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- Lorsqu'une élection peut en cacher une autre.
Le 2 octobre prochain (et peut-être le 30 du même mois), le Brésil vote. Cette consul-tation est l’occasion d’organiser 5 élections simultanément [1]. Les 156,45 millions d’élec-teurs vont d’abord choisir le futur Président de l’Etat fédéral et le vice-Président. Chacun des postulants au poste de chef de l’Etat est associé dans un ticket avec un candidat au poste de vice-Président. Les deux personnalités ne sont pas nécessairement affiliées au même parti politique. Le modèle de ticket et de scrutin uninominal majoritaire à deux tours utilisé ici vaut aussi pour une seconde élection : celle des gouverneurs (et des vice-gouverneurs) des Etats fédérés. Pour ces deux élections, le second tour est organisé lorsqu’aucun des candidats n’a obtenu la majorité des votes valides (hors blancs ou nuls) au premier tour. Restent alors en course, les deux prétendants qui ont obtenu le plus de votes valides au premier tour. Le 2 octobre, les électeurs brésiliens participeront aussi à trois autres élections. A cette date, seront renouvelées toutes les assemblées législatives, qu’elles soient fédérale ou locales (au niveau de chaque Etat fédéré). Ces scrutins législatifs concernent donc la Chambre des députés qui siège à la capitale fédérale (Brasilia) et les assemblées des Etats fédérés. Les députés fédéraux forment une assemblée de 513 membres. Chaque Etat fédéré dispose d’un quota de parlementaires fédéraux qui varie de 8 à 70 selon la taille de sa population. Ainsi, São Paulo, l’Etat le plus peuplé du Brésil, élit 70 représen-tants à la Chambre. Des Etats comme l’Acre, le Mato Grosso do Sul ou le Tocantins sont très peu peuplés. Ils disposent chacun de 8 représentants. La place des trois pouvoirs à Brasilia. Au centre le siège du Congrès, à droite le palais du Planalto (Présidence). A gauche, le siège de la Cour Suprême (STF). Les députés fédéraux et les députés locaux (pour chaque assemblée d’Etat, le nombre d’élus varie selon le nombre de députés fédéraux) sont élus selon un scrutin propor-tionnel de liste ouverte à un seul tour (voir ci-après). Enfin, le 2 octobre, les électeurs de-vront choisir un sénateur. Le scrutin est ici majoritaire à un tour. Tous les quatre ans, il s’agit de renouveler alternativement un tiers ou deux tiers du collège de 81 sénateurs (trois pour chaque Etat). Cette année, c’est un tiers de la chambre haute (27 sénateurs) qui est renouvelé (un siège est en jeu dans chaque Etat). Les élus de ces cinq scrutins pren-nent leurs fonctions à partir du 1er janvier 2023 et pour des mandats de quatre ans (à l’exception des sénateurs dont le mandat est de huit ans). Le pouvoir réel du Président dépend de sa capacité de négociation et de dialogue avec les parlementaires du Congrès. Au Brésil comme à l’étranger, l’élection la plus médiatique est évidemment la prési-dentielle à laquelle concourent 11 candidats cette année (dont le Président sortant et son challenger l’ancien chef d’Etat Lula da Silva). Le Président dispose de pouvoirs importants garantis par la Constitution. Face au pouvoir législatif, la Constitution de 1988 a instauré un organe exécutif fort, essentiellement incarné par le chef d’Etat. Il détient de larges compétences dans la mesure où il lance le processus d’élaboration des lois avec le Con-grès. Investi du pouvoir d’initiative, de promulgation et de sanction des lois, le président jouit également d’un droit de veto (susceptible d’être surmonté par un vote à la majorité absolue du congrès). En cas d’urgence, le chef d’Etat est également habilité à adopter des mesures provisoires (medidas provisórias) ayant force de loi, soumises à approbation ultérieure du Congrès tout comme il est habilité, en circonstances normales, à obtenir du Congrès une délégation législative lui permettant d’édicter des mesures comparables aux ordonnances françaises sous la Ve République. Elu pour un mandat de quatre ans selon un scrutin majoritaire uninominal à deux tours, le chef de l’Etat peut être considéré comme la seule incarnation de la majorité politique à l’échelle de la nation. Sa capacité d’action est cependant limitée. D’abord parce que dans un système fédéral les 26 Etats fédérés (+ le District Fédéral) et les 5570 communes ont des compétences et des prérogatives propres. Ensuite parce qu’à l’échelle du pays, le chef de l’exécutif ne peut pas gouverner sans l’appui d’une majorité au Congrès. De sa ca-pacité de négociation et de dialogue avec les parlementaires dépend largement l’ef-ficacité de son action et son pouvoir politique réel. La Constitution de 1988 confère d’importantes attributions au Congrès fédéral composé d’une chambre basse (la Chambre des députés) et d’une chambre haute (le Sénat fédéral). Depuis l’adoption de la Loi Fondamentale, des crises politiques, des ajustements institutionnels ont conduit le Brésil vers un régime semi-présidentiel au sein duquel le pouvoir fédéral se trouve fragmenté entre trois institutions majeures : le chef de l’exécutif, le Congrès et les présidents des deux chambres et, enfin, la plus haute instance judiciaire qu’est la Cour suprême, le Supremo Tribunal Federal (STF). Dans ce contexte, la Chambre des députés et le Sénat ont acquis une importance majeure. Alors que les médias brési-liens et étrangers concentrent leurs commentaires et analyses sur le scrutin présidentiel, les élections législatives sont devenues probablement aussi importantes que la désignation du chef de l’Etat pour le futur du pays. Le système bicaméral brésilien permet un processus équilibré d’élaboration et de révision des lois. Les propositions faites par l’une des chambres sont toujours revues par l’autre chambre. Ce système permet encore la prise en considération de questions d’intérêt général et de problèmes qui relèvent de demandes de secteurs spécifiques de la population. La chambre basse, avec 513 parlementaires représentant les populations des Etats fédérés, est l’espace où peuvent s’exprimer les intérêts particuliers. La chambre haute, avec 81 élus, est l’institution qui traite de questions générales. Les deux fonctions principales de la Chambre des députés sont l’élaboration des lois et le contrôle de l’exécutif. Le Président doit rendre compte aux députés de l’exécution du budget. La Chambre des députés peut autoriser l’ouverture d’un procès en destitution du Président de la République (impeachment). Compte tenu de ces prérogatives, c’est principalement de la chambre basse qu’il sera ici question. L’élection des députés. Selon la Constitution, le député fédéral est le représentant au niveau central de la popu-lation de son Etat qui est sa circonscription d’origine. Il a été élu par un scrutin pro-portionnel à listes ouvertes. Cela signifie que la conquête d’un siège par un candidat dépend autant du nombre de voix qu’il a rassemblé sur son nom que de celui accumulé par son parti. Dans ce type d’élection, les électeurs peuvent exprimer leur choix en inscri-vant soit un nom soit un parti sur l'écran de vote. Les sièges obtenus par un parti sont en réalité ceux qu'obtiennent, nominativement, les candidats qui se présentent en son nom. Les voix obtenues au nom du parti sont réparties entre les candidats qui en ont besoin pour être élus [2]. A la veille d’entrer en campagne, le candidat et son parti sont confrontés à plusieurs défis. Le premier est lié à la dimension du territoire qu’ils souhaitent représenter et où ils cherchent à conquérir des suffrages. La circonscription sur laquelle le postulant se pré-sente est un territoire particulièrement vaste… Considérons l’exemple de l’Etat le plus peuplé, celui de São Paulo. Il possède une superficie de 248 209 km2. Premier collège électoral du pays, il regroupe aujourd’hui 34,67 millions d’électeurs. Cette année, les 1527 candidats qui briguent les 70 sièges de députés fédéraux attribués à l’Etat doivent donc se faire connaître auprès de millions d’électeurs répartis sur une circonscription qui a la dimension du Royaume-Uni. A l’autre bout du pays, au nord, l’immense Etat du Pará est moins peuplé. Les 6,082 millions d’électeurs désignent 17 députés. Les candidats doivent faire campagne sur un territoire dont la superficie est égale à deux fois celle de l’Ukraine et la population très dispersée (6 habitants au km2). La circonscription est immense et l'élection est personnalisée à l'extrême. Le second défi est lié au comportement de l’électeur moyen. Celui-ci choisit rarement un parti, un programme, une liste. Il vote pour un candidat qu’il identifie (chaque postulant est associé à un numéro), qu’il a approché, qu’il croit appartenir à son univers social (à son secteur professionnel, à sa commune ou région, à son église, à son syndicat) et qui dispose déjà à ses yeux d’un capital de popularité et de crédibilité. Les liens personnels (le fait que le candidat soit un proche du maire de la commune du pasteur d'une église influente ou d'un notable), le charisme, le sentiment donné à l’électeur qu’il peut et doit s’identifier à un candidat qui se présente comme la personne providentielle : ce sont là des atouts essentiels. L'élection est personnalisée à l'extrême. De ce point de vue, les parlementaires qui sollicitent un renouvellement de leurs mandats ont évidemment un avantage considérable sur leurs concurrents. Ils sont d'ailleurs connus et se promeuvent par leur prénom, comme des membres de la famille ou de l'entourage proche. Pour les postulants qui se présentent pour la première fois, l’enjeu majeur est d’avoir ou de se construire un nom et surtout un prénom, une image à l’échelle d’une circonscription très étendue. Cet enjeu est d’autant plus important que le scrutin est à liste ouverte : ce sont les candidats ayant réuni le plus de suffrages sur leurs noms qui vont occuper les sièges accordés à leur parti. Chaque candidat n’est donc pas seulement en compétition avec les postulants d’autres formations. Il joue contre les joueurs de sa propre équipe. Pour conquérir des électeurs, il s’agit d’engager une communication intense de proximité. Il est donc essentiel pour chaque prétendant de bénéficier du relais de formateurs d’opinion sur chaque commune. Il faut pouvoir compter sur des leaders politiques et de notables locaux qui sauront occuper les médias, animer les réseaux sociaux, organiser des meetings et recruter toutes les "petites-mains" qui vont convaincre les populations que le candidat est proche d’elles, qu’il sera un bon protecteur, un bon relais à Brasilia. Ces "pe-tites mains" distribueront des tracts, feront circuler des véhicules diffusant régulièrement des messages par haut-parleurs, seront présentes aux carrefours pour agiter des bande-roles. Grâce ces équipes de sympathisants, le candidat qui cherche à promouvoir sa personne sur un vaste territoire peut convaincre l’électorat qu’il possède un véritable don d’ubiquité. Campagne très personnalisée pour les législatives fédérales : les affiches mentionnent le prénom du candidat et l'associent à une personnalité connue (Lula à gauche) ou à son ministère religieux (à droite). De leur côté, pour maximiser leurs chances de réussite, les partis cherchent à augmenter la visibilité de leurs listes en intégrant à celles-ci des personnalités qui disposent déjà d’un capital de popularité (parlementaires candidats à une réélection, personnalités mé-diatiques, influenceurs sur les réseaux sociaux, vedettes du show-business ou du ciné-ma) ou peuvent mobiliser un secteur de l’électorat captif (gradés de l’armée et des forces de police, leaders syndicaux, dirigeants de corporations organisées). Sur ce dernier registre, avec l’expansion des églises évangéliques, la capacité à intégrer des leaders religieux (pasteurs, missionnaires, frères, évêques, etc..) est devenu un enjeu majeur. Tout candidat disposant d’un capital de popularité et lié à tel ou tel secteur de l’opinion est un atout essentiel pour composer les listes et maximiser le total de sièges conquis au terme du scrutin. Pour attirer des têtes d’affiche en son sein, utiliser des personnalités connues pour optimiser les chances de succès à l’élection, la plupart des partis ne peu-vent pas se contenter de parier sur les sympathies idéologiques ou personnelles. Ils doivent disposer des moyens financiers qui leur permettront de construire les meilleures campagnes en termes de contacts avec l’électorat et les relais d’opinion locaux, en termes de stratégie médiatique, de présence et d’efficacité sur les réseaux sociaux. En d’autres termes, les partis qui attirent et sont "porteurs" pour des candidats très connus ou moins connus, sont les formations dotées de ressources financières conséquentes. Dimension du territoire, personnalisation du vote, mode de scrutin : ces éléments font de chaque consultation une opération extrêmement onéreuse pour les candidats et leurs partis. Les campagnes génèrent des frais de voyage, des dépenses de communication et de promotion considérables (et qui augmentent d’une élection à l’autre). Quelle soit la qualité de ses propositions, du programme dont il se réclame, le candidat qui est dans l’impossibilité de compter sur un parti organisé pour financer toutes ces opérations est évidemment voué à l’échec. La formation politique investit dans des candidats qui, une fois élus, auront l’obligation de ne pas oublier leurs bases… Extrême fragmentation des partis politiques. La personnalisation du vote, l’énorme coût des campagnes, les stratégies de notables usant et abusant du clientélisme sont aussi à l’origine d’une législation électorale et de normes sur le fonctionnement des partis politiques qui favorisent la multiplication des formations et une extrême fragmentation de la représentation nationale. Le pays compte aujourd’hui 32 organisations officiellement déclarées et reconnues. Plusieurs de ces for-mations sont des mouvements politiques structurés à l’échelle nationale, qui reven-diquent une identité idéologique et programmatique, qui portent des aspirations col-lectives et un projet de société. D’autres, nombreuses, sont des appareils destinés à servir la carrière d’un notable local ou régional déjà établi ou à promouvoir celle de per-sonnalités plus récentes dans la vie politique. On l’a vu : pour être élus ou réélus, ces individus doivent compter sur des relais municipaux, des leaders locaux, des formateurs d’opinion, des militants politiques qui constituent leurs appareils de proximité. Les appa-reils en question fonctionnent comme des clientèles : en contrepartie de l’appui militant fourni au candidat nouveau à la députation ou au vieux routier de la vie parlementaire, ils attendent des "retours". Une fois son siège acquis, le députe fédéral et son parti doivent "renvoyer l’ascenseur à la base", c’est-à-dire obtenir de l’Etat central des ressources finan-cières pour la région, faire que ses intérêts soient pris en compte. Il est aussi souvent question de fournir à la base des faveurs de toutes sortes. Cette relation clientéliste favorise la multiplication de partis attrape-tout, qui n’ont aucune orientation idéologique particulière mais s’inscrivent dans une logique d’échange. Pour servir les clientèles locales de leurs élus, ils ont besoin du concours de l’Etat central qui gère l’essentiel des fonds publics. Ils attendent du Président qu’il use à bon escient de son pouvoir de nomination au sein du gouvernement (portefeuilles de ministres ou de secrétaires d’Etat), de la haute administration, des cabinets, des directions d’entreprises publiques. Les personnalités proposées par ces partis pour occuper des postes auront pour mission de renvoyer l’ascenseur à leurs bases [3]. En contrepartie, les dites forma-tions sont prêtes à participer à la majorité parlementaire sur laquelle doit s’appuyer l’exécutif fédéral pour gouverner effectivement. Ces formations politiques vendent leur soutien aux gouvernements de tous bords, de gauche ou de droite, dès lors que ceux-ci prennent en compte les contraintes des élus parlementaires qui doivent servir leurs propres bases locales. Elles sont désignées dans le jargon politique brésilien sous le terme de centrão. Le centrão est formé de toutes les groupes et leaders parlementaires dont la priorité est de capter des ressources contrôlées (postes, finances) par le gouver-nement fédéral. Le centrão englobe aujourd'hui au moins quatre partis politiques et 230 des 513 législateurs fédéraux (mais d’autres formations sont proches de ce "marais"). Chaque parti du centrão sert des clientèles identifiables qui peuvent être des régions, des corporations, des mouvements religieux…. C’est cette multiplicité d’appareils politi-ques qui fait du système de représentation brésilien un système très pulvérisé. Sur la législature actuelle (2019-2022), à la chambre des députés, les 513 sièges sont répartis entre 23 formations dont plusieurs n'ont aucune identité idéologique bien définie. Le dilemme institutionnel brésilien. Les différences entre modes de scrutins, l’importance des intérêts locaux dans l’élection législative, le poids des notables et des appareils politiques qu’ils animent : toutes ces raisons font que la majorité qui a élu le Président ne se retrouve pas mécaniquement dans les deux chambres du Congrès. Une fois élu, avant même son investiture, le pre-mier défi pour le futur Président est donc de construire une alliance parlementaire suf-fisamment large au Congrès afin de pouvoir obtenir l’approbation de lois (majorité de 50% des voix + 1). L’expérience montre qu’il est possible de conserver pendant quatre ans une telle base d’appui au Congrès et même de l’élargir si plusieurs conditions sont réunies. Le Président doit d’abord avoir un puissant leadership personnel et savoir exploiter le capi-tal politique dont il dispose pendant la période d’état de grâce qui suit son élection. Il doit montrer à la fois qu’il fera usage de toutes les prérogatives que lui confère la Consti-tution (pouvoir d’initiative pour les projets de loi les plus importants, détermination du calendrier des travaux législatifs) et qu’il est pleinement disposé à coopérer avec le Congrès. L’état de grâce qui commence après l’élection et se poursuit quelques mois après l’investiture (le 1er janvier) est une période pendant laquelle le chef de l’Etat doit affirmer qu’il représente désormais tous les Brésiliens et veut incarner l’unité de la nation. La symbolique des gestes et de la communication est ici fondamentale. Le grand enjeu de la consultation électorale d’octobre n’est pas seulement de savoir qui de Lula ou de Bolsonaro sera Président en janvier 2023. Il s’agit encore de mettre en œuvre une politique d’ouverture. Entre octobre et janvier, lorsqu’il forme son gouvernement, le futur chef de l’exécutif fédéral doit inviter à le rejoin-dre des partis et des leaders qui n’ont pas nécessairement appuyé sa candidature mais avec lesquels il est possible de définir un programme de gouvernement. Il ne s’agit pas ici seulement d’offrir à ces ralliés des portefeuilles ministériels et des postes dans la haute administration. L’ouverture ne conduit pas nécessairement à répondre aux appétits intéressés du centrão. Si le prochain Président manifeste des capacités de négociation, fort du capital politique qu’il a obtenu après son élection, il peut parvenir à réunir des partis qui pèsent au sein de la Chambre et du Sénat. Une fois le gouvernement d’ou-verture formé, les processus de prise de décision doivent inclure un ample dialogue et une concertation poussée avec le plus large spectre de formations et de personnalités de la vie parlementaire. Si ces conditions sont réunies, une coalition disciplinée est capable de garantir des con-ditions de gouvernabilité, c’est-à-dire de conduire de manière coordonnée le processus d’élaboration, de discussion et d’adoption de textes législatifs. Cette discipline mi-nimise les effets pervers induits par la fragmentation excessive des partis. Elle assure l’exécutif du soutien politique dont il a besoin et confère à son action un caractère de prévisibilité. Ce mode de fonctionnement du système politique a été désigné sous le terme de "présidentialisme de coalition". Il a été opérationnel sous les présidences Cardoso (1995-2002), Lula (2003-2010) et pendant le premier mandat de Dilma Rousseff (2011-2014). Pourtant, au fil des mandats présidentiels, le "présidentialisme de coalition" est devenu de plus en plus fragile et chancelant. Le leadership de Dilma Rousseff s’est éffrité. Celui du Président Temer (par interim) était fragile. Jair Bolsonaro n’a jamais été doté de cette qualité. Salle des séances pleinières de la Chambre des députés du Congrès National. Le chef de l’exécutif fédéral qui veut gouverner doit s’assurer que tous les projets qu’il envoie au Congrès sont conformes à la Constitution, c’est-à-dire à la Loi Fondamentale adoptée en 1988 et qui présente la caractéristique d’être un texte extrêmement détaillé. Il est impossible de réformer la fiscalité, de remettre en cause les régimes de retraites, de changer le code des mines ou celui concernant la production de pétrole, de rénover le mode d’élaboration du budget fédéral sans amender la Constitution. Cet impératif s’im-pose encore s’il s’agit de créer un nouveau programme de transferts sociaux, de fixer les règles de rémunération des agents municipaux ou de renforcer la protection des données personnelles. Les textes législatifs, les décrets, arrêtés et ordonnance de l’exé-cutif peuvent être annulés par des magistrats (dont l’indépendance est protégée) parce qu’ils sont jugés non conformes à la Constitution. N’importe quel élu représentant un groupe organisé quelconque peut donc facilement invoquer Une Loi Fondamentale devenue touffue et complexe et recourir à la Justice pour obtenir l’invalidation d’actes juridiques adoptés par la puissance publique au niveau fédéral ou à des échelons inférieurs. Ces constats ont conduit tous les gouvernements depuis la fin des années quatre-vingt à contourner l’obstacle en proposant au Congrès des amendements à la Loi Fon-damentale. Le texte initial était déjà touffu. Il a été depuis 35 ans amendé à de multiples reprises (125 amendements adoptés entre 1992 et juillet 2022). C’est d’ailleurs pour éviter cette interférence des institutions judiciaires et pour faire en sorte que l’Etat fédéral mette en œuvre les politiques décidées que l’exécutif central et le Congrès national ont tant recouru à la méthode qui consiste à adopter des Projets d’Amendements Consti-tutionnels plutôt que de simples lois. Reste qu’en utilisant cette méthode, la Constitution en vigueur aujourd’hui est devenue un document infiniment plus complexe et détaillé que le texte initial. La proposition et l’adoption de Projets d’Amendement à la Constitu-tion (PECs en Portugais) sont devenus des méthodes courantes de gouverner et de légi-férer. La Constitution de 1988 contient des clauses qui ne peuvent pas être modifiées par le législateur. L’une de ces clauses précise que l’adoption de PECs exige le recours à des votes à la majorité élargie à la Chambre et au Sénat. Le projet présenté doit être simultanément approuvé par les 3/5 des députés et des sénateurs. Dans ces conditions, si le Chef de l’Etat n’a pas constitué un gouvernement fédéral élargi, s’il n’a pas rassemblé une majorité solide au Congrès formée de parlementaires qui s’entendent sur un pro-gramme de gouvernement, il est très difficile pour l’exécutif de mobiliser 60% des parle-mentaires autour de grands projets de réforme sans satisfaire les solides appétits du centrão. En d’autres termes, l’exécutif doit entrer dans une logique de marchandage en offrant des postes, en débloquant des crédits, en favorisant des partis qui n’attendent que cela. Cette logique de satisfaction d’appétits considérables avait déjà fonctionné sous l’Administration Cardoso. Il avait fallu que le gouvernement cède au centrão pour obtenir le vote d’un amendement à la Loi Fondamentale destiné à permettre au Président en place de se présenter pour un second mandat consécutif. Sous les gouver-nements de Lula, le centrão a été mobilisé grâce à un système occulte (mais découvert par la Justice) d’achat des votes des parlementaires (le mensalão). Avec Dilma Rousseff, le centrão est devenu un allié de premier plan mais a fini par faire tomber une Présidente qui ne cédait pas à tous ses caprices. Bolsonaro n’a pas cherché à nouer avec le Congrès un dialogue constructif. Il n’a manifesté aucun talent de négociateur, s’attachant dans un premier temps à dénoncer toutes les institutions et les parlementaires. Pour survivre politiquement et éviter la destitution, il a fini par confier les clés du pouvoir au centrão qui est aujourd’hui plus puissant que jamais. Le grand enjeu de la consultation électorale d’octobre n’est pas seulement de savoir qui de Lula ou de Bolsonaro sera Président en janvier 2023. C’est aussi et peut-être surtout de savoir avec quel Congrès le vainqueur du scrutin présidentiel devra gouverner. C’est de savoir si le centrão conservera ou accroîtra son poids au sein des institutions législatives. [1] Au Brésil, le vote est obligatoire pour les personnes de 18 à 70 ans. Il est facultatif pour les personnes de plus de 70 ans et celles de 16 à 18 ans, qui peuvent également voter. [2] Le quotient électoral variant d’un Etat à l’autre détermine quels partis ont le droit d'occuper les sièges de la Chambre des députés. Ce quotient s'obtient en divisant le nombre de votes valides par le nombre de sièges en lice. Supposons que dans un Etat 30 millions de votes valides aient été enregistrés et que le nombre de députés à élire soit de 60. Le quotient électoral est donc de 500 000. Le parti A qui a obtenu 15 millions de voix pourra occuper 30 sièges. Le parti B qui en a obtenu 10 millions pourront occuper 20 sièges. Enfin, le parti C qui a réuni 5 millions de voix occupera les 10 sièges restants. Le nombre initial de sièges que les partis A et B pourront occuper est déterminé par le quotient de parti. Les sièges attribués à chaque parti sont occupés par les candidats qui ont obtenu le plus de suffrages à l’intérieur du parti. Par ailleurs, pour être élu, un candidat doit atteindre un nombre minimum de suffrages (10% du quotient électoral, soit 50 000 voix dans l’exemple). [3] Le renvoi d’ascenseur peut prendre la forme d’emplois offerts dans le secteur public et les entreprises contrôlées par l’Etat, la libération de financements ayant un impact favorable sur l’économie d’une région ou la situation d’un groupe d’intérêt. Cette libération peut être parfaitement légale dans le cadre de financements inscrits au budget (investis-sements en infrastructures, programmes sociaux, soutien à l’éducation, etc..). Elle peut aussi être réalisée en utilisant des procédés illégaux (appels d’offre frauduleux, surfac-turations, etc..).
- Les églises évangéliques contre la démocratie.
Introduction. La scène s’est déroulée le 7 août dernier, dans une église baptiste de Belo Horizonte, la capitale de l’Etat du Minas Gerais. Invitée par le pasteur local, Michele Bolsonaro, l’épouse du Président et candidat, a pris la parole pour évoquer la bataille électorale qui commençait et défendre la candidature de son mari. Pour la première dame, le scrutin qui s’approche serait une bataille spirituelle. "Pendant de nombreuses années, le palais présidentiel a été livré aux démons. Aujourd’hui, il est dédié au Seigneur Jésus" : ainsi a-t-elle résumé les treize années (2003 à 2016) pendant lesquelles le Parti des Travailleurs de Lula a dirigé l’Etat fédéral. Evoquant ensuite le premier mandat de son époux, l’ora-trice n’hésitait pas à présenter Jair Bolsonaro comme l’envoyé du Christ. Le mari en question s’est empressé alors de reprendre ces propos en soulignant qu’il définissait son rôle comme une "mission divine". Toutes les enquêtes d’opinion réalisées depuis avril 2021 le montrent : Lula, le candidat de la gauche devrait gagner les élections présidentielles et l’emporter face à Jair Bolsonaro. Le scrutin devrait se dérouler sur deux tours, aucun prétendant ne devant atteindre la majorité absolue au premier. La presse européenne y va déjà de sa petite musique : la gauche va revenir. Elle est en passe de vaincre et son leader va reprendre les rênes du pays. Les commentateurs ajoutent que l’accent mis sur des questions reli-gieuses ne serait que la conséquence de la tactique de campagne employée par le Pré-sident sortant. Avec la crise économique et la gestion catastrophique de la pandémie de Covid-19, les seuls sujets que Jair Bolsonaro aurait avantage à utiliser pour tenter de gagner des voix sont la religion et sa défense de la famille. Depuis 2021, l’inflation est très préoccupante et la croissance très faible. Le prix des aliments ou des carburants galopent. La pauvreté progresse. La sous-alimentation aussi. Le seul recours du sortant serait donc d’instrumentaliser la religion, d’évoquer une "bataille spirituelle". Qu’il y ait un calcul de la part de Bolsonaro, nul ne peut en douter. Une grande partie de l’électorat évangélique soutient l’ancien capitaine et souhaite qu’il soit réélu. Selon l’institut de recherche PoderData, les intentions de vote pour en faveur du Président s’élèveraient à 40% seulement. Chez les évangéliques, cependant, il atteint 55%. Pour l’institut Data-Folha, Lula recueillait à la fin août 47% des intentions de vote, contre 29% pour Bolsonaro. Mais 49% des évangéliques déclarent voter pour Bolsonaro et seule-ment 32% soutiennent Lula. Les évangéliques représentent 30% de l’électorat brésilien. Ils sont nombreux parmi à croire que le PT et la gauche en général ont l’intention de restreindre la liberté religieuse dans le pays. Comme d’autres observateurs, les pasteurs observent que la gauche a cessé de donner la priorité aux questions économiques au cours des dernières décennies et a commencé à se concentrer sur les questions liées aux identités de genre et aux mœurs. De plus en plus nombreux, les chrétiens évan-géliques conservateurs considèrent que le PT de Lula est une alliance démoniaque visant à détruire la famille traditionnelle et encouragée par les homosexuels et les com-munistes…. Le religieux est un enjeu majeur à la veille de cette élection. Les responsables de la campagne de Lula qui avaient décidé d’éviter le sujet et de ne parler que de social et de relance économique ont du revoir leur stratégie. Ils risquaient de donner l’impression qu’il n’est pas important de parler de Dieu. Dans un pays comme le Brésil, la majorité de la population comprend et organise le monde à travers le langage religieux. Lula va donc devoir se battre aussi sur ce terrain. Si le religieux est si présent à la veille de cette élection, ce n’est pas seulement parce que Bolsonaro cherche des voix. La présence du religieux dans la campagne est d’abord liée à un phénomène profond : l’ascension politique de forces sociales devenues cen-trales : les églises évangéliques ou, plus précisément, les organisations religieuses pentecôtistes et néo-pentecôtistes. L’électorat évangélique représente aujourd’hui près du tiers des 156,4 millions de Brésiliens qui vont aller aux urnes en octobre. Les églises évangéliques pentecôtistes et néo-pentecôtistes ne s’affirment plus seulement dans le champ religieux. Elles interviennent de plus en plus dans l’espace politique, s’imposent à l’échelle locale, au Congrès et au sein de l’exécutif fédéral. Leur capacité d’influence de-vrait progresser après octobre 2022, quels que soient les résultats du scrutin prési-dentiel. Les Brésiliens vont participer le 2 octobre prochain à des élections générales. Outre le chef de l’exécutif fédéral, les électeurs vont élire les membres du Congrès national, les gouverneurs des Etats fédérés et les membres des assemblées législatives locales. Au niveau national, le système politique étant bicéphale, la composition future des cham-bres du Congrès est aussi importante que le choix du Président de la République. Lula peut donc revenir à la Présidence. Le leader populiste de gauche peut reprendre la tête de l’exécutif fédéral. Il devra composer avec un Congrès où l’influence du mouvement évangélique aura certainement progressé. Avec des groupes extrêmement solides éco-nomiquement, une présence et une assise politique de plus en plus consolidée, la mou-vance pentecôtiste et néo-pentecôtiste est devenue un acteur politique majeur. Entre-tenant une relation forte avec la droite et l’ultra-droite conservatrice, cette constellation d’églises et de communautés bouscule de plus en plus le paysage politique national. Par leur projet théologico-politique, ces groupes représentent aujourd’hui la principale menace pour la jeune démocratie brésilienne. C’est cette capacité d’influence construite depuis les années 1990 qui confère à cette campagne une tonalité nouvelle. La lutte pour un Etat réellement laïc est devenue un enjeu majeur. Elle va le rester dans l’avenir. Il faut comprendre qui sont ces groupes. Il faut les prendre au sérieux. C’est l’objet des trois articles consacrés à la mouvance évangélique. Le premier est consacré à la transi-tion religieuse rapide qu’a connu le Brésil sur les quarante dernières années et à l'essor du pentecôtisme dans le pays. * * * * La foi pencôtiste a conquis le Brésil (1). Le visiteur qui débarque aujourd’hui pour la première fois au Brésil est sans doute surpris. Les églises évangéliques sont partout. Pas une bourgade sans un lieu de culte, aussi modeste soit-il. Un simple garage suffit parfois. Dans les lointaine banlieue de São Paulo ou de Rio, sur les ondes, à la télévision, au cinéma, sur les réseaux sociaux, les pasteurs, ministres du culte, frères de diverses obédiences se succèdent. Ils sont omni-présents. Très religieuse, mystique, souvent superstitieuse, la société brésilienne était un terrain fertile pour l’expansion des organisations pentecôtistes et néo-pentecôtistes. Alors que le catholicisme a été la force structurante de cette société jusqu’au milieu du XXe siècle, il a reculé face à un protestantisme fondamentaliste très agressif. On assiste depuis 1990 à un glissement spectaculaire de la tradition catholique déclinante vers une religiosité plus affirmée et plus ardente. Cette religiosité s'impose de plus en plus dans le champ politique. L’essor des églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes peut être expliqué par un grand nombre de facteurs. Il existe au Brésil comme ailleurs une demande post-moderne pour une vie religieuse plus individualisée, prenant en compte la dimension émotionnelle, ré-pudiant les grandes structures hiérarchisées, verticales et rigides. Longtemps dominante, l’église catholique n’a pas su adapter sa réponse pastorale, elle a perdu ses capacités d’encadrement dans une société brésilienne très mobile, travaillée par d’importantes mi-grations intérieures et chamboulée par l’essor des grandes métropoles. La religion tradi-tionnelle a été répudiée au sein d’un marché considérablement élargi de l’offre de salut. Sur les années récentes, la dégradation des conditions socio-économiques, l’affaiblis-sement de la famille traditionnelle, le désenchantement par rapport à une classe poli-tique tournée vers elle-même et déconnectée des réalités sont aussi des éléments qui ont contribué à accélérer le processus. Dans ce contexte, les groupes évangéliques ont acquis une légitimité nouvelle. Ils cons-tituaient et constituent encore souvent le seul réseau d’intégration sociale et de solidarité sur les périphéries des grandes villes où vivent la majorité de la population et les cou-ches les plus modestes. De fait, ces églises distribuent des biens et des services sociaux. Elles comblent les brèches ouvertes par l’absence d’un Etat social, elles propagent un discours d’appartenance à la communauté des croyants, discours qui donne un sens aux situations de misère et de violence que subissent des millions de familles. Elles savent développer un puissant marketing pour convaincre. Elles occupent aussi un terrain que l’Eglise catholique brésilienne a délaissé en abandonnant un engagement social très important jusque dans les années quatre-vingt, à l’époque des communautés ecclésiales de base. L’essor d’une nouvelle offre religieuse. À compter des années soixante-dix du siècle passé, le Brésil connaît une diversification rapide de l’offre religieuse. Deux traits caractérisent ce phénomène. Le premier est l’érosion du nombre de Brésiliens qui se déclarent catholiques dans les recensements. Ils représentaient encore 89% de la population en 1980. Cette part tombe à 73,6% vingt ans plus tard. Elle était de 64,6% lors du dernier recensement de 2010. En prenant l’hypothèse d’un maintien du rythme de décroissance sur les années qui ont couru jusqu’en 2022, le pourcentage des Brésiliens catholiques serait inférieur à 50% en décembre prochain, soit 108 millions de personnes (contre 124,8 millions en 2010). Le second trait est la progression spectaculaire des évangéliques. Ils représentaient 9% de la population en 1990. Cette part relative était de 22,2% vingt ans plus tard. En acceptant l’hypothèse du maintien du taux de croissance observé entre 2000 et 2010 sur la période qui s’achèvera à la fin de cette année, des observateurs considèrent que le poids des évangéliques sera de 33,8% en décembre prochain, soit près de 73 millions de per-sonnes. Avec la même hypothèse, en prenant en compte les projections démogra-phiques, l’effectif de fidèles évangéliques pourrait être de 97 millions en 2032 (42,8% de la population). Au sein de ce courant religieux puissant, ce sont les organisations pente-côtistes et néo-pentecôtistes qui manifestent le plus grand dynamisme : en 1990, on re-censait 6,8 millions d’individus revendiquant une appartenance à ces confessions. Ils étaient 46,7 millions en 2020. Catholiques et évangéliques : poids relatif dans la population (en %). Sources : IBGE et Instituto Superior de Estudo da Religião (ISER). Les évangéliques brésiliens sont de plus en plus nombreux. Leur engagement religieux, social et politique est aussi très affirmé. Ils sont en général plus pratiquants que les ca-tholiques ou les membres d’autres confessions. Les temples sont pleins. On y prie sou-vent et avec ardeur. Le prosélytisme est de règle. Pentecôtistes et néo-pentecôtistes partagent leur foi en dehors des lieux de culte. Ils envahissent les réseaux sociaux, la vie musicale et artistique, le champ social, le terrain politique. La majorité de la population brésilienne était formée il y a encore dix ans de catholiques non pratiquants. Elle pourrait être constituée demain de missionnaires évangéliques ardents et très engagés. Le terme "évangélique" concerne deux types distincts de structures religieuses. Le pre-mier est formé par des confessions relativement anciennes au Brésil : luthériens, métho-distes, baptistes, adventistes, épiscopaliens, réformés calvinistes et presbytériens Ces cultes se sont développés au Brésil après l’indépendance de 1822, notamment avec l’ar-rivée dans le sud du pays de migrants d’origine allemande. En termes de part de la po-pulation, ce protestantisme historique stagne désormais autour de 4% à 5%, toutes con-fessions confondues. Assez libérales, les églises concernées touchent plutôt des classes moyennes et aisées, sont peu présentes au sein de la jeunesse et les couches défa-vorisées. Elles sont cependant très engagées dans les œuvres sociales, dans le domaine de l'éducation. Elles maintiennent de bonnes relations avec l’Eglise Catholique. La notion "d’église évangélique" ou "d’évangélique" utilisée ici se réfère à un second type de cultes proposés par la pléiade d’églises créées dans le pays depuis le début du XXe siècle. Ces dernières revendiquent leur appartenance au pentecôtisme. Ce courant du protestantisme piétiste est fondé sur le baptême du Saint-Esprit. En s’ouvrant ainsi avec docilité aux dons de l’Esprit, en accueillant avec gratitude et obéissance les charismes que l’Esprit-Saint est supposé répandre, les fidèles qui se désignent comme crentes (croyants) acquièrent des pouvoirs extraordinaires, comparables à ceux des apôtres visi-tés par Dieu le jour de la Pentecôte. Dans la liste de ces pouvoirs, on trouve le don de parler en langues étrangères (la glossolalie), celui d’accomplir des miracles et de guérir. Les crentes manifestent ces dons publiquement, au cours de cultes à fort contenu émo-tionnel. Durant ces offices, on rit, on pleure, on chante, on entre en transe, on parle en langues, c’est-à-dire qu’on prie dans une langue incompréhensible. Les pentecôtistes at-tendent le retour du Christ et la fin des temps. Ils font de la foi un moyen pour atteindre l’aisance financière, le bien-être, le bonheur familial, lesquels sont considérés comme des signes de santé spirituelle et de prédestination. Culte dans un temple pentecôtiste. L’histoire de la mouvance pentecôtiste au Brésil peut être décomposée en trois phases. Les premières créations d’églises ont eu lieu entre le début du XXe siècle et 1950. C’est sur cette période que sont constituées les deux principales églises du pentecôtisme classique : la Congregação Cristã no Brasil (CCB), fondée 1910, et les Assembleias de Deus (Assemblées de Dieu), fondées en 1911. Ces deux entités ont été créées au Brésil par des migrants européens qui avaient connu la doctrine pentecôtiste aux Etats-Unis. Le réseau brésilien des Assembleias regroupe aujourd’hui plusieurs entités régionales et réunit plus de 12 millions de fidèles. La Congregação Cristã fédère plus de 20600 communautés lo-cales et rassemble 4,5 millions de fidèles (2019). Dans les années trente, surgissent d’au-tres églises de dimension régionale, principalement dans le Nord-Est du pays. La secon-de phase se déroule entre 1950 et 1970. Le pentecôtisme se développe mais son in-fluence reste encore limitée. Cette seconde phase correspond à une période de grand exode rural et d’essor des mégapoles. Le Brésil s’urbanise et s’industrialise. Les grands moyens de communication commencent à apparaître. Les trois principales églises qui sont créées pendant cette période sont l’Igreja Brasil para Cristo (1955), l’Igreja Pentecostal Deus é Amor (1962), toutes deux d’origine nationale, et l’Igreja do Evangelho Quadrangular (1951), originaire des Etats-Unis. Cette dernière rassemble aujourd’hui 2 millions d’adeptes. Sur cette seconde phase, le pentecôtisme connait une première mutation. Dans les cultes, la glossolalie perd en importance, la cure occupe une place centrale, la pratique de l’exorcisme (qui a toujours existé) devient publique et est médiatisée. Elle devient même une marque des églises pentecôtistes. Au cours de ces années, des groupements religieux qui s’inscrivaient jusqu’alors dans la lignée de la réforme protestante con-naissent une "rénovation", changent de nom et glissent progressivement vers le pen-tecôtisme. Un facteur contribue alors fortement au "décollage" du courant pentecôtiste en périphéries urbaines : l’église, la communauté de fidèles fonctionnent comme un réseau d’entraide, à l’échelle du quartier, de la banlieue ou de la commune. Les anciens ruraux qui connaissent le déracinement, une perte de tous leurs repères sociaux, culturels et religieux retrouvent dans la structure ecclésiale un espace de solidarité, d’in-sertion sociale, une dimension humaine. Dans ce pentecôtisme historique largement importé et peu adapté à la culture bré-silienne, la communauté des croyants exerce un contrôle total sur l’existence de ses adeptes, soumis à des prescriptions rigoureuses (interdictions de l’alcool, prohibition de l’image, codes vestimentaires, assiduité aux cultes, etc..). La norme à respecter est celle d’une vie austère, frugale, ignorant totalement l’hédonisme de la société de con-sommation. Le plaisir est une manifestation majeure de Satan. Les crentes doivent être fidèles à leur église et ils le sont parce qu’en son sein ils trouvent un réseau social pro-tecteur. Pendant longtemps, ce premier pentecôtisme s’est singularisé par son re-pliement sur la pratique religieuse, sa présence réduite sur la scène sociale et une répugnance marquée à l’égard de la politique considérée comme relevant du "monde" soumis à l’emprise de Satan. L’engagement politique, associé à la corruption, relevait du péché. La déferlante néo-pentecôtiste. La troisième phase commence avec les années quatre-vingt : elle correspond à l’essor au Brésil du courant néo-pentecôtiste. Cette dénomination utilisée pour désigner une offre religieuse nouvelle ne signifie pas que cette offre soit homogène. L’offre néo-pen-tecôtiste va être de plus en plus dispersée. Dans le Brésil d’après la fin de la dictature militaire, il est devient impossible de savoir combien d’églises pentecôtistes existent et combien de variantes du pentecôtisme sont pratiquées. Une étude réalisée au début des années quatre-vingt a montré qu’à l’époque chaque semaine surgissait une nouvelle église. Les institutions les plus importantes qui naissent avec cette troisième vague sont l’Igreja Universal do Reino de Deus (1977), l’Igreja Internacional da Graça de Deus (1980), l’Igreja Apostólica Renascer em Cristo (1986) et la Comunidade Evangélica Sara a Nossa Terra (1992) ou l’Igreja Mundial di Poder de Deus (1998). Des centaines, voire des milliers d’autres églises ont été créées sur les quarante dernières années. Plusieurs ont cessé rapidement leurs activités après avoir été lancées. Nombreuses sont les entités qui n'ont atteint qu'une influence locale ou régionale. Certaines de ses églises sont d’anciennes organisa-tions qui ont changé de nom. D’autres ne se présentent pas comme pentecôtistes ou ne savent pas qu’elles se rattachent en réalité à cette mouvance. Cette diversification con-sidérable de l’offre a plusieurs explications. Le pentecôtisme et le néopentecôtisme se réclament de la théologie de la prospérité. Au cœur de cette théologie, il y a la conviction que Dieu veut que ses fidèles connaissent une vie prospère, c’est-à-dire qu’ils soient riches du point de vue économique, sains du point de vue physique et heureux dans leur vie personnelle et familiale. Le bonheur et l’opulence sont des signes de la prédilection divine et peuvent être conquis par la foi. La foi conduit à la richesse, à la santé, au bien-être. Le manque de foi génèrent la pauvreté, la maladie, le malheur. Le fidèle est donc responsable de ce qui lui arrive, qu’il s’agisse de la bénédiction ou de la malédiction économique, sociale, physique ou spirituelle. Le dénuement, la pauvreté, les problèmes de santé sont attribués au manque de foi de la personne, bien plus qu'à un quelconque contexte social ou économique. L’individu peut cependant reconquérir le bonheur s’il retrouve le chemin de la foi. L’ex-pression de la foi se concrétise par la participation active à la vie de l’église et par un investissement financier régulier et généreux. La dîme, comprise comme une expression de la foi de ceux qui font des dons, est la principale voie à emprunter pour sortir de l’é-chec. "Dieu est le chemin mais le pasteur est le péage", selon un dicton populaire bré-silien. Cette conception peut susciter des critiques morales car le pasteur acquiert sou-vent rapidement un patrimoine conséquent. Néanmoins, la foi exprimée par le versement du péage met en mouvement les mains providentielles de Dieu. De fait, l’investissement du crente n’est jamais un investissement en pure perte. Il génère un retour palpable dans la vie quotidienne. Ce retour perceptible est sans doute la clé du succès des églises pentecôtistes des premières périodes. A l’époque, au sein de structures qui encadrent et animent la vie d’un quartier ou d’une banlieue, le rapport à la divinité est marqué par une attitude de soumission. Le fidèle s’en remet à la grâce divine. Cette grâce ne signifie pas pour tous la prospérité, la santé, la réussite familiale ou le bonheur individuel. Elle se traduit pourtant par un soutien du réseau auquel appartient le fidèle. L’église peut l’aider à trouver un emploi, à monter un petit commerce. Le crente est socialement reconnu et protégé. Il participe à des activités culturelles et éducatives. Le respect de règles de con-duites (interdiction de la consommation d’alcool, de drogues), l’encadrement social exer-cé par la communauté réduisent la violence, l’insécurité. Les relations interpersonnelles et de voisinage sont pacifiées. Les nouveaux courants pentecôtistes promeuvent plusieurs évolutions à partir des an-nées quatre-vingt. La première est une désinstitutionalisation radicale de la vie religieuse. Le pasteur qui crée son église ou organise une communauté s’autoproclame pasteur. Aucun cursus officiel, passage par un séminaire ou diplôme n’est nécessaire. N’importe qui peut s’instituer ministre d’un nouveau culte. Il suffit au pasteur auto-proclamé d’affir-mer qu’il a eu une vision, qu’il a reçu un appel lui enjoignant d'aller prêcher l’évangile. Le talent oratoire est ici essentiel. Il existe dans le Nord-Est une tradition de l’improvisation orale (la poésie repentista) qui a sans doute contribué à multiplier et à diffuser ce don d’évangélisation (les nordestins sont présents dans de nombreuses régions du pays), le fait de savoir bien parler, de pouvoir attirer le plus de monde possible par sa parole. Le ministère sacerdotal est accessible à tous les beaux parleurs. Les plus performants peuvent même se donner le titre d'évêque. Inauguration d'un nouveau temple de l'Igreja Universal do Reino de Deus en 2020. Un second train de changements majeurs a eu lieu, notamment avec l’essor de l’Igreja Universal do Reino de Deus. Son fondateur, "l'évêque" Edir Macedo va donner à la théo-logie de la prospérité toute sa traduction matérielle. D’abord pour justifier son propre enrichissement. L’église devient rapidement une puissance financière considérable. Ensuite pour encourager ses adeptes à la suivre : "l'évêque" préconise un abandon du ri-gorisme des pentecôtistes historiques. Les crentes peuvent profiter des bienfaits de la société de consommation. L’hédonisme sous toutes ses formes n'est plus combattu. Si Dieu nous offre la possibilité de bien vivre et d’accumuler biens et richesses, pourquoi ne pas le faire ? Macedo va par ailleurs supprimer un des aspects de la tradition protestante qui persistait au sein de l’univers pentecôtiste brésilien : l’iconoclasme, la prohibition des images. Auparavant, les fidèles du premier pentecôtisme ne pouvaient pas regarder la télévision, aller au cinéma ou au théâtre. Cet iconoclasme s’appliquait aussi au corps des fidèles. Le corps était péché. Il ne fallait donc pas le mettre en valeur. La culture brésilienne profonde est pourtant une culture de l’image et de l’image de soi. L’ico-noclasme des premiers pentecôtistes se heurtait donc à un trait majeur de la culture nationale. En créant son église, Macedo rompt avec cet interdit. Il a compris avant tous ses concurrents que la diffusion du message doit dépasser les limites des murs du tem-ple et utiliser systématiquement les mass médias. Le fondateur de l’Igreja Universal introduit l’image, diffuse ses cultes sur les petits écrans, lance un prosélytisme télévisuel à très grande échelle. L’abandon de l’interdit sera repris par toutes les grandes églises concurrentes. Le courant néo-pentecôtiste va recourir sys-tématiquement aux canaux modernes de communication (TV, puis plateformes numé-riques). Il a introduit une nouvelle dynamique dans les cultes, en favorisant l’expression des fidèles (chants, expression corporelle) et en abandonnant l'austérité et le formalisme vestimentaires, l’interdiction de mettre le corps en valeur. Aux prières des premiers temps qui réunissaient des adeptes vêtus avec une extrême rigueur ont succédé des offices où les participants rivalisent d’élégance. Ces changements vont générer une autre mutation. Le rapport des fidèles à la divinité est transformé. Les églises pentecôtistes ont très tôt utilisé le recours à des témoignages durant les offices. L’adepte repenti, revenu à Dieu, guéri d’une maladie incurable ou le fils de nordestins pauvres qui avait réussi dans les affaires étaient appelés à témoigner. Sa trajectoire était la preuve du salut par la foi. Sur une communauté réunissant entre 3, 5 ou 10 000 fidèles, il y avait toujours des croyants dont le sort s’était spectaculairement amé-lioré. Cette technique de l’appel à témoignages de quelques élus avait l’avantage de con-forter la foi de la masse des adeptes. Avec la diversification de l’offre et l’ample diffusion que permet l’image (et aujourd’hui les plateformes numériques), la concurrence entre églises est exacerbée. Chacune cherche à montrer qu’elle est plus que les autres le che-min de la prospérité et du bonheur car il faut garantir la croissance des péages versés. De leur côté, les fidèles et les adeptes potentiels sont confrontés à des périls et des risques de plus en plus nombreux et de plus en plus importants dans leurs existences : crises économiques répétées, effondrement des revenus, catastrophes naturelles, pandémies, violence urbaine, dislocation de la famille traditionnelle, séparations, divorces, toxicoma-nie, etc… La demande de protections est de plus en plus forte. Tous ces éléments ont profondément transformé le rapport à la divinité. Au lieu d’atten-dre la grâce de Dieu après avoir intégré une nouvelle église, les fidèles ont commencé à exiger un retour personnel, à concevoir leur rapport à Dieu comme un contrat. L’adepte est devenu un client. En contrepartie du péage versé, il entend obtenir des bénéfices concrets et rapides. Le crente entretient avec Dieu une relation d’obligations et de béné-fices. S’il remplit ses obligations, Dieu va le bénir, c’est-à-dire lui accorder prospérité, san-té et bonheur. Si le contrat n’est pas respecté par ce Dieu indocile, c’est que le chemin choisi n’est pas le bon. Il faut changer de fournisseur. Les clients des églises néo-pentecôtistes n’ont donc plus la fidélité qu’avaient les pentecôtistes traditionnels d’hier. Ils n’hésitent plus à changer de pasteur et de communauté pour aller tester les services d’entités concurrentes. Ils peuvent fréquenter plusieurs églises à la fois. A la fidélité d’hier a succédé un butinage religieux. Les premières générations d’adeptes du pentecôtisme étaient très souvent formées d’an-ciens catholiques, baptisés par l’église romaine. Les nouvelles générations sont consti-tuées d’adeptes nomades qui ont fréquenté divers cultes avant de s’insérer dans celui où ils ne font parfois qu'une étape. Le néo-pentecôtiste est versatile. Dans cette dynamique concurrentielle, les grandes structures, les églises de dimension nationale (ou multi-nationale) les plus riches sont également les plus solides. Sur le marché de la foi, elles adaptent leur marketing, multiplient les témoignages, parviennent à convaincre les fi-dèles que le contrat sera respecté. Elles constituent en effet des réseaux puissants d’en-cadrement, de sociabilité et de soutien qu’il est difficile d’abandonner. La prospérité ou la fortune sont toujours réservées à quelques rares adeptes que l’église et son pasteur mettent en évidence pour renforcer la foi de tous les crentes. Pour les couches les plus pauvres de la société, l’adhésion à une église puissante est toujours à l’origine de bien-faits, aussi modestes soient-ils. Le versement régulier du péage ouvre toujours l’accès à une route un peu moins difficile. La pulvérisation de l’offre spirituelle n’est pas un obstacle rédhibitoire au développement de cette force sociale que sont désormais les églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes. A la théologie de la prospérité, elles ont en effet ajouté à leur panoplie une autre théo-logie. Elles veulent être les défenseurs des valeurs traditionnelles. Elles entendent me-ner une "bataille spirituelle", combattre sur le terrain des valeurs, entrer en politique. C’est sans doute ce combat qui leur permet de conjurer les périls de l’hyper-concurrence. Et de s’imposer comme acteur politique central dans le Brésil du XXIe siècle. A suivre : La nouvelle "bataille spirituelle".
- L'Amérique du Sud sur le fil du rasoir.
Le dynamisme économique de la région est très lié aux cycles des prix internationaux des matières premières. Les livraisons de produits agricoles et alimentaires, de pétrole, de minerais et de métaux représentaient en moyenne plus de 75% des recettes d’exportation des pays du sous-continent en 2018/19. Les phases de forte expansion de l’activité ont correspondu dans le passé à des périodes de boom des prix des commo-dités, favorisés par une forte demande mondiale. Ce fut notamment le cas entre 2004 et 2014, au cours du dernier "super-cycle des matières premières". A l’inverse, après ce cy-cle, l’économie régionale s’est assoupie. Entre 2014 et 2021, la croissance moyenne annuelle de la région a été une des plus faibles du monde. La hausse des cours des matières premières observée depuis la mi-2020 et accentuée après l’invasion de l’Ukraine entraîne donc et va entraîner encore dans l’avenir proche une progression des revenus en devises et des rentrées fiscales dans de nombreux Etats sud-américains. Elle devrait donc doper la croissance dans la région. Ce n’est pourtant pas ce que nous disent les prévisionnistes. L’Amérique du Sud a été la région du monde la plus durement touchée par la pandémie du covid-19, aussi bien sur le plan sanitaire qu’en termes d’impact économique. Après le déclenchement de la guerre d’Ukraine, les prévisions de croissance régionale ont été révisées. La CEPAL [1] anticipe désormais une très modeste amélioration (le PIB du sous-continent croîtrait de 1,5% en 2022, contre 1,4% prévus initialement). Avec le cycle haus-sier des prix de commodités actuel, un réveil de la croissance comparable à ceux ob-servés dans le passé ne semble pas être d'actualité. La reprise est en effet contrecarrée par d’autres facteurs qui devraient avoir sur les prochains mois un rôle essentiel. Croissance du PIB (en %). Source : CEPAL. Le premier concerne l’économie mondiale, plus fragile aujourd’hui que lors du dernier super-cycle des prix de matières premières. Pour que les cours internationaux des com-modités atteignent leurs sommets actuels, il a fallu deux chocs d’offre négatifs : la pan-démie (crise énergétique de 2021, perturbations des chaînes d’approvisionnement) et la guerre en Ukraine. Depuis quelques temps, les inquiétudes se multiplient au sujet de la santé de l’économie chinoise (en lien avec la politique anti-covid du régime de Pékin). De leur côté, dans un contexte d’inflation élevée, plusieurs pays occidentaux ont engagé un cycle de resserrement monétaire ou sont sur le point de le faire, ce qui doit entraîner un ralentissement de la demande intérieure. Ces durcissements vont affecter évidemment les conditions de financement sur les marchés internationaux. Notons ici que sur la quasi-totalité du précédent super-cycle de hausse des prix des matières premières, les politiques monétaires des pays avancés ont été très accommodantes. Un second facteur doit être pris en compte : les fondamentaux des écono-mies sud-américaines sont aujourd’hui bien moins solides qu’ils ne l’étaient il y a une quinzaine d’années. Le sous-continent a abordé la crise financière mondiale de 2008 avec des indi-cateurs économiques relativement favorables. La dette publique était alors relativement faible (45,8% du PIB en 2008). Le secteur bancaire était sain et les efforts insistants des principales banques centrales pour contenir la pression inflationniste avaient porté leurs fruits. Comme le reste du monde, l’Amérique du Sud est confrontée depuis 2021 à une inflation préoccupante. Sur le sous-continent, elle a atteint sur les premiers mois de 2022 le niveau le plus élevé depuis quinze ans. La situation est particulièrement inquiétante dans plusieurs pays de la région où aux effets de chocs d’offre négatifs viennent s’ajouter des déterminants inté-rieurs. L’Argentine vit depuis quelques années avec une inflation à deux chiffres. Le rythme de hausse prix s’est élevé depuis la fin 2020 au Brésil. Il aug-mente également en Colombie ou au Chili. L’inflation persiste alors même qu’un cycle de resserrement monétaire agressif a été engagé il y a plus d’un an. Ce durcissement pèse sur le crédit, l’investissement et la consommation. L’instabilité des prix concerne notam-ment le secteur alimentaire, l’énergie (gaz, électricité) et les carburants. Elle impacte donc particulièrement les couches les plus pauvres. Variation annuelle des prix à la consommation (en %). Source : FMI. Autre difficulté majeure : de nombreux pays de la région connaissent après la crise du Covid un niveau d’endettement public très problématique (72% du PIB en moyenne à la fin 2021). Désormais, pour éviter une aggravation de cette situation, les gouvernements nationaux réduisent le soutien aux ménages et aux entreprises qu’ils avaient fourni au plus forte de la crise sanitaire. Ils diminuent aussi leurs investissements. La normalisation en cours des politiques monétaires dans la plupart des économies avancées représente un énorme défi pour l’Amérique latine. Elle peut entraîner une accélération des sorties de capitaux, freiner l’investissement, accroître la contrainte budgétaire et la contrainte exté-rieure (lorsque le financement des déficits publics et du déséquilibre courant dépend de ressources extérieures). Risques politiques et sociaux. Les prévisionnistes qui tablent sur la poursuite d’une croissance lente sur la région prennent encore un compte une autre donnée majeure : le "climat" social et politique. L’atonie des économies depuis 2015 a entraîné un appauvrissement relatif des nouvelles classes moyennes qui avaient émergé au début du XXIe siècle. Elle a suscité une énorme frustration sociale qui s’est exprimée en fin 2019. Les populations ont dénoncé la dégradation des conditions de vie, le creusement des inégalités, la précarisation. Autant d’évolutions qui ont été amplifiées et accélérées par la crise sanitaire. Avec le Covid, les Etats ont tenté de limiter les dégâts sociaux. Ils semblent pourtant impuissants à freiner l’essor de la pauvreté, à garantir un minimum de protection sociale, à faire face à la montée de l’insécurité, de la violence et du crime organisé. Ce climat favorise une polarisation politique accentuée. Il alimente une désillusion croissante des électeurs, la montée des populismes, une demande plus marquée des populations en faveur d’une intervention économique plus forte de l’Etat, une immense impatience.Dans ce contexte, on assiste depuis trois ans au retour au pouvoir de forces politiques de gauche. Les nouveaux gouvernants sont confrontés à une instabilité institutionnelle plus forte. Autant de réalités ou de perspectives qui ne créent pas un climat économique propice aux investissements, à la croissance, à l’essor de l’emploi. Tous les pays de la région ne sont pas confrontés avec la même ampleur à ces difficultés. Les Etats producteurs et exportateurs nets de pétrole et de gaz naturel devraient connaître une croissance relativement forte sur 2022 et 2023. C’est le cas de la Colombie, de l’Equateur ou de la Bolivie. C’est aussi le cas du Venezuela, où le PIB a baissé de près de 75% entre 2013 et 2021, provoquant l’exode de 6 millions d’habitants. L’économie devrait renouer avec une croissance positive cette année. Pour les autres nations du continent, même si le boom actuel des matières premières améliore les revenus d’exportation et les recettes fiscales, les perspectives ne sont pas favorables. Lorsqu’ils ne sont pas menacés immédiatement par une crise des finances publiques, plusieurs doivent faire à la hausse des cours du pétrole importé et à une instabilité politico-institutionnelle gravissime. Manifestation contre le gouvernement Castillo, à Lima, au Pérou (mars 2022). C’est le cas au Pérou ou au Chili. Dans le premier pays, cela fait près d’un an que l’instituteur d’extrême gauche Pedro Castillo a accédé à la Présidence de la République. Depuis son entrée en fonction, il a déjà changé quatre fois de ministres, invoquant la nécessité d'un renouvellement. Accusé par ses adversaires au Congrès de corruption, en seulement dix mois de mandat, le leader péruvien a déjà subi deux tentatives de destitution. Au Chili, depuis mars dernier, le jeune président Gabriel Boric est en principe appuyé par une coalition de forces de gauche. En réalité, les partis les plus radicaux veulent une rupture avec l’économie de marché, prônent le grand soir, suscitent la révolte des minorités indiennes et vont chercher des soutiens au Venezuela. De son côté, l’aile social-démocrate et le Président mobilisent l’armée pour empêcher la sécession de populations indigènes, dénoncent le régime chaviste et avoue que les promesses sociales du candidat Boric ne peuvent être envisagées sans une sensible amélioration de la productivité. Comme souvent, sur le registre de la crise politique, l’Argentine surpasse ses voisins. Le pays gouverné par le parti péroniste depuis décembre 2019 est à nouveau au bord du gouffre. Avec la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, la pauvreté a progressé, amplifiée par une inflation galopante (près de 60% de hausse des prix anticipés pour 2022). Quatre Argentins sur 10 connaissent des difficultés pour s’alimenter. Le spectre du corralito, la grande crise financière et économique qu’a connu le pays en 2002, obsède à nouveau les Argentins. Pendant ce temps, les responsables de l’exécutif s’entredéchirent. D’un côté, le Président Fernandez tente d’éviter une débandade économique totale et cher-che à respecter les engagements pris par le pays envers le FMI. De l’autre, la vice-pré-sidente s’affiche comme la première opposante au Président, mobilise la rue et toutes les forces qui refusent un assainissement des finances publiques, la rigueur monétaire et le respect des engagements internationaux. La rupture totale entre les deux camps est désormais un scénario probable. Il entrainera une fois encore une ruée vers le dollar, une nouvelle dévaluation douloureuse, une crise comparable à celle d’il y a vingt ans. En Colombie, le second tour de l’élection présidentielle du 19 juin dernier a donné la victoire au candidat de la gauche, Gustavo Petro. Celui-ci va devoir gouverner avec un Congrès très divisé. Il décevra rapidement car il ne pourra pas mettre en œuvre un programme radical qui prévoit l’octroi d’emplois publics à tous les chômeurs, l’accès gratuit à l’enseignement supérieur et l’interdiction de la mise en exploitation de nouveaux champs pétroliers et gaziers, un secteur essentiel pour les recettes de l’Etat. Au Brésil, si l’on en croit les enquêtes d’opinion, la gauche de Lula pourrait revenir au pouvoir. Elle devra gérer une économie condamnée à une croissance faible, des finances publiques délabrées et une société où la pauvreté progresse, ici encore en raison d’une inflation record. Dans tous les pays où des changements politiques majeurs ont eu lieu ou sont anticipés, alors que les ratios dette publique/PIB dépassent les niveaux prépandémiques et que les conditions de financement se durcissent, les nouveaux gouvernements devraient conduire des politiques budgétaires très prudentes afin de préserver leur crédibilité. Face à une pression infla-tionniste sans précédent sur la région depuis plusieurs décennies, leur priorité devrait être de maintenir un soutien ciblé et temporaire aux ménages vulnérables et à faible revenu, tout en permettant aux prix inté-rieurs de s'adapter à ceux du marché international. Au-delà de cette politique de court terme, l’orientation à privilégier serait de redéfinir les priorités de la dépense publique et de réformer la fiscalité (en renforçant les impôts directs sur les personnes physiques et en réduisant le poids de la fiscalité indirecte). Les crédits consacrés aux programmes sociaux, à la santé, à l’éducation et aux investissements publics devraient être protégés. En revanche, les charges de fonctionnement des administrations, les avantages octroyés aux entreprises (exemptions fiscales, subventions, protections commerciales) et à la haute fonction publique seraient réduits. Comme le montre l’expérience passée, les nouveaux gouvernements peuvent cepen-dant choisir de renoncer à ces choix raisonnables si le cycle de hausse des prix des matières premières en cours leur offre des marges de manœuvre budgétaires inespérées. Une fois ce cycle achevé, le sous-continent renouera alors une fois encore avec une croissance anémique. La progression de la pauvreté et les frustrations des classes moyennes privées de tout espoir de mobilité sociale seront sans doute instrumentalisées par les groupes politiques les plus radicaux et les réseaux criminels pour promouvoir une véritable anarchie sociale. La guerre en Europe aura alors précédé de peu de temps des convulsions politiques sans précédent en Amérique du Sud. [1] Commission Economique Pour l’Amérique Latine et la Caraïbe (des Nations Unies).
- Le désolant bilan économique de Bolsonaro(4).
Un maître d'ouvrages inconséquent. Dans le cadre de la nouvelle gestion des infrastructures publiques mise en œuvre depuis quelques décennies, l’effort d’investissement est assuré par la puissance publique et par ses partenaires privés. La première prend en charge intégralement tous les inves-tissements qui correspondent à des programmes n’offrant par de rentabilité financière suffisante pour des acteurs privés mais qui sont essentiels du point de vue de l’offre de services collectifs et du développement économique. Les seconds doivent assumer tous les investissements (construction, entretien, modernisation) qu’ils se sont engagés à réaliser à la suite des contrats de concessions signés avec l’Etat ou les collectivités territoriales. Entre 2005 et 2018, les investissements publics et privés en infrastructures ont repré-senté en moyenne l’équivalent de 2,09% du PIB, un apport très insuffisant pour assurer l’entretien, la modernisation et l’expansion des ports, aéroports, routes, systèmes de télécommunication, l’universalisation de l’accès aux réseaux d’assainissement et à l’eau potable. Sur 1,7 million de km de routes fédérales et locales que compte le pays, seuls 213 500 km étaient goudronnés en 2020, soit 12% du total. Sur le reste du réseau, lorsque la chaussée a reçu un revêtement, celui-ci est précaire (simples empierrements). La densité du réseau ferroviaire (3,5 km de voie ferrée pour 1000 km2) était particulièrement faible. L’accès à l’eau courante concernait plus de 90% des domiciles dans les régions Sud, du Sud-Est et du Centre-Ouest. Ce pourcentage tombait à 74% dans le Nord-Est et à 57,5% dans le Nord. A l’exception du Sud-Est (79,5%), les taux régionaux de collecte des eaux usées étaient faibles (57,7% dans le Centre-Ouest, inférieur à 50% dans le Sud, de 28% dans le Nord-Est et de 12,33% dans le Nord). En 2018, plus de 20% des domiciles n’avaient pas accès à internet. Ce taux était de 51% en milieu rural. La population affronte quotidiennement les conséquences de l'insuffisance des investis-sements en infrastructures. Le paysage urbain ou rural est peuplé d’ouvrages d’art inachevés ou fragilisés faute de maintenance. La liste des axes routiers mal entretenus et défoncés est devenue interminable. Dans un pays où 60% du transport de marchandises est assurée par camions, les principaux axes sont surchargés, inadaptés et devenus très dangereux. Le réseau ferroviaire est insignifiant. Les rares lignes existantes sont réser-vées au transport de produits pondéreux (minerais, denrées agricoles, engrais). Les aéro-ports régionaux modernes et adaptés restent peu nombreux. Des édifices publics sont menacés d’effondrement ou abandonnés par les administrations. Les infrastructures por-tuaires datent souvent du 19e siècle. Un investissement trop faible et une gestion inadé-quate des ressources affaiblissent la compétitivité de l’économie. Des infrastructures insuffisantes, inadaptées ou peu efficientes découragent l’investissement productif. Tronçon de la route fédérale BR 163, dans l'Etat du Pará, en saison des pluies, avant 2019. A la fin de la décennie passée, les experts étaient formels. Il faudrait que le Brésil con-sacre désormais l’équivalent de 4,15% de son PIB chaque année (un doublement par rapport à l’investissement réalisé entre 2005 et 2018) et qu’il maintienne un tel effort sur une bonne vingtaine d’années (jusqu’en 2040) pour assurer l’entretien des infrastructures existantes et en développer de nouvelles et répondre ainsi aux besoins. Ils ajoutaient qu’un tel effort passerait nécessairement par une forte mobilisation du secteur privé, compte tenu des marges de manœuvre budgétaires très limitées du secteur public. Au niveau fédéral comme aux autres niveaux de gouvernement (Etats fédérés, commu-nes) la capacité d’investissement des pouvoirs publics a été progressivement réduites en raison de la progression des dépenses obligatoires (salaires des agents, retraites et pensions au niveau fédéral). Le gouvernement central et les Etats locaux sont parvenus à accroître leurs engagements (essentiellement en s’endettant) à la fin de la décennie 2000. Ils ont dû réduire leurs efforts ensuite avec la crise des finances publiques qui éclate au début du second mandat de Dilma Rousseff. Sans ressources, les pouvoirs lo-caux et l’Etat central sont incapables de lancer de nouveaux programmes d’investis-sement et de conclure les chantiers déjà engagés. En 2018, un bureau d’études spé-cialisé a recensé 7 400 programmes de construction relevant du plan Agora é Avançar (maintenant il faut avancer !) du gouvernement fédéral qui se trouvaient paralysés. A partir de 2017, l’engagement de l’Etat central est aussi limité par l’introduction du plafond budgétaire qui limite l’accroissement des dépenses sur un exercice à l’inflation de l’année antérieure. Une large part des recettes de l’échelon central est absorbée par les dé-penses obligatoires comme les salaires des agents et le versement de retraites et pensions. Les crédits disponibles pour investir sont de plus en plus modestes [1]. Le constat partagé par les experts et de nombreux hauts responsables du gouver-nement fédéral est donc clair. C’est au secteur privé qu’il doit revenir de combler l’espace qui existe entre l’investissement actuel en infrastructures et l’investissement souhaité. En 2019, les opérateurs privés assuraient déjà plus de 68% de l’investissement en infra-structures. Le reste était financé par le gouvernement fédéral, par les Etats fédérés, par les communes et les entreprises publiques. Dès la première année de la Présidence Bolsonaro, les experts ont averti : pour atteindre un engagement à hauteur de 4,15% du PIB/an sur longue période, il allait falloir porter la contribution des investisseurs privés à près de 84% du total. En 2019, le Brésil est un des pays du monde qui dispose d’un des stocks en infra-structures les plus faibles si l’on rapporte la valeur de ce patrimoine au PIB. Le ratio est alors de 36%, soit un niveau bien inférieur à celui d’autres pays émergents comme l’Inde (58%) et la Chine (76%). Dès l'investiture, le gouvernement Bolsonaro s’engage à porter ce taux à 38% à la fin du mandat et de progresser encore pour atteindre un ratio de 61% en….2040…Il va falloir pour ce faire attirer les investisseurs privés, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Cela signifie que les règles encadrant la participation de ces investisseurs devront être clarifiées et simplifiées. Cela signifie qu’il va falloir renforcer l’indépendance et les capacités d’intervention des agences de régulation. Pendant trop longtemps, les autorités brésiliennes ont cru que c’était la demande qui attirait les investisseurs. En réa-lité, la stratégie de ces derniers est commandée par deux facteurs : la demande et la qualité de l’environnement institutionnel et juridique. Ce dernier élément est essentiel pour susciter la confiance. Des résultats très éloignés des promesses. Plus de trois ans après, la désillusion est grande. Les opérateurs privés qui assument des concessions de services publics ou envisagent de le faire sont inquiets. Il y a d’abord un climat d’instabilité institutionnelle et politique que le chef de l’Etat s’est acharné à entre-tenir depuis le début de 2019, comme si sa mission consistait à aggraver un environ-nement d’insécurité juridique déjà préoccupant. Le Président ne cesse d’intervenir dans la vie quotidienne des entreprises publiques, renvoie ses ministres au moindre prétexte. Il dénonce le travail de la Cour suprême. Sous Bolsonaro, les postes de directions de services techniques des agences fédérales de régulation ont été de plus en plus occupés par des amis politiques de l’exécutif et des membres de partis qui le sou-tiennent. Le Sénat fédéral a donné son aval à cette politique d’ingérence. Les investis-seurs potentiels savent que le gouvernement a abandonné tout projet sérieux de pré-servation de la biodiversité, qu’il laisse agir en Amazonie le crime organisé qui s’impose désormais face à un Etat impuissant. La déforestation va bon train. La protection de l’environnement est la dernière préoccupation du pouvoir fédéral. A ces difficultés ré-centes s’ajoutent des problèmes plus anciens qui n’ont jamais été résolus : insécurité juri-dique, pression fiscale élevée et confuse, difficultés d’accès au crédit, risque de change, etc… Sous la Présidence Bolsonaro, le Brésil a vu son image se dégrader à l’étranger parce qu’il n’est pas parvenu à s’aligner sur le changement de paradigme culturel qui s’est im-posé dans le monde économique. Des grandes firmes, des fonds d’investissement et de pension, d’importants investisseurs engagés sur des programmes de long terme pren-nent désormais en compte l’impact environnemental dans l’évaluation de la rentabilité des projets qui leur sont soumis. Les acteurs publics et privés qui persistent à ignorer cette nouvelle approche sont perçus comme archaïques ou vivant sur une autre planète. Autre facteur qui a dégradé la relation des investisseurs avec l’Administration Bolsonaro : son gouvernement a réduit les investissements en infrastructures, considérés pourtant comme des vecteurs de l’investissement productif. La contraction des investissements publics en infrastructures n'a pas commencé sous Bolsonaro. En outre, l'Etat fédéral n’est pas ici seul en cause. De nombreuses opérations de développement du logement, de collecte des égouts ou de gestion du réseau routier local relèvent des compétences des Etats fédérés ou de l’échelon municipal. Reste que dans ce domaine, les grands projets concernent le gouvernement central. Entre 2010 et 2018, les investissements publics en infrastructures ont représenté en moyenne l’équi-valent de 0,94% du PIB. Sur les trois premières années de l’Administration Bolsonaro, cet engagement n’a plus représenté en moyenne que 0,5% du PIB. Alors que l’investissement public se contractait, les opérations financées par le secteur privé ont représenté une part quasi constante du PIB (autour de 1,1%). Les premières projections pour l’année 2022 indiquent un investissement total en infrastructure de l’ordre de 1,71% (contre 1,73% en 2021). Pour assurer le bon fonctionnement des équipements et infrastructures existantes, garantir la qualité du service offert à la société, il faudrait investir l’équivalent de 3,86% du PIB. En d’autres termes, au cours de la période qui va s’achever en décembre 2022, le Brésil s’est éloigné de l’objectif de 4,15% du PIB évoqué plus haut. Pire encore : Bolsonaro ne s'est pas contenté de réduire l'investissement public fédéral. Au lieu de maintenir des programmes d’investissements cohérents destinés à servir des priorités nationales, il a accepté qu’une part croissante des maigres dépenses maintenues soient exécutées conformément à des amendements de parlementaires, c’est-à-dire en fonction de l’intérêt de groupes politiques amis du pouvoir, de réseaux d’élus locaux accordant en échange leur soutien au Président. Le tout sans aucune transparence, sans évaluation sérieuse de la justification des opérations financées et de leur viabilité économique et sociale. Un investissement en infrastructures très insuffisant (en % du PIB). L’Etat fédéral est responsable des grands projets qui concernent les télécommunica-tions, le réseau routier national, les ports, le chemin de fer, les aéroports ou l’assainisse-ment. Sous la Présidence Bolsonaro, le gouvernement central disposait de deux atouts majeurs pour susciter l’intérêt de nombreux investisseurs privés. Les responsables du programme fédéral de partenariats d’investissements (PPI) et la BNDES sont parvenus à arrêter un catalogue de projets bien construits sur le plan technique (à quelques exceptions près). Tous les projets d’investissements en infrastructure relevant de l’éche-lon fédéral étaient pilotés par un ministre compétent, Tarcisio de Freitas, un ingénieur des armées qui avaient déjà détenu le portefeuille des infrastructures sous les gouver-nements D. Rousseff et M. Temer. Le ministre a bien engrangé quelques succès. La nouvelle législation adoptée pour dé-velopper les infrastructures d’assainissement et d’accès à l’eau courante a débouché sur des résultats appréciables. Quatre appels d’offre importants ont eu lieu en 2021 qui ga-rantissent 37,5 milliards de BRL en investissements dans le secteur. L’opération la plus importante a été la mise sous concession de la CEDAE, l’entreprise de gestion de l’eau et des égouts de l’Etat de Rio de Janeiro. Autre domaine où des progrès sont enregistrés : le transport aérien. En 2021, le gouvernement fédéral a réalisé un sixième round d’appels d’offres concernant des concessions de construction et d’exploitation de 22 structures aéroportuaires régionales. La compagnie brésilienne CCR a été adjudicataire du groupe de terminaux considérés comme les plus intéressants. L’autre adjudicataire a été Vinci Airports, filiale du groupe français Vinci, qui détient désormais des concessions sur 7 aéroports du Nord du pays. A la fin du premier semestre de 2022, le gouvernement fé-déral n’avait pas encore prix de décision sur l’avenir de l’exploitation de trois aéroports importants (Viracopos dans l’Etat de São Paulo, Galeão à Rio de Janeiro et São Gonçalo do Amarante dans le Rio Grande do Norte) dont les concessionnaires antérieurs ont abandonné l’exploitation. Au-delà de ces succès bien limités, les résultats de la politique de partenariat avec le secteur privé conduite depuis 2019 sont décevants. En général, les réponses aux appels d’offres lancés ont été le fait d’entreprises déjà installées dans le pays et qui ont profité de ces opérations pour améliorer leurs positions sur des marchés où elles opèrent déjà. Les nouveaux venus ont été très rares. Le secteur de la téléphonie fournit une bonne il-lustration. Lors de l’appel d’offres lancé en novembre 2021 pour le déploiement de la cin-quième génération de communications mobiles (5G), les principaux lots géographiques sont revenus à des firmes comme Vivo, TIM et Claro, filiales de groupes étrangers qui sont présents au Brésil depuis des décennies. Les routes de l'impossible.... La téléphonie n’est qu’un exemple. Le domaine des transports est sans doute encore plus révélateur de la frilosité des investisseurs. En 2021, les investissements publics et privés réalisés en matière d’infrastructures de transport ont représenté un engagement financier équivalent à 0,55% du PIB, soit moins du tiers du montant minimal nécessaire pour assurer la modernisation des équipements en question (estimé à 1,75% du PIB). Commençons ici par le réseau routier. Dans le secteur de la construction d’autoroutes, le grand évènement qui promettait d’attirer de nombreux opérateurs privés aura été en 2021 le renouvellement du contrat d’exploitation de la Via Dutra, l’autoroute qui relie les deux métropoles majeures de São Paulo et de Rio de Janeiro. L’opération n’a en réalité intéressé que deux entreprises locales, Ecorodovias et CCR qui détenaient déjà la con-cession d’exploitation et ont ainsi renouvelé leurs contrats. Ces deux firmes répondent systématiquement à tous les appels d’offres lancés dans le secteur des transports. Les concessions d’autoroutes attirent aussi des entreprises des BTP régionales qui sont alors réunies en consortium. Sur les années écoulées, le gouvernement fédéral n’est pas parvenu à ouvrir de nou-veaux appels d’offres destinés à relancer des chantiers de construction ou de rénovation de voies routières après que les premiers adjudicataires ont abandonné leurs projets. C’est le cas par exemple de plusieurs tronçons de BR-040, la route fédérale qui relie Brasilia à Rio de Janeiro sur 1167 km et traverse quatre Etats. La liste des programmes d’appels d’offres routiers suspendus comprend encore la duplication d’une voie de 1176 km reliant également le District Fédéral et le Sud-Est et exploitée aujourd’hui par une firme brésilienne, Concebra. D’autres projets sont également paralysés dans l’Etat de Rio de Janeiro (Autopista Fluminense), dans le Mato Grosso (BR-163), le Mato Grosso do Sul (BR 163), l’Etat d’Espirito Santo. Dans ce dernier cas, il s’agit de lancer un appel d’offres pour la rénovation d’un tronçon d’une route fédérale, la BR-381, reliant le Minas Gerais et l’Espirito Santo. Cet axe est considéré comme un des plus dangereux du pays en raison du nombre d’accidents mortels enregistré ces dernières années et liés notamment à la surcharge de trafic et au mauvais état de la chaussée. Ici, la procédure d’appel d’offres a été reportée quatre fois. La réalité c’est que les investisseurs privés disposés à assumer l’exploitation de ces axes routiers dans le cadre de concessions se font très rares. Dans le cas des chemins de fer, bien que le gouvernement ait annoncé la modélisation de nombreux projets, la principale réalisation de ces dernières années aura été le renou-vellement anticipé des contrats de concession d’entreprises privées qui exploitaient déjà des lignes existantes. L'Administration fédérale a aussi conclu le programme de conces-sions de la ligne Nord-Sud déjà engagé depuis plusieurs années. En 2019, la société bré-silienne Rumo (groupe Cosan) est devenue concessionnaire (pour 30 ans) du tronçon de 1537 km allant de Porto Nacional (Tocantins) à Estrela d’Oeste (Etat de São Paulo). Rumo exploitait déjà depuis plusieurs années une ligne reliant le port de Santos à Estrela d’Oeste (voir carte ci-dessous). La compagnie devra coopérer avec le groupe minier Vale qui gère les tronçons situés plus au nord (Itaqui-Porto Nacional et Itaqui-Carajas). Ainsi, au plus tôt vers 2030, le Brésil devrait disposer d'un réseau complet reliant le Sud du pays au Nord. La grande innovation du gouvernement Bolsonaro dans le secteur des infrastructures ferroviaires aura été le programme Pró Trilhos. Il s’agit d’encourager les investisseurs privés à contribuer à l’extension du réseau ferroviaire en installant de nouvelles voies ou à améliorer des voies déjà existantes. A la fin du premier semestre de 2022, on recensait 27 contrats signés par le gouvernement et des investisseurs privés dans le cadre de ce dis-positif. Ces derniers se sont engagés à débloquer des fonds à hauteur de 133,24 milliards de BRL (près de 27 milliards d’USD) pour installer les voies, les équiper et constituer leurs parcs de matériels roulants. Ces efforts devraient permettre d’ajouter 9922,5 km de voies nouvelles au réseau existant. Quinze Etats de la fédération sont concernés. Selon les spécialistes du rail, 80% de ces projets ne pourront pas être conclus en raison de la fragilité financière des entreprises privées adjudicataires. La ligne Nord-Sud : un programme conclu sous Bolsonaro. Le projet de nouvelle ligne le plus connu désormais et que l’Administration Bolsonaro considère comme un symbole de son engagement en faveur du ferroviaire est la fameuse voie Ferrogrão, une ligne qui doit relier sur 976,3 km (en incluant deux voies secondaires) le Nord du Mato Grosso et les rives du rio Tapajos, un affluent du fleuve Amazone. Ce projet est en débat depuis plus de quatre ans. Il est soutenu par le monde agricole qui espère ainsi écouler plus facilement la production de grains du premier Etat agricole du pays. Il est inscrit dans le Programme de Partenariat d’Investissement du gouvernement Bolsonaro. Officiellement, la construction de la voie représente un in-vestissement de près de 1,7 milliard d’USD qui serait réalisé par des entreprises privées adjudicataires. En contrepartie, sur la phase d’installation de la voie, l’Etat fédéral pren-drait en charge les frais occasionnés par les expropriations et compenserait les dégâts sur l’environnement. Les adjudicataires disposeraient d’une concession de 69 ans pour exploiter la voie ferrée. Dans le projet établi par le Ministére des Infrastructures, l’ensemble des travaux d’instal-lation de la voie (terrassement, ouvrages d’art, protections environnementales, instal-lation des équipements ferroviaires, etc..) durerait 9 ans. Passée cette phase pré-opéra-tionnelle, l’Etat fédéral contribuerait à financer les charges d'exploitation et les intérêts de dettes contractées par les exploitants si ceux-ci doivent faire face à une contraction de la demande en raison de mauvaises récoltes ou du fait de la concurrence d’autres projets ferroviaires desservant le Mato Grosso. Ce programme a été remis en cause depuis plusieurs années puis suspendu en raison de l’impact qu’il aurait sur l’environnement et sur les sociétés indiennes qui vivent sur les régions traversées. Il est aujourd’hui consi-déré comme non viable sur le plan économique. Plusieurs bureaux d’études brésiliens spécialisés ont montré que le projet de construction retenu présente de sérieuses failles techniques. Ainsi, il ne prend pas en compte les investissements à envisager pour per-mettre la traversée prévue d’une zone inondable située au cœur d’un parc national. Selon les critiques du programme, le coût de construction de la voie serait bien plus élevé que les estimations officielles. Il pourrait atteindre 5,7 milliards d’USD. La durée du chantier de construction et d’installation de la voie serait de l’ordre de 21,9 années. Dans un scénario réaliste, compte tenu des charges opérationnelles élevées (sous-estimées dans le projet initial), la puissance publique serait contrainte de transférer des sommes considérables aux exploitants afin de garantir à ces derniers le niveau de rentabilité prévu. Tracé prévu de la ligne ferroviaire ferrogrão. Dans le secteur portuaire, le gouvernement fédéral est parvenu à réaliser plusieurs opé-rations de renouvellement de concessions pour l’exploitation de terminaux et la conclusion de contrats pour des concessions nouvelles. En général, ce sont des exploitants déjà installés sur les sites portuaires concernés qui ont participé à ces opérations. Le marché du transport fluvial représente un potentiel considérable au Brésil. Les compagnies gérant des flottes de barges sur les principaux bassins du Sud-Est et du nord du pays (Amazone et affluents) pourraient développer leurs activités si des pro-grammes de construction et de modernisation des ports et des équipements étaient lancés. Les investisseurs attendent dans ce secteur comme dans d’autres une évolution de la législation sur les Partenariats Public-Privé. Jusqu’à présent, celle-ci ne prévoit pas le versement de subventions aux entreprises privées adjudicataires durant la phase de construction (amélioration ou expansion) des infrastructures. Déception. La faible productivité de son économie est un des problèmes majeurs du Brésil, un handicap qui est évidemment très lié à l’insuffisance des investissements en infrastruc-tures, c’est-à-dire en routes, en télécommunications, en sites et équipements portuaires, en mobilité urbaine, en production et distribution d’énergie, etc.. En 1980, un travailleur nord-américain produisait en moyenne trois fois plus qu’un Brésilien ou six fois plus qu’un Coréen. Aujourd’hui, ce même travailleur américain est cinq fois plus productif que son équivalent brésilien. Sa productivité n’est plus désormais que deux fois celle d’un Coréen. Pour améliorer sa position, le Brésil doit progresser sur de nombreux fronts. Il doit avancer en matière d’éducation, faciliter l’accès au capital ou développer la recherche-innovation. Nécessaires, ces efforts ne suffiront pas. Un Brésilien ayant la même formation et les mêmes ressources financières qu’un Américain continuera à produire moins. Le chantier des infrastructures reste essentiel. Sans progrès dans ce domaine, le camion contenant des intrants mettra plus de temps qu’aux Etats-Unis pour arriver à destination. L’employé passera plus de temps en transport entre son domicile et son travail, sera plus fatigué, aura plus de problèmes de santé. Dès les premiers mois de 2019, le gouvernement Bolsonaro a fixé des objectifs très am-bitieux en matière d’infrastructures. Depuis, l’Administration fédérale a obtenu quelques résultats positifs comme l’approbation d’une nouvelle législation sur l’assainissement et le traitement des eaux usées. La privatisation de la CEDAE à Rio de Janeiro et de plusieurs aéroports ont effectivement attiré de nouveaux investisseurs. Mais ces résultats sont maigres s’ils sont comparés aux promesses initiales et aux besoins du pays. Aujourd’hui, c’est donc la déception qui prévaut. Entre 2019 et 2021, mesuré en part de PIB, l’investis-sement en infrastructures a diminué (1,64% du PIB en moyenne) par rapport à son niveau moyen des années 2016 à 2018 (1,82%). Ce tassement est lié à la contraction de l’inves-tissement public. Cette contraction est due essentiellement à la baisse des investis-sements publics fédéraux. Le gouvernement Bolsonaro n’est pas parvenu à accroitre le volume de ressources publiques affectées à l’investissement en infrastructure. De leurs côtés, de nombreux investisseurs privés qui étaient encore enthousiastes au début de 2019 ont préféré tout simplement...... attendre. Le Bolsonarisme les a tétanisés. Ils ont pourtant ici un rôle essentiel. Sur les dernières années, en termes relatifs, la contribution du secteur privé aux investissements en infrastructures (64% entre 2015 et 2022) aura été supérieure au Brésil à ce qu’elle est dans bien d’autres pays. A moyen terme, compte tenu de la situation des finances fédérales, la seule voie pour accroître et moderniser le parc d’infrastructures est de miser sur une contribution du secteur privé. S’il veut améliorer les conditions de production dans le pays et la situation sociale de la majorité de ses habitants, le prochain gouvernement devra avoir une priorité : motiver les investisseurs privés nationaux et étrangers. A suivre : Bolsonaro et l'agriculture. [1] Depuis, l’opposition ne cesse de demander l’abandon du plafond de dépenses afin d’accroître la capacité d’investissement de l’Etat fédéral et de relancer grâce à des pro-grammes d’infrastructures une croissance qui reste atone. De nombreux économistes s’opposent à un tel relâchement des disciplines budgétaires. Ils soulignent que cela susciterait la méfiance des marchés, induirait une hausse des taux d’intérêt et freinerait encore davantage au bout du compte les investissements.
- Le désolant bilan économique de Bolsonaro(3).
Le Brésil et la question des infrastructures. Président du pays de 1926 à 1930, Washington Luis disait que gouverner c’est construire des routes. Il soulignait ainsi l’importance des infrastructures de transport pour le dé-veloppement d’un pays. De bonnes voies de circulation réduisent les coûts de transport et donc le prix final des produits qui sont ainsi plus accessibles aux consommateurs et plus compétitifs par rapport à la concurrence. Des routes de qualité permettent à chaque région d’un territoire de se spécialiser dans les activités pour lesquelles elle dispose d’un avantage comparatif (l’agriculture, l’industrie ou les services), ce qui génère des gains de productivité et de qualité pour l’ensemble de l’économie. La réduction du temps de trajet entre deux localités permet d'accroître les liens économiques et sociaux (il est possible de vivre dans une ville et d'y étudier, de faire des achats et de consulter des médecins dans une autre, par exemple), ce qui augmente l'univers de choix des consommateurs et la concurrence entre les agents économiques. Les infrastructures ne se limitent évidemment pas aux routes. La notion concerne éga-lement tous les équipements permettant la circulation d’autres moyens de transport (voies fluviales, ports, réseau ferroviaire, aéroports, ouvrages d’art), la production et la distribution d’énergie, la fourniture de services divers à la collectivité (télécommuni-cations, adduction et distribution de l’eau, assainissement, éducation, santé, recherche etc..). Tous les équipements concernés contribuent directement ou indirectement au dé-veloppement économique et social [1]. Les investissements en infrastructures peuvent également avoir un impact important sur la réduction de la pauvreté et l'amélioration de la qualité de vie des populations à faibles revenus. C’est le cas des investissements en assainissement (tout à l’égout, traitement et gestion des eaux usées) et en dévelop-pement des réseaux de distribution de l’eau courante. Ces services réduisent l’incidence de maladies chez les plus pauvres, améliorent la santé des enfants et leur fréquentation de l’école. Ils permettent aux adultes de travailler plus facilement. L’essor des infra-structures concerne encore l’expansion des réseaux de télécommunications et de trans-port. Des réseaux de téléphonie efficaces et peu coûteux contribuent à l’essor des petites entreprises. Des transports urbains rapides et bon marché permettent aux familles de se loger à la périphérie des villes, à des prix plus abordables. 1928 : Le Président Washington Luis inaugure la première route goudronnée du pays : l'axe Rio de Janeiro-Petropolis (64 km) L’amélioration permanente des infrastructures (investissements suffisants et adaptés) est essentielle au développement économique car elle favorise un meilleur environnement commercial, attire davantage d'investissements, rend les entreprises plus compétitives et génère des emplois. Un réseau de transport adéquat, la disponibilité de l'électricité et du haut débit sans fluctuations ni interruptions à des coûts compétitifs, le dévelop-pement de capacités de recherche fondamentale, de fourniture d’électricité ou la modernisation des ports sont des éléments essentiels pour atteindre cet objectif. Les avantages attendus de l’investissement en infrastructures peuvent cependant être ré-duits ou perdus si les investissements sont mal réalisés, si les coûts sont surévalués, si les matériaux utilisés dans les travaux sont de mauvaise qualité, si les infrastructures construites ne font pas l'objet d'un entretien périodique. Une route qui ne relie "rien" à "nulle part" n'aura aucun effet positif sur l'économie et représente un gaspillage de précieuses ressources publiques. Une route pleine d'ornières n'exploitera pas tout son potentiel pour réduire les coûts et rapprocher des endroits éloignés. Implications du secteur privé. Au Brésil comme dans d’autres pays, le développement des infrastructures collectives n’est plus désormais du seul ressort exclusif de la puissance publique. Face à des be-soins croissants en infrastructures de qualité, disposant de marges de manœuvre budgétaires limitées, les gouvernements ont dû envisager de recourir à l’investissement privé et d’associer des entreprises spécialisées à la réalisation d’infrastructures et à l’offre de services publics associés. Cette évolution traduit aussi une prise de conscience : les administrations publiques sont rarement compétentes pour concevoir et exécuter des projets de qualité dans le domaine des infrastructures, pour exploiter des ports, des aéroports, des routes ou d’autres services collectifs. Une association entre puissance publique et opérateurs privés dans le secteur des infrastructures peut contribuer à élever la productivité des services collectifs fournis et contribuer ainsi à une croissance plus forte de l’économie. Dans le modèle traditionnel de réalisation des travaux d’infrastructures, des acteurs pri-vés (bureaux d’architectes, entreprises de BTP) ont été et sont encore impliqués comme exécutants d’ouvrages commandés par l’Etat ou des collectivités territoriales. Néan-moins, avec ce modèle, une fois le chantier achevé, c’est un opérateur public qui assure lui-même le service fourni grâce à la nouvelle infrastructure. Cet opérateur gère et entre-tient des routes, des ports, des aéroports, un réseau ferroviaire, etc…Sur les décennies récentes, au Brésil comme dans de nombreux pays, les entreprises privées ont été sollicitées pour assurer l’exploitation d’infrastructures publiques déjà existantes ou pour fournir elles-mêmes les service collectifs pour lequels ces infrastructures ont été créées (gestion d’un terminal portuaire, par exemple), ou encore pour assurer des services an-nexes (manutention, communication, propreté, etc..). Dans ces cas de figures, le parte-naire privé sollicité ne contribue pas à accroître et à moderniser le patrimoine d’in-frastructures existantes. Il peut (par le service qu'il apporte) contribuer à améliorer la pro-ductivité des équipements déjà existants. Les contrats de PPP et les autres formes d'implications du secteur privé dans le secteur des infrastructures. La contractualisation d’opérateurs privés par la puissance publique dépasse aujourd’hui ces modalités simples. Le partenaire privé n’est plus seulement concepteur et cons-tructeur d’une infrastructure dont la gestion reste publique. Il ne se contente pas de gérer une infrastructure déjà existante. Il assure à la fois la conception, la réalisation et l’exploitation de cette infrastructure dans le cadre d’un contrat de concession de service public. Deux types de raisons ont conduit les autorités brésiliennes comme celles d’autres pays à développer cette modalité dite de Partenariat Public-Privé (PPP). Lors-qu’une même entreprise privée est chargée à la fois de la construction (ou de la ré-novation, de l’agrandissement) d’une infrastructure et de son exploitation, elle est évi-demment conduite à optimiser au maximum la gestion des travaux de construction et la qualité de l’équipement réalisé. La bonne construction (ou amélioration) d’une infrastruc-ture entraînera une diminution des coûts d’entretien ou de réparation pendant la durée du contrat d’exploitation. Elle permettra d’offrir un service de meilleure qualité aux usa-gers et donc une maximisation des gains financiers (lorsque le tarif assumé par les usagers est fonction de la qualité du service fourni) [2]. Le second avantage est l’apport de capitaux réalisé par les investisseurs privés. L’appel à ces derniers permet à la puissance publique de réduire ses propres engagements financiers, de mieux respecter des règles d’équilibre budgétaire tout en assurant des pro-grammes de développement d’infrastructures. Ces remarques ne signifient pas qu’au Brésil comme ailleurs les pouvoirs publics aient pu ou voulu transférer ces dernières années la conception, la construction et l’exploitation de toutes les infrastructures à des opérateurs privés. En réalité, les contrats de Parte-nariat Public-Privé selon les modalités considérées ici ne sont pertinents et opportuns que lorsqu’ils répondent simultanément à deux exigences. Il faut d’abord que le projet d’infrastructure concerné soit attractif pour l’investissement privé. Cette notion d’attrac-tivité recouvre deux éléments essentiels. Le contrat de PPP doit d’abord garantir une viabilité financière pour l’investisseur, c’est-à-dire permettre de dégager un profit suffisant une fois pris en compte les coûts (de construction et d’exploitation) et les recettes asso-ciées. Le second élément est la possibilité pour l’investisseur privé de minimaliser les risques auxquels il va être exposé (voir ci-après). Un programme de PPP ancien : le complexe d'autoroutes Bandeirantes (São Paulo). Outre la viabilité financière pour l’investisseur privé, le projet concerné doit aussi être économiquement viable et socialement utile pour la collectivité. Cela signifie que les avantages économiques et sociaux doivent dépasser les coûts du projet [3]. De nom-breux projets d’infrastructures ont une viabilité économique et sociale évidente mais ne garantissent pas de rentabilité financière suffisante à court terme ou même sur le long terme. Ainsi, la construction d’une nouvelle route peut être importante pour le dévelop-pement économique d’une région. Toutefois, le flux de véhicules empruntant cette voie peut être anticipé comme faible sur les premières années d’ouverture. En outre, si la dynamique de développement économique régional attendue ne se concrétise pas, ce flux va rester limité. Les péages collectés seront donc insuffisants pour rémunérer le secteur privé à la fois pour le capital investi et pour le risque encouru. Dans toutes ces hypothèses, il faut que la puissance publique s’engage à subventionner les travaux de construction et/ou l’exploitation pour intéresser des partenaires privés et leur offrir des perspectives de rentabilité. Ajoutons ici qu’il existe des programmes d’infrastructures dont la réalisation et l’exploitation n’intéresseront pas des investisseurs privés mais qui peuvent avoir un intérêt pour la collectivité : routes et réseaux ferrés secondaires des-servant des régions peu habitées, travaux d’urbanisation assortis de risques financiers élevés, équipements de production d’énergie primaire, réseaux d’électrification rurale, etc.. Dès lors, même lorsque le secteur privé est devenu un acteur clé du développement des infrastructures, la puissance publique doit conserver des marges de manœuvre finan-cières suffisantes pour pouvoir attirer les investisseurs privés (en contribuant à la rému-nération des services rendus) et pour prendre en charge intégralement les projets qui ne peuvent pas intéresser ces partenaires. On peut distinguer différents types de contrats dits de PPP dans lesquels le secteur pu-blic et son partenaire privé partagent les responsabilités en matière de financement, de conception, de construction, d'exploitation et d'entretien d'infrastructures. L'entreprise privée peut être rémunérée soit en facturant des tarifs directement aux utilisateurs (par exemple, des péages), soit par des contributions de l'autorité publique concédante. Un partenariat Public-Privé est établi par exemple lorsqu’une entreprise privée de BTP construit et assure l’exploitation d’un réseau d’autoroutes et perçoit un péage auprès des usagers. On parlera aussi de PPP lorsqu’une firme privée construit une prison et se char-ge ensuite d’assurer les services de propreté, de fourniture des repas, d’entretien des bâtiments alors que la puissance publique assure le service de base qui est l’incar-cération et la surveillance des prisonniers. Il y a encore un contrat de PPP lorsqu’une entreprise privée après avoir construit une ligne de métro l’exploite ensuite et reçoit deux rémunérations complémentaires : la recette des billets vendus aux voyageurs et une in-demnisation mensuelle fournie par les autorités publiques. Deux aspects sont essentiels dans ces contrats de PPP. Le partenaire privé ne se con-tente pas ici de construire une route, une ligne de chemin de fer, un hôpital ou un aéroport pour livrer cette infrastructure à la puissance publique qui se charge ensuite de la gérer, de l’exploiter. Le partenaire privé construit l’infrastructure et fournit ensuite lui-même tout ou partie des services associés à l’utilisation de cette infrastructure [4]. En outre, les contrats souscrits doivent être des contrats à long terme. Ils concernent en effet l’offre de services publics nécessitant des investissements importants de construc-tion et/ou d’entretien : routes, ports, aéroports, chemins de fer, bâtiments publics présen-tant des caractéristiques particulières (hôpitaux, prisons) ou construits en grand nombre (écoles), etc. Pour que le partenaire privé envisage d’investir un capital important, il faut qu’il ait l’assurance de pouvoir exploiter l’infrastructure en question sur une longue période afin d’obtenir un retour sur investissement suffisant [5]. Les contrats de PPP cou-vrent des périodes qui dépassent en général une durée de 20 ans. L’enjeu de la sécurité juridique. L’essor de ces dispositifs de partenariats Public-Privé et donc le développement adé-quat du secteur des infrastructures dépend étroitement de l’environnement juridique et institutionnel dans lequel opèrent et le secteur public et ses partenaires privés. Des agences de régulation puissantes, indépendantes et compétentes, des institutions judicaires capables de faire respecter les contrats sont des composantes essentielles de cet environnement. Ces contrats sont établis à la suite d’appels d’offre, procédures au terme desquels sont sélectionnés des adjudicataires offrant les meilleures prestations à la collectivité. Ils doivent répartir clairement entre les parties les risques associés aux in-vestissements initiaux et à l’exploitation des infrastructures. Tout programme d’infra-structure génère en effet trois grands types de risques financiers. Le premier est lié la construction de l’ouvrage, à l’installation de l’infrastructure con-cernée. Quel que soit la nature du projet (réalisation d’un port, extension d’un réseau fer-roviaire, construction d’un édifice ou ouverture d’une autoroute, etc…), le coût final du chantier est souvent plus élevé que celui retenu initialement en raison d’événements imprévus (évolution de la conjoncture économique, accidents, etc..). Le second risque financier intervient une fois le chantier achevé et l’infrastructure mise en service. Il est lié à l’exploitation elle-même. C’est un risque de demande. Le nombre de véhicules em-pruntant l’autoroute peut être inférieur à celui qui avait été anticipé et la recette générée par les péages plus faible que le montant prévu. Le nombre d’abonnés à un réseau de distribution de gaz peut se réduire avec le temps si d’autres sources d’énergie moins onéreuses sont développées. L’effectif de navires marchands traités sur un port n’est pas forcément constant sur plusieurs années. Le troisième risque, majeur, est politique. A la faveur d’une élection ou d’une rupture institutionnelle, les nouveaux dirigeants d’un Etat peuvent remettre en cause les contrats souscrits sous les gouvernements passés ou affaiblir le système juridique national. Les agences de régulation brésiliennes. Pour encourager les Partenariats Public-Privé dans le secteur des infrastructures, il ne suffit donc pas d’établir des contrats clairs définissant les droits et obligations des parties engagées. Il faut encore que l’institution judiciaire ait les moyens d’imposer aux parties contractantes le respect de leurs obligations et qu’elle s’appuie sur des agences de régu-lation compétentes et indépendantes du pouvoir politique. Dans les pays où ces deux conditions ne sont pas réunies, le risque politique auquel se trouvent exposés les investisseurs privés est trop élevé et il sera donc très difficile pour les pouvoirs publics d’attirer ces partenaires potentiels. Les contrats PPP incluent en général une clause de révision des tarifs pratiqués par les partenaires privés, pendant la durée du contrat, en fonction de la réalisation d'objectifs qualitatifs et quantitatifs pour le service fourni. Par exemple, dans un contrat de PPP pour un aéroport, le partenaire privé aura droit de pro-céder à un ajustement tarifaire plus élevé s'il parvient à réaliser tous les investissements d'expansion de l'aéroport qui étaient prévus dans le contrat initial. Ou, alternativement, il sera sanctionné par un ajustement inférieur si les indicateurs de qualité des services fournis sont inférieurs aux objectifs contractuels (temps d'attente à l'enregistrement, retards des vols dont l'aéroport est responsable, etc.). Ces exemples montrent que les performances atteintes par l’opérateur privé sur toutes les phases d’exécution du contrat doivent être évaluées par une instance indépendante : l’agence de régulation du secteur d’activité concerné (transports, énergie, télécommunications, adduction d’eau, assainis-sement, etc..). Cette agence est une instance technique neutre, disposant de toutes les compétences lui permettant d’évaluer les performances du partenaire privé et le respect par le secteur public de ses engagements. C’est aussi une instance indépendante capable de travailler sans être exposée aux pressions du pouvoir politique ou de lobbys privés. Il revient alors à cette agence de sanctionner ou de récompenser le partenaire privé. Les agences de régulation qui ne jouissent pas de véritable autonomie par rapport à la puissance publi-que peuvent être exposées à de graves dérives. C’est le cas lorsqu’au sein de ces organismes, les postes de responsabilité sont distribués aux représentants des partis politiques au pouvoir, à leurs amis, au mépris de toute exigence de compétence tech-nique. C’est le cas encore lorsque les agences ferment les yeux sur l’inefficacité de partenaires privés qui acceptent de financer les personnalités ou les groupes à la tête de l’Etat. A l’inverse, des investisseurs privés performants peuvent être sanctionnés parce qu’ils ont oublié d’être "généreux" à l’égard des potentats en place. Faiblesses brésiliennes. Au Brésil, le recours à ces contrats de partenariat public-privé s’est développé lente-ment depuis trente ans et se heurte à plusieurs difficultés. De nombreux projets de construction et de mise en exploitation ne garantissent pas aux investisseurs et opéra-teurs privés potentiels une rentabilité suffisante lorsque les contrats de concession ne prévoient pas une contribution financière de l’autorité concédante (gouvernement central, Etats fédérés, municipalités) qui s’ajouterait aux recettes commerciales générées par l’exploitation. En principe, cette contribution peut intervenir sur deux phases du pro-gramme de concession : le chantier de construction, de remise en état ou de moder-nisation de l’infrastructure d’une part, la période d’exploitation d’autre part. Au Brésil, la législation n’autorise pas les pouvoirs publics à contribuer au financement de la première phase. Les concours du Trésor ne peuvent intervenir qu’après la mise en service de l’in-frastructure, lorsque l’exploitation a commencé. L’Etat et les collectivités locales ne par-ticipent donc pas au financement de la construction d’un aéroport, de l’aménagement d’un tronçon d’autoroute existante mais dont le concessionnaire adjudicataire doit refaire le tracé et la chaussée avant de le mettre en service ou du chantier d’installation d’un nouveau réseau d’adduction d’eau. Cette disposition est très dissuasive pour les investis-seurs privés qui pourraient se porter soumissionnaires à des appels d’offre. Ils ne veulent pas assumer seuls le risque financier (parfois considérable et difficilement estimable) auquel ils seraient exposés en s’engageant sur des travaux parfois très longs. Lorsque les investisseurs privés envisagent de construire et d’exploiter une infrastructure sans miser sur un soutien public au cours de la phase pré-opérationnelle, elles savent qu’ils peuvent rencontrer des difficultés liées au versement de la contribution publique qui intervient sur la phase opérationnelle. Ces investisseurs peuvent être confrontés à des décideurs politiques qui leur proposeront de gonfler artificiellement les contributions versées à conditon qu'une partie de cet excédent soit ensuite reversé à des partis ou à leurs leaders. En somme, la subvention fournie garantira à l’entreprise concessionnaire une rentabilité supérieure à celle qu’elle avait anticipée. En contrepartie elle devra se montrer "généreuse" à l’égard des autorités qui lui ont apporté un confortable soutien. De tels arrangements sont fréquents dans le secteur de la construction civile ou dans celui des télécommunications. Les entreprises nationales et étrangères qui souhaitent pré-server leur réputation peuvent dans ces conditions s’abstenir de répondre aux appels d’offres ou hésiter à le faire : elles craignent en effet d’être impliquées dans des affaires de détournement de fonds et de corruption si elles remportaient un contrat. Ce risque entraîne une autre difficulté. Le lancement d’appels d’offres, les procédures d’évaluation des projets des soumissionnaires font l’objet de multiplies contrôles et sont devenues des opérations très contraignantes en termes administratifs pour l’autorité publique comme pour les éventuels investisseurs intéressés. De leur côté, parce qu’ils craignent aussi désormais les soupçons de détournement de fonds publics ou de corruption, les autorités ont tendance à n’envisager de Partenariats Public-Privé que pour les seuls projets d’infrastructures qui garantissent à l’investisseur privé une rentabilité satisfaisante à partir des seuls revenus d’exploitation. Ministère, Se-crétariats des Etats fédérés et services municipaux privilégient donc les projets qui garantissent un retour sur investissement élevé grâce aux seuls paiements des usagers. Ces contrats de concession présentent d’autres avantages pour les autorités. Les élus et responsables politiques peuvent annoncer à la population qu’en ouvrant des conces-sions ils sont responsables à la fois du lancement de programmes spectaculaires (route nouvelle, ouvrages d’arts, voie ferrée, terminal portuaire, centrale d’électricité, etc..) et d’une augmentation rapide des recettes publiques. Les soumissionnaires d’appels d’of-fres doivent en effet payer des redevances pour participer à ces procédures. Les adju-dicataires retenus sont tenus de verser des redevances de concessions. Ainsi, dans les appels d’offre de concession de trois aéroports fédéraux (Guarulhos, Brasília et Campinas), lancés en février 2012, les firmes adjudicataires s’engageaient à verser des redevances représentant une recette immédiate pour l’Etat central de 24,5 milliards de BRL. De telles pratiques aboutissent évidemment à écarter des programmes de concessions des projets qui assureraient de grands avantages économiques et sociaux pour la collec-tivité mais ne fournissent pas une rentabilité financière aux opérateurs privés sans sub-vention publique. Cette faille est renforcée par les carences que manifestent les admi-nistrations publiques dans la conception et la définition des projets pour lesquels elles envisagent de lancer des appels d’offres en direction d’investisseurs privés. Par manque de ressources humaines ad-hoc, de compétences techniques ou de connaissance des activités concernées, les services mobilisés sont souvent incapables de distinguer correctement la rentabilité financière que les projets peuvent offrir aux investisseurs pri-vés et les avantages économiques et sociaux que les réalisations envisagées peuvent apporter à la collectivité. Dans ces conditions, la préférence est fréquemment accordée aux projets les plus rentables pour le secteur privé, aux programmes qui ne conduiront pas les pouvoirs publics à verser des contributions aux adjudicataires. Deux autres défaillances institutionnelles limitent encore le recours aux contrats de Partenariats Public-Privé pour le développement des infrastructures. La première est le faible degré d'autonomie politique et financière des agences de régulation brésiliennes. Leurs dirigeants sont nommés par le gouvernement fédéral qui choisit aussi les respon-sables des grandes entreprises nationalisées. Dans ce dernier cas, la loi contraint l’exé-cutif à désigner des personnalités qui ont au moins dix ans d’expérience dans le secteur d’activité concerné et ne peuvent pas se trouver en situation de conflits d’intérêts. Pour assumer des responsabilités à la direction des agences de régulation, il suffit d’avoir un diplôme de l’enseignement supérieur et d’avoir eu une bonne conduite. En réalité, le choix des directeurs d’agences sur la base de critères d’affinités politiques est un des principaux problèmes du pays. En permettant une interférence directe des forces politi-ques dans la désignation des hauts cadres de la dizaine d’agences de régulation, le législateur brésilien a considérablement affaibli la légitimité et l’impartialité de ces institutions [6]. Il a renforcé un environnement d’insécurité juridique et découragé ainsi les investissements. Ceux-ci craignent d’être soumis à leur tour à des pressions poli-tiques. A cette fragilité des agences de régulation, il faut encore ajouter la difficulté du système judiciaire brésilien à faire respecter les contrats rapidement et selon des pro-cédures claires et prévisibles qui est tout aussi problématique. A suivre : Bolsonaro, maître d'ouvrage inconséquent. [1] Les illustrations de cette affirmation abondent. Des centrales hydroélectriques aug-mentent l’offre d’énergie dans un pays et favorisent l’expansion industrielle. Les systèmes d’irrigation contribuent à l’essor de la production agricole. Des ports efficaces réduisent les coûts d'exportation en augmentant la capacité des entreprises nationales à vendre leurs produits à l'étranger, ce qui accroît l'emploi dans le pays, etc… [2] Dans un contrat commun de simple construction et de livraison d'infrastructures aux pouvoirs publics, les entreprises sont incitées à construire rapidement et à économiser sur les coûts, faisant passer au second plan la qualité finale de l'ouvrage. Mêmes si elles suivent les travaux, les administrations publiques qui sont maîtres d’ouvrage ne disposent pas forcément de toutes les informations qui permettraient d’exiger une amélioration de la qualité. [3] Par exemple, une nouvelle autoroute peut générer des avantages sociaux tels que des gains de temps de déplacement pour les usagers, une augmentation de la produc-tivité pour les entreprises, qui peuvent livrer leurs produits plus rapidement, etc. D'autre part, cette même autoroute peut générer des coûts sociaux, tels qu'une augmentation de la pollution dans les villes situées le long de l'autoroute ou un coût de péage incom-patible avec le niveau de revenu de la population locale. [4] On parle aussi de PPP lorsqu’une entreprise privée est sollicitée par les autorités publiques pour exploiter une infrastructure déjà existante et assurer les services associés à cette infrastructure. [5] Même lorsqu'il n'y a pas de forte immobilisation de capital de la part du partenaire pri-vé (par exemple, les contrats d'exploitation d'infrastructures existantes), il peut être intéressant d'établir un contrat à long terme, car il serait inefficace de changer plusieurs fois de gestionnaire d'infrastructure sur de courtes périodes, étant donné le coût des appels d'offres et le coût d'apprentissage, associé à la période pendant laquelle le nou-veau concessionnaire ajuste l'offre du nouveau service, alors qu'il y a généralement des ruptures de qualité de service. [6] La Fondation Getulio Vargas a mené une enquête en 2016 auprès de 140 directeurs d'agences de régulation et a constaté que 34 % d'entre eux venaient de ministères et d'autres agences gouvernementales. Seuls 6% ont fait carrière dans une entreprise pri-vée. Près d'un tiers des administrateurs étaient affiliés à des partis politiques, ce qui est interdit dans de nombreux pays.
- Le désolant bilan économique de Bolsonaro(2).
Appauvrissement. Une économie qui patine, des prix qui explosent, un sous-emploi qui reste élevé, des taux d’intérêt qui montent et une dette publique qui a progressé : ce bilan des années Bolsonaro est à la fois lié à l’impact de la pandémie et à la politique économique menée par un gouvernement qui a souvent fait preuve d’impuissance et d’incompétence. Le pro-chain chef de l’Etat qui sera élu en octobre 2022 va hériter d’une situation désastreuse. Depuis la fin 2014, le marché du travail a connu une forte dégradation. Le phénomène s’est accentué avec la crise sanitaire qui a démarré en 2020. Sue front des prix, le Brésil a opéré un grand bond en arrière. Il semble être revenu à l’époque d’avant le Plan Real (1994), lorsqu’une inflation élevée érodait les revenus de la majorité de la population, aggravait les inégalités et la pauvreté, réduisait l’horizon de tous les acteurs écono-miques. La valse des étiquettes se poursuit alors même que les autorités monétaires ont engagé depuis le début 2021 une politique de resserrement monétaire. Le taux d’intérêt de base a été porté en avril à 12,75%/an. Il pourrait dépasser 13%/an avant la fin de l’année. Dans ces conditions, les perspectives de croissance de l’activité sont médiocres. Les scénarios les plus favorables tablent sur une progression du PIB de 0,8% (FMI). Le réveil de l’activité sera de toute façon insuffisant pour entraîner une amélioration signi-ficative du marché du travail et des revenus. Aujourd’hui, plus de la moitié des Brésiliens vivent en situation de pauvreté (contre 47% avant la récession de 2015/16). Ce taux ne devrait pas baisser rapidement sur les prochaines années. Pandémie et emploi. Au Brésil, le marché de travail formel n’est jamais parvenu à intégrer plus de 60% de la population en âge de travailler. Les causes de ce problème structurel sont nombreuses : croissance médiocre et irrégulière, insuffisance de la formation de base et inadaptation des qualifications, législation contraignante, judiciarisation poussée du moindre conten-tieux entre employeurs et salariés, fiscalité dissuasive, etc.. Pour mesurer l’ampleur du problème sur les années récentes, il ne suffit pas d’évoquer le taux de chômage, un indicateur trop limité dans le contexte brésilien. Il importe d’évaluer d’abord l’importance de la population en âge de travailler (personnes de plus de 14 ans) que les statistiques officielles (IBGE) définissent comme force de travail sous-utilisée. Cette catégorie regrou-pe les chômeurs déclarés [1], les travailleurs sous-occupés (temps partiels) et tous les actifs qui ont cessé de chercher activement un emploi parce qu’ils sont découragés ou n’en cherchent pas, se contentent d’expédients ou de travaux temporaires. A la fin de 2014, le poids relatif de cette catégorie par rapport à la force de travail élargie [2] était relativement faible (14,8%). Il a fortement progressé avec la récession de 2015 et 2016 (il atteint plus de 22% en décembre 2016). Ce taux varie entre 23 et 25% entre 2017 et la crise sanitaire de 2020. Il grimpe à partir de mars 2020 pour atteindre 30% en juillet suivant. Il reste proche de 29% jusqu’à la mi-2021. Il baisse ensuite pour atteindre 23,2% en mars 2022. Autre indicateur pertinent : le poids de l’économie informelle. Une part importante de la population salariée, de l’effectif de chefs d’entreprises employant de la main-d’œuvre, des travailleurs autonomes ou indépendants exercent un travail en dehors des règles (souvent très contraignantes) de la législation, sans bénéficier d’un statut juridique recon-nu, sans inscription sur un registre de commerce. Il existe encore des contractuels du secteur public qui n’ont pas le statut de fonctionnaires civils ou militaires. Tout ce monde vit en dehors de l’économie formelle. En règle générale, les contributions fiscales et so-ciales que les actifs concernés assument sont nulles ou très réduites. En contrepartie, ce secteur du monde du travail ne bénéficie d’aucune forme de protection sociale contre les risques de maladies, d’accidents ou de perte d’activité. L’autre secteur est précisément celui de l’économie formelle. Il réunit les salariés du secteur privé qui sont employés dans le cadre de la législation du travail en vigueur, des chefs d’entreprises et em-ployeurs déclarés et enregistrés, les fonctionnaires statutaires (civils et militaires) et les travailleurs indépendants ayant un statut de personne juridique. Le taux d’informalité rapporte l’effectif des actifs informels à la force de travail occupée. Au cours des trente dernières années, ce ratio a d’abord été très élevé entre 1992 et 1997. Il baisse du début des années 2000 à 2014. Avec la forte récession des années 2015 et 2016, le taux d’informalité repart à la hausse puis reste élevé. Il atteint 41,3% à la fin 2016. Sur les années 2017 à 2019, la création de postes de travail informels est plus importante que celle observée dans l’économie formelle (+3%, contre + 1,2%). Le taux d’informalité est de 43,3% en 2019. Avec la crise sociale générée par la pandémie, on assiste à une forte contraction de l’offre de travail et des activités du secteur informel. Néanmoins, au cours de la pandémie, les travailleurs informels ont été beaucoup plus touchés que les actifs formels. La contraction des postes fournis par l’économie informelle est trois fois plus im-portante (-12,6%, contre -4,1%). Les employés précaires des commerçants ambulants, vendeurs à la sauvette, chauffeurs et livreurs utilisant des applications, artisans ou pres-tataires de services informatiques non déclarés sont plus touchés que les salariés bé-néficiant de contrats de travail et déclarés. On notera aussi que les premiers actifs affectés par la forte contraction de l’activité résultant de la pandémie ont été les travail-leurs de la branche des services, peu ou pas qualifiés et faiblement scolarisés (qui cons-tituent le gros du bataillon des actifs informels). Evolution du marché du travail selon les statuts des actifs. Source : PNAD-IBGE. * Par rappport à la population active occupée. Cette contraction brutale de 12,6% est liée à la fois à l’instauration de mesures de confi-nement (entraînant la fermeture de commerces, la réduction des déplacements, l’arrêt de la vie culturelle, la diminution des loisirs) qu’aux comportements de précaution qu’a-dopte une large part de la population. Elle entraine des pertes d’activités et de revenus pour des salariés (employées domestiques, vendeurs en magasins, salariés du secteur des transports, de la culture ou d’autres services) et pour une population considérable de travailleurs autonomes non déclarés (livreurs d’applicatifs, marchands à la sauvette, petits commerçants, etc..). A l’intérieur de la catégorie des travailleurs vivant d’activités informelles, c’est la popu-lation des employées domestiques non déclarées qui enregistre la plus forte contraction. En 2020, près d’une employée de maison sur cinq a perdu son emploi. Vient ensuite l’uni-vers très hétérogène des salariés qui ne bénéficient pas de contrat de travail en bonne et due forme et interviennent dans le secteur du commerce, celui du transport, de l’arti-sanat, de la restauration ou des soins à la personne. Dans le secteur formel, les pertes de postes concernent également d’abord les employées domestiques et les salariés dé-clarés d’entreprises privées. Une part significative de cette population de salariés touchés par la crise cherche à maintenir des revenus en développant une activité de prestataire autonome déclarée ou non. D’où la progression significative des postes correspondant à ce profil en 2020 et en 2021. Ils représentaient 25,4% des actifs occupés en 2019. Cette part est de 27,3% deux ans plus tard. La crise du covid est parfois l’occasion pour des salariés qualifiés qui ont été licenciés de gagner en liberté et en indépendance en créant leur propre microentreprise. Souvent, le choix est contraint : le passage à la vie de chef d’une micro-entreprise est la seule option existante pour éviter un effondrement des revenus. A compter du second semestre de l’année écoulée, avec une lente reprise de l’activité, on assiste à une amélioration du marché du travail mais celle-ci se traduit d’abord par une augmentation du nombre d’actifs mobilisés dans le secteur informel. Le taux d’infor-malité était de 40,4% en août 2020. Il est de 43,3% à la fin de 2021. L’augmentation du nombre d’actifs occupés correspond avant tout à des créations de postes moins bien rémunérés que dans l’économie formelle (voir tableau ci-dessus). Au début de l’année 2022, la force de travail élargie était composée de près de 116 mil-lions de personnes (54,3% de la population totale). La force de travail sous-occupée (chô-meurs, temps partiels, force de travail potentielle) représentait 20,3 millions de tra-vailleurs et l’effectif d’actifs utilisés dans l’économie informelle était de 40,5 millions de personnes. Cela signifie que le marché formel du travail n’intégrait que 48% environ de la population en âge de travailler. Retour d’une inflation élevée. Sur les cinq premiers mois de 2020, alors que l’activité se ralentit sensiblement avec le début de la pandémie, le Brésil connaît une inflation pratiquement nulle. Le mouvement de hausse des prix commence en juin de la même année. Il se poursuit depuis. Entre juin 2020 et avril 2022, les prix à la consommation ont augmenté en cumul de près de 20%. Le phénomène est à la fois une inflation par les coûts (résultant de chocs d’offre extérieurs et intérieurs) et une inflation par la demande liée à l’expansion du crédit et à la politique budgétaire. Au cours de la première année de pandémie, alors que le pays est entré en récession, la hausse des prix sera de 4,5%. L’essor des exportations (favorisées par le taux de change et l’évolution des cours mondiaux), l’accroissement de la demande intérieure entraînent une forte élévation des prix alimentaires (en particulier le riz et l’huile de soja). Contribuent également à la valse des étiquettes les difficultés d’approvisionnements en intrants que rencontre plusieurs secteurs industriels et la forte appréciation du dollar (+28,9%) qui entraîne mécaniquement une élévation des prix des biens importés. Enfin, du côté des chocs d’offre, il faut encore mentionner le démarrage en août de la crise hydrique qui va conduire à un relèvement des tarifs de l’électricité. Taux d'inflation cumulée sur douze mois et taux directeur de la Banque Centrale. (2018 à 2022) Source : Banque Itau. Prévisions à partir de mai 2022. L’inflation de 2020 est aussi une inflation par la demande. La politique budgétaire va de-venir très expansionniste avec le lancement du dispositif d’allocations d’urgence pour les plus défavorisés, le soutien aux entreprises et l’accroissement des dépenses de santé. Les dépenses primaires de l’Etat fédéral progressent de 6,5 points de PIB entre 2019 et 2020. En matière de politique monétaire, il faut encore mentionner une expansion consi-dérable du crédit destiné à soutenir les particuliers et les entreprises. La forte expansion des moyens de paiement mis à disposition a coincidé avec une contraction marquée du PIB (-2,5% sur le premier trimestre et -9,7% sur le second). Sur les douze mois qui s’achèvent en décembre 2020, l’inflation alimentaire est estimée à plus de 14%. La hausse des dépenses liées au logement (électricité) est de 5,25%. Dans les deux cas, ces mouvements ont un impact très important sur le budget des ménages les plus modestes (pour ceux qui vivent avec moins de 1,5 salaire minimum, les deux postes représentent plus de 55% du budget mensuel, contre moins de 40% pour les mé-nages les plus favorisés). En 2021, dans un contexte de lente reprise économique, l’inflation accumulée sur douze mois atteint 10,67%. C’est le taux annuel le plus élevé depuis 2015. La cible d’inflation de la Banque centrale (3,75% par an) est largement dépassée. A nouveau, cette inflation est à la fois une inflation par les couts et par la demande. Le Brésil a été touché à partir d’août 2020 par une crise hydrique majeure qui entraine une élévation des coûts de pro-duction de l’électricité et donc des tarifs facturés à tous les utilisateurs. Importateur de dérivés du pétrole (essence, diesel). Il est aussi directement affecté par la hausse des prix mondiaux des carburants observée à partir d’août 2020 et qui s’est poursuivie tout au long de l’année 2021. A cette hausse s’est ajouté l’effet de l’appréciation du dollar. En con-séquence, les prix intérieurs des carburants ont fortement augmenté. Le prix à la pompe de l’essence a progressé de 45% pour l’essence et de 45,1% pour le diesel. Dans un pays de taille continentale où le transport des marchandises est principalement assuré par la route, cette élévation du coût du carburant se répercute rapidement sur toutes les bran-ches d’activité. L’appréciation de la monnaie américaine a aussi contribué à doper les prix intérieurs des produits alimentaires. D’abord parce que suite à la crise hydrique qui a affecté plusieurs récoltes, le Brésil a dû recourir à des importations. Ensuite parce que la bonne tenue du billet vert encourage les exportations. Enfin, le maintien du dispositif d’allocation d’urgen-ce pour les catégories sociales les plus modestes a contribué à soutenir la demande intérieure de biens essentiels, notamment de produits alimentaires. Après avoir opéré un repli sur la première partie de l’année, le dollar a repris sa dyna-mique de hausse pendant le second semestre. Les marchés financiers comprennent alors que le gouvernement Bolsonaro abandonne les règles de disciplines budgétaires. Le plafond de dépenses est abandonné. L’inconséquence du gouvernement fédéral en matière de gestion des finances publiques, les incertitudes concernant la reprise, la paralysie des réformes : tous ces éléments conduisent les investisseurs à abandonner les placements en titres brésiliens. Ces investisseurs s’interrogent sur le financement d’une dette publique qui progresse. En 2021, alors que les autorités monétaires s’engageaient dans une politique de resserrement monétaire, l’Etat central ne prenait aucune mesure susceptible de réduire rapidement l’important déficit primaire de l’exercice antérieure. La Banque centrale freinait tandis que l’exécutif continuait à enfoncer l’accélérateur. Cette incohérence a favorisé une dynamique d’appréciation de la monnaie américaine, laquelle a renchéri tous les prix des produits importés. Sur les deux premiers mois de 2022, le rythme de hausse des prix est resté élevé. La crise internationale déclenchée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie va contribuer à amplifier la dynamique inflationniste. Désormais, les marchés anticipent un taux annuel d’inflation d’au moins 9% sur l’année. La politique de rigueur monétaire poursuivie par la Banque Centrale (le taux directeur est passé de 9,25%/an à 12,75%/an entre décembre 2021 et avril 2022) a poussé les taux d’intérêts à la hausse. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février, on a assisté à une forte élévation (soja, maïs, pétrole [3]) ou à un re-dressement des cours mondiaux de produits exportés par le Brésil (sucre, minerai de fer). Dans ces conditions, le dollar a connu une dynamique de dépréciation marquée (-11,85% sur les douze mois terminant en avril 2022). Cette évolution de la parité du billet vert a contribué à atténuer les conséquences sur l’instabilité des prix intérieurs des deux chocs que sont la hausse forte des cours mondiaux des produits pétroliers et des grains (céréales, oléagineux). L’évolution favorable du taux de change n’a pourtant pas empêché un réajustement à la hausse des prix intérieurs du blé. En dépit d’une forte progression de la production nationale ces dernières années, le pays reste importateur net. Les cours intérieurs du soja et du maïs ne sont pas seulement affectés par l’évolution du scénario international. La sécheresse qui a sévi dans le sud du pays en début d’année a affecté les récoltes d’été de la céréale et de l’oléagineux. Les marchés agricoles brésiliens prennent aussi en compte une autre conséquence de la guerre en Ukraine. Le Brésil est fortement dépendant d’importations d’engrais de base et la Russie est un de ses premiers fournisseurs en fertilisants azotés et en chlorure de potasse. Après l’invasion de l’Ukraine et les sanctions économiques occidentales, le gou-vernement russe a recommandé à ses producteurs d’engrais de suspendre leurs expor-tations. Les prix mondiaux des engrais minéraux ont fortement augmenté, poussés aussi par l’envoler du gaz naturel. Les agriculteurs font face à une forte élévation de leurs factures en fertilisants et donc de leurs coûts de production. Il est donc possible que les prochaines récoltes d’été patîssent de fertilisations insuffisantes qui entraineront des baisses de rendement. D’ores et déjà, les marchés anticipent donc le maintien d’une infla-tion forte sur les produits alimentaires pour les prochains mois. La dynamique inflationniste n’est pas seulement liée à ces chocs d’offre. Dans le contexte de préparation des élections générales d’octobre, le gouvernement fédéral multiplie les dépenses et maintient une politique d’expansion budgétaire, ajoutant sa propre con-tribution à une instabilité des prix très préoccupante. La plupart des pays sont confrontés aujourd’hui à ce phénomène. Sur 2021 et sur les premiers mois de 2022, le Brésil a cependant connu un des rythmes d’inflation les plus élevés du monde. Cette instabilité des prix est particulièrement inquiétante dans un pays où il existe une forte inflation inertielle, cet effet domino qui se produit lorsqu’il y a un réajustement automatique des prix en fonction de l’inflation passée. Cet effet boule de neige est particulièrement mar-qué en raison de l’expérience passée de forte inflation (avant le Plan Real de 1994). L’instabilité des prix n’affecte pas de manière égale toutes les catégories sociales. Elle touche davantage les couches les plus pauvres. Elle contribue à creuser les inégalités dans un pays où celles-ci sont déjà considérables. Favela de Paraisopolis à São Paulo : une image des inégalités. Progression de la pauvreté. Une majorité de Brésiliens sont aujourd’hui plus pauvres qu’au début de la décennie. La baisse des revenus du travail, une inflation plus forte, des taux d’intérêts plus élevés ont entraîné un effondrement du pouvoir d’achat et une aggravation de l’endettement et de l’insolvabilité des ménages. La cesta básica [4], indicateur de l’évolution des prix des pro-duits de première nécessité, coûtait au début de cette année près de 50% de plus qu’en 2020. Les biens de consommation durable sont aussi devenus beaucoup moins acces-sibles. La valeur d’une automobile d’occasion est aujourd’hui plus élevée que lorsqu’elle avait été achetée neuve à la sortie d’usine, sans kilométrage, il y a deux ans. Le débat fait rage sur la pertinence des multiples indices de prix utilisés car de nombreux produits ont connu et connaissent des hausses bien supérieures à ce que retracent les indicateurs en question. Selon l’IBGE, en termes réels, le revenu moyen du travail a reculé de 14,4% entre juillet 2020 et décembre 202. Le redressement observé sur les premiers mois de 2022 est très loin de corriger cette dégradation. Cette évolution moyenne cache évidemment d’énormes disparités. L’inflation qui érode le pouvoir d’achat des ménages touche d’abord les plus pauvres. Les articles qui ont le plus augmenté sont précisément les produits de première nécessité (denrées alimentaires, gaz de cuisine, électricité) qui pèsent très lourd dans le budget des familles à faibles re-venus. L’inflation touche aussi les catégories sociales les plus aisées. Les classes moyen-nes parviennent cependant à s’adapter en réduisant certains postes de dépenses non essentiels (loisirs, voyages par exemple). Les familles les plus riches ne sont pas tou-chées par la valse des étiquettes. Leurs revenus de patrimoine (immobilier, placements financiers) progressent avec la hausse des prix ou même dépassent celle-ci (lorsque les taux d’intérêt réels montent). Il n’existe pas au Brésil un observatoire officiel qui retrace l’évolution des situations éco-nomiques et sociales des différentes catégories de la population. Des instituts de re-cherche et des bureaux d’études privés analysent eux-mêmes ces trajectoires en pre-nant comme principal critère de différenciation entre les groupes sociaux les revenus des ménages (liés au travail, obtenus par transferts sociaux ou induits par des investis-sements). La société Tendencias Consultoria retrace ainsi la dynamique d’évolution des revenus réels et des groupes sociaux sur la base des prix de novembre 2021. La classe A, est formée en 2022 par les ménages qui disposent d’un revenu mensuel total supérieur à 22 000 BRL. Ce groupe représentait en mars dernier 2,8% de la population. La classe B regroupe aujourd’hui 13,2% des Brésiliens appartenant aux familles qui vivent avec un revenu mensuel allant de 7100 à 22000 BRL et forment le haut de la classe moyenne. La classe C représente un peu plus d’un Brésilien sur trois (33,3%). Elle réunit les foyers dont le revenu mensuel varie entre 2900 et 7100 BRL. Enfin, les classes D et E rassemblent plus de la moitié de la population et les couches les plus défavorisées de la population. Le revenu mensuel de ces ménages est inférieur à 2900 BRL. Les familles concernées vivent dans la pauvreté, l’extrême pauvreté ou la misère. Evolution du poids relatif de 5 classes sociales sur 10 ans (% de la population). Source : Tendencias Consultoria. Comment ont évolué ces différentes classes sociales depuis la fin de la dernière décen-nie ? Premier constat : le poids relatif des classes A et B a diminué (de 17,5% de la po-pulation totale en 2017 à 16% aujourd’hui. A l’intérieur de ces catégories, le revenu des chefs d’entreprises peut diminuer fortement lors des phases de récession. Il se re-compose sur les périodes de reprise. L’érosion du pouvoir d’achat est faible dans les pé-riodes d’inflation compte tenu de l’importance des revenus de patrimoine. Tous les ana-lystes convergent pour reconnaître que depuis plusieurs années on assiste à un appau-vrissement des familles de la classe C dont le train de vie dépend presqu’exclusivement de revenus du travail (qu’il soit formel ou informel). Les ménages de cette classe vivent dans une relative précarité économique et sociale et ne sont pas ou peu protégés contre les risques de maladie, d’accident, de perte d’activité. Une conjoncture défavorable sur le marché de l’emploi ou une phase de récession peut conduire les familles concernées à basculer de cette classe moyenne dans les classes pauvres (D ou E). Le processus a commencé avec la crise économique de 2015 et 2016. Il s’est prolongé ensuite car la re-prise de l’activité a été très faible. Il s’est amplifié avec la pandémie. Le poids relatif et absolu de cet ensemble dit C a cependant augmenté depuis 2017 suite à l’érosion des effectifs des classes supérieures (A et B). Il représentait 65,2 millions de personnes en 2017. Il en regroupe 71,1 millions aujourd’hui. Cette classe plus nombreuse s’est cepen-dant appauvrie. Selon les estimations de Tendencias Consultorias, en termes réels, le revenu moyen d’un ménage de la catégorie C s’est contracté de près de 10% sur les deux années 2020 et 2021. Les classes D et E devraient représenter en fin 2022 50,7% de la population. Ce poids relatif avait fortement baissé entre le milieu des années 2000 et 2014, sur une période de forte croissance. A l’époque, de nombreux ménages étaient sortis de la misère pour intégrer la classe C. On parlait de la consolidation d’une classe moyenne avide de con-sommer, d’une amélioration de la mobilité sociale. Avec la crise économique de 2015 et 2016 et la pandémie de covid, la pauvreté a considérablement progressé. Le poids relatif des classes D et E passe de 47% à 51,2% entre la fin 2014 et la fin 2020. Elles re-présentaient près de 93 millions de personnes en début de période et 107,7 millions six ans plus tard. Avec la pandémie, leur poids relatif s’est stabilisé mais le revenu du travail des ménages concernés a connu une forte érosion. En 2020, cette contraction a été plus que compensée par le versement d’une allocation d’urgence relativement importante. Par contre, le revenu total et le revenu moyen ont subi une forte baisse en 2021 parce que le montant de la dite allocation et le nombre des bénéficiaires ont été sensiblement réduits. Selon les calculs de Tendencias Consultoria, les familles pauvres et extrêmement pauvres représentaient 104,4 millions de personnes en 2017. Elles devraient en re-présenter 108,3 millions à la fin de cette année. Part de la population appartenant aux classes D et E. Source : Tendencias Consultoria. * Prévisions. Tous les exercices de prévision le montrent : la pauvreté ne reculera désormais que si la croissance atteint des rythmes significatifs (ce qui ne semble pas être le cas avant 2025) et si l’éducation devient une priorité des politiques publiques. A suivre : Le Brésil n'investit pas accès pour croître. [1] Le taux de chômage officiel est le ratio calculé entre le nombre de chômeurs en quête d’emploi et la population active, ou force de travail. Sous le terme de force de travail, les organismes officiels regroupent les personnes ayant un emploi et celles qui en recherchent activement sur le marché du travail. [2] Cette force de travail élargie est la somme de la force de travail et de la force de travail potentielle. Cette dernière notion désigne les chômeurs qui recherchent un em-ploi mais ne sont pas disponibles (vivant d’expédients ou de travaux temporaires) ainsi que les personnes disponibles pour travailler mais qui ont été découragées de chercher activement un emploi (échecs successifs, manque d’expérience et de compétence, perception négative de l’état du marché du travail). [3] La hausse des prix du pétrole a des effets contradictoires. L’élévation du cours du baril améliore les recettes des exploitants pétroliers locaux et celles des administrations locales (royalties) et fédérales (taxes) qui doivent exporter une partie de la production parce que les capacités de raffinage nationales ne sont pas adaptées au type de pétrole produit. Le Brésil importe donc une partie des carburants consommés facturés par les importateurs aux cours mondiaux traduits en monnaie nationale. Pour ne pas casser les marges de ces importateurs, Petrobras (principal raffineur national) doit réajuster les prix des carburants sortie raffineries en fonction de l’évolution des prix des produits pétroliers importés. Ces derniers mois, en dépit de la dépréciation marquée du dollar, les prix facturés à la sortie des raffineries pour l’essence et le diesel ont continué à augmenter. [4] La cesta básica est un ensemble de produits alimentaires de base et d’hygiène assu-rant la consommation d’une famille moyenne pendant un mois. Les produits composant le panier varient selon les habitudes régionales mais doivent permettre la couverture des besoins alimentaires de base. Les cestas básicas sont fournies par les services sociaux municipaux, par des associations ou par des entreprises.
- Le désolant bilan économique de Bolsonaro (1).
Le capitaine et son timonier. Selon le Fonds Monétaire International, le Brésil devrait connaître une croissance de 0,8% en 2022. Si cette prévision se vérifie, au cours des quatre années qui correspondent au mandat présidentiel qui s’achève, la croissance annuelle moyenne du PIB aura été de 0,67%, un rythme plus faible que celui observé ailleurs sur la planète [1]. Partout dans le monde, cette période a été marquée par la pandémie de covid-19 qui a entraîné une nette contraction de l’activité en 2020 puis une reprise en 2021. Au Brésil, après la réces-sion de 2020 (-3,88%), la reprise observée en 2021 (+4,62%) aura été insuffisante pour compenser la croissance faible ou négative observée depuis le milieu de la dernière décennie. Le gouvernement Bolsonaro n’a pas réussi à faire sortir l’économie d’une longue phase d’anémie qui a commencé avec les récessions de 2015 et 2016. Le bilan économique de ce mandat est aussi marqué par un retour spectaculaire de l’inflation (en 2021, le taux d’inflation aura atteint 10,1%, soit trois fois le centre de la zone cible d’inflation fixée), une forte progression du chômage et une contraction des revenus. Dans ce contexte, l’instabilité des prix entraîne une augmentation marquée de la pauvreté dont la conséquence la plus dramatique est l’incidence croissante de la sous-alimentation. Croissance médiocre, stagnation du revenu moyen par habitant, marché de l’emploi dégradé, érosion du pouvoir d’achat, progression de la pauvreté : ce bilan économique sombre est celui d’un gouvernement qui avait annoncé en 2019 une révolution libérale, l’instauration d’une véritable économie de marché, l’ouverture à la concurrence, la fin des monopoles….et le retour d’une croissance forte. Les causes de l’échec sont multiples. Dans ce premier article, on s’intéressera à la trajectoire de celui qui était censé orchestrer le grand changement annoncé : le Ministre de l’Economie de Jair Bolsonaro. Variation annuelle du PIB per capita. Source : FMI. Le gourou devenu "super-ministre". Diplômé de l’université de Chicago, Paulo Guedes a fait toute sa carrière dans le secteur privé et n’a aucune expérience de la vie politique avant 2019. Enseignant à l’université, il a aussi participé à la fondation d’une banque d’investissement spécialisée dans le capital risque (le Banco Pactual). Il a encore contribué à la création de l’IBMEC (un institut de re-cherche et de formation supérieure sur les marchés financiers). En 2005, il a fait partie du groupe de personnalités qui ont lancé alors un think tank d’inspiration libérale, l’Institut Millenium. A partir de 2016, Guedes multiplie les interviews, les conférences, les inter-ventions sur les réseaux sociaux. Avec pertinence, Il dénonce alors le clientélisme et le capitalisme de rentiers que protège et entretient l’Etat brésilien. Il ne cesse de préconiser une véritable révolution qui passerait par l’ouverture du marché domestique à la concur-rence internationale, l’abolition des monopoles détenus par des entreprises publiques, la mise en œuvre d’un programme ambitieux de privatisations, une réforme de l’Etat, une simplification de la fiscalité, l’élimination des privilèges dont jouissent plusieurs corps de hauts fonctionnaires et des corporations bien organisées. Dans ses propos, l’économiste recommande un strict respect de la discipline budgétaire et l’élimination des déficits publics. A la fin 2017, il se rapproche de l’équipe de campagne de Jair Bolsonaro. Ce dernier avoue volontiers en public qu’il ne comprend pas grand-chose à l’économie. Paulo Guedes est alors présenté comme le gourou du candidat pour les questions économiques et finan-cières. Il est supposé avoir réponse à tout dans ces domaines. Bolsonaro le surnomme son "Posto Ipiranga [2]" Dès qu’il est confronté à une question concernant la politique économique qu’il prétend engager, l’ancien capitaine prie les journalistes d’interroger "son Posto Ipiranga"….La présence de l’économiste libéral auprès du candidat rassure les mar-chés financiers et les investisseurs. Grâce à Guedes, Bolsonaro va gagner la sympathie et l’appui de tout un secteur de l’électorat qui rejette le parti de Lula et souhaite que le Brésil devienne une véritable économie de marché. Cérémonie d'investiture le 1er janvier 2019 : Jair Bolsonaro et son "super-ministre". En janvier 2019, lorsque l’ancien militaire devient Président de la République, il choisit na-turellement Paulo Guedes comme Ministre de l’Economie. Ce dernier ambitionne de mettre en œuvre la révolution annoncée. Il s’agit de libéraliser l’économie brésilienne, d’éliminer une bureaucratie anachronique, de favoriser la concurrence, de relancer l’activité en misant sur le marché, de créer les conditions d’une croissance forte et dura-ble, d’éliminer rapidement le déficit de l’Etat fédéral et de réduire la dette. Pour réaliser un tel programme, le nouveau ministre est placé à la tête d’un "super-ministère" qui con-centre les attributions qui relevaient jusqu’alors de ministères indépendants (planification, travail et emploi, commerce extérieur et industrie). Paulo Guedes affiche d’emblée des objectifs mirobolants. Les mesures qu’il envisage de prendre au cours des quatre années de gouvernement qui commencent vont permettre d’accroître la richesse nationale pro-duite de 50% en dix ans. Le PIB per capita devrait doubler entre 2019 et 2030. Dès sa prise de fonction, le "super-ministre" souligne que la révolution libérale sera engagée sans attendre. Grâce à la vente d’actifs immobiliers détenus par l’Etat central, il promet d’éliminer dès 2019 le déficit du budget fédéral. Le programme de privatisations doit de son côté faire rentrer 990 milliards de réais dans les caisses (l’équivalent de 30% des recettes inscrites au budget pour 2019). A la gestion souvent justement critiquée de grandes entreprises publiques de divers secteurs (banque, énergie électrique, pétrole et gaz, courrier, etc..) allait succéder une gestion assurée par des opérateurs privés privi-légiant l’efficacité et la rentabilité. Guedes annonce encore une politique de décentra-lisation : une réforme du pacte fédératif doit renforcer les compétences des Etats fédérés et des communes et permettre à ces pouvoirs locaux de disposer de ressources fiscales accrues. Une réforme administrative permettra de moderniser les services publics, de réorganiser les carrières des agents et surtout d’en finir avec les privilèges impres-sionnants dont bénéficient plusieurs catégories de fonctionnaires fédéraux. Le "Posto Ipiranga" annonce encore que le système des retraites par répartition sera remplacé par un système de capitalisation…que la réforme de la fiscalité ne saurait attendre…. Jusqu’au début de 2021, le "super-ministre" réussit à faire avancer quelques projets. Il a ainsi contribué à faire adopter dès 2019 une réforme des systèmes de retraite qui était déjà en gestation sous la précédente législature. Le gouvernement Bolsonaro a éga-lement réussi à faire voter par le Congrès des textes qui libéralisent et favorisent la con-currence dans les secteurs du gaz naturel, du transport maritime, des réseaux d’as-sainissement et de distribution de l’eau. Les parlementaires ont encore adopté une lé-gislation qui officialise le statut d’autonomie de la Banque Centrale et renforce donc la crédibilité de l’autorité monétaire auprès des marchés financiers. Mais les grands chan-gements annoncés, ceux qui devaient modifier radicalement les règles du jeu, l’environ-nement économique et le climat des affaires, n’ont tout simplement pas eu lieu. Aucune grande entreprise publique fédérale n’a été privatisée en quatre ans. Les projets de privatisation du groupe Electrobras et de l’entreprise publique chargée du courrier postal avancent à pas très mesurés. Les seules actions identifiables dans ce domaine ont été des cessions de filiales et d’actions de groupes publics à des investisseurs privés. Le "super-ministre" avait annoncé près de 1000 milliards de réais de recettes excep-tionnelles…Les cessions d'actifs limitées ont rapporté 164 milliards. Une réforme ad-ministrative devait être engagée. Un projet de loi portant sur ces questions a effec-tivement été transmis au Président de la Chambre des députés en 2020. Mais il n’a jamais été sérieusement étudié et discuté par les parlementaires qui ont bien senti que l’exécutif n’avait aucune envie d’affronter les corps de haut-fonctionnaires et leurs organisations syndicales. A la place d’une réforme, le gouvernement fédéral s’est engagé à maintenir le principe d’augmentations régulières des salaires de tous les agents. Une autre promesse faite en 2019 était d’ouvrir l’économie brésilienne à la concurrence, de réduire le protec-tionnisme dont bénéficient de nombreuses branches d’activité, d’intégrer ces branches dans les grandes filières internationalisées. Les rares tentatives de réduction des bar-rières commerciales faites par le Ministère de l’Economie ont été torpillées par le Pré-sident Bolsonaro lui-même. En précipitant l’isolement diplomatique du pays, en renon-çant à toute politique environnementale sérieuse (notamment en Amazonie), le chef de l’Etat a empêché la conclusion d’accords commerciaux ou d’association avec des par-tenaires extérieurs. Populisme budgétaire contre credo libéral. Avant d’évoquer le comportement de "l’équipage" formé par Bolsonaro et son Ministre de l’Economie, il faut rappeler que la période évoquée ici a été marquée par de fortes tem-pêtes : la pandémie de covid-19 d’abord, la guerre en Europe ensuite. Tous les marins le savent : lorsque la mer est agitée, pour que le navire ait des chances d’arriver à bon port, il est essentiel que le capitaine et son homme de barre s’entendent sur le cap à suivre et sur les manœuvres à réaliser. Aujourd’hui encore, après bien des tensions, le comman-dant et son timonier se prennent dans les bras l’un de l’autre en public. Les observateurs avisés ne sont pourtant pas dupes. Tout au long du mandat, Bolsonaro a été le premier adversaire politique de son ministre. Dès 2019, le chef de l’Etat a privilégié un seul objectif : affaiblir et remettre en cause les institutions démocratiques, préparer la tran-sition d’un Etat de droit vers un régime populiste et autoritaire. Il a consacré l’essentiel de ses efforts à mener une guerre permanente contre le pouvoir judiciaire, contre les gou-verneurs des Etats et un grand nombre d’élus du Congrès. Les crises institutionnelles provoquées, l’incertitude politique ainsi créée ont rendu très difficile la relation entre l’exécutif et le pouvoir législatif. La confiance des investisseurs et des marchés financiers a été érodée et affaiblie. Un homme politique assumant la responsabilité de chef d’Etat se révèle toujours dans les situations les plus difficiles. Pour Jair Bolsonaro, le révélateur fut sans aucun doute la crise sanitaire du covid-19. Le chef de l’Etat a manifesté une totale incapacité de faire face au drame majeur que fut la pandémie. Au niveau fédéral, la politique sanitaire a été conduite par des ministres soumis à la pression d’un chef de l’exécutif négationniste et obscurantiste. Ce dernier a contredit en permanence le monde scientifique. Il a dénoncé les mesures de bon sens prises par les gouvernements locaux, multiplié les initiatives ir-responsables, manifesté une totale incapacité de répondre à la crise sanitaire en mettant en œuvre des mesures efficaces de prévention et de gestion de la pandémie. Le Brésil est à la fois un des pays les plus touchés par le covid-19 (entre mars 2020 et avril 2022, l'épidémie a fait plus de 660 000 morts) et une des économies les plus affectées. Certes, le gouvernement Bolsonaro a répondu à la catastrophe sociale provoquée par la pan-démie en mettant en œuvre un plan économique d’urgence. On soulignera plus loin que l’initiative de ce plan revient en réalité au Congrès. Cette observation ne remet pas en cause le jugement que porte aujourd’hui une majorité de Brésiliens : le capitaine n’a pas été capable d’assumer sa fonction de capitaine dans la tempête. Jair Bolsonaro est resté Jair Bolsonaro, c’est-à-dire un homme politique de faible enver-gure qui, durant plusieurs mandats parlementaires, s’est contenté d’être le porte-parole d’intérêts corporatistes. Avant 2019, pendant trois décennies, l’ancien capitaine n’a cessé de pratiquer la vieille politique du clientélisme et du "physiologisme"[3]. Il a constamment revendiqué le maintien d’un Etat interventionniste, protecteur et générateur de rentes captées par les amis du pouvoir en place. Au cours de sa longue carrière de député, Jair Bolsonaro a toujours affiché également un autoritarisme assumé. Il a refusé régu-liè-rement les privatisations et défendu le maintien d’un secteur public important. Il n’a jamais été un partisan zélé de la rigueur budgétaire. Il n’a pas changé après avoir été in-vesti Président de la République. L’ancien capitaine de l’armée de terre est resté fidèle à ses convictions initiales. Il a continué à pratiquer la politique qu’il a toujours priviligié : un populisme clientéliste. Cela signifie qu’une fois à la tête de l’Etat fédéral, il s’est constam-ment opposé aux mesures préconisées par son ministre de l’Economie lorsque celles-ci étaient contraires à sa culture interventionniste et autoritaire et pouvaient affaiblir ses chances de réélection. En d’autres termes, toutes les mesures proposées par le timonier (réformes de l’Etat, privatisations, discipline budgétaire, etc…) ont été constamment torpil-lées par le capitaine. Il suffit de considérer deux évènements majeurs de l’année 2021 pour percevoir à quel point Bolsonaro a continué à privilégier ses objectifs politiques, quitte à faire avaler toutes les couleuvres possibles à son ministre de l’Economie. Ce dernier a répété dès sa prise de fonction que le gouvernement fédéral n’interviendrait plus dans la conduite et la gouvernance des entreprises publiques (dont plusieurs sont des firmes à capital ouvert). En février, le chef de l’Etat n’a pas hésité à critiquer la politique de prix des carburants pratiquée par la compagnie Petrobras. Accusant le CEO de la compagnie d’être responsable des hausses répétées (hausses qui reflétaient l’évolution des marchés inter-nationaux et de la parité du dollar), le Président a démis de ses fonctions ce haut diri-geant et l’a remplacé par un militaire. Le 7 septembre, à l’occasion de la commémoration de l’indépendance, Bolsonaro a convoqué des manifestations dans tout le pays. Les rassemblements de ses partisans ont une fois de plus dénoncé le système démo-cratique, attaqué le Congrès et la Cour suprême. Une nouvelle fois, le Président a pro-voqué la défiance de tous les acteurs économiques. Il a fragilisé la reprise qui venait alors que la crise sanitaire s’éloignait, inquiété la bourse et provoqué une hausse du dollar. Evolution du taux de change du dollar de janvier 2019 à avril 2022 (1 USD = BRL). Source : CEPEA. Lâché par le chef de l’Etat et même trahi par ce dernier, Paulo Guedes n’a pas seulement perdu toutes les batailles que les investisseurs, les analystes de marché ou les simples épargnants espéraient qu’il gagne. Jusqu’en 2021, prônant la rigueur budgétaire, il n’a pas hésité à croiser le fer avec d’autres ministres et des proches du Président qui souhaitaient pouvoir dépenser sans compter. Jair Bolsonaro a toujours désavoué le titulaire du porte-feuille de l’économie. Il a même fini par démembrer le "super-Ministère" créé en début de mandat. En juillet 2021, pour plaire à ses alliés du centrão [4] et leur permettre d’occuper des postes au gouvernement, Bolsonaro a recréé un ministère du travail et de la sécurité sociale. Plus récemment, Paulo Guedes a perdu une de ses prérogatives majeures : celle qui consistait à contrôler la libération effective des crédits inscrits dans la loi budgétaire. A quelques mois des élections générales d’octobre, cette prérogative a été confiée à Ciro Nogueira, le ministre-chef de la maison civile, coordinateur du gouvernement. Nogueira est une figure majeure du centrão, cette mouvance de petits partis dont la prospérité dé-pend de la prodigalité de l’Etat, des subventions qu’il distribue, des rentes qu’il offre. Depuis la crise sanitaire du covid-19 qui a commencé au début de 2020, le Ministre de l’Economie a d’ailleurs perdu toute crédibilité en matière de gestion et de discipline bud-gétaires. A l’époque, le gouvernement et le Congrès envisagent de lancer un plan d’urgence destiné à soutenir à la fois les catégories sociales les plus défavorisées et les entreprises dont l’activité se ralentit. Paulo Guedes a encore l’oreille du Président. Il par-vient à convaincre Bolsonaro qu’il faut limiter strictement le montant de l’allocation aux pauvres (200 réais par mois) et le nombre de familles éligibles. Ce n’est pas l’avis des par-lementaires du Congrès qui anticipent déjà les conséquences de la pandémie sur l’éco-nomie de leurs circonscriptions et sur le sort des plus vulnérables. Le programme ex-ceptionnel de transfert de revenus qui est adopté prévoit une allocation mensuelle de 500 réais. Pressentant déjà le bénéfice politique qu’il peut tirer d’un tel dispositif, le Prési-dent porte finalement l’indemnité à 600 réais/mois. D’abord prévu pour une période ini-tiale de trois mois (avril à juin 2020), ce dispositif d’aide est prolongé sur deux mois (juillet et août). Finalement, il est reconduit à nouveau jusqu’en décembre 2020 sur la base de 4 versements de 300 réais par mois. Au total, ce programme aura bénéficié à plus de 65 millions de personnes et représenté une injection de ressources dans l’économie de l’ordre de 300 milliards de réais sur la première année. Grâce à cet apport de ressources, la contraction de l’activité observée sur l’année 2020 a été bien moins forte que ce qui était prévu initialement. L’aide d’urgence versée sur 9 mois en 2020 aura encore contribué à améliorer sensiblement la popularité de Bolsonaro auprès des couches les plus modestes de la population. Elle sera donc à nouveau versée en 2021 (après une inter-ruption de quelques mois). Au début du second semestre de l’année passée, le Congrès aborde la discussion sur la Loi budgétaire de 2022. Paulo Guedes se rallie alors complètement au « quoi qu’il en coûte » préconisé par un Bolsonaro qui ne pense qu’à sa réélection. La pandémie a pro-voqué une forte hausse de la pauvreté. Pour conserver une popularité forte auprès des plus modestes, Jair Bolsonaro est décidé à accroître l’aide aux plus démunis. Au cours des débats sur la prochaine loi de finances, le chef de l’Etat impose à son Ministre de l’Economie la création d’une allocation permanente d’un montant de 400 reais par mois. Versée dès les deux derniers mois de 2021 à 14,5 millions de familles pauvres, cette in-demnité concerne depuis le début de cette année 17,5 millions de familles et devrait représenter une dépense budgétaire supplémentaire de 56 milliards de réais. Au lieu de tailler dans les budgets pour libérer des fonds, le libéral Guedes a été contraint de crever le plafond des dépenses publiques, en vigueur depuis cinq ans. Il a dû encore accepter un dispositif qui reporte le paiement des precatórios, des injonctions de paiement qui contraignent les institutions publiques (Etat et collectivités locales) à payer des dettes à l’égard de particuliers, d’entreprises et d’Etats, à la suite de décisions judiciaires défi-nitives. La caution libérale de Bolsonaro a accepté de devenir le complice de bricolages budgétaires. Sur les derniers mois de 2021, la réaction des marchés financiers a été forte. La bourse a dévissé. Entre août et décembre, le réal a plongé par rapport au dollar. Paulo Guedes le libéral est devenu l’avaliste honteux d’une politique qui organise un régime budgétaire ouvertement populiste. Alors que l’instabilité des prix est déjà très marquée, le Brésil abandonne toute boussole en matière de gestion des comptes publics. L’avenir devient beaucoup plus incertain dans un pays qui est entré dans une phase de stagflation. Le capitaine a un objectif très clair : le programme Auxilio-Brasil doit doper sa popularité. Le timonier répète de son côté que le nouveau dispositif de transferts sociaux va soutenir la consommation et contribuer à la relance de l’activité. Parce qu’il s’est régulièrement plié aux injonctions contradictoires de Bolsonaro, ses promesses suscitent désormais le mépris ou l’indifférence. Selon les prévisions, le taux d’inflation pourrait être proche de 7% en 2022, voire supérieur à ce niveau. Il serait donc une fois de plus supérieur à la cible annoncée. En d’autres termes, le pouvoir d’achat de l’allocation auxilio Brasil va encore diminuer. Face à la persistance d’une forte inflation, la Banque centrale doit resserrer encore sa politique monétaire. Arrêté à 9,25%/an en fin 2021, le taux directeur de l’institut d’émission a été encore relevé depuis et pourrait être porté à 13,75%/an en fin 2022. Dans un contexte de forte incertitude politique et la perspective d’une élection fortement polarisée, avec la mise en œuvre d’une politique monétaire très restrictive, il est difficile d’anticiper une reprise économique significative cette année et en 2023. Taux d'inflation trimestrielle et taux directeur de la Banque centrale. Source : Banco Itau. Si le capitaine avait été raisonnable…… Le travail du timonier aurait-il été plus efficace et fructueux s’il n’avait pas été réguliè-rement perturbé ou remis en cause par un capitaine obsédé par sa seule réélection, en-gagé dans une permanente remise en cause des institutions et incapable de répondre aux défis du pays ? Tous les errements de l’homme de barre ne peuvent pas être imputés au chef de l’Etat. Sans expérience politique, médiocre négociateur, prétentieux et sou-vent doctrinaire, l’ancien conseiller technique du candidat Bolsonaro a sans doute consi-dérablement sous-estimé l’importance du Congrès, des formations politiques, des lob-bys et des réactions de l’opinion publique. Devenu super-ministre doté de compétences étendues, Paulo Guedes a cru qu’il pouvait conserver le discours de boutefeu qu’il privilégiait jadis dans ses conférences. Il a par exemple annoncé dès 2019 que les marchés domestiques de produits manufacturés (très protégés) seraient rapidement ouverts à la concurrence internationale. Ce propos provocateur était à la fois une erreur politique et l’expression d’un manque total de prag-matisme. Guedes s’est ainsi attiré les foudres des dirigeants patronaux et des syndicats de salariés de l’industrie. Ces derniers savent que leurs entreprises souffrent de lourds handicaps (faible productivité, coûts salariaux élevés, investissements insuffisants en in-novation, infrastructures logistiques défaillantes, fiscalité très contraignante). Dans une compétition directe avec les firmes industrielles asiatiques, les acteurs brésiliens du secteur manufacturier seraient nombreux à entrer rapidement en procédure de faillite. Avant d’annoncer l’ouverture des marchés, il fallait mettre en œuvre une politique d’amé-lioration de la compétitivité des branches industrielles nationales. Après sa prise de fonction, au nom de la rigueur budgétaire, le Ministre a encore remis en cause les transferts sociaux financés par l’Etat fédéral. Ces allocations sont versées à des millions de familles (bolsa familia, par exemple) et de personnes âgées (minimum-vieillesse ou BPC) qui en dépendent pour vivre. En début de mandat, Bolsonaro lui-même a régulièrement dénoncé ces dispositifs qui inciteraient les bénéficiaires à tout attendre de l’Etat, voire à la paresse. Guedes envisageait donc de les supprimer pure-ment et simplement au prétexte d’inciter ainsi les allocataires à compter d’abord sur leur capacité de travail. Le ministre raisonnait comme s’il gérait une économie offrant d’im-menses opportunités d’emplois (y compris pour les actifs sans qualification), comme si au sein de la population d’allocataires on ne trouvait pas des personnes âgées ayant en charge des enfants, vivant dans la misère, confrontés à la sous-alimentation. Il eut fallu au contraire annoncer la substitution progressive des transferts sociaux actuels par le versement d’un revenu minimum assorti de contreparties (participation des bénéficiaires à des programmes de formation ou à des travaux d’intérêt collectif). Préférant les com-munications précipitées et provocantes au pragmatisme politique, le Ministre est apparu comme un ennemi des pauvres. Dans un autre domaine, celui des privatisations et de la remise en cause des monopoles détenus par quelques groupes nationaux publics ou privés, Guedes a encore préféré les effets d’annonce à la mise en œuvre d’un plan cohérent. Il fallait à la fois engager des opérations de cession d’actifs et prévoir simultanément une législation capable d’ouvrir la concurrence et le renforcement des agences de régulation. Dans un secteur comme celui du raffinage du pétrole, la mise en œuvre d’une telle politique aurait conduit à la perte du monopole que détient Petrobras et contraint la compagnie (partiellement ou totalement privatisée) à réduire ses coûts et à revoir à la baisse ses prix des carburants sortie raffinerie. Bolsonaro et son ministre en 2021 : une solidarité feinte qui ne trompe plus personne. Doctrinaire, ignorant les réalités politiques, le super-ministre n’a pas su écouter l’équipe pourtant remarquable de conseillers qui formaient son cabinet et commandaient les directions générales de son ministère. Dès le début de 2019, ce dream-team lui recom-mandait de tirer parti au maximum de la courte période d’état de grâce qui suit l’in-vestiture du Président récemment élu. Un plan proposé par ces conseillers suggérait au ministre qu’il profite du climat politique créé par la réforme des retraites d’octobre 2019 pour soumettre avant la fin de la même année au Congrès un projet de loi sur la réforme administrative. Débattue dès la fin du gouvernement Temer (2016-2018), la réforme des retraites avait été l’occasion de sensibiliser l’opinion sur la redistribution opérée par l’Etat, les distorsions existantes entre les diverses prestations sociales, les inégalités entre régi-mes de pensions, les avantages (parfois exorbitants) dont bénéficient des castes de la haute fonction publique. A la fin de 2019, il y avait donc alors au sein de la population une réceptivité particulière pour des projets visant à réduire ces privilèges : les circonstances étaient favorables au lancement d’un débat parlementaire sur la réforme administrative. Dans la foulée, l’opinion publique aurait soutenu un autre projet visant à refondre une fiscalité complexe, cumulative et fortement régressive (nombreux impôts sur la consom-mation). C’est la raison pour laquelle les conseillers de Paulo Guedes proposaient à leur ministre qu’une fois engagés les travaux sur le fonctionnement de l’administration fédé-rale le Congrès soit saisi également d’un texte portant réforme de la fiscalité. Persuadé d’être maître du calendrier, le ministre s’est bien gardé d’écouter son entourage. A quelques mois des élections générales, le maintien de l’économiste au sein du gouver-nement Bolsonaro apparaît comme une énigme. Le timonier n’a en effet pas cessé d’être désavoué et fragilisé par son chef. Nombre des conseillers qui entouraient Guedes au départ ont quitté le navire, soit parce qu’ils ont compris que les projets initiaux ne se con-crétiseraient pas, soit parce qu’ils ont été renvoyés sur ordre du capitaine… Dans l’avenir, des psychologues pourront peut-être expliquer pourquoi le professeur qui entendait libéraliser l’économie brésilienne a accepté de devenir l’exécutant d’une politique populiste et électoraliste totalement contraire aux principes qu’il a toujours affichés… A suivre : Appauvrissement. [1] En moyenne, à l’échelle mondiale, la croissance aura été de 2,37% par an entre 2019 et 2022. Pour l’ensemble des pays émergents et en développement, la progression moyen-ne s’établit à 3%. [2] La compagnie Ipiranga est une entreprise de distribution de carburants. Elle gère des stations services (posto en Portugais) sur tout le réseau routier brésilien. Ces stations distribuent des carburants, assurent l’entretien des véhicules, proposent un service de restauration. Elles vendent encore des produits de première nécessité (alimentation, parapharmacie, etc…). Dans les slogans publicitaires de la compagnie, la station Ipiranga est censée apporter des réponses à tous les problèmes que peuvent rencontrer des automobilistes. [3] Voir sur ce site, les posts de février 2021 intitulés : Petite incursion dans la vieille politique : https://www.istoebresil.org/post/petite-incursion-dans-la-vieille-politique-1 [4] Voir sur ce site le post du 10 février 2021 intitulé Le clientélisme au niveau fédéral : l’importance du centrão : https://www.istoebresil.org/post/petite-incursion-dans-la-vieille-politique-3
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (4).
Une stratégie d’influence menacée. Dans un post antérieur de cette série, on a tenté de montrer que plusieurs mouvements de la gauche latino-américaine manifestaient une russophilie sur laquelle l’autocrate Poutine pouvait compter. Qu’en est-il des gouvernements qui exercent aujourd’hui le pouvoir dans les pays de la région ? La réponse que l’on peut apporter à cette question est désormais assez différente de celle que l’on pouvait énoncer avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine. Jusqu’à la fin 2021 et les premières semaines de 2022, la stra-tégie poutinienne de renforcement de l’influence russe sur l’espace latino-américain semblait couronnée de succès. L’offensive lancée contre l’Ukraine a brutalement modifié la donne. Certes, Moscou continue à bénéficier du soutien servile de Cuba, du Nicaragua, du Salvador ou du Venezuela chaviste. La Bolivie et le Brésil ont réagi à l’offensive russe en Ukraine en adoptant une position dite de neutralité qui traduit en réalité des con-tradictions existant au sein des forces politiques au pouvoir. Partout ailleurs, les dirigeants latino-américains ont pris de sérieuses distances avec le Kremlin. En envahissant l’Ukraine, la Russie a pris le risque de perdre de nombreux amis sur le sous-continent. Ceux qui s’éloignent. Le Mexique est sans doute ici un cas emblématique. Depuis 2018, après l’accession à la tête du pays d’Andrés Manuel Lopez Obrador, un nationaliste de gauche, le rappro-chement avec la Russie allait bon train. Le nouveau Président n’avait pas cessé de faire l’éloge du gouvernement de Poutine. De son côté, Moscou manifestait la ferme intention de coopérer davantage avec Mexico. L’invasion de l’Ukraine aura probablement ruiné ces efforts. Depuis le 24 février 2022, le pays le plus peuplé d’Amérique centrale s’est claire-ment rangé du côté des puissances occidentales et de son grand voisin du nord. A la veille de l’offensive russe, le gouvernement de Manuel Lopez Obrador s’était engagé à "promouvoir le dialogue" et avait appelé la Russie à "ne pas envahir" le pays voisin. Membre non permanent du Conseil de sécurité, le Mexique avait dès le 22 février rejoint les Etats membres qui appelaient au"respect de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et à la recherche d'une solution par la voie diplomatique". Sous le gouvernement Lopez Obrador, la politique étrangère du Mexique a constamment été guidée par la doctrine Estrada, fondée sur les principes de non-intervention et de respect de la souveraineté des Etats [1]. Suivant ces principes, Mexico a déclaré que le pays n’imposerait pas de sanctions à la Russie. Dès le 24 février, M. Ebrard, ministre des affaires étrangères soulignait que le Mexique "rejetait le recours à la force" et "réitèrait son appel à une sortie politique du conflit en Ukraine", sans toutefois désigner la Russie comme agresseur. Au Conseil de sécurité, le représentant du gouvernement Lopez Obrador a affirmé que "le Mexique condamnait fermement l'invasion dont l'Ukraine a été victime." Par la suite, le pays a voté en faveur de la résolution américaine visant à condamner l'invasion le 25 février. Le ministre des affaires étrangères avait d’ailleurs rédigé sa propre proposition de résolution dans la perspective d’un vote par l’assemblée générale réunie en session spéciale d’ur-gence sur l’Ukraine. Le texte appelait à "la cessation immédiate des hostilités en Ukraine", et "l'établissement d'un espace diplomatique pour résoudre le conflit et le début de l'aide humanitaire." Votes des pays d'Amérique latine à l'OEA et à l'ONU après l'invasion de l'Ukraine. Un autre exemple significatif est celui de l’Argentine. Avant l’offensive russe contre l’Ukraine, les relations militaires entre l’Argentine et la Russie commençaient à prendre une dimension très concrète. A la veille du déclenchement de la guerre, lors d’une visite officielle à Moscou, le Président argentin Alberto Fernandez avait d’ailleurs proposé au Président Poutine qu’il considère l’Argentine comme la "porte d’entrée vers l’Amérique latine", un rôle pourtant déjà tenu par... le Venezuela chaviste. Le 8 décembre 2021, le gouvernement argentin avait réceptionné 4 bâtiments militaires brise-glaces construits en Russie. Le même mois, le ministre de la Défense argentin et son collègue russe signaient à Moscou un accord de coopération bilatéral prévoyant la formation en Russie d’officiers et de sous-officiers argentins et un rapprochement entre les forces armées des deux Etats. L’Argentine est en train de faire construire par la Chine sa quatrième centrale nucléaire et n’écartait pas jusqu’en février dernier la possibilité de faire appel aussi à la coopération russe dans ce domaine. Elle envisageait également la possibilité d’ouvrir un de ses ports à la marine nationale russe. Dès le 24 février, le président Alberto Fernández a déclaré qu'il "regrettait profon-dément" le déclenchement du conflit en Ukraine et a appelé la Russie à mettre fin à son incursion. Avant l’invasion, le gouvernement a été soumis à une forte pression des parle-mentaires de l’opposition et de l’ambassade d’Ukraine à Buenos Aires. Le ministère ar-gentin des affaires étrangères a lancé un "un appel ferme à la paix" en Ukraine et réitéré son "respect de la souveraineté des États." Bien que la déclaration du ministère et une autre déclaration du porte-parole présidentiel ne mentionnent pas explicitement la Russie, la mission de l'Argentine auprès des Nations unies a appelé directement "la Fédé-ration de Russie à cesser ses actions militaires en Ukraine". Au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, le 28 février, le ministre des Affaires étrangères, Santiago Cafiero, a demandé à la Russie de "cesser immédiatement l'usage de la force". Comme la Bolivie et le Brésil, l’Argentine n’a pas signé une déclaration de l’Organisation des États américains qui « condamne énergiquement l’invasion illégale, injustifiée et non provoquée par l’Ukraine de la part de la Fédération russe ». Buenos Aires a cependant voté la réso-lution de l’assemblée générale des Nations Unies et appuie le principe d’une enquête sur les violations des droits de l’homme en Ukraine qui serait conduite par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Plus d’un mois après l’offensive russe, il est très difficile d’imaginer une poursuite et une amplification de la coopération militaire esquissée entre les deux pays. Dans la liste des pays de la région qui prennent de sérieuses distances avec Moscou, il faut citer le Chili, la Colombie, l’Uruguay, l’Equateur, le Guatemala et….le Pérou. Au Chili, l’ancien Président Pinera (qui terminait alors son mandat) et le nouveau Président Gabriel Boric (qui a pris ses fonctions en mars dernier) ont tous deux condamné l’invasion de l’Ukraine. Le premier a souligné que l’agression conduite par Moscou violait le droit inter-national alors que Boric dénonçait l’usage illégitime de la force par les Russes. La Russie a également été fermement condamnée par la Colombie. Le Président Duque a dénon-cé une invasion qui menace à la fois la souveraineté ukrainienne et la paix mondiale. Il a même appelé dès le 24 février à un retrait immédiat des forces russes. La position adoptée par le gouvernement de Lima est très proche de celle de l’exécutif colombien. Au conseil des droits de l’homme des Nations Unies, le ministre des affaires étrangères du Pérou a condamné l’agression russe. Les positions affichées à Bogota et à Lima sont voisines de celle défendue par les autorités de l’Equateur. Le Guatemala (un des princi-paux destinataires des vaccins russes Sputnik V) a "condamné catégoriquement" dès le lendemain de l’invasion l'annexion par la Russie de régions de l'Ukraine dans une déclaration de son ministère des affaires étrangères. En outre, le titulaire de ce porte-feuille a appelé à un cessez-le-feu. Si le Paraguay et le Panama n’ont pas critiqué expli-citement l’invasion de l’Ukraine et dénoncé la Russie comme fauteur de guerre, ces deux pays ont cependant voté les résolutions de l’assemblée générale de l’ONU. La "neutralité" brésilienne. Le Brésil de Bolsonaro a affiché à l’occasion du déclenchement de la guerre les con-tradictions qui opposent le chef de l’Etat préoccupé par les tensions qui existent dans l’extrême-droite brésilienne à propos du conflit et sa diplomatie soucieuse de maintenir une politique cohérente et conforme à la tradition diplomatique nationale de défense de la souveraineté des pays et de non-intervention. Dès le lendemain de l’invasion russe, le chef de l’Etat a publiquement dénoncé les propos de son vice-Président, le général Hamilton Mourão, qui avait clairement condamné l’offensive de Moscou en Ukraine et demandé que les pays occidentaux apportent tout le soutien militaire nécessaire au pays envahi. Faute de ce soutien, soulignait le général, Russie pourrait "traverser le pays comme l'Allemagne nazie l'a fait dans les années 1930". Rappelé à l’ordre par le Président, le général Mourão a été ensuite plus discret. Il exprimait sans doute le point de vue d’une majorité d’officiers supérieurs brésiliens de l’active, formés à l’époque de la guerre froide et dont les sympathies pro-russes sont limitées, même trente ans après l’effondrement de l'URSS (dont ils ont combattu les menées internationales). Le vice-Président était aussi en phase avec le corps diplomatique de son pays. Celui-ci s'est exprimé au Conseil de sécurité des Nations unies. Le représentant du Brésil s'est uni à celui du Mexique pour demander le retrait des troupes russes et un cessez-le-feu. "La ligne rouge a été fran-chie", a déclaré l'ambassadeur brésilien Ronaldo Costa Filho. Lors d'une conférence de presse le 27 février, Jair Bolsonaro a pourtant annoncé une position de neutralité en déclarant : "Nous n'allons pas prendre parti. Nous allons conti-nuer à être neutres et à aider autant que possible à trouver une solution." Il a rappelé les liens du Brésil avec le pétrole et les engrais russes. "La paix est la meilleure option pour éviter les flambées de prix", a-t-il déclaré. Toutefois, le ministère brésilien des affaires étrangères, notamment par le biais de sa mission auprès des Nations unies, a adopté une position plus dure à l'égard de la Russie. Le 24 février, le ministère a exprimé sa "grave préoccupation face au déclenchement d'opérations militaires par la Fédération de Russie contre des cibles sur le territoire de l'Ukraine". Au Conseil de sécurité des Nations unies, où le Brésil est l'un des deux membres non permanents latino-américains, le repré-sentant du Brésil aux Nations unies, Ronaldo Costa, a exprimé la position du Brésil sur le conflit comme "condamnant fermement la violation de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de l'Ukraine." Le 25 février, le Brésil a été l'un des 11 membres sur les 15 que compte le Conseil à voter sur une résolution rédigée par les États-Unis pour condamner la Russie. Alors que l'Assemblée générale des Nations unies (composée de 193 mem-bres) débattait du vote de la résolution, M. Costa a fait remarquer que les États devaient être "prudents dans leur démarche au sein de l'Assemblée générale", car leurs actions peuvent avoir des répercussions sur l'accès du Brésil aux engrais et au blé. Le 1er mars, le représentant du Brésil, ainsi que ceux de la Bolivie, du Brésil, du Honduras, du Nicaragua et du Venezuela, n'ont pas quitté le discours du ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov, à l'Assemblée générale des Nations unies. La diplomatie brésilienne cherche à la fois à ne pas démentir le chef de l’Etat et à défendre des principes qu’elle a toujours défendus : respect de la souveraineté des pays membres de l’ONU, refus de l’ingérence. Reste que Jair Bolsonaro a ses propres impé-ratifs. En adoptant une position de neutralité par rapport au conflit, il cherche à atteindre deux objectifs. Le premier est de rompre son isolement sur la scène internationale. Il importe donc de ne pas froisser l’autocrate russe qui a si bien accueilli son hôte brésilien à Moscou juste avant de partir en guerre. Le second est d’éviter une confrontation avec toute une frange de ses sympathisants et de son électorat (le Président est candidat à sa réélection en octobre 2022). W. Poutine exerce une indéniable séduction sur une partie du camp bolsonariste. Au sein de l’extrême-droite brésilienne, Il existe un courant très porté à la paranoïa et friand de théories conspiratoires qui affiche une vraie passion pour le leader russe. Cette frange radicale est fascinée par le personnage, ce dirigeant fier de lui-même, machiste assumé, exhibant sa force physique lors de parties de chasse ou d’exercices sportifs, multipliant les poses conquérantes. Ces Bolsonaristes sont convain-cus que le "nouveau tsar" serait un champion de la lutte contre les perversions de la démocratie libérale, un défenseur de la religion chrétienne et de la morale traditionnelle, une sorte de nouveau messie. Pour ces soutiens du Président brésilien parfois liés aux milieux évangéliques, tout est simple et manichéen. D’un côté, il y a la Russie de Poutine, c’est-à-dire le Bien, la Vertu, la Force exhibée par le nouveau héros. De l’autre, il y a la décadence, la démocratie, le "wokisme", l’Ukraine des drogués et ce maudit Zelensky qui est à la fois Juif et nazi, nul ne sait comment. Le personnage de Poutine incarne chez ces partisans de Jair Bolsonaro la figure du chef viril, sur de lui-même, protecteur des tradi-tions et des bonnes mœurs. Le Président brésilien ne peut pas ignorer l’importance de ce courant au sein du mou-vement qui le soutient et va le soutenir lors de la campagne électorale qui vient. Il est sans doute lui-même partagé entre une admiration pour la figure du chef, l’anti-libéral et autoritaire Poutine et un anticommunisme viscéral qui remonte à l’époque de la guerre froide. Quelques jours avant l'invasion de l'Ukraine, Jair Bolsonaro en visite à Moscou affirmait sans gêne que le Brésil soutenait la Russie. Des observateurs européens "avisés" ont cru voir là l'expression d'une solidarité entre les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), la fameuse alliance des pays émergents. Il s'agissait en réalité d'un mes-sage destiné aux plus radicaux des bolsonaristes... Le petit groupe des fidèles. Les seuls alliés fiables de Poutine en Amérique latine sont les "pays frères", qui sont déjà des parias régionaux. Avec la guerre en Ukraine, le sous-continent glisse à nouveau dans une logique de polarisation comme à l'époque de la guerre froide. Une confron-tation croissante entre une alliance libérale et une alliance illibérale se profile. Toutefois, contrairement à la guerre froide, les détracteurs de l'Occident ne présentent pas un contre-modèle idéologique fondé sur des valeurs, mais brandissent des gains éco-nomiques à court terme et l'alléchante libération de structures et d’institutions démo-cratiques qu’ils estiment inefficaces. L'affaiblissement de l’Etat de droit et des normes dé-mocratiques vise à effacer toute possibilité de tenir les détenteurs du pouvoir mora-lement, politiquement ou légalement responsables. Cuba. Par l'intermédiaire de son ministre des affaires étrangères, le plus proche allié latino-américain de Moscou a critiqué les États-Unis en affirmant que Washington a exacerbé le conflit entre la Russie et l'Ukraine et "manipulé la communauté internationale". La décla-ration appelle également à un "dialogue constructif et respectueux" comme solution diplomatique au conflit. Le ministre des affaires étrangères de Cuba a envoyé un tweet citant la déclaration et réaffirmant que la Russie "a le droit de se défendre". Le 23 février, Viatcheslav Volodine, président de la chambre basse du parlement russe, s'est rendu en visite officielle à Cuba pour renforcer les liens bilatéraux. Au cours de sa visite, il s'est fait l'écho des critiques de La Havane à l'égard des États-Unis, affirmant que leur recours à des sanctions contre la Russie et Cuba est une forme de répression. Cuba, ainsi que le Nicaragua et le Venezuela, alliés de Moscou, pourraient être vulnérables par rapport aux sanctions mondiales mises en œuvre contre la Russie, car ces trois pays dépendent du système financier russe pour échapper aux sanctions amé-ricaines. Venezuela. Caracas est l'un des plus solides alliés de Moscou dans la région, car les deux pays collaborent dans les domaines du pétrole, de l'armée et des systèmes financiers. Le diri-geant de facto du Venezuela, Nicolás Maduro, a exprimé "tout son soutien" à Poutine et à la Russie dans un tweet dès l’invasion. Il a même prédit que : "la Russie sortira unie et victorieuse de cette bataille." Il a également qualifié les combattants ukrainiens de "nazis maquillés en résistants ukrainiens". Pour sa part, le ministre des affaires étrangères de Maduro a dénoncé les "prétentions bellicistes" de l'OTAN et des États-Unis. Le Venezuela pourrait finir par être le pays de la région qui ressent le plus les effets des sanctions mondiales contre la Russie. Il dépend des banques russes pour faire des affaires dans des secteurs clés comme le pétrole. En outre, le pays conserve sans doute des réserves en roubles, la monnaie russe, dont la valeur s'est effondrée. W. Poutine et N. Maduro : le Venezuela aux côtés de l'impérialisme russe. Nicaragua. Managua, autre allié de Moscou, a été l'un des premiers pays à soutenir l'annexion par la Russie de certaines parties de l'Ukraine orientale le 21 février. Concernant la possibilité que l'Ukraine rejoigne l'OTAN, le président Daniel Ortega a déclaré lundi : "La Russie ne fait que se défendre." Le Nicaragua a demandé à sortir de l’Organisation des Etats Américains qu’il juge trop alignée sur le monde occidental. Les gouvernements de gauche élus ou à venir. Le Chili vient de connaître un changement d’exécutif. En mars dernier, le Président Boric a pris les rênes du pays. Il est appuyé par une coalition de gauche et de centre-gauche. La Colombie est en année électorale. C’est aussi le cas du Brésil. Comment ces pays vont-ils se positionner dans l’avenir ? La Colombie a récemment été désignée par les États-Unis comme un "allié majeur non membre de l'OTAN". Le gouvernement en place a annoncé qu'il se joindrait au régime de sanctions internationales contre la Russie, et des person-nalités politiques majeures ont publié des dénonciations cinglantes de l'invasion. Presque tous les candidats à la présidence ont fait de même, en condamnant vivement les actions de Poutine. Le seul à ne pas l'avoir fait est Gustavo Petro, le candidat de gau-che qui est actuellement en tête dans les sondages. Ancien guérillero, Gustavo Petro a essentiellement refusé de prendre position sur l'invasion, considérant que les malheurs de l'Ukraine n'avaient rien à voir avec les problèmes de la Colombie. Dans un message sur Twitter, il a seulement noté que la constitution colombienne exige que le pays s'engage dans la diplomatie et "recherche la paix dans le monde". Imaginons que G. Petro gagne les élections présidentielles de mai 2022. Comment évoluera la relation de la Colombie avec la Russie ? La question concerne aussi le Chili et le Brésil. Dans les deux cas, le Président élu et le candidat Lula (bien placé dans les sondages) affichent des opinions viscéralement anti-américaines et conservent un faible pour la Russie. Certes, leurs convictions "anti-impérialistes" sont ébranlées par les visées néo-impériales flagrantes de Moscou sur l'Ukraine. Pour sa part, le jeune président chilien de gauche, Gabriel Boric, qui a prêté serment le 11 mars, a pourtant vivement condamné la Russie. Le Chili va également im-poser des sanctions au pays agresseur. Son ministre de la défense a annoncé que les entreprises du complexe militaro-industriel russe ne seront pas bienvenues au prochain salon international de l'air et de l'espace de Santiago, l'un des plus grands salons de l'industrie de la défense au monde. Au Brésil, le candidat Lula da Silva tente d’adopter une position de neutralité finalement très proche de celle de son probable rival électoral Jair Bolsonaro. Il ne faut pas effrayer un électorat du centre, majoritaire, et qui condamne clairement l’invasion russe. IL faut aussi conserver le soutien de la vieille gauche radicale qui affiche des passions poutiniennes tout aussi virulentes que l’extrême-droite bolso-naristes. Au Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva, l'emblématique personnage de la gauche et ancien président reviendra peut-être à ce poste après les élections d'octobre 2022. Il a parlé de résoudre les différends sans guerre, mais il ne prend pas le parti de Poutine. Finalement, la gauche modérée que prétend désormais incarner Lula se retrouve à jouer les idiots utiles. Elle préconise la paix et la négociation, la prise en compte des intérêts des deux parties. _________________________ L’Amérique latine est donc désormais profondément divisée par rapport à la Russie. L’Organisation des Etats Américains a condamné l’agression de Moscou mais chaque pays de la région - et parfois chaque homme politique - a élaboré sa réponse en fonction de ses convictions idéologiques, du contexte national, des échéances politiques futures. Reste que la guerre d’Ukraine a d’ores et déjà produit un résultat majeur. L’entreprise de séduction menée par la Russie de Poutine depuis des années est sinon anéantie, du moins très fragilisée. C'est une autre raison pour laquelle il est possible d’affirmer que Poutine semble avoir fait un bien mauvais calcul lorsqu'il a attaqué l'Ukraine. 1] Ces principes ont défini la politique étrangère idéale du Mexique de 1930 jusqu'à la première décennie de l'an 2000. L’expression "doctrine Estrada" vient du nom du ministre mexicain des Affaires étrangères pendant la présidence de Pascual Ortiz Rubio (1930–1932), époque pendant laquelle la dite doctrine a été élaborée et mise en oeuvre.
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (3).
Une gauche latino alignée sur le Kremlin. Le jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février dernier, l'ancien président bo-livien Evo Morales a posté sur son compte Twitter un message surréaliste : "Nous con-damnons l'interventionnisme des États-Unis qui suscitent l’affrontement entre deux pays comme la Russie et l'Ukraine." Les jours suivants, Morales a continué à s'en prendre aux États-Unis, condamnant les sanctions contre la Russie comme une "imposition unila-térale et criminelle", tout en accusant Washington et l'Organisation du traité de l'Atlan-tique Nord (OTAN) d'interventionnisme expansionniste". Pendant ce temps, au Brésil, les élus du Parti des Travailleurs (PT, principale force de gauche) au Sénat fédéral publiaient une note regrettant le déclenchement d’une guerre provoquée par "l’expansion continue de l’OTAN en Europe orientale". Et les sénateurs d’ajouter : "Les Etats-Unis n'acceptent pas une Russie forte et une Chine qui tend à les dépasser économiquement" [1]. Sur les sites des partis d’extrême-gauche de tout le sous-continent, il n’est plus difficile de trouver d’innombrables posts accusant "l’impérialisme américain" d’être responsable de la guerre ou dépeignant l’invasion russe comme une action légitime contre une pays "na-zifié" et dirigé par un ancien comédien peu crédible. La publication de ce genre de prose dans la presse aux ordres de Cuba ou dans les mé-dias chavistes au Venezuela ne peut pas surprendre. En revanche, que cette thèse soit reprise et avancée par des leaders politiques brésiliens, argentins ou colombiens peut interroger. Au Brésil, José Dirceu, membre éminent du PT, ancien coordinateur du gou-vernement Lula, a clairement exposé une vision complotiste très répandue dans plu-sieurs secteurs de la gauche latino-américaine. Selon l'ancien ministre, les puissances occidentales sont responsables du déclenchement de la guerre parce qu’elles ont soutenu le renversement d’un gouvernement pro-russe en Ukraine en 2014 et favorisé l'expansion de l'OTAN en Europe orientale. Dans un article publié sur le site d'in-formation Poder 360 [2], ce compagnon de Lula soutient que les États-Unis et l'OTAN se servent de la défense de la démocratie et des droits de l'homme comme d'une excuse pour mener une escalade anti-Chine afin de contrer la montée en puissance de la Russie, de l'Inde, de la Turquie et de l'Iran. L’article est un véritable condensé de l’interprétation de l’invasion de l’Ukraine que partage toute une gauche qui soutenait jadis l’URSS et légi-time désormais les menées de l’autocrate russe. Et José Dirceu de poursuivre : "La tragédie de la guerre, les risques que font courir au monde entier les sanctions décidées par les Etats-Unis et leurs alliés (qui ne sont pas majoritaires et ne représentent pas le monde, contrairement à ce que prétendent certains médias brésiliens) montrent que nous avons affaire à un empire qui refuse de réorganiser la gouvernance globale en prenant en compte l’émergence de nouvelles puissances, notamment la Chine". Le responsable du PT assimile ce qui serait aujourd’hui le résultat d’une intervention américaine en Ukraine aux conflits qui ont eu lieu en Irak, au Kosovo, en Libye, en Afghanistan et en Syrie. Dans tous les cas, les conflits locaux porteraient la marque de l’intervention de la super-puissance américaine. Selon José Dirceu, en Syrie, derrière la guerre civile qui durait depuis des années, il faut voir l’ingé-rence occidentale. Et si ce pays n’a pas été occupé par la puissance américaine, c’est parce que parce que Bachar al-Assad, soutenu par la Russie et l'Iran, a donné "un coup d'arrêt à la pax americana". Interprétation surprenante. En réalité, le dictateur syrien a bénéficié du soutien actif de Poutine à partir de 2015, alors qu’il était menacé depuis le début de la décennie 2010 par un mouvement de révolte national, que les rebelles syriens auraient pu le renverser et que le groupe terroriste État islamique gagnait du terrain dans le pays. Le soutien russe a été essentiel pour maintenir le régime autoritaire au pouvoir. José Dirceu accuse les Etats-Unis de n’être plus une république démocratique mais un "empire et une ploutocratie". Cet empire serait seul responsable des fakes news qui en-combrent les plateformes numériques. Le compagnon de Lula affirme sans nuance que "l'utilisation et l'abus des réseaux sociaux contrôlés par les multinationales techno-logiques américaines sont la règle sur la scène internationale". Il se garde bien de men-tionner le fait que la Russie est considérée comme une puissance dans le domaine de la désinformation. Dans le cas de l'Ukraine, il soutient que les États-Unis et l'Union Euro-péenne "ont fermé les yeux sur les truculences du nouveau gouvernement [ukrainien] et encouragé la politique de nettoyage ethnique, l'interdiction du russe comme deuxième langue en Ukraine, les attaques contre la population russe et le soutien aux milices fascistes", reprenant ainsi les accusations de Poutine, pour qui les habitants de la région séparatiste du Donbass, pro-Kremlin, vivent dans un climat exacerbé de russophobie. José Dirceu harangue les membres de son parti lors d'une réunion du PT en 2019. Le leader de la gauche brésilienne ajoute pour conclure sa diatribe : "Malheureusement, la réalité s'est imposée, et la réponse russe a été l'invasion de l'Ukraine. Tant les États-Unis que l'Union européenne n'ont pas été capables de résoudre par des moyens di-plomatiques et pacifiques, de préférence via les Nations unies, un conflit d'intérêts légitimes : maintenir l'Ukraine indépendante, mais démilitarisée et en dehors de l'OTAN, sans armes nucléaires, comme l'exige la Russie, en plus de l'autonomie des régions du Donbass conformément aux accords de Minsk." Comme Dirceu, d’autres responsables et représentants de la gauche brésilienne affirment que la responsabilité de la situation qui a conduit à l'entrée des troupes russes en Ukraine incombe en grande partie à l'OTAN et aux États-Unis. Dans une interview accordée au site Brasil 247 [3], l'ancien ministre des affaires étrangères Celso Amorim sous les gouvernements Lula, a déclaré qu'"une grande partie de la faute, de la responsabilité, incombe aux États-Unis et à l'expansion de l'OTAN", rejoignant ainsi l’interprétation des élus de son parti au Sénat fédéral. Les responsables du PT déjà cités n’ont pas l’exclusivité de cette lecture du conflit proposée explicitement par José Dirceu. Au Brésil, de nombreux partis situés à la gauche du Parti des Travailleurs rendent les États-Unis et "l'avancée de l'OTAN" vers les frontières de la Russie responsables de l'invasion de l'Ukraine par Poutine. C'est le cas, par exemple, de l'ancienne députée fédérale Manuela D'Ávila (du Parti Communiste du Brésil, PC do B), candidate à la vice-présidence de la République en 2018 aux côtés de Fernando Haddad (le protégé de Lula et candidat à la Présidence). "La Russie et l'Ukraine partagent plus que des frontières, des peuples et des cultures. Une issue pacifique doit être recherchée, par la diplomatie et le dialogue et conformément au droit international et au principe de non-intervention", a-t-elle écrit sur Twitter le 24 février dernier. "Cela exige que les préoccupations légitimes de la Russie concernant sa sécurité soient prises en compte, et que le siège de l'OTAN à ses frontières russes soit inversé", a ajouté l'ancienne députée. Une culture géopolitique anachronique ? Aux prises de position de cette gauche justifiant l’intervention russe, de nombreux obser-vateurs latino-américains ont réagi en évoquant une culture géopolitique attardée, une vision du monde prisonnière de la guerre froide. La gauche en question se rangerait du côté du Président russe parce qu’il serait "anti-impérialiste" ou plutôt anti-américain. Ces forces politiques soutiennent tout ce qui est opposé aux Etats-Unis. A l’inverse, elles combattent tout ce qui est en faveur des Etats-Unis, même si cela peut les conduire à soutenir des régimes autoritaires comme celui de W. Poutine. Avec l’aggravation des tensions entre la Russie et l’Ukraine, puis la guerre, cette gauche a su rapidement iden-tifier les raisons qui donnaient une légitimité à l’attitude du dirigeant russe. Elle a immé-diatement évoqué "l’expansion de l’OTAN vers l’est et l’impérialisme". Les observateurs que nous évoquions soutiennent qu’un tel réflexe est le symptôme d’un anachronisme regrettable. Les penseurs de gauche n’auraient pas remis leurs montres idéologiques et géopolitiques à l’heure. Ils perçoivent Poutine avec les lunettes des années soixante. L’au-tocrate du Kremlin est avant tout un acteur qui contribue à affaiblir le seul monstre imaginable, l’oncle Sam. Et nos observateurs de trouver des excuses à ce daltonisme mental. L’Amérique latine n’a-t-elle pas été victime à plusieurs reprises de l’impérialisme américain ? Le sous-continent fait partie de la sphère d'influence des États-Unis, ce qui expliquerait cette vision du monde défendue par une certaine gauche. Remarquons ici que cette situation devrait justement conduire toute la gauche latino-américaine à affirmer sa solidarité avec l’Ukraine. Les "forces progressistes" devraient se reconnaître dans ce pays d’Europe orientale et le soutenir, car elles savent ce que cela signifie que de vivre à proximité d’une grande puissance. C’est exactement le contraire qui se produit. Il est quasiment impossible d’expliquer à ces gauches latino-américaines pro-russes que l'OTAN n'a pas annexé les pays d'Europe de l'Est, mais que ce sont des gouvernements légitimes qui, en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie, ont demandé à rejoindre l’organisation parce que l’histoire leur a appris qu’il fallait craindre la Russie. Vu des quartiers généraux des forces progressistes de São Paulo, de Lima ou de Buenos Aires, il ne peut pas y avoir d’autre impérialisme que nord-américain. Cette forme d’aveu-glement a probablement de nombreuses causes. Il y a sans doute un manque de con-naissances solides sur la réalité de la Russie d’aujourd’hui. Il faut aussi évoquer un fait historique : rares sont les forces de gauche sur le sous-continent qui aient tiré un bilan sérieux de l’expérience soviétique, qui aient établi des frontières claires entre leurs projets et le socialisme réel pratiqué à l’est de l’Europe, qui aient pris de sérieuses dis-tances avec le marxisme. Chez les péronistes de gauche ou au sein des courants les plus radicaux du PT brésilien, il flotte comme un parfum de nostalgie de l’ère soviétique. Une forme de rigidité mentale et un sérieux penchant complotiste conduisent donc à pérenniser les vieux dogmes, à conserver le même catéchisme. Selon plusieurs courants de la gauche latino-américaine, il y aurait un lien entre le mouvement démocratique en Ukraine, le printemps arabe et les événements au Brésil depuis 2013. Les Etats-Unis ont été à chaque fois impliqués. S’ils n’ont pas suscité le déclenchement de ces processus, ils ont au minimum favorisé leur développement. C’est aussi la puissance américaine qui a orchestré au Brésil l’opération Lavage-Express, la plus importante procédure de lutte contre la corruption engagée dès 2014 par plusieurs magistrats, notamment l’ancien juge Sergio Moro. L’oncle Sam aurait encore programmé l’ascension de Jair Bolsonaro et conduit cet obscur député fédéral à la victoire aux présidentielles de 2018. Dans tous les cas, le grand voisin aurait cherché à affaiblir économiquement la puissance émergente qu’était devenu le Brésil sous les gouvernements Lula da Silva (2003-2010). Washington aurait enclenché une guerre hybride contre le plus grand pays d’Amérique du Sud lorsque ce dernier est devenu un producteur significatif de pétrole, à la fin de la décen-nie passée. Cette vision paranoïde attribue systématiquement aux Etats-Unis bien plus de pouvoir qu’ils n’en ont réellement. La thèse fondamentale est simple : l’oncle Sam aurait un plan global pour renverser les gouvernements du monde entier qui ne seraient pas alignés sur la super-puissance. Une vision binaire du monde. L'oncle Sam bouc-émissaire de tous les maux. Obsession anti-américaine. Cette conception de la géopolitique du XXIe siècle est exactement celle qui est diffusée par les médias russes en Amérique latine, qu’il s’agisse de l’agence multimédias Sputnik ou de Russia Today. Elle structure aussi la vision du monde que propage TeleSur, la chaîne de télévision généraliste contrôlée par le pouvoir vénézuélien qui est reçue dans plusieurs pays voisins de la République bolivarienne et accessible par internet. Ce média est très prisé par les milieux de gauche du sous-continent. Dans tous les cas, le monde est lu et interprété à partir d’une théorie simple, manichéenne, d’application universelle et permettant d’expliquer tout ce qui se passe dans le monde. Il n’y aucune nécessité de faire un effort d’investigation pour comprendre ce qui se passe en Ukraine ou pour ana-lyser les raisons qui ont conduit il y a quelques années les populations du monde arabe à descendre dans la rue. Il suffit de se repaître dans cette sorte de paresse intellectuelle qui consiste à utiliser en toutes circonstances un grand modèle binaire opposant les forces du bien et celles du mal. Devant les faits, les "croyants" se récusent à voir ce que les évidences montrent. Ils se contentent de débiter sans hésitation la litanie de la propagande poutinienne, accusent l’occident, les Etats-Unis, l’Otan, c’est-à-dire un pôle de civilisation auquel ils appartiennent ou dont ils sont proches. Derrière les slogans utilisés, les arguments auxquels les disciples se raccrochent, les conspirations qu’ils évoquent, le fil conducteur est toujours le rejet (voir la haine) de l’occident (notamment des Etats-Unis) et de la démocratie libérale [4]. Il y a vingt ans, le philosophe français Jean-François Revel publiait L’obsession anti-américaine, un ouvrage dans lequel il suggérait que ce trouble relèverait d’une perte de la capacité de jugement favorisée par la vision des Etats-Unis comme puissance malé-fique[5]. Cette vision serait elle-même favorisée dans la majorité des cas par une haine viscérale qui non seulement n’a pas besoin pour exister de s’appuyer sur des faits, mais parvient à les relativiser, à les rejeter ou à les réinterpréter de manière totalement arbitraire. Dans les circonstances les plus évidentes (ici l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe), les groupes politiques évoqués ici se manifestent en utilisant des dithy-rambes sinueuses et parviennent constamment à accuser la victime, les amis de la victime, les connaissances de la victime, lesquels sont toujours des acteurs liés au monde occidental. Les arguments utilisés (même et surtout ceux qui sont les plus honteux) sont formulés dans des phrases remplies de "mais", d’antécédents, de références à des faits secondaires, d’expressions témoignant d’une grande tolérance à l’égard de la Russie, de soi-disant contextualisations. Les raisonnements débouchent inévitablement sur une inversion de la culpabilité. Ainsi, dans le cas de la guerre en Ukraine, on parvient à rendre l’OTAN responsable de l’invasion du pays par la Russie. L’anti-occidentalisme est une idéologie qui rassemble toutes les haines que notre civilisation peut susciter. Il y a dans plusieurs secteurs de la gauche latino-américaine une critique forcenée des démocraties libérales d’Europe, d’Amérique du Nord ou du Pacifique. Ce régime et l’occident qui cherche à le défendre sont considérés les causes de tous les maux du monde. L’occident et son système politique incarne un univers honni désigné sous les termes de capitalisme, de libéralisme ou de démocratie bourgeoise. La démarche mentale procède de la définition d’un bouc-émissaire, conformément aux analyses de René Girard. Le complotisme procède d’un ressentiment. En réalité, le rejet radical de l’Occident est d’abord (notamment dans les pays avancés d’Europe ou d’Amérique du Nord) une haine de soi. Il exprime la frustration des individus qui, inca-pables de se remettre en cause, transfèrent sur le groupe auquel ils appartiennent la responsabilité de leur situation. Ce groupe est dépeint comme une caricature de la réalité, laquelle, dans une grande mesure, reflète la façon dont les individus concernés se perçoivent eux-mêmes. Entre toutes les gauches latino-américaines qui appuient aujourd’hui Poutine et rejettent la démocratie libérale, on peut distinguer plusieurs grandes familles. La première est formée par des groupes marxistes qui manifestent une profonde nostalgie de l’époque du socialisme réelle. Au Brésil, ces paroisses s’appellent le PCO (Parti de la Cause Ouvrière), le PSTU (Parti Socialisme des Travailleurs Unifié), le PC do B (Parti Communiste du Brésil), la Cause Ouvrière, etc…Ces groupes réunissent les orphelins idéologiques d’Enver Hoxa, de Pol Pot, de Mao Tsé Tung, de Marx, de Lenine, de Staline et de leurs descendants, cubains, vénézuéliens et des mouvements de guérillas qui ont marqué la vie politique du sous-continent depuis le XXe siècle. Cette gauche antédiluvienne et jurassique n’est pas attachée à la personne de Poutine qu’elle traite souvent comme un capitaliste. Ce qu’elle aime chez Poutine, c’est qu’il est russe, qu’il a appartenu au KGB et à l’URSS. Jadis, le soleil du monde naissait là-bas du côté de Stalingrad. Ces groupes radi-caux ont été nourri d’une culture politique qui attendait du socialisme réel, celui en construction sous d’autres longitudes, l’émergence d’un homme nouveau. S’ils n’existent guère dans l’espace politique institutionnel, ils restent très influents dans les milieux universitaires, le syndicalisme ouvrier, des mouvements sociaux divers. Leur motivation secrète est une haine viscérale du système capitaliste que symbolise l'Amérique, leur Belzebuth. Cela ne les empêche pas d’utiliser des technologies américaines, de regarder des séries et des films américains, de porter des jeans amé-ricains ou de passer des vacances à Miami. Désormais dépourvus de grandes causes, ils doivent se contenter d’anti-causes. Conditionnés pour saliver lorsque certains stimulis apparaissent, dès qu'ils détectent une légère odeur d'Amérique, ils profèrent comme par réflexe la fureur et le verbiage, les justifications et les contextualisations. Les pré-diluviens assument, urbi et orbi, la défense intransigeante de "l'opération militaire spéciale", répétant, point par point, sans rire, les slogans de propagande du Kremlin. Manifestation du PCO à Brasilia en février 2022 : "Appui total à la Russie pour la défaite de l'Otan en Ukraine"...... A côté de cette frange stalinienne et anticapitaliste, il y a désormais une gauche latino-américaine influencée par la "culture woke". Cette tribu est constituée de leaders et de forces politiques qui se considèrent plus éclairés que le reste de la population et donc naturellement prédestinées à guider les masses ignorantes sur le chemin de la lumière qu’ils croient posséder. Ces groupes sont souvent issus du trotkysme, de la nouvelle gauche, du léninisme, du maoïsme ou d’autres écoles idéologiques proches. Ils critiquent cependant les mouvements de gauche traditionnels du passé dont l’approche se focalisait sur les luttes des travailleurs salariés. Bien que s’inspirant des analyses mar-xistes et libertaires, ils adoptent une définition plus large, du militantisme politique et de la critique sociale qui prend en compte les enjeux écologiques, la critique des valeurs sociales dominantes, la défense des minorités culturelles et sexuelles, le racisme. Reste que les militants de cette mouvance possèdent une conviction inébranlable : tout ce qui arrive dans notre monde (le réchauffement climatique, la violence contre les femmes, la discrimination des minorités, etc..) et tout ce qui n’arrive pas découle de la force malé-fique qu’exerce cet Occident (en particulier les Etats-Unis). Cette force est désormais désignée par une expression consacrée : le "patriarcat hétérosexuel blanc". Cultivant le style "intellectuel de gauche" et "artiste d'avant-garde", cette mouvance woke revendique une inexplicable supériorité morale et intellectuelle qui s'auto-renforce constamment devant son miroir de Narcisse. Elle est présente au Brésil au sein de la formation de Lula et de partis proches comme le PSOL ou sur de nombreuses plate-formes numériques. Au sujet de la guerre que mène la Russie en Ukraine, elle fait preuve d’une grande versatilité. Les lundis, mercredis et vendredis, elle condamne Poutine, le qualifie de fasciste. Mais les dénonciations comportent toujours un "mais" et sont suivies de condamnations exhaustives de l'Otan et d’élucubrations stratégiques comme celles du Brésilien José Dirceu. Les mardis, jeudis et samedis, cette gauche intellectuelle se contente de condamner l’OTAN et oublie les méfaits de Poutine. Le dimanche, elle change de sujet et se consacre à la bonne chère, à la défense des droits de toutes les minorités, aux manifestations pour sauver la planète, etc... Il y a certainement d’autres variantes au sein de la gauche latino-américaine qui se refuse à condamner clairement l’offensive de Poutine. Reste que toutes partagent une thèse simple : quelle que soit la situation concrète en Ukraine, si la Russie représente quelque chose de différent de l’Amérique et de l’Occident, alors qu’elle fasse ce que bon lui semble. La faute est de toute façon de l’Occident. Le constat que devrait faire tout individu à peu près sain d’esprit est gommé. Il est pourtant simple également : la Russie a envahi l’Ukraine pour prendre le contrôle de son territoire. A suivre : Une stratégie d'influence menacée. [1] Voir : https://www.poder360.com.br/internacional/pt-culpa-eua-por-ataque-russo-a-ucrania-mas-apaga-a-nota/ [2] Voir la page du site : https://www.poder360.com.br/opiniao/as-licoes-da-ucrania/ [3] https://www.brasil247.com/mundo/um-dia-dramatico-diz-celso-amorim-a-tv-247-a-primeira-acao-militar-em-solo-europeu-apos-a-segunda-guerra-mundial [4] Le phénomène de rejet de la démocratie libérale est ancien. Il remonte à la période d’avant la Seconde Guerre mondiale. Il suffit de rappeler, par exemple, que l'ennemi commun du national-socialisme, du fascisme et du communisme était exactement cela. Le pacte Molotov-Ribbentrop n'était pas une anomalie, mais un accord naturel, qui n'a été rompu que plus tard, lorsque l'Allemagne nazie a pensé que l'ennemi commun était vaincu. Dans l'après-guerre, c'est la gauche qui s'est emparée de la question et en a fait le véritable let-motiv. En 1944, quelques jours après que des milliers d'Américains soient morts sur les plages de Normandie, le fondateur du journal Le Monde écrivait que les Américains étaient un danger pour la France, bien plus grand que l'Allemagne nazie ou l'URSS, car ils ne ressentaient pas le besoin de se libérer du capitalisme. [5] Jean-François Revel, L’obsession anti-américaine, Paris, Plon, 2002.
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (2).
Acteurs et réseaux d’une stratégie d’influence. Depuis les années 2000, la Russie est parvenue à développer des relations stratégiques avec plusieurs pays d’Amérique latine et de la Caraïbe, bien qu’elle dispose de moyens économiques et d’une capacité de projection de sa puissance militaire conventionnelle limités. Au cours de la décennie passée (2010-2020), marquée à la fois par la baisse du prix du pétrole et l’affaiblissement des forces politiques de gauche dans la région, la ca-pacité d’influence de la Russie a pu être affectée. Elle demeure cependant très significative. La stratégie russe sur le sous-continent est organisée en trois volets. Le premier est recherche d’un appui de la part des régimes dictatoriaux et/ou populistes qui affichent une politique anti-américaine et sont disposés à travailler avec Moscou. Le second volet consiste à multiplier les offres de partenariats dans les secteurs où la Russie peut répondre efficacement aux demandes des gouvernements locaux : ventes d’armes, développement et renforcement des filières de production d’énergie nucléaire, essor d’une industrie spatiale, prospection et production de pétrole et de gaz. Ces par-tenariats économiques peuvent inclure l’acquisition de produits agricoles. Enfin, le troisième volet est la mise à disposition d’acteurs locaux des capacités avérées de la Russie en matière de guerre de l’information et de cybersécurité. Les relais régionaux de la stratégie russe. Les interventions politiques et militaires de l’URSS dans la région au cours de la guerre froide ont permis à la diplomatie russe de construire des partenariats durables avec plusieurs pays et d’acquérir une expertise du monde latino-américain. Ces atouts ont été utilisés depuis deux décennies pour étendre et consolider le réseau d’influence russe sur la région. Moscou a ainsi cherché à entretenir des contacts et à se rapprocher de mili-taires et de leaders politiques latino-américains qui ont été formés par des institutions civiles et militaires russes, lesquelles recrutaient en masse de jeunes cadres étrangers à l’époque soviétique (l’université Patrice Lumumba, par exemple). Une autre démarche a consisté à pérenniser les relations commerciales avec les Etats (Cuba, Nicaragua, Pérou mais aussi Colombie) qui avaient bénéficié entre 1960 et 2000 de livraisons d’équipe-ments militaires soviétiques puis russes. Il s’est agi ici de proposer aux nations concer-nées des contrats pour entretenir et remettre à neuf des équipements anciens. Il s’est agi aussi de proposer aux nouvelles générations d’officiers supérieurs de diverses armées la fourniture d'équipements plus récents. Cette offensive stratégique et commerciale a enregistré des succès indiscutables. Ainsi, en 2021, on comptait plus de 400 hélicoptères militaires russes en Amérique latine et 42% des nouvelles ventes d'hélicoptères militaires dans la région étaient russes. Les amis les plus anciens. Depuis deux décennies, la Russie de Poutine a relancé la coopération avec les alliés les plus fidèles de la région que sont Cuba, le Venezuela et le Nicaragua du dictateur Ortega. L’île de la Caraïbe a longtemps été un satellite soviétique. Elle a brutalement été privée des généreuses subventions et du parrainage politique soviétiques après l’effon-drement de l’URSS. A l’époque, La Havane n’a pas eu d’autre choix que d’engager quel-ques réformes économiques, de courtiser des alliés régionaux comme le Venezuela et de tenter de normaliser les relations avec les Etats-Unis. Les Cubains ont aussi cherché à diversifier leurs partenaires étrangers en développant des relations avec la Chine. Après la fin de l’URSS, les contacts avec la Russie nouvelle ont repris puis ont été développés. Les Chinois mettent à la disposition de Cuba des ressources financières plus importantes que celle que peut mobiliser la Russie. Néanmoins, l’atout des Russes est une connais-sance approfondie des réalités cubaines. A l’époque de la guerre froide, des milliers d’étudiants cubains ont été formés dans les universités soviétiques. La langue russe était largement enseignée sur l’île. L’élite dirigeante du parti communiste cubain était en contact permanent avec ses homologues soviétiques et il existait une collaboration ac-tive dans les domaines du renseignement, des affaires militaires, de la diplomatie et même des opérations de combat menées dans le cadre de guerres par procuration extrarégionales (sur le terrain africain par exemple). Il y a donc un passé commun sur la base duquel la Russie moderne a cherché à reconstruire un partenariat militaire et une alliance stratégique forte. La coopération militaire russe et les ventes d'armes à Cuba ont cependant été limitées depuis l'interruption brutale de l'aide russe en 1993, après l'effondrement de l'Union Soviétique. Le renouvellement des liens entre Moscou et Cuba a pris une dimension éco-nomique importante. Ainsi, en 2013, Moscou a décidé d'annuler près de 90 % de la dette de Cuba. Compte tenu de la stagnation de l'économie cubaine, le montant total était probablement impayable de toute façon, mais cette concession a dû être échangée contre des faveurs de La Havane. Les détails exacts n'ont pas été divulgués, mais Cuba est notamment l'un des plus fervents partisans des positions diplomatiques russes. En d'autres termes, le remboursement des faveurs économiques n'est pas nécessairement réglé par de l'argent. En outre, des entreprises russes participent à des coentreprises dont les projets à grande échelle visent à exploiter les ressources naturelles cubaines, notamment les gisements de pétrole offshore et le nickel. En outre, Moscou a proposé son aide pour l'amélioration des capacités économiques et industrielles cubaines, notamment dans des secteurs tels que l'énergie nucléaire, les infrastructures, les télé-communications et les biotechnologies. La Russie a envoyé 1 000 minibus et 50 trains à Cuba et vend des voitures Lada et des camions Kamaz à l'île, entre autres marchandises. Hugo Chavez et Wladimir Poutine dans les années 2000. La Russie s’est intéressée au Venezuela dès l’accession au pouvoir de l’ancien lieutenant-colonel Hugo Chavez en 1999. Depuis plus de vingt ans, les deux axes de la relation entre ces partenaires sont les ventes d’armes et l’exploitation du pétrole. A partir de 2006 et jusqu’à la mort d’Hugo Chavez, les ventes d’armes russes au régime chaviste tota-liseront plus de 11 milliards de dollars. Moscou va contribuer à moderniser et à renforcer la puissance militaire du Venezuela en fournissant des chars, des véhicules blindés, des avions de chasse (sukoy-30 et Mig-17), des hélicoptères de combat, et des armements légers. La République bolivarienne est ainsi devenue le premier partenaire militaire de la Russie en Amérique latine. Sous Chavez (1999-2013) puis avec l’arrivée au pouvoir de son successeur Maduro, le Venezuela sera aussi un allié particulièrement complaisant. Caracas se met à la disposition de Moscou lorsqu’il s’agit pour le régime Poutine d’ex-poser sur la région une partie de son arsenal. Le Venezuela a ainsi reçu pendant quelques temps en 2008 deux bombardiers russes Tu-160 Backfire et des navires de guerre. En 2013, puis à nouveau en 2018, des appareils de type Tu -160 ont stationné un temps sur les aéroports vénézuéliens. Après l’arrivée de Maduro au pouvoir, la crise po-litique et économique du régime bolivarien s’est aggravée. La solvabilité du Venezuela s’est considérablement affaiblie. Au lieu de continuer à vendre de nouveaux équipements militaires au pouvoir chaviste, Moscou a cherché à assurer la maintenance des arme-ments existants, à les moderniser et à former les officiers vénézuéliens. La Russie assure également la maintenance et la mise à niveau des systèmes de défense aérienne. Elle a fourni des mercenaires du groupe Wagner qui assureraient la sécurité du Président Maduro ainsi que la sécurité de toutes les opérations commerciales que pilote le régime (trafics de pierres précieuses, de drogues) dans l’intérieur du pays. Missiles et véhicules lance-missiles russes d'origine russe et utilisés au Vénézuela. Sous l’ère d’Hugo Chavez, de nombreuses compagnies pétrolières russes (Gazprom, de TNK, de Lukoil, Surgutneftegas, entre autres) ont cherché à s’implanter au Venezuela. Les difficultés du secteur pétrolier vénézuélien ont finalement conduit des opérateurs à plier bagage et à revendre leurs participations sur des consortiums où elles étaient associées à PDVSA ou à la firme d’Etat russe Rosneft. Celle-ci a continué à miser sur le pétrole vénézuélien alors que sous le pouvoir de Nicolas Maduro, l’économie nationale et le sec-teur pétrolier s’effondraient. Incapable de payer les royalties dues à son partenaire russe, Caracas a accumulé une dette de 4,8 milliards de dollars vis-à-vis de Rosneft. Cette dette a fini par être remboursée sous la forme de livraison de pétrole. Si la Russie a continué ces dernières années à acheter du pétrole vénézuélien, Rosneft n’a plus réalisé de nouveaux investissements importants sur le territoire de la République Bolivarienne…. Le Nicaragua est aujourd’hui le troisième partenaire majeur de la Russie sur le sous-continent latino-américain. Ce partenariat a commencé à l’époque soviétique, lorsque l’URSS a contribué à l’arrivée au pouvoir du front sandiniste en 1979. A l'époque, un certain Daniel Ortega dirige le Front et restera à la tête du pays pendant dix ans, jusqu'en 1990. Ortega est à nouveau élu président en 2007 et il occupe toujours ce poste après plusieurs élections manipulées, l’asphyxie de l’opposition et l’instauration d’une dictature familiale (Ortega dirige le pays entouré de membres de sa famille). Dès 2007, lorsqu’il revient à la tête du pays, Daniel Ortega ravive les relations avec la Russie. Son gou-vernement est le premier du sous-continent à reconnaître diplomatiquement les terri-toires de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, soutenus par la Russie, lorsqu'ils se séparent de la République de Géorgie en 2008. Au cours des quatorze années qui suivent, le soutien russe au régime sandiniste passe par une aide économique (dons alimentaires, fourniture d’autobus) et par une coopération militaire active. Moscou fournit à Managua des hélicoptères de combat, des chasseurs (Yak-130), des avions de transport de forces armées, des véhicules blindés, des chars, des canons antiaériens ainsi que des navires-patrouilleurs et des bâtiments équipés de lance-missiles. Une école de formation de la police [1] et une station satellite russe controversée ont également été créées à Managua pour surveiller les "catastrophes naturelles et lutte contre le trafic de drogue", mais selon les experts en sécurité, il s’agirait d’un centre d'espionnage installé dans "l'arrière-cour des États-Unis". Depuis 2008, les membres de la famille Ortega n’ont cessé de se rendre en Russie. Ils cherchent à établir avec le régime de Poutine une relation similaire à celle que le Nicaragua entretenait avec l'Union soviétique dans les années 1980, afin de compenser l'isolement international subi par le gouvernement nicara-guayen en raison de la dérive dictatoriale observée depuis des années. Comme le Venezuela et Cuba, la dictature d’Ortega s’est mise au service des opérations de démonstration de force que Moscou a organisé dans la région sur la dernière décennie lors des phases de tension entre la Russie et l’occident (crise en Géorgie, conflit avec l’Ukraine)[2]. La Russie pourrait participer au projet de creusement d’un canal parallèle à celui de Panama que la Chine (que le Nicaragua a officiellement reconnue en décembre 2021) envisage de financer. Dans la liste des amitiés anciennes, il faut encore mentionner le Pérou. La Russie en-tretient des liens étroits avec le monde militaire péruvien, notamment l’armée de terre. Ici encore, les premiers rapprochements remontent à l’ère soviétique. En 1968, après un coup d’Etat, des militaires de gauche s’emparaient du pouvoir à Lima. Ils le conserveront jusqu’en 1975. Pendant cette période, le gouvernement péruvien multiplie les achats d’ar-mes soviétiques. Officiellement, il s’agit de transférer ces équipements au Chili de Salvador Allende. En réalité, les hélicoptères de combat, les chars, chasseurs bom-bardiers acquis auprès des soviétiques sur les années 1970 puis au début de la décennie suivante seront utilisés lors du conflit qui oppose le Pérou à l’Equateur en 1995. Les acquisitions d’armes russes par le Pérou se poursuivent sous le gouvernement de droite du Président Fujimori, entre 1990 et 2000 (acquisitions d’avions de chasse). En 2008, le Président de centre-droit Alan Garcia signe un accord avec la Russie qui élargir la coo-pération militaire. Trois ans plus tard, un nouvel accord prévoit la prolongation de la formation du personnel militaire péruvien dans des institutions russes. Lorsque le Pérou a cherché à renouveler sa flotte d'hélicoptères dans les années 2010 pour accroître la mo-bilité aérienne dans les zones reculées, il s'est tourné vers la Russie, acquérant notam-ment deux douzaines de Mi-17 et de Mi-35. Le gouvernement russe exerce toujours une influence sur les hauts responsables de l'armée péruvienne qui ont séjourné en Russie pour y suivre une formation militaire professionnelle. Dans le contexte de l'instabilité politique au Pérou, l’élection en 2021d'un président relativement inexpérimenté (Pedro Castillo) et soutenu par un médecin marxiste formé à Cuba, paraissait ouvrir la possibilité d'une plus grande collaboration péruvienne avec la Russie sur les questions militaires et autres. Hélicoptère russe MI-35 utilisé par les forces aériennes du Pérou. Flirts plus récents ou à venir. Au-delà des amitiés anciennes, il faut évoquer des rapprochements plus récents entre des Etats de la région et le pouvoir russe. Le premier exemple est ici celui de l’Argentine. Les relations commerciales entre l’URSS et l’Argentine ont connu un développement marqué dès la fin des années 1970, lorsque le pays latino-américain est devenu un fournisseur de céréales et de viande bovine pour le monde soviétique. Plus récemment, à partir du premier gouvernement Kirchner en 2003, et jusqu’à l’arrivée à la tête du pays du libéral Mauricio Macri, en 2015, l’Etat fédéral argentin soumis à une forte pression de l’aile gauche du mouvement péroniste, a entretenu des relations militaires avec la Russie. En 2015, l’Argentine a envisagé d’acquérir des avions de combat russes mais le gouver-nement péroniste de l’époque (dirigé par la Présidente Christina Kirchner) n’a pas eu le temps de parvenir à ses fins. Lors du retour au pouvoir d’une coalition de gauche domi-née par les péronistes en 2020, le nouveau Président Fernandez a repris ce projet mais n’avait pas encore conclu de contrat majeur à la veille de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Sur le terrain des investissements, la Russie est directement confrontée en Argentine à la rude concurrence des opérateurs chinois. En 2014, après l’expropriation par le gouvernement de C. Kirchner des actifs pétroliers argentins de la firme espagnole Repsol YPF, des entreprises russes avaient envisagé de reprendre ces actifs mais n’ont pas donné suite à ce projet. La Russie prévoyait encore à la fin de 2021 de développer des projets de production d’énergie nucléaire en Argentine, de construire une centrale électrique et d’apporter un soutien militaire. L’Argentine n’est pas le seul pays de la région qui a connu ou pourrait connaître pro-chainement un retour de la gauche au pouvoir. Cette évolution politique régionale sem-blait devoir ouvrir de nouvelles opportunités à la Russie avant l’invasion de l’Ukraine, tant en matière de coopération militaire que d’échanges commerciaux. En 2021, le Honduras a vu la victoire aux élections présidentielles d’une candidate de gauche. En fin de la même année, c’est aussi un candidat de gauche, Gabriel Boric , qui a remporté la majorité des suffrages lors du scrutin présidentiel au Chili. Boric s'appuie sur le Parti communiste chilien qui fait partie de sa coalition gouvernementale. Sous le gouvernement de centre-gauche de Michelle Bachelet, entre 2014 et 2018, le Chili avait conclu des accords de coopération limités avec la Russie en matière de défense. En Bolivie, le Président d’Arce élu en 2020 appartient à la même formation socialisante qu’Evo Morales (qui a dirigé le pays de 2006 à 2019). Ces derniers mois, la Bolivie apparaissait comme un autre candidat disposé à approfondir ses relations économiques et militaires avec la Russie. Sous l’admi-nistration Morales, la coopération entre les firmes étatisées nationales et le russe Gaz-prom (dans le secteur du pétrole et du gaz), avec Rosatom (projet de réacteur de re-cherche nucléaire bolivien à El Alto) s’était intensifiée. Le pays avait aussi alors fait l'ac-quisition d'hélicoptères de transport russes ainsi que d'un An-124 russe comme avion présidentiel. C. Kirchner reçoit W. Poutine à Buenos Aires en 2015. Avant février 2022, avec la perspective d’une victoire de la gauche aux élections prési-dentielles colombiennes (mai 2022) et brésilienne (octobre 2022), on pouvait anticiper un rapprochement entre ces deux pays et la Russie. Au Brésil, sous les deux présidences Lula (2003-2010), l’armée avait acheté des hélicoptères d’attaque russes et envisagé l'ac-quisition du système de défense aérienne russe Pantsir S-1. Pendant la présidence Dilma Rousseff (2011-2016), le Brésil a reçu des missiles de défense aérienne russes Igla-S, alors même que l’Etat-major manifestait ses réticences et qu’il existait des technologies natio-nales capables de remplacer ces importations. Des leviers technologiques. La plupart des branches industrielles russes ne disposent pas des ressources financières et des avantages concurrentiels qu’utilisent leurs concurrents chinois sur le théâtre la-tino-américain. En revanche, outre la vente d’armements conventionnels, l’industrie russe a réussi à faire de remarquables percées dans deux autres secteurs. Le premier est celui de l’exploitation de l’énergie nucléaire. La société russe d'industrie nucléaire Rosatom est devenue un important fournisseur de technologies et d’équipements pour les régimes anti-américains qui souhaitent disposer d'une puissance nucléaire ou de capacités de re-cherche et veulent miser sur des partenaires qui ne sont pas soumis à l’influence et à la mainmise des gouvernements occidentaux. Parmi les projets récents, citons la construc-tion d'un réacteur de recherche par Rosatom à El Alto, en Bolivie, et la manifestation d'intérêt du gouvernement argentin pour la construction de deux réacteurs nucléaires par la Russie dans ce pays. L'industrie spatiale russe a été un autre levier de l’engagement de Moscou dans la région. Son principal atout à cet égard est son architecture satellitaire Glonass. Ce sigle désigne le système de positionnement utilisé actuellement par la Russie. Il est géré par les forces spatiales de la fédération de Russie [3]. Glonass est l'équivalent russe du système de positionnement global (GPS) et a été créé en 1982. Comme le GPS, le système russe est né d'un intérêt militaire dans le contexte de la guerre froide. Il est alimenté par des satellites et permet de déterminer la position et la vitesse des récepteurs de ses signaux. De 2013 à aujourd'hui, la Russie a installé neuf stations satellites terrestres, connues sous le nom de Glonass, en dehors de ses frontières. La Russie possède quatre stations ter-restres au Brésil, trois en Antarctique, une en Afrique du Sud et une au Nicaragua (installée en 2017). La première station hors de Russie a été installée à Brasilia en 2013 sous la présidence de Dilma Rousseff. Officiellement, la station installée au Nicaragua devait contribuer à la lutte contre le trafic de drogue et le crime organisé menée par le gouvernement par l'intermédiaire de la police nationale et de l'armée du pays. Elle est probablement utilisée à des fins d’espionnage. La station Glonass installée au Nicaragua fait partie d'une opération de soutien au régime Ortega qui comprend également la livraison d'armes et d'un centre de formation de la police situé à Las Colinas, à Managua. Cette implantation s’inscrit dans le mouvement qu’a conduit la Russie depuis plusieurs années en Amérique centrale et qu’elle conçoit comme une réponse au renforcement de la présence militaire américaine en Europe de l'Est. Il s’agit encore une fois de montrer que la Russie peut également s’implanter dans "l'arrière-cour" des États-Unis. En dehors de ces deux branches d’activité, l’influence économique russe sur la région n’a pas atteint, loin de là, celle de la Chine. Dans le secteur pétrolier, les compagnies russes ont connu des déboires au Venezuela. Elles ont limité leurs interventions au commerce d’exportation du pétrole et du gaz en Bolivie, en Equateur et en Colombie. L’entreprise minière Russia Aluminium Corporation (Rusal) a tenté une implantation en Guyane et en Jamaïque [4]. En outre, la firme Rusoro a joué un rôle dans l'industrie aurifère du Vene-zuela, tandis que d'autres sociétés russes ont contribué au développement de l'industrie du nickel de Cuba [5]. Avec la crise sanitaire du Covid-19, la Russie a voulu mettre en œuvre une stratégie de diplomatie vaccinale dans la région. Au début des campagnes de vaccination (lorsque la capacité de production était encore limitée chez d’autres fournisseurs) Moscou a fourni à de nombreux gouvernements latino-américains le vaccin Sputnik, moins cher et plus facile à stocker que les vaccins à ARNm de Pfizer et Moderna. En particulier, l'Argentine, en proie à des difficultés financières, a longtemps misé sur le soutien russe. Par la suite, à partir de 2021, cette diplomatie vaccinale russe a connu des déboires en raison de diffi-cultés logistiques ralentissant les approvisionnements et de la méfiance de nombreux gouvernements du sous-continent. Le "contrôle réflexif" russe en Amérique latine. La Russie a hérité de la longue expérience de travail de propagande menée pendant la guerre froide. La stratégie d’influence de Moscou fondée sur les théories russes de "contrôle réflexif" [6], a évolué grâce aux médias modernes et au développement des ré-seaux sociaux. Aujourd’hui, la Russie de Poutine dispose de moyens sophistiqués pour influencer l’opinion publique et les visions du monde qui prévalent en Amérique latine ou ailleurs dans le monde. La guerre de l’information menée par le régime passe par l’essor sur le sous-continent de l’agence de presse multimédia Sputnik et de la chaîne de télé-vision Russia Today. Il s’agit aussi d’utiliser les plateformes numériques comme Twitter, Facebook et WhatsApp. L’Amérique latine est particulièrement réceptive et vulnérable à cette stratégie d’influence. Il y a d’abord dans toutes les couches de la population un niveau élevé de méfiance à l’égard des discours gouvernementaux et des médias tradi-tionnels. Il y a ensuite une culture de gauche très antiaméricaine et antilibérale qui épouse facilement les représentations et les concepts qui organisent la propagande du pouvoir russe. Le Kremlin utilise cette vulnérabilité pour atteindre deux objectifs. Il s’agit d’abord de fra-giliser les régimes et les gouvernements du sous-continent qui sont alignés sur les pays occidentaux. La stratégie d’influence russe cherche notamment à radicaliser tous les mouvements sociaux, à accentuer les tensions politiques, à saper les institutions locales. Il s’agit aussi de créer une opinion favorable à la Russie d’aujourd’hui. Les cyber-attaques constituent sans doute l’instrument le plus discret et le plus efficace d’une offensive infor-mationnelle qui vise à favoriser les conflits, créer un climat d’insécurité et d’instabilité, encourager la criminalité. Il s’agit en résumé d’affaiblir la confiance que les citoyens peuvent avoir envers la démocratie et l’économie de marché. Page d'ouverture du site sputnik en Portugais brésilien le 2 mars 2022*. *On ne parle par de guerre en Ukraine mais d'opération russe de démilitarisation...... Outre les cyberattaques et l’utilisation des plateformes numériques, un autre effort re-marquable du Kremlin en Amérique latine a été le développement de la chaine de télévision Russia Today (RT) sur la région. RT vise à devenir une source d'information alternative sur le sous-continent et elle se rapproche de cet objectif. Aujourd’hui, RT est disponible sur pratiquement tout le sous-continent. Plus de 320 fournisseurs de TV à câble proposent RT parmi d’autres chaînes nationales et étrangères à leurs abonnés. Plusieurs programmes de RT sont repris par des chaînes locales en langue espagnole qui ont une couverture nationale ou internationale. En Argentine et au Venezuela, RT est accessible via des réseaux de télévision publics mais aussi gratuitement sur le site en espagnol de la chaîne russe. La Russie n’est pas en mesure de rivaliser avec les pays occidentaux ou la Chine en matière d’échanges et d’investissements sur la région. Mais elle a déjà mis en place une stratégie lui permettant d’influencer de plus en plus les opinions publiques latino-américaines. Les programmes de RT en Amérique latine portent sur des sujets d’intérêt local. La chaîne cherche aussi à intéresser son public à des enjeux internationaux. Il s’agit de traiter à chaque fois des questions globales en retournant contre les puissances occidentales les arguments que ces dernières utilisent elles-mêmes pour dénoncer le régime russe et les pouvoirs autoritaires. La chaîne dénoncera ainsi les manquements aux droits de l’homme aux Etats-Unis, les crimes de guerre (commis par les Etats-Unis), la corruption (qui ne concernerait que les pays occidentaux et les pouvoirs alignés sur l’Amérique du Nord et l’Europe). La chaîne ne se contente pas de défendre systématiquement le point de vue russe sur les enjeux mondiaux. Elle présente le régime de Poutine comme un comme un modèle politique alternatif efficace à la démocratie libérale. A suivre : Une gauche latino alignée sur le Kremlin. [1] Il s’agit de l’installation d’une unité de formation régionale à Managua par l'organisation anti-drogue russe FSKN. L'installation du FSKN au Nicaragua offre aux officiers russes la possibilité d'interagir avec des officiers de police de toute l'Amérique centrale qui n'enverraient normalement pas d'officiers en Russie pour une formation. [2] Le Nicaragua a reçu deux bombardiers Tu-160 Backfire et deux navires de guerre russes en 2013. La même année, le Congrès nicaraguayen a autorisé les navires de la marine russe à patrouiller dans les eaux nicaraguayennes. Cette décision a suscité la consternation en Colombie. La marine russe a fait stationner des navires à proximité de l'île colombienne de San Andres, dont les eaux territoriales environnantes ont été perdues par les Colombiens suite à un arrêt de la Cour internationale de justice. [3] Un système de positionnement par satellites est un ensemble de composants reposant sur une constellation de satellites artificiels permettant de fournir à un utili-sateur par l’intermédiaire d'un récepteur portable de petite taille sa position 3D, sa vitesse 3D et l'heure. Cette catégorie de système de géo-positionnement se caractérise par une précision métrique, sa couverture mondiale et la compacité des terminaux, mais égale-ment par sa sensibilité aux obstacles présents entre le terminal récepteur et les satellites [4] Les difficultés économiques de Rusal et la dépression des prix internationaux de la bauxite à l’époque ont conduit l'entreprise à vendre son usine d'Alpart en Jamaïque à la société chinoise JISCO en 2016. [5] La Russie a été aussi un important acheteur de produits agricoles, y compris de viande auprès de fournisseurs sud-américains tels que l'Argentine, le Brésil et le Paraguay, ce qui a permis de créer des liens positifs avec des gouvernements qui ne sont pas nécessairement hostiles aux États-Unis. [6] Le contrôle réflexif est un processus de transmission intentionnelle de certaines infor-mations à l’adversaire, qui influenceront la prise de décision de cet adversaire confor-mément aux informations transmises. Il s’agit tout simplement de provoquer ou forcer son adversaire à prendre des décisions qui seraient basées sur l’information (vraie et fausse) spécialement conçue afin de le guider vers une décision finale prédéterminée par la partie qui exerce le contrôle réflexif. Ceci est valable à la fois dans le cadre militaire et politique.
- L'Amérique latine et la Russie de Poutine (1).
Narguer la puissance américaine. Depuis la fin du siècle dernier, le Kremlin s’est efforcé d’exploiter les tensions et conflits qui existent entre les différents pays d’Amérique latine et les contentieux qui peuvent opposer ces derniers aux Etats-Unis. Objectif de cette stratégie : constituer sur une ré-gion géographiquement très proche de la première puissance mondiale un groupe de nations significatif et bien décidé à soutenir Moscou sur la scène internationale. Après l’invasion de l’Ukraine, la réussite d’un tel projet paraît de moins en moins assurée. En dé-clenchant une guerre meurtrière, en se comportant comme les vieilles puissances impé-rialistes des siècles passés, la Russie de Poutine a perdu brusquement toute capacité de séduction auprès des gouvernements de nombreux pays latino-américains, quelles que soient les orientations idéologiques des forces politiques au pouvoir. Sur les vingt dernières années, le Kremlin a dépensé des milliards de dollars pour soute-nir les régimes autocratiques de plusieurs nations de la région. Il a ainsi assuré la péren-nité au pouvoir de régimes rejetés par les populations et isolés sur le plan diplomatique. Moscou n’a pas seulement été une bouée de sauvetage pour le régime chaviste dirigé par Nicolas Maduro. La Russie a aussi fourni un soutien important au pouvoir dictatorial de Daniel Ortega au Nicaragua. Le gouvernement de W. Poutine ne s’est pas contenté de cultiver des liens anciens avec Cuba. Il a engagé des relations nouvelles avec le Pérou, l’Argentine ou le Mexique. En 2020, avec le retour au pouvoir des héritiers de l’ancien président Evo Morales, la Russie s’est rapprochée de la Bolivie. Outre des livraisons d’ar-mes, l’organisation de manœuvres militaires conjointes et les prêts énormes accordés aux amis anciens et nouveaux, le Kremlin a appuyé et alimenté les initiatives régionales de propagande anti-occidentale, les campagnes de désinformation ciblées visant à dé-noncer l’influence nord-américaine et les forces politiques régionales libérales favorables à l’Occident. Sous le prétexte d’offrir au sous-continent des sources d’information alternatives, la Rus-sie a implanté localement ses réseaux de communication et d’influence. Les médias Russia Today (RT) et Sputnik ont ainsi installé des bureaux d’information dans plusieurs Etats latino-américains et lancé des programmes hispanophones. Leur couverture mêle habilement des informations réelles, des contenus de la presse people et un flux cons-tant d’images et de commentaires qui visent à promouvoir une image positive de la Russie de W. Poutine, tout en dénigrant les Etats-Unis et l’ensemble des démocraties oc-cidentales. Il s’agit de favoriser au sein de l’opinion publique et de l’establishment poli-tique latino-américain l’émergence d’un courant de sympathie, d’un réseau de soutien à la Russie au sein même d’un espace que Moscou perçoit comme le jardin ou le "proche-étranger" de la puissance nord-américaine adverse. Jusqu’aux premières semaines de 2022, cette offensive russe dans l’arrière-cour des Etats-Unis semblait avoir réussi et at-teint des résultats presque inespérés. A la mi-février, W. Poutine accueillait en grandes pompes le Brésilien Jair Bolsonaro. L’ancien ami déclaré de Donald Trump succombait à son tour au charme du maître de la Russie. Reçu au Kremlin, Bolsonaro sera autorisé à s’asseoir aux côtés de son hôte au lieu d’être installé à l’extrémité d’une de ces tables ex-cessivement longues qui permettent à W. Poutine de marquer ses distances avec d’autres visiteurs. Comblé par l’élégance du geste, Bolsonaro n’hésitera pas à déclarer (à quelques jours de l’invasion de l’Ukraine et alors que l’offensive russe est devenue probable) que le Brésil était "solidaire" de la Russie. Evidemment satisfait, W. Poutine n’hésitera pas à qualifier le Brésil de partenaire le plus important de Moscou en Amérique latine. Quelques jours plus tôt, il avait reçu également au Kremlin le Président Fernandez d’Argentine. Buenos Aires venait alors de finaliser un accord avec le FMI qui devrait sauver l’Argentine de la banqueroute. Après avoir reçu son partenaire argentin, Poutine déclarera que la Russie peut aider le second pays d’Amérique du Sud à réduire sa dépendance par rapport au FMI et aux Etats-Unis. La nouvelle Russie ne se contentait pas de courtiser les Argentins ou le Brésil de Bolsonaro. Elle entretenait de bonnes re-lations avec le Mexique gouverné par la gauche depuis 2018, avec la Bolivie, le Salvador ou le Honduras. En somme, à la veille de l’invasion de l’Ukraine, le pouvoir russe semblait avoir créé un solide réseau d’amitiés en passe de déborder largement les alliances anciennes établies avec le régime cubain, avec la dictature chaviste ou avec le pouvoir de la famille Ortega au Nicaragua. L’invasion de l’Ukraine a fragilisé ou détruit brusquement ces amitiés sou-vent récentes. Quelques jours après le déclenchement des hostilités par Moscou, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait une résolution déplorant dans les ter-mes les plus énergiques « l’agression » commise par la Russie contre l’Ukraine et exi-geant que la Russie retire immédiatement ses forces militaires du territoire ukrainien. Cette résolution a été adoptée par 141 voix contre 5, et aucun pays d'Amérique latine n'a voté contre. Les amis les plus anciens de Moscou (Cuba, le Nicaragua, le Salvador) se sont abstenus. Parce qu’il n’est pas à jour du paiement de sa contribution à l’ONU, le Venezuela ne pouvait pas prendre part au vote. Tous les autres pays du sous-continent ont voté la résolution, manifestant clairement leur opposition à la campagne meurtrière engagée par Poutine. Un retour progressif après la fin de l’URSS. Après l’effondrement de l’empire soviétique, les Russes attendront plusieurs années avant de s’intéresser à nouveau à l’Amérique latine. La Russie de Boris Eltsine n’a ni les moyens, ni la volonté de maintenir les liens construits avec quelques pays de la région (Cuba notamment) sur la base d’affinités idéologiques. Elle sait qu’elle ne peut pas ac-corder à ces Etats le soutien financier dont ils ont besoin. Dans ces conditions, jusqu’au dernières années de la décennie 1990, il n’y aura pratiquement plus de présence russe en Amérique latine. Confronté à d’énormes difficultés économiques après l’écroulement du système communiste, le gouvernement de Boris Eltsine est contraint de coopérer avec les puissances occidentales. Dans ce contexte, le développement ou même le maintien de relations avec le sous-continent latino-américain deviennent des enjeux très secondaires. Visite de Gorbatchev à Cuba en 1989, juste avant l'effondrement de l'URSS. La situation change à la fin du siècle passé lorsque W. Poutine arrive à la tête de l’Etat russe. Inexistantes sous le gouvernement Eltsine, les visites d’envoyés du Kremlin se multiplient à partir de 2000. La Russie annonce qu’elle souhaite établir des relations avec de nouveaux partenaires sur la région et raviver les alliances plus anciennes. Elle se rap-proche ainsi de pays comme la Colombie à la fin de la Présidence d’Ernesto Samper, en 1998. Ce dernier a été accusé d’avoir financé sa campagne électorale grâce à des fonds fournis par un cartel de la drogue. Moscou est un des rares gouvernements à soutenir alors le chef de l’Etat en poste à Bogota. Ce dernier sait se montrer reconnaissant. L’ar-mée colombienne fera l’acquisition d’hélicoptères russes au lieu de commander comme cela avait toujours été l’usage du matériel de guerre nord-américain. Le rapprochement entre la Russie et les nations latino-américaines ne se limite pas alors au renforcement des relations diplomatiques. Des entreprises russes du secteur de l’énergie (pétrole, pétrochimie, gaz) et du complexe militaro-industriel vont s’implanter sur le sous-continent à la recherche de nouveaux marchés ou de partenariats d’investis-sement. Le commerce bilatéral entre la Russie et plusieurs pays latino-américains augmente. C’est le cas notamment avec l’Argentine, le Brésil et le Mexique. Les nations du sous-continent restent néanmoins des partenaires secondaires. La Russie privilégie les échanges avec l’Asie et les grands pays d’Europe occidentale. Dominées par quelques filières de production et d’exportation de matières premières, les économies latino-américaines et l’économie russe sont moins complémentaires que concurrentes. Peu ou pas compétitives, les entreprises russes de l’industrie manufacturière ne parviennent pas à s’implanter durablement sur le marché du sous-continent. Les années fastes. Les relations entre la Russie et le sous-continent vont vraiment se développer à la faveur de l’arrivée au pouvoir de forces de gauche dans de nombreux pays d’Amérique latine au début des années 2000. Ce ne sont pourtant pas des affinités idéologiques qui expli-quent le sérieux renforcement du partenariat avec le Brésil de Lula, l’Argentine de Kirchner ou les pays de l’Alliance bolivarienne (ALBA)[1] qui se produit alors. Ce renfor-cement a lieu parce qu’il offre à tous les partenaires des avantages politiques appré-ciables et quelques bénéfices sur le plan économique. Ainsi, avec la création du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) en 2009, le Brésil se trouve formel-lement associé à des puissances de premier plan (la Chine mais aussi….la Russie) et voit ainsi sa dimension d’acteur global reconnue. L’Argentine va de son côté bénéficier du soutien de Moscou alors que le pays affronte une situation très difficile, après la crise fi-nancière de 2001. De leur côté, en renforçant leurs liens avec la Russie, les principaux pays de l’alliance bolivarienne (Venezuela, Cuba et Nicaragua) misent sur un partenaire qui se garde de bien de remettre en cause les régimes politiques des pays alliés et de soulever des polémiques sur le respect des droits de l’homme, les persécutions dont souffrent les opposants, les abus de pouvoir de toutes sortes. Réciproquement, les dirigeants de La Havane, de Caracas ou de Managua ne s’aventurent pas à débattre de la conduite de la politique en Russie. Hugo Chavez en visite à Moscou dans les années 2000. A partir de la fin des années 2000, le Kremlin va afficher une posture de plus en plus clairement anti-américaine. Moscou plaide régulièrement en faveur d’un nouvel ordre mondial multipolaire. Ce positionnement géopolitique est en phase avec les orientations des leaders de l’ALBA que sont Hugo Chavez, Raul Castro ou Daniel Ortega. Un autre infléchissement majeur du discours officiel russe va favoriser le resserrement des liens avec les alliés traditionnels de Moscou dans la région et d’autres pays du sous-continent. La Russie moderne de Poutine ne rejette plus l’expérience soviétique du passé. Elle la glorifie. Cette nouvelle attitude est bien reçue dans les rangs des nouveaux dirigeants de la gauche latino-américaine qui viennent d’accéder au pouvoir au Brésil, en Argentine ou au Pérou. Plusieurs d’entre eux ont en effet animé les mouvements de lutte contre les dictatures à l’époque de la guerre froide. L’URSS et les pays satellites étaient alors des pourvoyeurs de fonds des rébellions latino-américaines, des alliés politiques. Ces Etats accueillaient volontiers les guérilleros et les militants pourchassés dans leurs pays par les régimes militaires. La glorification de l’ère soviétique désormais pratiquée par le Kremlin ravit les leaders de gauche qui gouvernent alors en Argentine, au Brésil, en Bolivie ou au Chili. Le discours de Moscou sonne comme une légitimation des ardeurs révolutionnaires de leur jeunesse. En ne reniant plus le régime soviétique d’hier, en ambi-tionnant de rétablir la Russie comme puissance impériale face à l’Occident, Poutine s’attire la sympathie des gouvernements de gauche latino-américains qui partagent sa vision binaire du monde. Les pays de l’alliance bolivarienne savent pourtant que la Russie du XXIe siècle ne peut plus être aussi généreuse que l’URSS d’hier l’a été à l’égard de Cuba. Ils espèrent cependant que Moscou pourra fournir une aide financière en puisant dans ses revenus pétroliers et gaziers. Le calcul se révèle assez juste. Le Venezuela, Cuba et le Nicaragua vont bénéficier d’une coopération militaire. Ces Etats se mettent au service des initiatives provocatrices que Moscou multiplie à l’égard de Washington. Les trois pays accueillent un temps des bombardiers stratégiques et des navires de guerre russes [2]. Ils recon-naissent l’indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, offrent des zones pour l’installation de bases militaires, soutiennent les positions russes aux Nations unies. En échange, ils reçoivent effectivement une aide et des crédits russes. La dette de La Havane datant de l'ère soviétique est effacée… Sur les marches de l’autre empire. Quel est alors pour les Russes l’intérêt principal de ce resserrement des liens avec le sous-continent latino-américain et la construction de partenariats au-delà des relations historiques héritées de l’époque soviétique ? Pour le Kremlin, la région est "le proche-étranger" des Etats-Unis, les marches de leur empire, une arrière-cour. Inspirée par une vision impériale du monde et une fièvre obsidionale, la Russie perçoit aussi les nations orientales comme son "proche-étranger", son arrière-cour, un espace dont le destin concerne directement le centre de l’empire, où ce dernier à des intérêts stratégiques. Tous les efforts menés depuis la fin du système soviétique par les anciens pays frères pour se rapprocher de l’occident et assurer leur sécurité sont interprétés comme autant de manœuvres de Washington qui ignorerait systématiquement les intérêts naturels de la Russie. En engageant sa stratégie d’influence sur l’Amérique latine, Moscou se contenterait de répliquer à une offensive occidentale. Les Russes répondent à cette of-fensive en affichant une présence de plus en plus ostentatoire sur les marches de l’autre empire [3]. Dès 1997, lors d’une visite en Amérique latine en 1997, le vice-premier ministre russe de l’époque répétera que si la Russie maintient une présence dans la région, c’est d’abord pour contraindre les puissances occidentales à prendre en compte le fait que Moscou a des intérêts dans les pays de son "proche-étranger". Moscou multiplie les incursions aux marges de l’empire adverse parce que ce dernier n’a pas hésité à s’installer sur l’arrière-cour de la "grande Russie" qu’entend ressusciter le régime de Poutine. Cette conception se renforcera sur les années suivantes. En 2013, Moscou déclarera que les relations éta-blies avec l’Amérique latine sont d’importance stratégique. Les incursions de la Russie sur le "proche-étranger" des Etats-Unis ne se limitent pas, loin s’en faut, au seul domaine militaire. Le sous-continent occupe une place spéciale dans la construction de l’image que l’Etat russe veut donner de lui-même dans les grands médias et les chaînes de télévision nationales qu’il contrôle. L’exceptionnelle popularité dont a longtemps bénéficié Wladimir Poutine dans son pays est fortement associée à son image de chef parvenu à restaurer la Russie dans son statut et son rôle de puissance mondiale. Selon la propagande officielle, l’homme du Kremlin aurait engagé une véri-table reconstruction de feu l’empire russe, un empire dont le seul rival important serait les Etats-Unis. Dans la construction du récit de cette renaissance, l’Amérique latine n’est pas un acteur mineur. Les activités de l’Etat et des acteurs privés russes sur le sous-continent sont autant d’occasions de montrer que la Russie est bien une puissance mondiale puisqu’elle est capable d’être présente dans l’arrière-cour de la puissance rivale. Les visites qu’ont réalisées ces dernières années les hauts responsables de l’Etat et le Président Poutine dans plusieurs pays de la région ont bénéficié d’une énorme cou-verture sur les principales chaînes de télévision et dans la presse écrite russes. Cette couverture a même pris une dimension considérable à partir de 2008 lorsque des diri-geants latino-américains (notamment les chefs d’Etat des pays de l’ALBA) ont multiplié les déclarations conjointes lors de visites de personnalités politiques russes et souligné le rôle qu’allait jouer la Russie dans la construction d’un nouvel ordre politique mondial "juste", s’opposant aux plans de Washington et de ses alliés. Sur les années récentes, au cours de la guerre civile en Syrie puis avec l’éclosion du conflit entre l’Ukraine et la Russie, les médias contrôlés par Moscou ont systématiquement mis en évidence le soutien apporté par des dirigeants latino-américains à la position russe. Un quart de siècle après la fin de l'Union soviétique, l'Amérique latine est apparue comme la seule région géographiquement, économiquement et politiquement vaste de "l'étranger lointain" de la Russie qui permette au Kremlin d’engager sa stratégie interna-tionale moyennant un coût économique et politique acceptable. A la veille de la guerre contre l’Ukraine, le décor semblait solide. La Russie était parvenue à établir des relations stables avec tous les pays du sous-continent latino-américain. Ces derniers semblaient de plus en plus enclins à prendre leurs distances avec la stratégie d’isolement de Moscou conduite par les Etats-Unis. Le pays que dirige Poutine avait obtenu un statut d’observateur à l’Organisation des Etats Américains (OEA). Il entretenait des relations diplomatiques avec plusieurs organisations de la région comme le Mercosur. Les res-sortissants russes pouvaient voyager sans visa dans presque toute l'Amérique latine et les Caraïbes. Cette dernière zone était d’ailleurs devenue l'une des destinations touris-tiques les plus prisées par les riches et la classe moyenne russes. La diaspora russe en Amérique latine n'est pas aussi importante que dans d'autres parties du monde, mais Moscou souhaitait explorer les possibilités de tirer parti des Russes résidant dans la région. Le Kremlin cultivait des relations régulières avec les milliers de latino-américains qui avaient décroché des diplômes supérieurs dans les universités soviétiques et russes. Beaucoup occupent aujourd’hui des postes importants au sein de la classe politique du sous-continent. Certes, la stratégie d’influence de la Russie dans la région rencontrait des obstacles. Le soutien apporté à un régime vénézuélien au bord de l’effondrement repré-sentait un coût financier et diplomatique important. La relation entre Cuba et les Etats-Unis a connu des hauts et des bas sous les Présidence Obama puis Trump, ce qui a pu inquiéter les diplomates de Moscou. A la fin des années 2010, la gauche latino-américaine favorable à Moscou a perdu le pouvoir dans plusieurs pays. Pourtant, W. Poutine n’a pas délaissé "l’arrière-cour de l’autre empire". Il n’a pas cessé de mener une stratégie d’intrusion en Amérique latine, stratégie à la fois militaire, technologique et industrielle, culturelle et informationnelle. A suivre : Acteurs et réseaux d’une stratégie d’influence. [1] L'Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ou ALBA) est une orga-nisation politique, culturelle, sociale et économique destinée à promouvoir l'intégration des pays de l'Amérique latine et des Caraïbes. Elle entend promouvoir la construction d’un nouvel ordre international multipolaire. Né en décembre 2004 sous l’inspiration de Fidel Castro et de Hugo Chavez, elle se voulait une alternative à la proposition de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), promue par les États-Unis. Elle est entrée officiellement en vigueur le 28 avril 2005. Au 1er janvier 2022, après un long processus de désagrégation, elle ne comptait plus que 5 pays membres (Venezuela, Cuba, le Nicaragua, la Bolivie, Dominique, Saint-Vincent et Grenadines). [2] La coopération militaire russe avec les pays d’Amérique latine cependant reste limitée. Moscou n'aspire pas à établir une présence militaire significative dans la région. La Russie n'a pas les moyens d'assurer une telle présence. L’objectif du Kremlin n’est pas de s'engager financièrement à long terme en Amérique latine. Les déplacements de navires de guerre et de bombardiers stratégiques vers l'Amérique centrale et du Sud sont en réalité des séquences d’une opération de communication politique qui pourrait s’intituler "Making Russia Great Again" et dont le grand public russe est la cible principale. [3] Lors de la crise en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014, la Russie a un temps hésité sur la stratégie à conduire en raison notamment de la présence de la marine américaine en mer Noire et du soutien de Washington à Tbilissi et à Kiev. De ce point de vue, les coups de communication spectaculaires mais brefs réalisés en Amérique du Sud et centrale obéissent à une logique que Moscou considère comme relevant de la représaille : la Russie a commencé à envoyer ses avions et et ses navires de guerre en Amérique latine peu après la guerre russo-géorgienne de 2008. L’accroissement de la coopération militaire avec le Nicaragua a coïncidé avec la détérioration de la situation en Ukraine et l'annexion de la Crimée (2014).
- Du covid à une nouvelle crise alimentaire (3).
Sur la table des Brésiliens aujourd’hui. Avant de poser un diagnostic sur l’insécurité alimentaire dont souffrent aujourd’hui quel-ques dizaines de millions de Brésiliens, il convient de s’arrêter sur les changements inter-venus depuis quatre ou cinq décennies dans les conditions de vie et les habitudes de consommation de la population, y compris les couches les plus modestes. Les Brésiliens des années 2020 ne s’alimentent pas comme s’alimentaient leurs grands-parents des an-nées 1970. Le Brésil est aujourd’hui un pays très urbanisé. En 2020, 181,24 millions d’habi-tants vivaient en ville, soit près de 86% de la population totale. Par comparaison, en 1970, le nombre des citadins était de 52,9 millions, soit 56% de la population. L’urbanisation rapide et poussée est un des facteurs qui a entraîné un bouleversement des compor-tements alimentaires et des modes de consommation au cours des dernières décennies. La baisse de la natalité, le vieillissement rapide de la population, l’effacement du modèle familial classique constituent d’autres déterminants majeurs des changements de l’ali-mentation. A la liste des facteurs qui contribuent à ces bouleversements, il faut aussi ajouter l’amélioration (encore très insuffisante) des conditions d’habitat et d’équipement des ménages, l’accès (pratiquement généralisé en milieu urbain) à la téléphonie mobile, aux réseaux sociaux et à la communication de masse. Enfin, sur les dernières décennies, la fin de l’hyperinflation (après la mise en œuvre du Plan Real en 1994), l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, des politiques sociales plus efficaces ont entraîné une l’amélioration des revenus d’une large part de la population (au moins jusqu’en 2015). On a parlé un temps de l’émergence d’une nouvelle classe moyenne… Dans cet univers social nouveau, les filières agro-alimentaires ont dû s’adapter, s’organi-ser pour approvisionner une population plus nombreuse et concentrée essentiellement dans les villes. Les modèles de distribution ont changé. La grande distribution s’est déve-loppée. Les enseignes qui gèrent supermarchés et hypermarchés sont aujourd’hui des acteurs-clés du commerce de détail et parfois…….les boucs-émissaires faciles lorsque des crises alimentaires apparaissent. Un nouveau modèle de consommation. En quarante ans, les habitudes alimentaires ont changé. Cette mutation a touché toutes les catégories sociales. Pour les nutritionnistes et les diététiciens, ce bouleversement n’est pas nécessairement synonyme d’une amélioration, de l’accès à un meilleur équilibre alimentaire. Ces spécialistes soulignent, souvent avec raison, que de nouveaux déséquili-bres ont entraîné l’apparition ou le développement de nouvelles pathologies. On se con-tentera ici de décrire les évolutions qui ont eu lieu en l’espace de deux ou trois géné-rations sans évoquer leur impact en termes de qualité de l’alimentation. Aujourd’hui, la diète du Brésilien moyen intègre encore la consommation d’aliments de base traditionnels comme le riz et le haricot noir (feijão), la farine de manioc. Néanmoins, la contribution de ces produits en termes d’apports nutritionnels est moins importante que dans le passé. Dans toutes les classes sociales, on observe depuis quelques décen-nies une augmentation de la consommation de viandes et d’autres sources de protéines animales. La part des aliments transformés (produits de boulangerie, fromages, viandes préparées, boissons alcoolisées) et très transformés (plats préparés, charcuterie, biscui-terie, pâtisserie, confiserie) augmente sensiblement. Les données élaborées par l’IBGE à partir de ses enquêtes régulières sur les revenus et les dépenses des ménages permet-tent de mesurer les évolutions à l’œuvre sur les deux dernières décennies. Le tableau n°1 ci-dessous montre qu’entre 2002/03 et 2017/08, les céréales (riz, maïs, avoine, autres) et les dérivés de céréales (farine de maïs, fuba, farine de blé), le feijão, la farine de manioc et le sucre ont connu une diminution de leur importance dans la diète du Brésilien moyen en termes de quantité de calories consommées. D’autres produits voient au contraire leur participation s’élever de façon marquée. C’est le cas des viandes, des œufs, de la plupart des aliments transformés, produits de boulangerie, de pâtisserie et de confiserie ou des boissons (tableau n°1). Tableau n°1. Part des différents typesd’aliments dans les apports caloriques (consommation à domicile) en %. Source : IBGE. Le bouleversement des modes de consommation et des habitudes alimentaires ne touche évidemment pas de la même manière toutes les catégories sociales. L’analyse des enquêtes régulières de l’IBGE sur les budgets et la consommation des ménages permet de faire apparaître d’importantes différences. Elle conduit aussi à souligner des convergences. Inégalités et convergences. Dans ce pays marqué par des inégalités sociales flagrantes, l’alimentation est un des principaux indicateurs de la distance qui existe entre les familles les plus pauvres et les ménages les plus riches. L’IBGE a publié en 2020 une étude sur la consommation ali-mentaire des ménages brésiliens. Les enquêtes réalisées dans ce cadre portent sur la situation qui prévalait en 2017/18. Le pays comptait alors 207,059 millions d’habitants. L’institut de statistiques a distingué 5 classes de revenus, le salaire minimum était l’unité de référence [1]. Les ménages les plus pauvres disposaient d’un revenu familial mensuel inférieur à deux salaires minimums (tableau n°2). A l’époque de l’enquête, ce groupe social représentait 16,47 millions de familles, soit 44,8 millions de personnes. A l’intérieur de cette catégorie, la dépense alimentaire par ménage (au domicile et hors domicile) atteignait au total 328,7 BRL/mois. A l’autre extrémité de l’éventail des revenus, 4,584 millions de ménages (14,103 millions de personnes) disposaient d’un revenu supérieur à 15 salaires minimums et réalisaient une dépense alimentaire mensuelle moyenne de 1708,6 BRL. Ce dernier groupe consomme davantage d’aliments que le premier, dépense davantage en alimentation hors foyer. Il a surtout accès à une diète plus diversifiée et probablement plus saine. Les différences ne se limitent évidemment pas aux valeurs absolues dépensées en alimentation. Chez les ménages les plus pauvres, ce poste du budget familial représente en moyenne à 26,4% des dépenses totales. La part de l’ali-mentation dans le budget des familles les plus riches n’est que de 6,4%. En valeur ab-solue, les riches dépensent 5,2 fois plus que les plus pauvres en alimentation. En valeur relative, ils dépensent 4 fois moins. Tableau n°2. Dépenses alimentaires et classes de revenus. Source : IBGE. Entre ces deux groupes extrêmes, l’IBGE distingue un ensemble de ménages disposant également de revenus modestes (entre 2 et 3 salaires minimum), également considérés comme pauvres. Ce groupe est constitué de 12,848 millions de familles (36,36 millions de personnes). Il consacre en moyenne 19% de son revenu mensuel à l’alimentation. Deux autres catégories de familles constituent une classe moyenne d’un peu plus de 35 millions de ménages, soit 112,02 millions de personnes. Les familles à très faibles revenus et les ménages les plus aisés ne consomment pas exactement les mêmes denrées et produits alimentaires. La farine de manioc, le sucre, les poissons frais, l’huile de soja, le riz et le feijão sont des articles dont la consommation diminue avec l’élévation du revenu. Dans l’enquête sur la consommation alimentaire de l’IBGE citée plus haut, les familles les plus pauvres dépensent en moyenne 12,97 BRL/mois en achat de riz alors que les ménages à hauts revenus ne dépensent que 11,30 BRL/mois pour cet article (tableau n°3). Dans la diète des familles les plus riches on trouve à l’inverse des dépenses plus importantes en boissons, huile d’olive, lait et pro-duits laitiers, viandes, fruits et légumes. Au-delà de ces différences marquées, deux points de convergence apparaissent. Dans ce pays continent, qui réunit une grande di-versité d’origines ethniques, de cultures, d’identités régionales, le riz, le feijão, le pain français, la viande bovine et la viande de poulet, les bananes, le lait, les boissons gazeuses, les bières et le sucre représentent en moyenne 45% des dépenses alimen-taires réalisées pour la consommation à domicile. Cette constatation montre qu’il y a bien une standardisation des habitudes de consommation alimentaire des Brésiliens même si certaines régions maintiennent des traditions spécifiques. Dans tous les ménages, quelle que soit la tranche de revenus concernée, les viandes, poissons et œufs ont un poids très important dans les dépenses alimentaires liées à la consommation au sein du foyer familial. Ces produits représentent ainsi à la fin des années 2010 près de 28% de la moyenne nationale de dépense mensuelle toutes caté-gories sociales confondues. Le taux approche dépasse 32% chez les ménages les plus pauvres. Il atteint près de 31% pour les foyers dont le revenu varie entre 2 et 3 salaires minimums. Pour les plus pauvres, toute progression du revenu signifie presqu’automati-quement une augmentation de la consommation de viandes. La dépense mensuelle moyenne en achats de viande bovine et viande de poulet est de 43,04 BRL chez les ménages les plus modestes. Elle passe à 52,76 BRL dans les familles qui gagnent entre 2 et 3 salaires minimums. Elle est de 65,6 BRL en moyenne nationale. Elle atteint 120,24 BRL chez les Brésiliens les plus riches. D’une catégorie sociale à l’autre, les fréquences de consommation ne sont pas identiques, les morceaux choisis varient. Il y a plus souvent des saucisses ou des pièces d’acém sur la table des plus modestes que de la picanha, des morceaux de filé mignon ou de miolo de alcatra [2]…Reste que dans toutes les catégories sociales, la consommation de viandes a une signification culturelle forte. Elle est associée aux notions d’abondance et de convivialité. Le churrasco (barbecue) est une des institutions nationales les plus solides. Il démontre que la viande occupe une place centrale dans la culture alimentaire nationale, en particulier au sud du pays. Tableau n°3. Consommation alimentaire mensuelle à domicile des familles (BRL). Source : IBGE. * Dépenses de consommation au domicile. Un acteur majeur, un bouc-émissaire facile. Pour rendre compte de l’émergence de ce nouveau modèle de consommation alimen-taire, il faut prendre en compte une multiplicité de facteurs déjà évoqués : urbanisation poussée, entrée des femmes sur le marché du travail, éclatement des structures fami-liales traditionnelles, essor de l’industrie de transformation des denrées agricoles, nouveaux canaux de commercialisation et distribution des produits alimentaires, com-munication de masse, développement de l’alimentation hors foyer, etc… Cette approche multifactorielle est dédaignée par des observateurs brésiliens très "engagés" dont le discours est souvent repris dans les médias nationaux et étrangers. Pour ces militants, le bouleversement des habitudes alimentaires et le retour de la faim n’auraient qu’une seule et même explication : l’action perverse des grandes enseignes de la distribution qui dominent de plus en plus la vente au détail dans le secteur de l’ali-mentation. Hyper et supermarchés seraient les responsables à la fois de la grande muta-tion des comportements des consommateurs et de l’insécurité alimentaire récente. La thèse est largement diffusée sur les réseaux sociaux, reprise par des publications de la gauche socialisante, défendue par des universitaires qui ignorent soigneusement les faits qui ne correspondent pas à leur vision du monde [3]. Au Brésil, en ce début des années 2020, la grande distribution est sans contexte le principal canal de vente au détail des denrées et produits alimentaires. En termes de fré-quence des achats comme en termes de chiffre d’affaires, les enseignes de super-marchés et d’hypermarchés occupent une place prépondérante par rapport au com-merce de détail traditionnel (petits commerçants indépendants, foires et marchés, ven-deurs ambulants, etc..). La grande distribution ne se limite pas à commercialiser des den-rées et produits alimentaires. Elle vend également des articles d’hygiène, des vêtements, de la papeterie. Néanmoins, le secteur de l’alimentation représentant aujourd’hui près de 80% de son chiffre d’affaires. Les produits frais (fruits, légumes, viandes, fromages, laita-ges, autres aliments non transformés) ont même acquis une importance stratégique pour dynamiser les ventes d’autres secteurs d’activité. Hypermarché Carrefour près de São Paulo. Selon l’Association Brésilienne des Supermarchés (ABRAS), le chiffre d’affaires total des quelques 33 800 magasins de la grande distribution impliqués dans la vente de produits alimentaires a atteint 330,4 milliards de BRL en 2018 (85,3 milliards d’USD). Ce montant représentait alors 92,9% du chiffre d’affaires total de l’ensemble du secteur du commerce de détail. La grande distribution brésilienne est caractérisée comme ailleurs par une dynamique de concentration très marquée. En 2019, le chiffre d’affaires des 5 premières enseignes (Carrefour, GPA, Big, Cencosud et Irmãos Muffato) a atteint 142,4 milliards de BRL (36,8 milliards d’USD) en 2018, soit 43,1% des ventes de la grande distribution. A la fin de la décennie passée, selon la presse spécialisée dans la grande distribution, ces 5 leaders de la grande distribution assuraient 72,5% de la vente au détail de denrées et produits alimentaires. Depuis, ce taux de concentration a dû augmenter, compte tenu du rachat de BIG par Carrefour au groupe américain Walmart en 2021. Les géants de la grande distribution gèrent des réseaux nationaux ou régionaux. La filiale locale du groupe français Carrefour contrôle depuis le rachat de Big un ensemble de 1048 supermarchés et hypermarchés. Le distributeur est présent dans 150 villes, sur 26 Etats ainsi que sur le district fédéral. Le groupe GPA (dont l’enseigne la plus connue est Pão de Açúcar) est à l’origine une entreprise brésilienne dont la majorité du capital a été acquise par le Français Casino en 1999. Il possède plusieurs enseignes et exploite un réseau de 1076 magasins sur 20 Etats. Il reçoit en moyenne 49 millions de consom-mateurs par mois. Cencosud est un groupe chilien qui possède plusieurs enseignes et gère 338 points de vente dans le Nord-Est, l’Etat de Rio de Janeiro, le Minas Gerais, le Goias. Le groupe brésilien Muffato concentre ses activités dans le Paraná et l’intérieur de l’Etat de São Paulo. Les quatre groupes leaders et les autres acteurs de la grande distri-bution brésilienne ont développé des structures de vente au détail qui correspondent à la segmentation du marché. Plusieurs gèrent ainsi des supermarchés de centre-ville plutôt haut de gamme (enseignes Pão de Açúcar chez GPA, SuperMuffato, Carrefour-market premium, etc…) fournissant une clientèle de classe moyenne et de familles à re-venus élevés. La plupart des groupes ont aussi étendu leurs réseaux de points de vente cash and carry (dit atacarejo [4] au Brésil). L’atacarejo est un format de point de vente qui fournit à la fois les petits commerces (gros) et le grand public à la recherche de volumes et de prix moins élevés. Les enseignes d’atacarejo les plus connues sont Assaí (ancien-nement propriété de GPA, désormais indépendant), Atacadão (Carrefour), Maxatacadista (Muffato). Avec la crise économique et sociale que traverse le pays depuis la pandémie de Covid, cette division de la grande distribution est devenue la plus dynamique en termes de progression des ventes. Intérieur d'un entrepôt "d'atacarejo". Au Brésil comme ailleurs dans le monde, les entreprises de la grande distribution ne sont pas des œuvres sociales. Elles ont su (à l’échelle d’un pays continent, où les contraintes logistiques sont considérables) mettre en œuvre un dispositif efficace d’approvision-nement des marchés en croissance des grandes métropoles. Elles ont su épouser l’évo-lution de la demande et des besoins. Elles ont ainsi construit à l’échelle de régions ou du Brésil tout entier une position d’oligopsones puissants. De là à dire que ces groupes ont la capacité d’organiser intégralement toutes les filières agro-alimentaires, depuis les exploitations agricoles jusqu’à la consommation finale, il y a un grand pas que leurs critiques franchissent pourtant alégrement. Les grandes enseignes de la distribution sont ainsi présentées comme les principaux responsables de la disparition des petits producteurs agricoles familiaux. Elles imposeraient aux industriels de l’agro-alimentaires des contraintes en termes de prix et de volumes à livrer qui obligent ces transformateurs à travailler uniquement avec les structures agricoles capables de fournir de grands volumes et d’accepter des prix unitaires faibles. Lorsque les firmes de la distribution entretiennent des relations directes avec le monde agricole, ce sont elles qui privilégient les grands exploitants et privent les petits producteurs d’accès au marché. Ces groupes ne se contenteraient pas d’éliminer les exploitants familiaux. Ils ont aussi re-modelé l’ensemble du système alimentaire brésilien depuis quelques décennies. Carrefour, GPA et leurs concurrents auraient ainsi livré une guerre commerciale sans merci pour que disparaissent les marchés de rues, les commerces spécialisés dans la vente de fruits et légumes (sacolões). Ils auraient conduit une vaste offensive publicitaire destinée à convaincre les consommateurs qu’il fallait abandonner les aliments tradition-nels peu ou pas transformés pour passer à des aliments transformés. Une habile straté-gie d’influence aurait ainsi persuadé les ménages qu’il fallait limiter leurs habitudes de consommation aux seuls produits qui intéressent les gestionnaires de grandes surfaces. Ces forces malignes seraient ainsi parvenues à éliminer du circuit d’approvisionnement les aliments régionaux, les fruits et légumes des potagers, la richesse des terroirs. Ces puissances maléfiques ne se sont pas contentées de programmer les nouveaux appétits des consommateurs. Elles ont aussi contraint le monde agricole à choisir entre la con-centration de l’offre ou la faillite. Les critiques brésiliens de la distribution moderne rêvent d’un monde où des millions de petits exploitants achemineraient directement leurs productions vers les cuisines et les intendances des ménages urbains. Le monde réel ne fonctionne pas ainsi. Il faut gérer au Brésil d’énormes coûts de transport et franchir de longues distances pour atteindre des marchés significatifs. Les économies d’échelle existent. Les grandes enseignes de la distribution doivent approvisionner plusieurs centaines de points de vente en garantis-sant aux consommateurs finals une régularité d’approvisionnement, la présence cons-tante de multiples marques. Elles opèrent dans un univers hautement concurrentiel et doivent en permanence défendre des parts de marché. Qu’importe ces contraintes pour les critiques de la distribution moderne. La concurrence n’existe pas. Les consommateurs ne sont pas des acteurs versatiles qui calculent, louvoient entre les marques et les ensei-gnes en fonction de leurs conditions de vie et aspirations. Ce sont des agents passifs, dont les désirs et les besoins seraient totalement déterminés par les stratégies de marketing des enseignes, des marionnettes dont les comportements auraient évolué ces dernières décennies sous la seule influence perverse de la force maléfique que sont les grands marchands….. Encore une fois, les acteurs de la grande distribution ne sont pas des organisations hu-manitaires désintéressées. Leur objectif est effectivement de dégager des profits pour rémunérer des investisseurs et pour être en mesure de répondre à des consommateurs qui dans un environnement hautement concurrentiel ne sont jamais définitivement conquis. Ce sont ces consommateurs et la dynamique de la société dans laquelle ils évoluent qui ont imposé par exemple à la grande distribution de s’engager activement dans le segment dit de cash and carry et de convertir en entrepôts d’atacarejo des ma-gasins traditionnels. Ce sont ces consommateurs qui imposent aujourd’hui aux distri-buteurs d’investir, au Brésil comme ailleurs, dans la vente en ligne. Ce sont ces consom-mateurs qui conduisent désormais Carrefour, Pão de Açúcar ou Muffato à nouer des partenariats avec des agriculteurs familiaux spécialisés en productions régionales. Les exemples d’associations sont désormais innombrables. Désormais, parce que le marché final l’exige, les grandes enseignes font de louables efforts pour promouvoir les fruits traditionnels du cerrado, la farine de manioc, l’huile de coco ou le sucre de canne non raffiné fournis par des exploitants familiaux. Lorsque les exploitants de tous gabarits ont su s’organiser en coopératives pour peser face aux grandes enseignes, ils ont imposé un rapport de force, pesé sur le fonctionne-ment des filières et négocier des prix raisonnables. C’est ce qu’ont fait depuis des années les 67 888 éleveurs et agriculteurs adhérents de 11 coopératives intervenant dans les Etats du Sud du pays et le Mato Grosso do Sul. Ces onze associations gèrent la centrale Aurora, un des leaders nationaux de la production de viande de volailles et de porcs. Les produits Aurora sont présents sur tous les grands circuits de distribution du pays et à l’exportation. La coopérative régionale des caféiculteurs de Guaxupé (Cooxupé, Minas Gerais) est la première coopérative de producteurs de café au Brésil. Elle réunit 15 000 petits producteurs de 200 communes du sud du Minas Gerais et de l’Etat de São Paulo. Très engagée dans la production de cafés premium et certifiés, Cooxupé a imposé ses marques sur les rayons de plusieurs grands distributeurs brésiliens comme GPA-Pão-de-Açúcar. La société Raizes do campo a été créée en 2018 pour promouvoir les productions biologiques (sucre, jus de fruits, riz, chocolats) fournis par des coopératives d’exploitants familiaux du Sud du pays. Depuis 2021, l’entreprise approvisionne régulièrement les magasins de l’enseigne BIG…De très nombreux autres exemples pourraient être ajoutés à la liste. Ces faits n’ont pas d’importance pour les délateurs militants de la grande distribution. Ces derniers n’hésitent pas à accuser les grandes enseignes d’être les principaux respon-sables de l’inflation qui affaiblit aujourd’hui le pouvoir d’achat des familles pauvres con-frontées à l’insécurité alimentaire. La presse militante de la gauche a multiplié en 2021 les articles qui prétendent apporter la preuve de cette responsabilité [5]. Les journalistes en-gagés ne poussent pas leurs investigations très loin…Ils se contentent de suggérer un lien de cause à effet. Alors qu’une partie de la population souffre de sérieuses carences ali-mentaires, Carrefour, GPA, Big ou des enseignes plus modestes continuent effectivement à afficher des taux de marges positifs. Les "enquêteurs-militants" se gardent bien de sou-ligner que le secteur de la grande distribution doit rémunérer 1,8 million de salariés (GPA est à lui seul le premier employeur privé au Brésil), qu’il doit assumer d’autres charges (logistique, communication, marketing, impôts et taxes, etc…). Il est plus simple de dire qu’alors que des Brésiliens ont faim les actionnaires se soignent…Le message subliminal est transmis : aujourd’hui comme hier, les famines sont organisées par les marchands, les commerçants, les intermédiaires. Les vieux clichés sont ressuscités. A suivre : Pourquoi sont-ils si pauvres ? [1] Le salaire minimum légal était de 954 BRL/mois au moment de l’enquête, soit 428,5 USD en parité de pouvoir d’achat. [2] L’Acém (paleron) est un morceau du bœuf qui se trouve dans la patte avant, dans la région supérieure et postérieure de l'épaule de l'animal. La picanha (aiguillette) est une viande de première catégorie. C'est le muscle situé tout en haut de la cuisse. Avec le filet, le faux-filet et le rumsteck, ils forment l'aloyau. Le miolo de alcatra est le cœur de rumsteck. [3] Les auteurs d’un livre paru en 2020, Donos do mercado. Como os grandes super-mercados exploram trabalhadores, fornecedores e a sociedade, (Les maîtres du marché. Comment les grands supermarchés exploitent les travailleurs, les fournisseurs et la société, éditeur Elefante) soutiennent ainsi que la grande distribution est à la fois respon-sable d’un changement radical de l’alimentation et de l’insécurité alimentaire qui sévit depuis quelques années. Voir aussi l'article de João Peres et Victor Matioli, O triunfo dos supermados no Brasil da fome (le triomphe des supermarchés dans le Brésil de la faim), disponible sur le site internet : , consulté le 15 janvier 2022.