce texte prend en compte la dimension de la structure exploitée, l’utilisation privilégiée d’une main-d’œuvre familiale. Le travail agricole doit générer au moins la moitié des revenus de la famille installée. La gestion de la structure et de la production doit être exclusivement familiale. [5] Empresa Brasileira de Pesquisa Agropecuária (Entreprise Brésilienne de Recherche pour l’agriculture et l’élevage), la compagnie publique fédérale qui assure d’importantes missions de recherche au service du secteur agricole.
- Au nom du social, le bidouillage budgétaire(2).
Le programme Bolsa Família (Bourse familiale) a été pendant dix-huit ans le principal instrument de transfert de revenus aux familles les plus modestes. Créé officiellement en 2003 lors de la première présidence de Luis Ignacio Lula da Silva, il résulte en fait de l’unification de programmes d’allocations aux familles vivant en situation d’extrême pau-vreté et lancés sous l’administration du Président FH Cardoso (1994-2002). Bolsa Família (BF) était un dispositif de transferts composé de plusieurs allocations men-suelles distinctes. La première, la prestation de base, était en 2021 de 89 BRL (environ 16,6 USD [1]). Elle était versée sans condition aux familles dont le revenu mensuel per ca-pita était inférieur à cette somme, retenue comme le seuil d’extrême pauvreté jusqu’à cette année. A cette première allocation s’en ajoutait une seconde, variable et condition-nelle. Elle était versée aux femmes enceintes, aux mères allaitantes et aux enfants à charge de moins de quinze ans. Pour recevoir cette aide, les familles devaient avoir un revenu mensuel par tête inférieur à 178 BRL (33 USD, valeur retenue pour le seuil de pauvreté en 2021). Les enfants âgés de 6 à 15 ans devaient être scolarisés et être vac-cinés. Les mères enceintes devaient bénéficier d’un suivi médical. Les enfants de moins de six ans devaient être inscrits au Cadastro Único [2]. En 2021, cette seconde prestation variait de 41 à 205 BRL/mois, selon la taille et la composition des familles [3]. La Bolsa Família a été considérée par tous les observateurs et experts en politique so-ciale du Brésil et de l’étranger comme un programme de transfert relativement efficace et de faible coût. Sur l’année 2021, les allocations du programme étaient touchées par 14,6 millions de familles (soit près de 47 millions de personnes). Appliqué sur une année civile entière, il aurait coûté environ 35 milliards de BRL, soit 0,5% du PIB. De nombreuses études ont montré que les résultats du programme étaient positifs, même si les con-clusions de plusieurs travaux doivent être nuancées. Le dispositif a d’abord contribué à réduire le nombre de Brésiliens vivant en situation de pauvreté extrême. Entre 2004 et 2017, grâce au programme, plus de 3,4 millions de personnes sont sorties de la pauvreté extrême et 3,2 millions sont sorties de la pauvreté. Néanmoins, après treize ans de mise en œuvre du dispositif, 64% des bénéficiaires con-tinuaient à affronter une situation d’extrême pauvreté en raison du montant insuffisant des allocations reçues. Le transfert moyen mensuel par famille était de 180 BRL en moyenne en 2017 (54,4 USD). Il atteignait 190 BRL en 2021 (35,4 USD). Dans les deux cas, ces deux montants étaient insuffisants pour couvrir tous les besoins de base d'une famille privée de revenus d'activité. Dispositif de transfert conditionnel, le Bolsa Família a contribué à réduire la mortalité in-fantile (en raison du suivi médico-social imposé des familles). Dans le domaine de l’édu-cation, il a contribué à l’universalisation de l’éducation de base au Brésil, à l’amélioration des résultats scolaires ou encore à la diminution du travail infantile. Il a aussi favorisé une meilleure scolarisation des filles. Le programme aura encore permis de réduire les inéga-lités de revenus entre régions du pays. Les familles bénéficiaires ont évidemment con-sacré une large part des allocations reçues à améliorer la couverture de leurs besoins alimentaires, en particulier ceux des enfants. Le Bolsa Família a donc induit une amé-lioration sensible des indicateurs de sécurité alimentaire. Le versement des allocations a eu également un effet multiplicateur sur le PIB, les transferts étant intégralement affec-tés à la consommation (en moyenne sur 18 ans, 1 BRL versé entraîne une augmentation de 1,78 BRL du PIB). On peut encore ajouter à la liste des résultats positifs une contri-bution à la baisse de la fécondité. Enfin, d’autres études montrent encore que ce pro-gramme social aurait renforcé l’autonomisation des femmes, fait diminuer les violences domestiques et, plus généralement, la criminalité. Evolution du taux de pauvreté en % de la population totale sur près de trente ans*. * Définition nationale du seuil de pauvreté. Source : FGV. Loué par les partisans de l'ancien président Lula, la Bolsa Familia n’a pas été seulement un programme de lutte contre la pauvreté. Dès le début du premier mandat de Lula (2003-2006), ce programme de transferts sociaux a été utilisé comme un puissant instru-ment de renforcement du clientélisme politique. Les élus locaux (maires, députés), les parlementaires formant la majorité gouvernementale et les membres de l’exécutif fédéral ont instrumentalisé le dispositif à des fins électoralistes, notamment dans les ré-gions les plus pauvres du pays, là où le nombre de chefs de familles bénéficiaires forment une composante importante de la population et du corps électoral. Cette utili-sation clientéliste du programme a été particulièrement poussée sous les gouver-nements du Parti des Travailleurs de Lula da Silva (de 2004 à 2016). Elle a renforcé l’implantation électorale de cette formation dans le Nord-Est, la région la plus pauvre du pays. L'amélioration des indicateurs sociaux observée depuis le début du XXIe siècle n'est évidemment pas attribuable au seul programme de transferts conditionnels. En réalité, le recul de la pauvreté observé entre 2003 et 2013 est d'abord dû à la croissance économique qu'a connu le pays, croissance suscitée par le cycle de prix élevés sur les marchés mondiaux de matières premières. Cette dynamique s'inverse d'ailleurs avec la fin de ce cycle. Le programme Bolsa Familia devient alors insuffisant. Il est resté un dis-positif d'assistance. Même si plusieurs allocations étaient conditionnelles, le programme n’a pas assez encouragé les bénéficiaires à rechercher des portes de sortie. Il n’a pas favorisé et permis la formation professionnelle des chefs de familles bénéficiaires. Il n’a pas préparé l’entrée des allocataires sur le marché du travail. Dans les périodes de croissance et de création d’emplois, il aura fourni un revenu temporaire à des personnes bénéficiant ensuite d’un revenu d’activité. En outre, à de rares exceptions près, les pou-voirs publics n’ont pas investi dans les infrastructures (accès à l’eau potable, tout à l’égoût, transport), l’éducation de base, la sécurité, conditions souvent essentielles pour qu’un dispositif d’assistance fasse durablement reculer la pauvreté. Crise sanitaire et Auxílio Emergencial. La crise sanitaire apparaît avec l’épidémie de covid-19 en début de 2020 et révèle d’autres limites ou incohérences du programme. Ces dernières concernent notamment le montant des allocations et une prise en compte très insuffisante de l’énorme effectif de travailleurs informels. Les valeurs nominales des prestations versées sont définies sur la base de seuils de pauvreté nationaux. Ces seuils n’ont pas été modifiés depuis 2018. Sur toute l’année 2019 et à la veille de la crise sanitaire, les prestations connaissaient donc une érosion en termes réels (après prise en compte de l’inflation). En janvier 2004, au moment des premiers versements, le seuil de pauvreté retenu par les autorités brési-liennes était de 100 BRL. La prise en compte sur 17 ans de l’inflation aurait abouti à définir comme seuil de pauvreté en 2021 un montant de 260 BRL/mois. Le seuil de pauvreté tel qu’il est défini dans le cadre du programme Bolsa Família et pour les programmes d'as-sistance lancés à partir de 2020 est bien inférieur à celui qui est retenu par les institutions internationales comme la Banque Mondiale (5,5 USD par jour et par personne en parité de pouvoir d’achat, ce qui correspondait au début de 2021 à 487 BRL par personne et par mois). Au Brésil comme ailleurs, la crise sanitaire qui commence en mars 2020 se traduit par des perturbations économiques majeures. L’activité est réduite dans de nombreux sec-teurs, elle est suspendue dans d’autres. Les mesures de confinement prises par les auto-rités locales empêchent ou limitent le fonctionnement de commerces et de services informels. Afin de pallier à la dégradation du marché du travail et à l’effondrement des revenus de nombreuses catégories de la population, le gouvernement a mis en place rapidement des mesures d’urgence destinées à soutenir les entreprises et les familles. La plus emblématique de ces dispositions aura sans doute été l’Auxílio Emergencial (AE), ou allocation d’urgence. Cette allocation a pris la forme d’un transfert mensuel aux tra-vailleurs, micro-entrepreneurs et indépendants informels, ainsi qu’aux personnes sans emploi à condition qu’elles soient passées sous le seuil de pauvreté [4]. Il visait à pallier les limites du programme Bolsa Familia. La mise en œuvre législative et pratique du dispositif aura été remarquablement efficace. L’adoption à l’unanimité de la mesure par le Congrès s’est faite dans l’urgence (la Cham-bre des députés et le Sénat ont voté en faveur du programme dès la fin mars 2020 pour un premier versement en avril suivant). La mise en œuvre pratique a été très rapide. Près de 22 millions de bénéficiaires potentiels étaient déjà inscrits à l’Auxílio Emergencial 48 heures après la création de la plateforme en ligne du programme. Cette réussite a été rendue possible grâce à l’utilisation du mobile banking, à l'efficacité du réseau d'agences de la banque publique fédérale Caixa Econômica Federal (chargée d’assurer les verse-ments de l’aide et de créer des millions de comptes bancaires pour les bénéficiaires encore non bancarisés) et à l’utilisation du Cadastro Único. A son lancement (avril 2020), le programme était prévu pour durer cinq mois (jusqu’en août 2020). Le gouvernement fédéral et le législateur imaginaient alors que la crise sa-nitaire ne durerait pas. L’allocation d’urgence mensuelle sera finalement versée pendant 19 mois [5], jusqu’à octobre 2021. Dans sa version initiale (sur les 5 premiers mois), le montant versé était de 600 BRL (environ 115 USD) par mois et par allocataire. A l’époque, 67 millions de brésiliens ont été bénéficiaires de cette prestation. La plupart des familles du Bolsa Familia ont alors été temporairement transférées au programme d’Auxílio Emer-gencial. Le dispositif a été prolongé une première fois jusqu'en décembre 2020. Après 2020, la crise sanitaire a perduré et la situation socio-économique justifiait la prolon-gation du programme initial. Pourtant, le dispositif a été interrompu entre janvier et mars 2021, puis repris ensuite. A chaque étape, le nombre d’allocataires et le montant de l’allo-cation mensuelle ont été réduits. En octobre 2021, dernier mois de fonctionnement du dispositif, l’allocation n’était plus que de 200 BRL (35,5 USD) par personne et n’était plus versée qu’à 25 millions de Brésiliens. Plusieurs études ont montré que cette allocation d’urgence avait atteint ses objectifs. Elle a contribué à contenir et à inverser une dynamique l’explosion de la pauvreté et des iné-galités, au moins pendant la première année de pandémie. Elle a aussi atténué l’impact de la crise sanitaire sur l’économie brésilienne. Selon une étude menée par des experts de l’Université de São Paulo, le PIB aurait pu chuter entre 8,4% et 14,8% en 2020 sans la mise en œuvre du programme. Il n’a connu qu’une contraction de 4,1%, ce qui révèle ainsi l’importance d’une aide ayant représenté presque 4,5% du PIB en termes de coût bud-gétaire. Des travaux du FMI ont par ailleurs montré l’impact qu’a eu l’allocation d’urgence sur la situation financière des plus modestes. La crise économique a entraîné une forte baisse ou la disparition des revenus d’activité des catégories de population les plus vulnérables (via l’arrêt de leur activité ou la réduction du temps de travail). Le transfert temporaire et exceptionnel reçu en 2020 a plus que compensé cet impact. Selon les estimations des experts du FMI, sans allocation d’urgence, le niveau des inégalités me-suré par l’indice de Gini aurait augmenté de 0,53 (avant la crise) à 0,58 en mai 2020 or cet indice a finalement reculé à 0,51. Les taux de pauvreté et d’extrême pauvreté ont baissé au début de la crise sanitaire. Ils repartent à la hausse dès que le programme est réduit, puis suspendu (fin 2020 et trois premiers mois de 2021 ; voir le graphique ci-dessus). Il convient de nuancer ces observations en soulignant que la pauvreté ne peut s’analyser uniquement à partir de considérations monétaires. La pandémie a aggravé les disparités sociales en ce qui concerne l’accès aux services fondamentaux et les conditions de vie. Ainsi, la fermeture des établissements scolaires a exacerbé les disparités scolaires en marginalisant 4,8 millions de jeunes qui ne peuvent pas étudier depuis leur domicile, faute d’accès régulier à internet. La crise sanitaire a accentué la dualité du système de santé brésilien. Celui-ci est formé d’un système public universel dont les ressources sont limitées pour une population comme celle du Brésil et d’un système privé de bonne qua-lité mais uniquement accessible aux familles qui peuvent souscrire des contrats de santé auprès d’assurances privées. Plusieurs études ont montré que le taux de mortalité de l'épidémie de Covid-19 était bien plus élevé dans les hôpitaux publics que dans les hôpi-taux privés. Enfin, la crise a également augmenté l’insécurité alimentaire. Selon l’IBGE, en 2017 et 2018, près de 41% de la population (84,9 millions de personnes) étaient sous-alimentés ou affrontaient alors une situation d’insécurité alimentaire. En 2021, selon le réseau Penssan [6], plus de 116,8 millions de personnes vivent sans un accès complet et permanent à la nourriture au Brésil (55% de la population totale). Le dispositif d’Auxílio Emergencial a pris fin en octobre dernier. La crise sociale n’est pour-tant pas achevée, loin de là. Le taux de chômage reste très élevé. Si l’on ajoute aux chômeurs officiels les travailleurs qui forment, selon l’IBGE, la "force de travail potentielle"[7] et les travailleurs de l’économie informelle on obtenait en août 2021 un effectif de 68,23 millions de personnes, soit 60% de la population active. Ce groupe réunissait 64,8 millions de personnes à la veille de la crise sanitaire (56,9% des actifs). Les revenus de la majorité de la population ont baissé et la proportion de brésiliens pauvres et extrême-ment pauvres a augmenté. A la veille de l’année électorale de 2022, le gouvernement fédéral a donc lancé un nouveau dispositif de transferts sociaux baptisé Auxílio Brasil. Jair Bolsonaro a tiré les leçons de ce qui s’est passé pendant les premiers mois de versement de l’Auxilio Emergencial. Sur la période mars-décembre 2020, sa popularité s’est amé-liorée pour se dégrader ensuite, notamment en raison de la suspension de l’allocation d’urgence. Avec le remplacement de la Bolsa Família par un nouveau programme qui se veut plus ambitieux, le chef de l’Etat n’a qu’un objectif : améliorer sa côte de popularité et ses chances à l’approche du scrutin. En principe, l’Auxílio Brasil est un dispositif simplifié. Il reformule les différentes allocations du Bolsa Familia et propose une allocation moyenne par bénéficiaire de 400 BRM/mois au départ. Il concernera presque 17 millions de fa-milles pauvres et très pauvres (soit le quart de la population actuelle du pays). Conçu à la hâte, en fonction des échéances électorales et sans réflexion approfondie sur la politique de transferts sociaux, ce nouveau programme suscite déjà de très sérieuses interroga-tions. Une affiche dans la rue à São Paulo en septembre 2021 : avec l'inflation élevée, la faim est de retour (Bolsocaro : jeu de mot avec caro - cher en Portugais - et le nom du chef de l'Etat) L’Auxílio Brasil. L’Auxílio Brasil a été créé le 9 août 2021 par une mesure provisoire. Les caractéristiques de ce nouveau système d’allocations ont été précisées par un décret le 8 novembre 2021. Ce texte indique que l’Auxílio Brasil devrait être composé de neuf prestations. La base du programme est constituée par trois allocations mensuelles qui seront versées aux familles dont le revenu per capita est inférieur à 200 BRL (le nouveau seuil de pauvreté retenu). Il y a d’abord une prestation aux familles ayant au moins un enfant de moins de 3 ans (130 BRL par enfant). A cela s’ajoute une prestation aux familles ayant au moins un enfant à charge de 3 à 21 ans (65 BRL par enfant). La troisième allo-cation est destinée à compléter le revenu mensuel par habitant des ménages jusqu’à ce qu’il atteigne 100 BRL (nouveau seuil d’extrême pauvreté, contre 89 BRL auparavant) [8]. L’accès à ces trois prestations reste conditionné à la fréquentation scolaire et à la vaccination des enfants, ainsi qu’au suivi médical des femmes enceintes. Six autres allocations viennent s’ajouter à ces prestations de base. Elles sont destinées à favoriser l’intégration sociale et écono-mique des allocataires, c’est-à-dire leur capacité au-delà de la période d’assistance, à vivre durablement grâce à des revenus d’activité [9]. Le 17 novembre dernier, le gouvernement fédéral a commencé à effectuer les premiers paiements au titre de l’Auxilio Brasil. Cette allocation a été versée à 14,6 millions de fa-milles. La moyenne du transfert réalisé a été de 217 BRL. En réalité, cette première étape ne constitue qu’un prolongement du Bolsa Familia. Les bénéficiaires inscrits sur l’ancien programme ont été automatiquement intégrés au nouveau. Le montant moyen de la somme des prestations correspond à l’ancienne moyenne (189 BRL) ajustée de l’inflation enregistrée depuis 2018. Le gouvernement fédéral a donc réalisé en novembre une opé-ration de communication. Il cherche à préserver la popularité de Jair Bolsonaro auprès des couches les plus pauvres, même s'il n'a pas encore les marges de manoeuvre budgétaires nécessaires. Pour porter le nombre de familles allocataires à 17 millions et transférer effectivement en moyenne 400 BRL/mois aux bénéficiaires (un tiers de l’actuel salaire minimum), le gouvernement doit obtenir l’aval du Congrès. Dans le cadre du débat parlementaires sur le budget de 2022, les députés ont voté à la mi-novembre une Proposition d’Amendement Constitutionnel (la PEC 23) qui, si elle est adoptée, libérera des marges de manœuvres budgétaires pour garantir le lancement effectif de l’Auxilio Brasil. Le sénat fédéral a ensuite adopté une version de la PEC 23 que la Chambre doit désormais voter en seconde lecture. Des limites et des critiques. Un consensus existe au Brésil sur la nécessité de réformer et d’augmenter la portée du programme Bolsa Familia. A l’exception d’élus et de leaders de gauche, nombreux sont les responsables politiques qui reconnaissent les limites d’un dispositif d’assistance qui n’encourage pas assez les bénéficiaires à préparer leur (ré)insertion sur le marché du tra-vail. Les trois nouvelles prestations prévues dans l’Auxilio Brasil font l’unanimité chez les parlementaires du Congrès. Ce consensus est du notamment au fait que ces allocations couvrent les jeunes jusqu’à 21 ans (contre 17 ans auparavant). Conçu dans un contexte pré-électoral par un exécutif qui veut disposer d’un instrument de propagande destiné à relancer la popularité du candidat-président auprès des couches les plus mo-destes, ce nouveau dispositif de revenus conditionnels présente néanmoins de sérieuses faiblesses. L’Auxilio Brasil est d’abord loin d’éliminer toutes les insuffisances du Bolsa Familia. Notons d’abord que pour couvrir 2,4 millions de bénéficiaires supplémentaires et atteindre ainsi les 17 millions envisagés, il ne suffit pas de disposer de marges de manœuvre budgé-taires. Il faut encore résoudre le problème de la file d’attente que forment ces bénéfi-ciaires potentiels, c’est-à-dire procéder aux opérations d’identification, d’enregistrement de ces familles qui répondent aux critères du nouveau programme mais n'y sont pas automatiquement incluses. Notons encore que le nouveau dispositif est loin de simplifier et d’unifier les prestations sociales destinées aux plus pauvres. Il propose en effet neuf prestations, soit trois de plus que le programme Bolsa Familia. Les autres critiques sont plus fondamentales. La première concerne l’évolution dans le temps du revenu réel ainsi transféré aux familles les plus modestes. Les seuils de pau-vreté ont été relevés (de 89 à 100 BRL pour l’extrême pauvreté et de 178 à 200 pour la pauvreté). Néanmoins, ils restent très inférieurs aux seuils internationaux. Par ailleurs, aucun mécanisme ne prévoit l’actualisation des prestations sociales en fonction de l’in-flation. Dans le contexte de forte instabilité des prix qui prévaut depuis 2020 (la hausse des prix à la consommation serait de plus de 10% en 2021), les prestations versées auront une valeur réelle (en termes de pouvoir d’achat) de plus en plus faible. Ajoutons encore que l’Auxilio Brasil ne concerne pas spécifiquement les travailleurs informels alors que ces derniers étaient la cible privilégiée de l’Auxílio Emergencial. A la fin du premier se-mestre 2021, Ils étaient près de 37,1 millions, contre 31 millions d’actifs du secteur privé in-séré dans l’économie formelle. La seconde critique touche à la durabilité du nouveau programme de revenu condition-nel. Dans l’immédiat, le dispositif ne pourra être mis en œuvre dans toutes ses dimen-sions et sur une période intégrant l’année 2022 qu’une fois le projet d’amendement cons-titutionnel (PEC 23) définitivement adopté par le Congrès. Tant que ce texte n’est pas voté, les familles démunies et ciblées vivent dans un contexte d’incertitude et d’insécurité sociale. Dans l’hypothèse de l’adoption de ce texte, il faudra encore d’autres réformes concernant la gestion du budget et la fiscalité pour que l’Auxilio Brasil dispose de res-sources durables au-delà de 2022. Admettons que ce programme soit finalement mis en œuvre et pérennisé. Supposons que 17 millions de familles parviennent à recevoir en moyenne 400 BRL/mois. En 2022, cela représentera un coût budgétaire annuel de 81,6 milliards de BRL, soit l’équivalent de 1,1% du PIB de 2021. Le coût ainsi assumé est extrêmement modeste si l’on considère qu’il s’agit de protéger de l’extrême pauvreté (et probablement de la misère et de la faim) un Brésilien sur quatre. Reste que dans les circonstances qui prévalent aujourd’hui et compte tenu du bidouillage budgétaire [10] promu par l’Administration Bolsonaro, le lan-cement de l’Auxilio Brasil a provoqué et va aggraver une perte de crédibilité de l’Etat. Ce bidouillage budgétaire induit et va induire un relèvement des taux d’intérêt. Il va donc peser sur les conditions d’emprunt à long terme (via une hausse des primes de risque), ce qui bride et bridera ainsi davantage un potentiel de croissance déjà limité. Il favorise encore une dépréciation accentuée de la monnaie brésilienne par rapport aux grandes devises. Cette dynamique de dépréciation est très importante depuis le début du second semestre 2021. Elle constitue un des moteurs de la dérive inflationniste que connaît le pays sur les derniers mois. En d’autres termes, les arrangements budgétaires trouvés pour permettre le lancement du nouveau programme social ont aussi un coût indirect très lourd. Qu’importent les contraintes et les conséquences économiques et sociale ! Bolsonaro est pressé. Il veut récupérer le soutien des plus pauvres à l’approche de l’échéance élec-torale de 2022. Avec les méthodes employées, il risque de perdre cet appui. [1] Sur la base du taux de change moyen de la période janvier-novembre 2021. [2] Registre unifié des programmes sociaux. Il permet d’identifier leurs bénéficiaires et leurs caractéristiques sociales. Il est utilisé également pour articuler les politiques publi-ques dans la lutte contre la pauvreté dans toutes ses dimensions (sécurité alimentaire, éducation, santé, etc.). [3] A ces deux premières allocations pouvaient s’ajouter une prestation variable et condi-tionnelle pour les adolescents à charge (entre 16 et 17 ans, variant en 2021 (de 48 à 96 BRL) et une allocation variable et conditionnelle destinée à compléter le revenu men-suel des familles jusqu’à ce qu’il atteigne le seuil de 89 BRL par personne. La première était conditionnelle. Les familles éligibles étaient celles qui ont un revenu mensuel par habitant inférieur à 178 BRL (seuil de pauvreté au Brésil jusqu’en 2021). En outre, les adolescents devaient poursuivre leur scolarité. Par définition, cette prestation était condi-tionnée au revenu mensuel des familles, qui devait être inférieur à 89 BRL par personne. In fine, cette dernière prestation rendait la première inutile étant donné qu’elle assurait à tous les ménages au moins 89 BRL/mois. [4] Avant la crise, les travailleurs informels représentaient plus de 40% de l’emploi total et les Brésiliens vivant sous le seuil de pauvreté (moins de 5,5 USD par jour en parité de pouvoir d’achat de 2011) représentaient 19,6% de la population totale. [5] Le dispositif a connu une interruption de janvier à mars 2021 car les autorités brésilien-nes avaient initialement prévu de supprimer la plupart des mesures de soutien à partir de janvier 2021. [6] Réseau d’ONG brésiliennes spécialisées sur la question de l'insécurité alimentaire. [7] Groupe réunissant les chômeurs effectivement en recherche d’emploi, les chômeurs qui ont abandonné toute recherche et les sans-emploi qui vivent d’activités temporaires diverses. [8] Chaque famille éligible peut cumuler les trois prestations de base. Les deux pre-mières prestations peuvent être reçues jusqu’à un maximum de cinq fois la prestation (pour cinq enfants) par famille. [9] Une première allocation est versée lorsque la famille compte des adolescents âgés de 12 à 17 ans qui se distinguent dans les compétitions sportives (110 BRL par enfant). La seconde est une aide aux étudiants qui se distinguent aux concours scolaires et scien-tifiques (110 BRL par enfant). La troisième est versée aux mères qui ont un enfant de moins de deux ans et qui ne trouvent pas de place en crèche (de 200 à 300 BRL). Un quatrième transfert est versé sur une période maximum de 36 mois aux agriculteurs inscrits dans le Cadastro Único. (200 BRL par famille). La cinquième allocation concerne des travailleurs qui ont un emploi formel (200 BRL par famille). Enfin, une dernière prestation est destinée à compléter le montant total reçu au titre de l’Auxilio Brasil par la famille afin qu’elle perçoive un montant mensuel équivalent à celui dont elle bénéficiait au titre du Bolsa Familia. Ces six prestations sont régies par la règle dite d’émancipation. Cela signifie que si une famille voit son revenu par personne dépasser la limite d’inclusion dans l’Auxilio Brasil (le seuil de pauvreté défini à 200 BRL/mois) elle continuera néan-moins à bénéficier du programme pour deux années supplémentaires. [10] Voir le premier post de cette série.
- Au nom du social, le bidouillage budgétaire (1).
L'épidémie de covid-19 et la crise économique qu’elle provoque ont entraîné une forte érosion de la popularité du Président Bolsonaro. Obsédé par la prochaine élection prési-dentielle, contraint de satisfaire les demandes des formations politiques qui l’appuient au Congrès (le fameux centrão, dont il est de plus en plus dépendant), le chef de l’Etat entend à la fois accroître les aides sociales aux couches les plus pauvres, augmenter le financement des campagnes électorales et satisfaire des clientèles (les camionneurs, par exemple) qui sont touchées par la hausse spectaculaire des prix des carburants. Inca-pables de tailler dans les postes de dépenses les plus importants parce que les réformes annoncées n’ont pas eu lieu, l’exécutif a choisi délibérément de franchir la digue, c’est-à-dire de crever le plafond des dépenses fédérales en vigueur depuis 2016. En octobre dernier, dans le cadre du débat parlementaire sur la loi budgétaire de 2022, le ministre de l’Économie a demandé aux élus un waiver (exception) pour déroger à cette règle officielle. Les réactions ont été vives au sein de l’administration centrale que dirige Paulo Guedes. Le directeur du Trésor a démissionné, ainsi que trois autres hauts responsables du ministère de l'Economie. Pendant plusieurs jours, le départ du Ministre lui-même a été évoqué. Paulo Guedes a décidé finalement de soutenir la politique budgétaire irres-ponsable imposée par le Président et le centrão. Risques budgétaires mal gérés. Depuis 2016, l’Etat fédéral doit respecter des règles constitutionnelles destinées à freiner l’évolution des dépenses et à définir un cadre budgétaire crédible. La règle dite du pla-fond des dépenses impose que la croissance annuelle des dépenses primaires du bud-get soumises à ce plafond soit nulle en termes réels. En d’autres termes, le plafond des dépenses sur un exercice budgétaire ne peut pas dépasser celui de l’année précédente, corrigé de l’inflation. L'adoption de cette norme constitutionnelle a rassuré les marchés financiers, permis une baisse des taux d'intérêt et une amélioration des conditions d'em-prunt. Elle a redonné une crédibilité à la gestion des comptes publics après la politique d'expansion incontrôlée des dépenses pratiquée par la Présidente Dilma Rousseff (2011-2016). La règle du plafond n'est pas rigide. A chaque exercice budgétaire, un espace peut éven-tuellement être trouvé dans le plafond grâce à l’écart d’inflation entre juin et décembre. En effet, la prévision d’inflation en juin pour l’année N (date à laquelle le gouvernement élabore son projet de budget) détermine la hausse annuelle du plafond des dépenses pour l’année N+1, tandis que celle finalement réalisée en décembre détermine la hausse des dépenses obligatoires qui devront être soumises au plafond en N+1 [1]. Dans ces conditions, si l’inflation effectivement réalisée en décembre est inférieure à celle qui avait été prévue en juin, le gouvernement gagne un "espace" budgétaire. Lorsque la situation inverse se produit, il doit colmater un "trou" budgétaire (une situation rencontrée en 2020 lors de l’élaboration du budget de 2021). En juin 2021, l’inflation s’élevait à 8,34% en glissement annuel. Les organismes officiels de prévision anticipaient alors un taux d’inflation de 5,7% pour décembre 2021. Le scénario retenu était donc celui d’une aug-mentation du plafond plus importante que celle des dépenses obligatoires indexées sur l’inflation. Les analystes prévoyaient donc un espace budgétaire estimé à 47,3 milliards de BRL…. Le 31 août 2021, le gouvernement a soumis son projet de loi budgétaire 2022 (PLOA) au Parlement. Ce projet de budget n’a pas encore été voté par le Congrès car deux pro-blèmes ont surgi au fil des derniers mois qui n’en finissent pas de nourrir les débats. La PLOA présentée en août est fondée sur des hypothèses macroéconomiques qui se sont révélées avec le temps de moins en moins réalistes. Ce projet sous-estime en effet la hausse des dépenses à envisager pour 2022. L’exécutif prévoit dans son projet un taux d’inflation en glissement annuel de 5,9% à l’horizon de décembre 2021. Depuis le début du second semestre, l’inflation a connu une forte accélération. Le marché table depuis la mi-novembre sur une hausse de 10,1% à la fin de l’année. Cela signifie que dans un tel scénario l’espace budgétaire anticipé initialement pour financer des dépenses supplé-mentaires disparaît pratiquement. Le second problème qui a surgi dans le cadre de l’élaboration de la loi budgétaire pour 2022 est une augmentation imprévue des dépenses. Alors que le ministère de l’économie était en train de finaliser la PLOA, il a été informé que les autorités judiciaires avaient ré-haussé leur prévision de precatórios pour 2022. Ces precatórios sont des titres repré-sentatifs des créances sur l'État [2]. Ces créances doivent être honorées par les institu-tions publiques (Etat fédéral, Etats locaux, municipalités) et les paiements exécutés au bénéfice de particuliers, d’entreprises et d’institutions publiques, à la suite de décisions judiciaires définitives. Elles doivent être incorporées aux dépenses du budget de l'année qui suit la condamnation définitive de l’institution publique débitrice. Ces precatórios sont considérés comme des dépenses budgétaires obligatoires et soumises au plafond des dépenses. En 2022, le ministère de l’Économie prévoyait initialement une enveloppe de 55,4 milliards de BRL pour solder ces dettes. Elles s’élèveront en réalité à 89,1 milliards de BRL. Cette augmentation imprévue crée donc un trou de 33,7 milliards de BRL dans le projet de budget de 2022. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette mauvaise surprise intervenue en plein débat de préparation de la loi budgétaire. Il y a d’abord une décision de la Cour Suprême Fédé-rale (STF) survenue dans les premiers mois de 2021. Elle impose au gouvernement fédé-ral de rembourser 16,6 milliards de BRL à plusieurs Etats fédérés pour réparer des er-reurs qui ont accompagné dans le passé des transferts fédéraux à un fonds de soutien de l’éducation, le Fundef [3]. La hausse des precatórios en 2021 est aussi liée à un changement dans l’indice des prix utilisé comme référence pour actualiser la valeur des dettes judiciaires de l’Etat fédérale. Enfin, deux autres facteurs majeurs interviennent. Le premier est une augmentation au fil des années des procédures judiciaires engagées contre l’Etat fédéral et qui ont permis aux créanciers d'obtenir gain de cause. Entre 2010 et 2020, les precatórios ainsi ont doublé en termes réels, passant de 26,7 milliards à 54,9 Milliards BRL. Les observateurs estiment que la "surprise" est aussi liée à une gestion ina-déquate des risques budgétaires par le ministère de l’Economie. Mauvais payeur, l'Etat fédéral est aussi un mauvais gestionnaire. Montants annuels des injonctions judiciaires de payer (precatórios). Milliards de BRL. Source : IFI, Sénat Fédéral. Inflation et rigidité budgétaire. Avec la poussée inflationniste que connaît le pays, les autorités fédérales ont très pro-bablement perdu une des deux variables sur lesquelles elles pourraient jouer : l’espace budgétaire lié aux écarts entre l’inflation accumulée en juin et celle accumulée en fin d’année civile. En théorie, une autre variable d’ajustement serait d’arbitrer entre les diffé-rents postes de dépenses. En réalité, ce dernier levier est inexploitable car les réformes (souvent annoncées) destinées à flexibiliser et à réduire certains postes majeurs du bud-get n’ont pas eu lieu avant et pendant le mandat de Jair Bolsonaro. Les arbitrages bud-gétaires sont aujourd’hui devenus pratiquement impossibles. Presque 94% des dépenses primaires sont obligatoires et par définition incompressibles. Elles doivent être exécutées par le gouvernement fédéral. Les dépenses primaires obligatoires sont constituées de prestations de sécurité sociale (notamment les retraites), de salaires et charges sociales des fonctionnaires et d’autres prestations sociales (telles que la Bolsa Família), des transferts que l’Etat fédéral doit opérer en direction des Etats fédérés et des communes. A ces dépenses primaires obligatoires, s’ajoutent les dépenses entraînées par la dette publique (charges d’intérêt et remboursements) qui constituent également des charges incontournables pour le budget fédéral. C’est la Constitution qui rend ces dépenses obligatoires. La loi fondamentale ne déter-mine pas que les dépenses obligatoires doivent représenter un pourcentage fixé du pla-fond. Néanmoins, plusieurs dispositions constitutionnelles ont abouti à élever régu-lièrement la part des dépenses obligatoires dans le plafond des dépenses budgétaires. Ainsi, de nombreux postes de dépenses (salaires des fonctionnaires, retraites, certaines prestations sociales) sont systématiquement indexés sur l’inflation. Par ailleurs plusieurs amendements constitutionnels contraignent l’exécutif fédéral à affecter 15% de ses recettes nettes à la santé et 18% à l’éducation. Compte tenu de l’existence d’une digue (le plafond), la croissance des dépenses obligatoires s’est donc réalisée au détriment des dépenses dites "discrétionnaires". Les dépenses discrétionnaires couvrent les investis-sements financés par l’Etat fédéral et les dépenses de fonctionnement du secteur public hors salaires. Plus précisément, la discipline du plafond des dépenses a été respectée en comprimant au maximum les dépenses d’investissement. Evolution des dépenses obligatoires et discrétionnaires depuis fin 2010*. * Montant cumulé sur douze mois, en milliards de BRL de septembre 2021. Source : IFI. Il est difficile de réduire davantage les dépenses discrétionnaires dont le niveau est déjà extrêmement faible. Une compression supplémentaire signifierait un arrêt du fonctionne-ment des services publics fédéraux, un shutdown. Dans l’idéal, pour sortir de l’impasse rencontrée ces derniers mois, il faudrait amender la Constitution afin de réduire plusieurs postes de dépenses primaires obligatoires. C’est ce que le gouvernement Bolsonaro a fait en début de 2019, lors de l’adoption d’une réforme des retraites et pensions. C’est ce qu’il n'a pas fait ensuite en abandonnant ses projets de réformes administratives, en maintenant les subventions dont bénéficient plusieurs secteurs d'activité, en ne touchant pas aux privilèges dont jouissent élus et haut-fonctionnaires (salaires astronomiques, avantages extra-salariaux). C’est ce qu’il est impossible de faire dans la conjoncture poli-tique actuelle et sur une période de fin de mandat présidentiel. Ignorant les juges, l'Etat répudie ses dettes. Le projet de loi budgétaire pour 2022 doit inclure le paiement de la totalité des dépenses primaires liées aux precatórios (89,1 Milliards de BRL), considérées comme des dépenses obligatoires. Dès le début d’octobre dernier, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il entendait réduire cette charge en faisant approuver par le Congrès une proposition d’amendement constitutionnel destinée à libérer de l’espace à l’intérieur du plafond des dépenses. Cette proposition n°23 (dite "PEC des precatórios") doit ouvrir des marges de manœuvre et permettre de financer le nouveau programme d’assistance sociale voulu par le Président Bolsonaro : l’Auxilio Brasil (voir le second post de cette série). La mise en œuvre effective du nouveau dispositif d’allocations pourrait augmenter les dépenses pri-maires obligatoires d’environ 46,9 milliards de BRL [4] et élargir d’autant le « trou » dans le plafond des dépenses. Dans le débat budgétaire de ces derniers mois, le ministère de l’Économie a donc dû envisager des solutions permettant de réduire les crédits à affecter au paiement des precatórios (alors que ce sont des dépenses obligatoires) et d’inclure les crédits supplémentaires destinés à viabiliser l’Auxílio Brasil (alors qu’il n’y a plus d’espace dans le plafond des dépenses). Le texte initial de la PEC 23 a été rejeté par la Chambre des députés puis amendé et fina-lement voté. La proposition d’amendement constitutionnel a ensuite été débattue puis adoptée par le Sénat. Si elle est finalement ratifiée par la Chambre (à qui revient le dernier mot), trois modifications majeures seront introduites dans la législation bud-gétaire. Le texte prévoit d’abord que le paiement annuel des precatórios soit plafonné au montant effectivement payé en 2016 corrigé de l’inflation. Le solde serait reporté sur les exercices budgétaires ultérieurs jusqu’en 2026 [5]. Selon les estimations les plus précises, la mise en œuvre de cette règle sur 2022 permettrait de ne payer que 45,3Mds BRL de precatórios en 2022 (voir le graphique ci-dessus) et d’en reporter le reste aux années suivantes. Un espace budgétaire de 43,8 milliards de BRL serait ainsi créé. Ce report des precatórios pourrait provoquer un effet "boule de neige", si les dépenses reportées continuent de croître de façon exponentielle dans le futur. Selon l’Institution Fiscale Indépendante (IFI, liée au Sénat fédéral), le passif à honorer en 2026 pourrait atteindre entre 420,9 et 744,1 milliards de BRL, selon le rythme d'augmentation des injonctions de payer formulées par les Juges...Dans l'un et l'autre cas, les dépenses primaires obliga-toires exploseraient. La nouvelle version de la PEC 23 modifie par ailleurs la règle constitutionnelle du plafond des dépenses. La hausse du plafond ne serait plus fixée sur la base de l’inflation prévue en juin mais sur celle qui serait effectivement enregistrée en décembre. Ainsi, "l’ajuste-ment de la digue" serait synchronisé avec celui des dépenses primaires obligatoires indexées sur l’inflation. En 2022, cette "innovation" permettrait d’augmenter le plafond des dépenses autorisées de 62,2 milliards de BRL. Cette nouvelle règle "d’ajustement de la digue" ne rassure guère les analystes de mar-chés qui soulignent qu’elle ne garantirait pas à l’exécutif un espace budgétaire sur les exercices au-delà de 2022. Avec une telle disposition, la proposition de loi budgétaire transmise en août par l’exécutif au Congrès sera très incertaine puisqu’elle sera fondée sur une hausse du plafond inconnue à cette hauteur de l’année. En l’état, selon le Trésor fédéral, cet amendement constitutionnel devrait libérer un espa-ce budgétaire total de 106 milliards de BRL pour 2022 (43,8 milliards en raison de la limite stipulée pour le paiement des precatorios, 62,2 milliards en raison du relèvement du plafond de dépenses). Selon le Ministère de l’Economie, ces crédits supplémentaires seront utilisés pour viabiliser le programme Auxílio Brasil, le relèvement des salaires et prestations sociales dont la valeur nominale évolue en fonction du salaire minimum et l’augmentation d’autres dépenses obligatoires. L’espace ainsi ouvert servira aussi à financer des crédits d’amendements parlementaires qui intéressent directement les élus du Congrès et d’augmenter le fond électoral (qui finance les campagnes des partis). Enfin, les crédits supplémentaires permettront de soutenir des professions très touchées par la hausse des prix des carburants. Les camionneurs sont de précieux alliés du Président Bolsonaro....Le Sénat ayant apporté des modifications au texte adopté par la Chambre, la PEC devra à nouveau être débattue et votée à la Chambre. Le coût de l'indiscipline budgétaire. L’adhésion d’une large majorité des élus du Congrès à la "flexibilisation" de la politique budgétaire inquiète depuis des mois les marchés financiers et les investisseurs. En prenant de sérieuses distances avec la discipline budgétaire, l’Etat fédéral a renforcé au fil des derniers mois un climat d’incertitude et la perte de confiance des agents économiques. Cette dérive contribue à favoriser une inflation déjà élevée. La rupture avec le plafonnement des dépenses publiques est une énorme régression par rapport aux efforts de discipline budgétaire engagés depuis la fin du siècle passé. Après le rebond de 2021 qui suit le choc du début de la pandémie, le Brésil pourrait retrouver en 2022 le type de récession qu’il a affronté en 2014 et 2015. Le dérapage programmé des dépenses publiques intervient dans un pays qui connaît déjà une inflation à deux chiffres, situation qui a conduit la Banque Centrale à resserrer sa politique monétaire (en six étapes, le taux directeur a été relevé de 2%/an en début d’année à 9,25%/an, atteignant son plus haut niveau depuis juillet 2017). Ce resserrement monétaire et la réaction des marchés aux bidouillages budgétaires de l’Administration Bolsonaro et du Congrès contribuent au climat récessif. Mois après mois, les prévisions de croissance pour 2022 ont été revues à la baisse. La Bourse de valeur de São Paulo a perdu plus de 8,2% sur le seul mois de novembre 2021 et 14,4% sur les onze premiers de l’année. C’est le résultat le plus médiocre enregistré à l’échelle mondiale, après celui de l’IBC…..du Venezuela. Evolution du taux de change USD/BRL sur les 11 premiers mois de 2021 (1 USD = BRL). Source : CEPEA. L’abandon des disciplines budgétaires promu par l’Administration Bolsonaro aggrave la perte de crédibilité de l’Etat, induit et va induire un relèvement des taux d’intérêt, c’est-à-dire peser sur les conditions d’emprunt à long terme (via une hausse des primes de risque) et brider ainsi davantage un potentiel de croissance déjà limité. Le coût de la dette publique s’alourdit. Le taux de rendement requis par les investisseurs pour sous-crire des nouvelles obligations a connu une forte hausse sur les derniers mois (estimé en moyenne à 5,8 % en juin dernier, il a atteint 7,5% en octobre). Ces investisseurs s’inter-rogent désormais sur la solvabilité à terme du secteur public. Ils savent que si le gou-vernement fédéral ne parvient pas à faire face à tous ses engagements, il devra laisser courir l’inflation. Cette inflation est favorisée par la forte appréciation que le dollar a connu sur les 5 premiers mois du second semestre. Le billet vert est passé au-dessus de 5,6 réais à plusieurs reprises pendant que les parlementaires du Congrès poursuivaient leur "bricolage budgétaire" en novembre dernier. Il cotait moins de 5 réais en juin lorsque l’on pouvait encore croire à un rebond économique durable. Au final, les coûts à moyen terme pour l’ensemble de l’économie et les populations les plus modestes dépasseront les bénéfices sur le court terme. Le populisme budgétaire a toujours un coût élevé, supporté en premier lieu par les classes les plus pauvres. Celles-ci vont découvrir rapidement que l’Auxílio Brasil est un secours temporaire, insuffisant face à la montée du chômage, à l’instabilité des prix et à la compression des revenus. A suivre : A la Bolsa Familia, succède l'Auxilio Brasil.....à dix mois des élections générales. [1] Une partie des dépenses primaires obligatoires soumises au plafond sont directement ou indirectement indexées à l’inflation de décembre, telles que les prestations sociales (BPC), les primes salariales, l’assurance chômage ou encore les retraites. Plus pré-cisément, certaines sont indexées à l’IPCA (indice général des prix à la consommation), tandis que d’autres sont indexées au salaire minimum, lui-même lié à l’INPC (indice gé-néral des prix à la consommation des ménages modestes). [2]Il s’agit notamment de décisions de justice portant sur les salaires, les pensions de retraite, les impôts, etc. qui résultent de lois de travail et de règles fiscales complexes et porteuses de litiges. [3] Le Fundef (Fonds pour le maintien et le développement de l’éducation fondamentale) a été mis en place de 1998 à 2006. Il a été remplacé par le Fundeb (Fonds pour le main-tien et le développement de l’éducation fondamentale et la valorisation des profes-sionnels de l’éducation). Fundef et Fundeb sont des instruments de péréquation des crédits destinés à l'éducation destinés à soutenir les Etats fédérés plus pauvres. [4] Le programme pourrait coûter 81,6 Mds BRL en 2022 (1,1% du PIB), alors que la Bolsa Família a coûté 34,7 Mds BRL en 2020 (0,47% du PIB). Bien qu’il n’ait pas été inclus dans le projet de budget 2022, à la veille de l’année électorale le Président Jair Bolsonaro souhaite l’incorporer. Le montant moyen des prestations versées sera de 400 BRL par mois. [5] Le report des precatórios est assorti de plusieurs règles encadrant les modalités de paiement et d’échelonnement. La version de l’amendement constitutionnel adoptée par le Sénat Fédéral en décembre dernier prévoit des reports jusqu’en 2026 (et non pas 2036, comme le prévoyait la proposition initiale du gouvernement).
- Le Brésil dans l'orbite de......l'empire du milieu.
Depuis quinze ans, avec le Brésil, la Chine ne se contente pas de tisser des liens économiques. Elle met aussi en œuvre une stratégie d’influence afin de susciter chez les formateurs d’opinion brésiliens une perception nouvelle et positive de la République populaire, du pouvoir communiste et du régime que dirige désormais Xi Jingping. Les diverses initiatives de communication impulsées et inspirées par le Parti Communiste Chinois (PCC) cherchent à imposer l’image d’une Chine disposée à coopérer avec tous les pays, celle d’un Etat débonnaire, favorable à l’émergence d’une nouvelle gouvernance globale. Au Brésil comme ailleurs, Pékin entend convaincre les élites politiques, intel-lectuelles et médiatiques du caractère totalement pacifique de la montée en puissance de la République populaire et de l’opportunité que cet essor représente pour le reste de l’humanité. La Chine, son modèle économique, son système politique et l’architecture des relations internationales qu’elle construit offriraient des perspectives nouvelles par rapport à l’économie de marché et au système mondial libéral impulsé et piloté par les grandes démocraties occidentales depuis la Seconde Guerre Mondiale. Le capitalisme d’Etat tel qu’il est pratiqué en Chine et le système politique qui l’accompagne seraient des alternatives pour tous les pays émergents dont les institutions démocratiques vont mal et qui peinent à rattraper les nations occidentales. Cette stratégie d’influence [1] repose sur trois axes principaux. Le premier consiste à as-surer auprès du public brésilien le plus large la promotion de la culture chinoise. Les Brésiliens savent qu’il existe une grande distance culturelle entre les deux pays. L’ap-prentissage du mandarin, la maîtrise des codes sociaux, la connaissance de l’histoire et des mentalités chinoises sont, à juste titre, perçus comme d’âpres défis. Le pouvoir com-muniste s’impose par de multiples initiatives comme le seul pédagogue légitime capable de réduire la distance culturelle, d’enseigner la langue, de fournir des clés d’accès à l’uni-vers mental chinois. Le second axe est le développement d’une coopération étroite entre les universités, les think-tanks, les partis politiques, les médias et d’autres organisations influentes des deux pays. Il s’agit ici de disposer à l’intérieur du monde universitaire bré-silien, dans l’univers de la presse locale et de la vie culturelle ou au sein de la classe politique de "militants" de la cause et du modèle politico-économique chinois, de diffu-seurs convaincus et actifs de l’image très positive que la République populaire veut im-poser. Le troisième vecteur du soft power chinois au Brésil (et ailleurs en Amérique latine) est moins conventionnel. Il est lié à la diffusion d’innovations et de technologies de pointe dans des secteurs extrêmement importants pour l’avenir des sociétés sud-amé-ricaines. La Chine est capable de produire du hightec, des technologies digitales haut de gamme dans des domaines très divers (divertissements, sécurité, défense, applications industrielles, santé, etc..) et à des prix très compétitifs [2]. La diplomatie et les entreprises chinoises réussissent donc à convaincre les partenaires sud-américains qu’ils peuvent leur permettre d’avoir accès rapidement à des équipements et des services qui ne se-raient pas accessibles si les seuls fournisseurs étaient des nations occidentales. Du mandarin aux arts martiaux. Créé en 2004, le réseau des instituts Confucius réunit aujourd’hui 500 centres de for-mation sur 147 pays des cinq continents. Il est développé via des partenariats avec des universités de pays étrangers. Placé sous la tutelle du Ministère chinois de l’éducation, il a pour finalité la diffusion de la langue et de la culture chinoises. Il organise donc des cy-cles d’initiation et de formation au mandarin, des festivals, des échanges culturels. Ce sont des fonctionnaires liés au PCC qui recrutent les professeurs, définissent le cursus et les contenus enseignés, produisent le matériel pédagogique utilisé par les centres d’en-seignement qui sont en général installés sur les campus d’universités étrangères parte-naires. Les représentations diplomatiques chinoises exercent un contrôle direct sur les méthodes et les thèmes d’enseignement, la participation des étudiants. Les enseignants qui exercent au sein de l’institut doivent manifester une totale loyauté à l’égard du régime communiste [3]. Célébration du Nouvel An chinois sur l'avenue Paulista, en 2018, à São Paulo. Au Brésil, l’Institut Confucius est depuis treize ans la principale institution assurant un enseignement du mandarin. Le premier centre d’enseignement a été créé en juin 2008 dans le cadre d’une collaboration encre l’Université du Hubei et l’Université de São Paulo (USP, la plus prestigieuse du pays). Depuis, l’institut a considérablement développé ses activités. De 104 la première année, le nombre d’étudiants accueillis a régulièrement progressé pour atteindre plusieurs milliers en 2019. Outre la première unité de formation créée dans la capitale de l’Etat de São Paulo, treize autres unités ont été ouvertes sur des villes de l’intérieur. Sur l’ensemble du territoire brésilien, on recensait en 2020 11 instituts Confucius installés au sein d’universités locales et trois unités d’enseignement indé-pendantes. Ces instituts et unités ne limitent pas leurs activités à la seule initiation au mandarin des étudiants inscrits. Au sein d’une même université, ils peuvent collaborer avec diverses facultés pour proposer par exemple des cours de mandarin commercial ou une initiation aux arts martiaux. Ces instituts ne limitent pas leurs activités au seul péri-mètre des universités qui les accueillent. Ils développent une coopération avec les se-crétariats à l’éducation dans les Etats fédérés afin de promouvoir une initiation au man-darin dès l’enseignement secondaire. Chaque Institut Confucius conduit quatre types d’activités Le premier est l’animation de cours. Le second est l’organisation d’examens validant l’apprentissage de la langue. Le troisième est la réalisation d’activités culturelles. Le quatrième est la mise en oeuvre et la conduite de programmes d’échanges universitaires avec octroi de bourses d’études [4]. En moins de quinze ans, les Instituts Confucius sont devenus des acteurs centraux pour la promotion de la culture chinoise au Brésil. En lien avec des associations d’amitié, ils ont ainsi créé autour des grandes dates du calendrier chinois (nouvel an, fête du printemps, festival de la mi-automne) de véritables manifestations populaires dans les grandes ag-glomérations brésiliennes. A São Paulo, régulièrement, l’Association locale d’amitié Brésil-Chine et la municipalité organisent la célébration du nouvel an chinois. La program-mation inclut des concerts, expositions, présentations d’arts martiaux et de danse ainsi qu’un festival gastronomique. Les visiteurs découvrent la calligraphie traditionnelle, l’art du massage en Chine et l’acupuncture. Ils peuvent participer à des cérémonies reli-gieuses. D’autres villes importantes (Récife dans le Nord-Est, Foz de Iguaçu dans le Pa-raná, par exemple) fêtent aussi le nouvel an chinois. Outre les festivals, deux autres activités promues par les Instituts Confucius sont d’im-portants vecteurs de diffusion de la culture chinoise : les arts martiaux et la médecine traditionnelle. Le réseau brésilien assure ainsi gratuitement des cours d’initiation au Tai Chi Chuan. Il offre des bourses d’études de six mois pour des formations dans les univer-sités chinoises aux jeunes brésiliens qui pratiquent les arts martiaux [5]. La médecine traditionnelle chinoise est de plus en plus connue et pratiquée au Brésil. L’Université Fédérale du Goiás est la première grande université nationale à disposer sur son campus d’un Institut Confucius de médecine chinoise dont la mission est de diffuser les techni-ques et les pratiques de cette médecine auprès des professionnels et futurs profes-sionnels brésiliens de la santé [6]. Ajoutons enfin que les Instituts et des associations soutenues par les autorités chinoises promeuvent la cuisine traditionnelle chinoise dé-sormais présente et connue dans toutes les régions du pays. Rallier des formateurs d’opinion. L’essor du réseau des Instituts Confucius, les échanges entre enseignants et chercheurs sont des initiatives majeures concernant le monde de l’éducation. Le pouvoir chinois cherche aussi à séduire un public très large en pénétrant les grands moyens de com-munication traditionnels comme les chaînes de télévision. En 2019, le groupe brésilien Bandeirantes de Comunicação a signé un accord de coopération avec China Media Group. Bandeirantes est aujourd’hui une firme qui exploite sept chaînes de TV en accès libre ou sur abonnement, dix chaines de radio nationales et locales, des publications écrites, une maison d’enregistrement. Elle intervient également dans le secteur de l’évènementiel, gère des plateformes numériques, assure la distribution d’autres médias indépendants. De son côté, China Media Group réunit depuis 2018 les principaux médias chinois comme CCTV/CGTV [7] (qui gère 47 chaînes de TV publiques et plusieurs canaux d’émission en langues étrangères), et plusieurs radios. Surnommé "la voix de la Chine", ce conglomérat est directement subordonné au gouvernement central de la République populaire. Offi-ciellement, le contrat sino-brésilien prévoit des coproductions entre les deux partenaires et un partage de contenus. En pratique, depuis 2019, le résultat le plus évident est la dif-fusion par Bandnews (chaîne d’information en continue du groupe brésilien) de repor-tages et de journaux conçus en Chine, animés par des journalistes qui font constamment l’éloge de la dictature de Pékin. Les programmes dénommés Mundo-China permettent au téléspectateur brésilien de connaître toutes les prouesses du PCC. Capture d'écran du programme MundoChina : grâce au contrôle total du covid par le pouvoir chinois,la population peut se ruer vers les sites touristiques Le 21 septembre dernier, la chaîne de télévision Cultura, contrôlée par le gouvernement de l’Etat de São Paulo a annoncé avoir conclu un accord de partenariat identique avec l’agence d’information officielle du gouvernement de Pékin, Xinhua. Selon la Fondation Padre Anchieta, qui gère la chaîne brésilienne, ce partenariat doit rendre sa rédaction indépendante des sources d’information secondaires sur la Chine que sont les médias occidentaux. Il s’agirait de permettre aux téléspectateurs brésiliens de savoir directement ce que pensent et disent les Chinois. Ces téléspectateurs vont effectivement savoir ce que pense le Pouvoir communiste. Xinhua ne diffuse que la parole officielle du PCC. Le public de TV Cultura ne court pas le risque d’assister à des interviews de musulmans ouïghours prisonniers dans les camps de la Province du Xinjiang, de moines tibétains persécutés ou de leaders étudiants exigeant la démocratie à Hong-Kong. Pour le pouvoir chinois, il s’agit de neutraliser un discours occidental sur la Chine qui ne viserait qu’à promouvoir une image négative du pays. Les "contenus d’information" pro-posés par Xinhua et d’autres médias officiels chinois à leurs partenaires brésiliens sont en général plus sophistiqués que leurs équivalents d’origine russe (riches en fake news). Certes, la communication chinoise n’évite pas les références à un occident pervers qui a colonisé le continent sud-américain, provoqué des guerres et imposé des valeurs étran-gères. Ces thématiques plaisent à la gauche brésilienne très influente dans la vie intel-lectuelle nationale. Néanmoins, le cœur du message chinois consiste à défendre le régi-me politique et à présenter la République populaire comme un pays pacifique et respon-sable. Faut-il le souligner ? Pékin multiplie les interventions auprès des médias d’un pays démocratique comme le Brésil mais le pouvoir communiste s’oppose à toute initiative émanant de professionnels brésiliens de l’information qui voudraient s’implanter en Chine. Un autre volet de l’offensive dans le champ de la communication concerne les think tanks. Trois cas de figure apparaissent ici. Des partenaires brésiliens ponctuels peuvent servir de caisse de résonance sur le marché des idées. Il peut y avoir encore des alliés de circonstance qui diffusent les récits chinois de manière régulière. C’est le cas par exem-ple de think tanks spécialisés et liés à des institutions d’enseignement supérieur comme le Centre d’études Brésil-Chine de la Fondation Getulio Vargas de Rio de Janeiro. Enfin, il y a des complices qui partagent avec le Parti communiste chinois une vision commune du monde et dont les intérêts son convergents. C’est dans doute dans cette dernière catégorie qu’il faut classer l’Instituto para Reforma das Relações entre Estado e Empresa (Institut pour la réforme des relations entre l’Etat et l’entreprise), l’IREE, un des think tanks brésiliens qui invite régulièrement les diplomates chinois en poste à Brasilia et notam-ment le chef de la mission diplomatique, l’ambassadeur Wanming. Le président de l’IREE est un avocat très proche du Parti des Travailleurs de Lula et défenseur de l’ex-pré-sidente Dilma Rousseff. En Chine, l’IREE a pour partenaire, le Center for Internacional Security and Strategy (CISS), un think tank de l’université de Tsinghua, à Pékin. D’autres think tanks brésiliens directement liés à des formations politiques de gauche appuient sans restriction le pouvoir chinois et apportent spontanément leur contribution à la stra-tégie d’influence de Pékin. C’est le cas par exemple de la fondation Perseu Abramo, liée au Parti des Travailleurs. Les idiots utiles. Le pouvoir chinois fait un effort particulier pour choyer au Brésil comme ailleurs des per-sonnalités influentes qui sont régulièrement invitées à se rendre en Chine pour y passer plusieurs semaines. Ces "voyages éducatifs" sont destinés à faire de ces leaders d’opinion des diffuseurs reconnaissants et zélés de l’image aimable et séduisante que la Répu-blique populaire veut imposer. Ces invités sont d’abord des alliés politiques et sympa-thisants du régime chinois. Ceux-là sont les dignes successeurs de ces militants com-munistes que Lénine désignait jadis comme des idiots utiles. Ils sont appelés à propager le discours officiel présentant la dictature du PCC comme un régime aimable et le pays comme un géant économique pacifique qui offrirait d’innombrables opportunités à ses amis. Les invitations ne sont pas réservées aux militants de formations prochinoises. Pékin cherche à séduire de nouveaux adeptes du modèle chinois. Journalistes, parle-mentaires, élus locaux, fonctionnaires, universitaires de renom et diplomates bénéficient aussi de ces séjours tous frais payés. Les programmes incluent en général la visite des plus hautes institutions du pays, des rencontres avec de membres du PCC et des res-ponsables d’entreprises, des banquets et des journées de tourisme. L’objectif de Pékin est de gagner ces personnalités à la cause de la Chine. Les personnalités politiques nationales de tous bords sont des clients particulièrement recherchés par les services des voyages du PCC. Sur les années qui ont immédiatement précédé la crise sanitaire, des parlementaires de droite comme de gauche, du clan bolsonariste comme de l’extrême-gauche ont ainsi profité de visites [8]. Grâce à ces voyages, l’ambassade de Chine à Brasilia renforce ses liens avec une part significative des membres du Congrès fédéral, des liens utiles pour exercer un lobbying discret auprès des élus. Toutes ces initiatives de soft power ne visent pas que les leaders d’opinion, les élus ou les personnalités intellectuelles et médiatiques renommées. Le pouvoir chinois et sa diplomatie cherchent aussi à susciter la sympathie ou au moins la bienveillance silen-cieuse d’organisations non gouvernementales brésiliennes. Dans un Etat fédéral relati-vement décentralisé, des canaux de communication sont également ouverts entre la diplomatie de la République populaire et les gouvernements locaux, qu’il s’agisse des Etats ou des pouvoirs municipaux. La révolution numérique brésilienne est chinoise. Le pouvoir chinois a parfaitement compris que la révolution de l’information n’est pas une révolution industrielle comme les autres. Avec le numérique, on entre dans une logique de rendements croissants. Plus il y a d'abonnés sur une application ou une plateforme, plus le réseau est utile. L’efficacité et la qualité croissent avec la taille. L'économie des plates-formes est le royaume des monopoles naturels. Le gagnant ramasse toute la mise. En outre, la montée du numérique en entreprise, l'intelligence artificielle ou la disponibilité d'énormes masses de données renforcent l'efficacité du travail intellectuel, en font une composante décisive de la compétitivité dans d’innombrables secteurs d’activité. Enfin, la révolution numérique change les cerveaux. Elle agit sur la façon de percevoir le monde et de le penser. Les individus vivent de plus en plus connectés à des influenceurs, perdent le sens critique, reprennent à leur compte les messages "likés" sur les plateformes... La frontière entre vie publique et vie privée se déplace, voire s'estompe. L’intimité n'est plus ce qu'elle était. La Chine a aussi parfaitement compris que les pays d’Amérique latine souffraient de sérieux handicaps par rapport à cette révolution numérique décisive sur le plan économique et que ces handicaps représentaient une extraordinaire opportunité. Pékin entend faire du hightech un instrument essentiel de son soft power en Amérique latine. Ainsi, les firmes chinoises du numérique construisent une relation de confiance avec des millions de jeunes consommateurs brésiliens dont le pouvoir d’achat est limité. Il s’agit de mettre à leur disposition un matériel abordable et fiable (les téléphones Huawei et Xiaomi) et des logiciels/applications attractifs (Tik-Tok). La diffusion massive de ces produits et services (le Brésil est le second pays au monde – derrière la Chine – pour le nombre et la fréquence d’utilisations de Tik-Tok), le recours croissant des entreprises et des administrations publiques aux technologies et produits chinois (principalement en raison de la compétitivité-prix) induisent trois conséquences majeures. En établissant ainsi un partenariat technologique avec des clients brésiliens, les firmes chinoises limi-tent ou rendent difficile la pénétration du marché par des concurrents européens ou américains. En second lieu, la popularité des produits chinois a pour effet de neutraliser le discours occidental sur la fiabilité et la protection des données. Enfin, les produits et techniques vendus par la Chine disposant d’un accès back-door, l’expansion des marchés tenus par des firmes chinoises au Brésil offre aux fournisseurs un flux continu de données précieuses couvrant de nombreux domaines, des habitudes de consommation aux interactions de la population sur les réseaux sociaux en passant par les processus de prise de décision dans les entreprises et la sphère publique. La trajectoire de la firme de téléphonie Huawei au Brésil illustre cette stratégie de péné-tration du marché. L’entreprise est présente au Brésil depuis 23 ans. Elle intervient comme fournisseur d’équipements d’infrastructures pour les compagnies brésiliennes qui exploitent des réseaux de téléphonie fixe (Claro, TIM, Telefônica, etc..) et de smart-phones performants et innovants. Aujourd’hui 40% de la technologie 4G utilisée au Brésil a été mise en place par Huawei. Ces équipements sont moins onéreux que ceux fournis par les concurrents européens Ericsson ou Nokia. En outre, ils peuvent être actualisés pour une utilisation en 5G sans que les opérateurs aient à réaliser d’importants investissements. Lorsque les autorités brésiliennes ont envisagé dans les années ré-centes le passage à la 5G, les pays occidentaux (Etats-Unis en tête) ont multiplié les pressions pour que les opérateurs de téléphonie utilisant la technologie Huawei ne puissent pas participer aux appels d’offre. A partir de 2019, le gouvernement Bolsonaro a effectivement commencé à évoquer une possible exclusion de ces opérateurs. Huawei a alors manœuvré avec une grande habi-leté en délaissant un lobbying direct auprès du gouvernement brésilien pour engager une stratégie de séduction de grandes entreprises du secteur agricole et de compagnies minières, deux secteurs économiques essentiels. La filiale brésilienne du groupe chinois a ainsi négocié avec les autorités d’Etats fédérés à vocation agricole (Mato Grosso, Goiás, Paraná, etc…) l’installation d’antennes 5G au bénéfice des adhérents de coopératives agricoles ou de grands exploitants. Ce sont ensuite ces acteurs clés de filières agricoles et agroindustrielles importantes qui multiplié les actions de lobbying à Brasilia pour exiger que les opérateurs utilisant la technologie 5G Huawei sur de grands réseaux ne soient pas écartés des appels d’offre organisés à l’échelle fédérale. Il leur a suffi alors d’appuyer les démarches faites par les opérateurs de téléphonie eux-mêmes. Ceux-ci n’ont cessé de souligner que si Huawei était écartée des appels d’offre, ils devraient changer tout le réseau 4G installé pour investir dans une technologie compatible avec celle des fournisseurs de services 5G retenus. Le coût de cet investissement était estimé en juin dernier à 100 milliards de BRL (à l’époque, l’équivalent de 20 milliards de dollars). Outre un investissement onéreux, l’abandon de la technologie Huawei aurait signifié un retard d’au moins trois ans dans la mise en œuvre de la 5G à l’échelle nationale et 2 millions d’emplois perdus. Les dernières réticences du gouvernement Bolsonaro ont de toutes façons été levées à la fin 2020 lorsque le Président a compris que les campagnes de vaccination contre le covid-19 ne pourraient pas avancer sans augmentation de livraisons d’immunisants depuis la Chine…Un principe actif que Pékin s’est empressé de fournir dès que le Chef de l’Etat a assuré le gouvernement chinois que Huawei ne souffrirait d’aucune discrimination lors des appels d’offre pour la 5G. Début novembre 2021, à l’issue de l’appel d’offre réalisé, sur la liste des principaux opérateurs retenus, on comptait plusieurs clients et partenaires majeurs de.....Huawei. Le Brésil du 21e siècle est de plus en plus sous influence chinoise. Le discours sinophobe du Président Bolsonaro et de ses proches ne contribue d’ailleurs en rien à rééquilibrer des relations asymétriques. Pour favoriser un rééquilibrage, le Brésil doit privilégier les initiatives concrètes et délaisser les vitupérations et les provocations inutiles. La première action à engager est un effort conséquent de diversification des marchés d’exportation. Cet effort passera nécessairement par une redéfinition des priorités de production au Brésil. Le pays n’est pas condamné à consacrer de plus en plus de terres à la seule production de soja. Il peut développer ses capacités de raffinage afin de réduire ses exportations de pétrole. La seconde priorité est un contrôle plus rigoureux des investissements chinois sur le territoire brésilien et une amélioration conséquente de la gestion des firmes publiques nationales afin que celles-ci soient moins vulnérables face à la "sollicitude" de parrains de la République populaire. La troisième priorité est un suivi rigoureux de toutes les initiatives prises par le pouvoir communiste chinois pour formater les mentalités dans l’espace universitaire, le monde des médias, la population en général. Au Brésil, la Chine peut réussir à imposer une emprise à laquelle l’Australie semble décidée à résister. Le terrain est plus propice. Les forces de gauche brésiliennes pensent encore le monde du XXIe siècle avec les grilles de lecture de la guerre froide d’hier et d’un marxisme désuet. Elles sont plus importantes et influentes que ne le sont les mouvements pro-chinois sur l’île-continent du Pacifique. Au Brésil, les crises politiques et économiques répétées ren-dent particulièrement difficile la définition et la mise en oeuvre d’une stratégie de réduction de la dépendance priorisant le long terme. La Chine peut tout acheter, y compris la complicité silencieuse de leaders politiques sensibles à sa "générosité". Le Brésil n’est pas pour autant condamné à devenir une colonie de République populaire. Il dispose d'insti-tutions solides, de grands médias indépendants et lucides. De nombreux universitaires et universités montrent qu’ils ne sont pas prêts à devenir des idiots utiles. Les Brésiliens les plus âgés savent d’expérience qu’une dictature n’est jamais aimable. L’économie du pays est encore très diversifiée. Le système financier national est moins vulnérable que celui du voisin argentin. Bref, il y a encore de solides marges de manoeuvre. Il n’est pas trop tard pour prendre exemple sur la résistance australienne... [1] Le soft power chinois décrit ici est mis en œuvre sur toute l’Amérique latine, notam-ment dans les pays qui connaissent un état de crise économique et politique quasi-permanent. Outre le Brésil, il faut citer l’Argentine, le Pérou, l’Equateur, divers pays d’Amé-rique centrale et, bien sûr, le Venezuela. [2] Cette compétitivité-prix est liée aux subventions que verse l’Etat communiste à ses entreprises et à l’absence d’une culture des droits de propriété intellectuelle. [3] Plusieurs universités américaines, canadiennes, australiennes et suédoises ont déjà été conduites ces dernières années à fermer des centres d’enseignement de l’Institut Confucius pour non-respect des libertés universitaires. [4] Ces bourses concernent des séjours de courte durée (cours d’été et d’hiver de 20 jours) en Chine, des périodes de formation en Chine d’une durée de 6 mois destinées à l’étude de la langue et des séjours longs (jusqu’à deux ans) offerts à des étudiants brési-liens qui vont suivre des cours de second et de troisième cycle de perfectionnement en mandarin. [5] Le Brésil est le cinquième pays au monde pour le nombre de personnes pratiquant les arts martiaux (notamment le Kung Fu). La Confédération brésilienne de Kung Fu orga-nise des compétitions à l’échelle nationale et accueille également des compétitions internationales. L’accès à des formations assurées en Chine et financées par le gouver-nement chinois est donc un enjeu majeur pour le monde sportif brésilien. [6] Dès les années 1990, la médecine traditionnelle chinoise a été diffusée au Brésil grâ-ce à la Revue Brésilienne de Médecine Chinoise, publication soutenue par Pékin. En 1983, cette diffusion a été renforcée avec la création de l’Association d’Acuponcture d’Amérique du Sud, devenue en 1998, l’Association de Médecine Chinoise et d’Acuponcture du Brésil. [7] CCTV (China Central Television) et sa branche internationale CGTV (China Global Tele-vision Network). [8] Même s’ils rivalisent dans la propagande auti-chinoise et pratiquent un discours sino-phobes, les proches de Jair Bolsonaro profitent pourtant de ces invitations. Le sénateur Flavio Bolsonaro, fils du Président a ainsi pu découvrir la Chine à l’occasion d’un des voyages organisés pour les parlementaires brésiliens. La stratégie d’influence chinoise ignore les frontières idéologiques et les oppositions politiques....