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  • Déforestation en Amazonie : les acteurs (4).

    4. L’exploitation du bois. Les ressources en bois de la forêt amazonienne. En Amazonie, la forêt équatoriale ou tropicale humide, dense, en général humide toute l’année (localisée sur une région très pluvieuse), sempervirente, forme le plus grand massif de la planète. Cet écosystème se caractérise par une végétation luxuriante, présente une composition floristique très hétérogène, même sur une surface très réduite. Sur ce domaine d’une très grande biodiversité, se côtoient des milliers d’espèces végé-tales. On peut distinguer en Amazonie trois types principaux de forêts. Celles qui sont situées sur des zones inondables à l’époque des crues des fleuves (de décembre à Juin chaque année) s’étendent sur une largeur qui peut atteindre jusqu’à 80 kilomètres de part et d’autre des rivières. Elles couvrent une surface de 7 millions d’hectares en Ama-zonie et se composent principalement d’essences dites "blanches", fournissant du bois tendre, et à croissance rapide. On trouve aussi sur ce domaine diverses espèces de palmiers. Dans l’histoire de l’Amazonie, ces forêts dites de varzéas (plaines sur les rives des fleuves) ont été les premières à être exploitées, bien avant la construction de routes sur la région. Elles étaient évidemment les plus accessibles. L’exploitation du bois concernait alors des bois légers, transportés par flottage après les crues et quelques bois précieux particuliers comme le Pau Brasil. L’industrie d’extraction du bois sur les varzéas a été longtemps limitée. Sur les zones d’exploitation traditionnelles, à partir des années 1970, se sont installées des activités de production de contreplaqué et des petites scieries mobiles qui utilisent une gamme plus vaste d’essences et ont donc provoqué une pression plus forte sur la ressource en bois. Forêt de varzéas en Amazonie. Le second type de forêt est formé par les domaines de terre ferme qui couvrent plus de 200 millions d’hectares et sont les plus vastes de l’Amazonie. Les massifs de terre ferme sont riches en essences dures, difficiles à travailler mais très utilisées en menuiserie et en construction. Les massifs sont en général composés de grands arbres, de peuplement hétérogène, en fonction de facteurs pédologiques, topographiques, climatiques et édaphiques. L’exploitation des domaines de ce second type a commencé en Amazonie brésilienne dans les années 1980, avec l’arrivée de nombreuses entreprises d’exploitation forestière et de scieries en provenance du Sud du pays, où la ressource forestière naturelle était en voie d’épuisement par suite des défrichements massifs (dans le Paraná en particulier). Forêt de terre ferme en Amazonie. Le troisième type de forêt est formé par les igapos, terres marécageuses toujours inondées, dont les sols sont hydromorphes (montrant des marques de saturation en eau régulière). Ces igapos possèdent une végétation dense mais qui ne présente pas ou peu d'intérêt commercial. C'est la forêt la plus basse, la plus pauvre et la plus inextricable possible. Elle est très peu utilisée car totalement enclavée. Forêt d'Igapo en Amazonie. Sur ces trois types de forêts, on recense environ 2000 essences différentes mais seules 200 ont une valeur commerciale pour le marché local. Sur ce dernier groupe, 40 essences à peine sont recherchées et demandées sur le marché international. La grande hétérogéneité de la forêt amazonienne n’est pas compensée par la présence massive d’arbres très réguliers, à diamètre important. Les massifs sont avant tout constitués de troncs de faible diamètre (50 à 70 cm). Du point de vue des exploitants, la forêt ama-zonienne est considérée comme une forêt pauvre. Les volumes de bois commer-cialisables sont de l’ordre de 45 m3 par hectare au maximum. Pour les entreprises forestières, sur un plan économique, c’est donc l’abondance et l’étendue qui compense cette relative pauvreté. Dans ce contexte, avec la mise en service de routes entre 1970 et la fin du XXe siècle, les forêts de terre ferme ont été de plus en plus touchées par l’exploitation et par la déforestation. L’exploitation du bois en forêt amazonienne brésilienne. En principe, les centaines d’entreprises d’exploitation forestière présentes en Amazo-nie légale doivent opérer selon les normes prévues par le code forestier et la législation en vigueur. Cela signifie qu’elles doivent pratiquer une exploitation rationnelle de la ressource et respecter un ensemble de règles qui tiennent compte du temps nécessaire pour assurer la génération de la forêt. Sur la région, la loi prévoit que le volume de bois qu’il est possible d’extraire est défini à partir d’un calcul numérique. En général, l’extrac-tion est limitée à 30 m3, soit de 4 à 6 arbres par hectare. La zone exploitée est ensuite laissée en l’état pendant une période de 35 ans. L’exploitant doit également obéir à des règles de choix des espaces pour éviter l’extinction des essences rares et préserver la faune. La méthode d’exploitation forestière autorisée est donc la coupe sélective, où seuls des arbres préalablement sélectionnés sont coupés. L’exploitation forestière légale évoquée ici se distingue de la déforestation, qui revient à raser une forêt, souvent pour la remplacer par une monoculture. Elle consiste en l’uti-lisation de la ressource en bois dans la durée. En Amazonie, cette exploitation légale peut être pratiquée dans deux contextes diffé-rents. L’entreprise forestière peut disposer d’une concession (obtenue après appel d’of-fres) lui permettant d’exploiter des forêts appartenant au domaine public. Elle peut encore exploiter un domaine privé dont elle est propriétaire ou dont est propriétaire son client. Dans tous les cas, l’exploitant doit soumettre aux pouvoirs publics un plan d’amé-nagement forestier et avoir obtenu l’autorisation d’exécuter ce plan. Sur les propriétés privées, le bois peut être extrait de la réserve légale, c’est-à-dire la forêt préservée à l’intérieur des exploitations agricoles et qui doit représenter 80% de la surface totale. Le plan d’aménagement est soumis à l’administration de l’Etat local en charge de la préser-vation de l’environnement. Il doit indiquer la parcelle sur laquelle auront lieu des coupes, le type de forêt concerné, les espères de flore et de faune qui s’y développent. Une fois ce plan approuvé, l’exploitant est autorisé à pratiquer la coupe et à commercialiser le bois extrait. En pratique, le recours à des plans d’aménagement forestier est demeuré lettre morte jusqu’au début du XXIe siècle. Pour soumettre de tels plans, les exploitants agricoles devaient démontrer qu’ils étaient propriétaires ou occupants légalisés de leurs terres. En pratique, le statut indéfini du foncier (occupation de terres devolutas, attentes de régu-larisation, utilisation de titres de valeur douteuse et souvent forgés de toutes pièces) rendait cette démarche très difficile. En outre, jusqu’au début des années 2000, il n’exis-tait pas en Amazonie brésilienne d’expérience concrète de gestion durable de la forêt qui puisse faire référence. Dans ces conditions, pour les exploitants forestiers et leurs clients, l’exigence imposée par l’administration d’un plan d’aménagement semblait arbitraire et incompréhensible. Jusqu’au début du siècle actuel, les entreprises forestières ont donc conduit une exploitation "minière" des ressources de la forêt. Les pouvoirs publics recon-naissaient d’ailleurs qu’en 2000 plus de 80% du bois produit en Amazonie était d’origine illégale. Les conditions d’exploitation forestière vont évoluer à la fin des années 1990. Sous la pression de l’opinion internationale, les choses changent quand sur les douze mois de 1995 est enregistré la destruction de 29059 km2 de forêt amazonienne – un record jusqu’à aujourd’hui. Le président Fernando Henrique Cardoso promulgue une mesure provisoire qui modifie le code forestier de 1965. Cette mesure sera renouvelée 67 fois puis intégrée à la loi de 2012 qui réforme ce code forestier. Elle porte de 50 % à 80 % la surface des propriétés en Amazonie qui doit être conservée en végétation naturelle (la réserve légale). Les autorisations de coupe sur les propriétés diminuent donc avec la mise en œuvre de cette nouvelle disposition. A partir de 1997, les premiers plans de gestion certifiés par le Forest Stewarship Council (FSC)[1] sont mis en place par quatre entreprises du secteur sur des surfaces relative-ment importantes (de l’ordre de 100 000 hectares pour chacune). Des forêts commu-nautaires de référence sont créées avec le soutien d’ONGs. A compter de 2001, plusieurs facteurs vont contribuer à améliorer les conditions d’exploitation des forêts privées. Cette année-là, l’IBAMA définit dans un décret les paramètres des plans de gestion durable des massifs forestiers. A partir d’efforts conduits par l’Embrapa et des ONGs spécialisées comme Imazon et la Fondation Floresta Tropical, des méthodes de gestion durable ada-ptées à la forêt amazonienne ont été mises en place sur des unités de démonstration. Enfin, déjà engagée sous le gouvernement FHC, la reprise en main de la gestion de l’IBAMA est renforcée par la Ministre de l’environnement Marina Silva (gouvernement Lula) et de hauts responsables de l’institution dans le Mato Grosso sont accusés de cor-ruption et arrêtés. A cette époque, l’opinion publique nationale commence à exiger un meilleur contrôle de l’Etat sur l’Amazonie et la mise en œuvre d’une politique de conser-vation de la forêt plus efficace. Le durcissement de la politique de gestion de la ressource forestière se heurte cependant à de fortes résistances des élus locaux et des gouvernements de la région amazonienne. En 2005, les exploitants de bois de la région vont contester violemment la politique fé-dérale. L’Etat central va répondre en élaborant une nouvelle loi qui va faciliter l’obtention de bois légal pour l’industrie forestière. Un texte créant un système de concession d’exploitation des forêts publiques est approuvé par le Congrès en février 2006 et sanctionné par le Président Lula en mars suivant. Cette loi est porteuse d’un changement majeur dans la gestion des forêts au Brésil et dans la gouvernance du secteur forestier. Auparavant, la seule modalité de concession forestière existante concernait les aires protégées destinées à l’exploitation forestière. La loi de 2006 règlemente l’attribution de concessions d’exploitation à titre onéreux sur l’ensemble du domaine public constitué par les terres "dévolutas". Les premières autorisations d’extraction de bois sur ce domaine ont été délivrées en 2008. Six forêts nationales des Etats du Rondônia et du Pará ont fait l’objet de concessions représentant au total 1 million d’hectares. Le programme de concessions forestières pourrait porter sur 7 millions d’hectares à l’horizon 2022. L’avancée des fronts d’exploitation forestière. A partir des années 1980, l’exploitation forestière va se développer en Amazonie (no-tamment sur les forêts de terre ferme). Se mettent en place des fronts d’exploitation fo-restière sur plusieurs zones du biome, fronts qui s’organisent en général en trois phases. Au cours d’une première étape, les exploitants cherchent à extraire les espèces de très haute valeur commerciale comme l’acajou ou le cèdre. Sur une seconde phase, l’exploi-tation se concentre sur des espèces nobles locales (comme l’ipé ou le massaranduba). Enfin, une troisième période est consacrée à l’extraction de toutes les espèces utilisables pour la construction, la fabrication de contreplaqué et d’aggloméré. Au fur et à mesure que les entreprises forestières ont épuisées les ressources facile-ment disponibles et accessibles sur une zone donnée, elles doivent ouvrir d’autres fronts sur d’autres régions. Par rapport à la situation qui prévalait à l’origine, les coûts de trans-port augmentent. Il faut alors envisager de créer de nouvelles implantations de stockage et de traitement du bois. Les charges de transport constituent un élément décisif de la viabilité économique de l’entreprise forestière. Le bois, même lorsqu’il a une haute valeur commerciale, est en effet un produit pondéreux. Aujourd’hui encore, en Amazonie, le transport du bois depuis les lieux de coupe jusqu’aux scieries et au-delà des scieries est souvent réalisé par camions sur des pistes en mauvais état. Le transport fluvial, trois à quatre fois moins coûteux, est encore limité et n’intervient que sur l’aval de la filière. Cet enjeu du transport est la raison pour laquelle, historiquement, les bords de fleuve et les abords des routes goudronnées et entretenues ont été beaucoup plus intensivement exploités que les zones les plus reculées. A partir de quelques centres historiques de démarrage de l’exploitation du bois, on observe l’apparition d’auréoles concentriques avec des fronts d’exploitation lourde prolongés par des fronts d’exploitation moyenne. Au fur et à mesure de la construction de voies d’accès, de travaux améliorant la navigabilité des fleuves, d’installation de ports, l’exploitation forestière a remonté les affluents de l’Amazone, pénétré des réserves indiennes ou des parcs naturels protégés (de façon illégale). Localisation des pôles d'exploitation forestière au début de la décennie. Les trois phases d’exploitation de la ressource en bois évoquées ici favorisent égale-ment l’avancée des fronts de colonisation agricole. Sur la première étape, ce sont en général de grandes entreprises forestières qui ouvrent des pistes relativement longues sur les forêts de terre ferme (plusieurs centaines de kilomètres). Elles financent cet inves-tissement grâce à l’extraction et à la commercialisation de quelques espèces de haute valeur commerciale. Une fois que ces investisseurs ont eu accès aux arbres les plus pré-cieux et réalisé l’extraction, ils cessent leur activité. Les pistes construites vont servir à l’entrée d’autres occupants de la forêt : des colons qui envisagent des activités agricoles ou des spéculateurs fonciers (grileiros). Dès l’installation, ces colons ou fraudeurs défo-restent et défrichent. Ils vendent le bois extrait (en général des espèces moins nobles) à des entreprises d’exploitation forestière locales qui disposent de scieries à proximité du front pionner agricole. Lorsque les infrastructures routières ont été développées et amé-liorées, les exploitants forestiers et les acteurs de la transformation du bois établissent des partenariats avec des commerçants nationaux ou des négociants internationaux. L’exploitation de la ressource en bois porte alors sur l’ensemble des espèces commer-cialisables. L’impact sur la forêt devient alors très important. En résumé, les exploitants forestiers ouvrent et maintiennent des pistes. Les colons agricoles et occupants de tous types facilitent ensuite l’accès à la ressource en défo-restant et en défrichant. Ces exploitants peuvent aussi négocier des contrats de presta-tion de service avec des agriculteurs qui vont financer le déboisement, le défrichage et l’ouverture de pâturages et de voies d’accès par la vente du bois commercialisable. Quel que soit le scénario, l’exploitation forestière est une composante essentielle de l’accélé-ration de l’occupation incontrôlée de nouvelles terres. Elle contribue à accélérer la défo-restation. Une extraction largement illégale. L’extraction et la commercialisation de bois à partir de l’exploitation illégale de la forêt s’appuie en Amazonie brésilienne sur toutes les brèches existantes dans les systèmes de contrôle. La pratique la plus courante consiste à surestimer le volume de bois qui existe sur une parcelle déterminée afin de d’utiliser les droits de coupe obtenus sur d’autres parcelles et de manière parfaitement illégale. Cette méthode est notamment utilisée pour augmenter l’extraction d’espèces de haute valeur commerciale comme l’Ipé, un bois très cher et très demandé sur le marché. Elle permet d’inclure dans les cargaisons légales de bois des troncs d’Ipé extraits illégalement depuis les terres indigènes, les aires naturelles protégées (parcs naturels) ou même les surfaces de réserve légale que les propriétaires privées maintiennent sur leurs exploitations. Opération de police sur un site d'exploitation illégale en Amazonie. Considérons les fraudes de ce type qui sont réalisées à partir de l’exploitation forestière réalisée sur les réserves légales de propriétés privées. L’exploitation de la ressource en bois est autorisée à condition de respecter des critères précis. Les propriétaires fonciers peuvent alors employer leurs propres buche-rons ou solliciter les services d’une entreprise forestière. Ils doivent dans tous les cas recourir à un ingénieur agronome qui va se charger d’établir le plan de récolte et suivra ensuite les opérations menées par les bucherons ou la compagnie forestière mobilisée. Cet agronome doit procéder au contage de tous les arbres de chaque espèce existante sur la parcelle où est envisagée une coupe. Il utilise pour ce faire un système d’iden-tification des troncs par pause de plaques métalliques (supports d'identification fournis par l'administration en charge de la préservation de l'environnement). Pour chaque espè-ce commercialisable, la réglementation définit un volume maximum qui peut être abattu sur une parcelle donnée. Les arbres concernés doivent avoir un tronc d’un diamètre supérieur à 60 cm. Cela signifie que la coupe doit porter sur les arbres les plus impo-rtants et les plus anciens. Des restrictions supplémentaires limitent encore les possi-bilités d’abattage. Ainsi, dans le cas des ipês, le propriétaire doit maintenir trois arbres par hectare pour garantir le repeuplement de la zone. A partir de ce travail de contage des arbres, l’agronome peut estimer la quantité en mètres cubes de bois de chaque espèce qui pourra être extraite sur chaque parcelle. Ces quantités doivent être indiquées dans le plan de récolte qui est soumis à l’approbation des autorités en charge de la préservation de l’environnement à l’échelle de l’Etat fédéré où se situe la propriété. Gestion du patrimoine forestier. Une fois que l’administration compétente a approuvé le plan de récolte, celle-ci déli-vre une licence appelée encore autorisation d’exploitation forestière. Ce n’est qu’après la réception de cette autorisation que le propriétaire peut procéder (ou faire procéder) à la coupe des arbres indiqués dans le plan et dans les limites des volumes de bois prévus. L’agronome doit suivre toutes les phases de la coupe et appliquer une plaque d’iden-tification (dont l’apparence varie d’une espèce à l’autre) sur chaque grume retirée. Une plaque doit également être apposée sur chaque souche et indiquer à quelle grume en-levée cette souche se rapporte. Seules les grumes porteuses de cette plaque peuvent circuler par la route depuis les sites d’extraction et jusqu’aux localités où elles seront utilisées ou stockées. Lorsque les services de répression identifient un camion trans-portant des grumes qui ne sont pas identifiées par une plaque, le véhicule est stoppé et appréhendé. L’extraction illégale utilise plusieurs stratagèmes. Une première méthode consiste à obtenir des agronomes qu’ils confirment que les dix grumes de bois de haute valeur inscrits dans le plan de récolte ont bien été extraites de la parcelle concernée alors que sur celle-ci les dix ou quinze arbres en question n’existent pas. Les bucherons ou l’ex-ploitant forestier sollicité abattent effectivement 10 arbres mais la moitié des grumes identifiées et chargées sur les camions sont effectivement des bois de haute valeur com-merciale. Les cinq autres arbres abattus appartiennent à des espèces de moindre valeur commerciale, voire sans valeur aucune. Les troncs sont abandonnés dans la forêt et pourrissent sur place. L’agronome appose une plaque sur chaque souche indiquant que ce sont bien des espèces de haute valeur commerciale qui ont été abattues. L’autre pla-que, celle qui doit être fixée sur les troncs d’arbres sans valeur, sera utilisée pour iden-tifier des espèces de haute valeur abattues de manière illégale hors de la zone officielle d’intervention de l’exploitant forestier. Celui-ci pourra utiliser ces plaques pour "légaliser" des grumes d’ipés, d’acajou ou d’autres espèces recherchées et extraites des forêts si-tuées en bordure des rivières (où l’extraction est interdite), localisées sur des réserves in-diennes ou sur des parcs naturels protégés. Les grumes peuvent alors être transportées normalement par les routes. Transport de grumes en Amazonie. Un autre stratagème utilisé consiste à porter sur le plan de récolte des tailles d’arbres à abattre plus importantes que les tailles réelles et à indiquer sur le plan un volume de bois à extraire plus élevé que le volume effectivement extrait. Les volumes manquant sont alors utilisés pour légaliser une ressource extraite illégalement. Quel que soit le stratagème utilisé, l’exploitation illégale même limitée à quelques arbres nobles entraîne une dégradation du massif concerné. L’abattage d’un ipé de 30 mètres de hauteur per-turbe ou anéantit la vie de toutes sortes de plantes qui entouraient cet arbre. Un massif où la canopée est plus ouverte sera plus exposé à la sécheresse. Les branches et les feuilles laissées sur place constituent des combustibles idéals pour les feux. L’exploi-tation illégale et irrationnelle de la forêt tropicale peut être comparée à une maladie du système immunologique qui favorise l’entrée de toutes sortes de bactéries… Le pourcentage varie d’une année à l’autre mais sur la période récente, les ONGs brésiliennes intervenant sur la région estimaient qu’au moins 50% du bois extrait et com-mercialisé en Amazonie soit le produit d’exploitations illégales. Cela ne signifie pas que l’autre moitié de la production soit totalement exempte d’irrégularité. [1] Le Forest Stewardship Council (FSC) est une organisation non gouvernementale créée pour promouvoir la gestion responsable et durable des forêts dans le monde. Fondée en 1993, l’organisation réunit des experts de tous les continents qui cherchent à définir des normes d’exploitation durable (sur les plans environnemental, social et économique) des forêts ainsi qu’à identifier les outils et les ressources qui permettent d’atteindre l’objectif d’une exploitation durable. Le FSC assure la certification d’activités d’exploitation forestière, garantir ainsi aux utilisateurs que les conditions d’extraction du bois sont conformes aux normes d’exploitation durable. L’organisation a son siège à Bonn en Allemagne. Elle est représentée dans 70 pays.

  • Déforestation en Amazonie : les acteurs (3).

    3. Le soja en accusation. "Le soja est une des principales cultures qui contribuent à la destruction de la forêt amazonienne. Cependant, depuis l’entrée en vigueur d’un moratoire en 2006, moins de 2% du soja planté en Amazonie vient de terres déforestées après 2008". Romulo Batista, chercheur de l’ONG Greenpeace. Les constats de spécialistes brésiliens représentants d’organismes de lutte pour la préservation de l’environnement sont ignorés en Europe. A la fin de l’été de 2019, alors que les incendies associés à la destruction de la forêt amazonienne semblaient connaître une expansion spectaculaire, de nombreuses voix se sont élevées dans les pays du vieux continent pour considérer que le développement de la culture du soja était un vec-teur majeur de la déforestation. Jouant sur la culpabilisation des éleveurs et des con-sommateurs, des militants exaltés sont parvenus à imposer une idée simple dans le monde médiatique et chez les décideurs publics : grande importatrice de soja brésilien, l’Union européenne serait la responsable indirecte des crimes commis contre l’environ-nement et la biodiversité en Amazonie. Il suffirait donc de cesser ces importations pour freiner – voire anéantir – les menées criminelles des responsables de la déforestation (ces derniers étant évidemment des acteurs de l’agrobusiness).…De nombreux program-mes de télévision ou de radio, des dizaines d’articles de presse ont repris sans hésitation cette thématique porteuse auprès d’une opinion européenne disposée à battre sa coul-pe et à s’attribuer la responsabilité de tous les maux dont souffre la planète[1]. Le Pré-sident français lui-même a cru bon, à l’issue du G7 de Biarritz, de rappeler que son gouvernement avait relancé l’idée d’un plan national de soutien aux cultures d’oléagi-neux destiné à rendre son pays moins dépendant d'un soja brésilien forcément coupa-ble… Le soja en Amazonie. L’identification de la culture du soja comme vecteur majeur de la déforestation de l’Amazonie semble effectivement s’appuyer sur des faits. Le soja est cultivé en Amazonie depuis deux décennies au moins. Jusqu’au début des années soixante-dix, l’oléagineux est une production très présente dans les Etats du Sud du Brésil. Pratiquée en culture d’été (semis en octobre-novembre, récolte en février-mars), la culture va gagner le Cen-tre-Ouest à partir des années 1980. Les agriculteurs commencent alors à disposer de variétés adaptées au contexte pédoclimatique de cette région. Le soja s’implante sur le Sud du Goiás, le Sud et le Centre du Mato Grosso, l’ouest du Minas Gerais. La demande croissante sur le marché international, la structuration progressive d’une filière nationale par les collecteurs et triturateurs locaux (d’origine étrangère ou nationale) garantissent aux producteurs des débouchés rémunérateurs. En amont des exploitations agricoles, des entreprises brésiliennes et multinationales assu-rent un approvisionnement des producteurs en semences, engrais et produits de traitement de la culture. Le soja monte peu à peu vers le Nord et s’installe sur des terres auparavant occupées par une agricul-ture traditionnelle et par les élevages bovins. L’expansion des surfaces occupées par l’oléagineux à l’échelle nationale progresse. Les emblavements couvraient un peu plus de 9,7 millions d’hectares en 1990/91. Ils portent sur près de 14 millions d’hectares au début du 21e siècle et approchent les 25 millions d’hectares à l’orée de la présente décennie. La dynamique d’expansion est très forte sur le Centre-Ouest entre 1990 et 2000. Elle se poursuit après 2000 et touche le Nord du Mato Grosso, l’ensemble du territoire du Goiás et une bonne partie du Minas Gerais. L'expansion du soja au Brésil sur les années récentes. Le soja atteint le biome Amazonie à partir de la fin des années 1990. Sur les vingt an-nées qui suivent, il connaît une progression spectaculaire. Les surfaces concernées étaient inférieures à 1 million d’hectares au début des années 2000. Elles atteignaient plus de 2 millions d’hectares en 2010 (soit 8,3% de la sole totale consacrée à l’oléagineux à l’échelle du pays). Les semis du soja sur le biome Amazonie ont porté sur 5,258 millions d’hectares au cours de la campagne 2018/19, soit 14,65% de la surface occupée par le soja au Brésil. Le biome Amazonie assurait sur cette dernière campagne 15,6% de la pro-duction nationale, contre 7,42% en 2008/09. L’expansion de cette culture annuelle sur la région a donc été remarquable. Cet essor ne signifie pas pour autant que le développe-ment du soja soit un vecteur direct de la déforestation en Amazonie. Cette expansion est manifeste depuis vingt ans sur 5 pôles géographiques de la région : le Nord de l’Etat du Mato Grosso, les Etats du Maranhão, du Tocantins, du Pará et le Rondônia. Sur les autres Etats de l’Amazonie légale, la culture reste marginale. En réalité, le soja se développe lorsque les conditions logistiques permettant sa commercialisation sont réunies. Il faut aussi que les exploitants agricoles engagés sur cette spéculation disposent dans leur environnement de centres de collecte et de capacités de stockage. Il convient encore que les conditions agronomiques propices au semis du soja existent et que le coût d’installation de la culture soit économiquement acceptable. Surface plantée en soja sur le biome Amazonie (en milliers d’hectares)*. *Pour le Mato Grosso, seules les surfaces plantées au nord de l'Etat sont prises en compte. Source : Conab. Soja et déforestation. Peut-on dire alors que les producteurs brésiliens de soja opérant sur la région amazonienne soient directement responsables de la destruction de la première forêt tro-picale de la planète ? Tous les travaux de recherche menés sur cette question depuis vingt ans aboutissent à deux conclusions majeures. La première est que l’influence de l’expansion de l’oléagineux sur la dynamique de déforestation est indirecte. Il est rare que des exploitants envisageant de semer du soja assurent eux-mêmes le déboisement, la coupe rase, le dessouchage et le défrichement d’un massif forestier. Ils achètent ou occupent des terres déjà déboisées, défrichées et où les souches ont été retirées. La seconde conclusion porte sur ce que les analystes désignent sous l’expression d’effet inducteur du soja. L’expansion de la culture est accompagnée d’un développement des infrastructures logistiques locales (routes, voies navigables, ports fluviaux) qui peut en-trainer l’installation sur les régions concernées d’activités qui sont directement à l’origine de la déforestation (exploitation forestière illégale, élevage bovin extensif, orpaillage, etc…). Production de soja sur le biome Amazonie (milliers de tonnes)*. Pour le Mato Grosso, seules les surfaces plantées au nord de l'Etat sont prises en compte. Source : Conab. Revenons sur la première conclusion. Considérons un exploitant agricole qui envisage d’implanter directement la culture du soja sur une zone de forêt. Il va devoir d’abord procéder ou faire procéder à l’abattage des arbres et à l’arrachage des racines en utili-sant des tracteurs de grande puissance et des câbles. Pour envisager un semis de soja, le dessouchage est indispensable. Les racines doivent être arrachées car leur présence empêcherait l’exploitant d’utiliser des semoirs et perturberait la croissance des racines de l’oléagineux lui-même. Ces différentes opérations de préparation des parcelles à semer sont relativement onéreuses. En outre, la fertilité naturelle des terres ainsi ouver-tes est en général relativement faible. Cela signifie qu’avant de semer, l’exploitant doit reconstruire la fertilité des sols, c’est-à-dire procéder à des apports substantiels en en-grais (application de phosphore, de potasse et d’azote). Ici encore, les dépenses à envisa-ger peuvent être élevées. Pour ces raisons, en général, l’installation d’une culture de soja intervient sur des terres antérieurement occupées par l’élevage bovin extensif, sur des pâturages dégradés qui ont été abandonnés par les premiers occupants. Lorsque ces derniers ont défriché des parcelles pour installer un cheptel bovin, ils n’ont pas enlevé l’ensemble du système ra-diculaire des arbres abattus. Les racines inférieures sont restées enfouies en dessous de la terre et n’ont pas empêché le développement des graminées fourragères plantées en surface. Passé un certain temps, les racines sous-terraines peuvent être facilement retirées en utilisant un engin de labour pour retourner les sols. C’est à cette opération que se livrent les exploitants agricoles qui récupèrent des pâturages dégradés et envisa-gent de semer du soja. Il existe certes des cas limités (principalement au Nord du Mato Grosso et sur certaines régions du Pará) où des agriculteurs ont pratiqué la déforestation afin d’ouvrir de nouvelles parcelles destinées à être directement semées en soja. Cette pratique intervient sur des zones généralement bien desservies sur le plan logistique et lorsque des prix élevés du soja garantissent une rentabilité même après avoir assumé des coûts élevés de préparation des terres avant semis. Elle est devenue plus rare avec la mise en œuvre et la pérennisation du moratoire sur le soja (voir plus loin). L’effet inducteur de l’introduction du soja est aussi un élément à prendre en considéra-tion. L’essor de la culture de l’oléagineux sur une région est généralement assuré par des acteurs économiques (négociants internationaux en grains, grands investisseurs agri-coles, industriels de la trituration) qui disposent de ressources financières leur permet-tant d’assurer les investissements logistiques nécessaires à l’écoulement du soja et à l’approvisionnement des exploitations en intrants agricoles. Lorsque ces opérateurs pri-vés ne prennent pas eux-mêmes en charge les travaux en question, ils disposent d’un poids politique suffisant pour convaincre les pouvoirs publics locaux et obtenir de ces derniers qu’ils mettent en œuvre les investissements attendus. Souvent, les couloirs lo-gistiques installés ont induit et induisent effet indirect nuisible sur les ressources fo-restières. Ils ont facilité l’arrivée et le développement sur des périmètres géographiques proches d’activités comme l’élevage bovin extensif ou l’exploitation forestière illégale. Cet effet d’induction a été vérifié par exemple avec la mise en service du transport fluvial sur les fleuves Teles-Pires-Tapajós, une opération logistique destinée à faciliter la commercialisation du soja ou avec l’asphaltage (non achevé à ce jour) de la route reliant Cuiaba (Mato Grosso) à Santarém (Pará). L’impact du moratoire sur le soja. Depuis maintenant plus de 13 ans, les entreprises de trituration de soja réunies au sein de l’ABIOVE (Association Brésilienne des Industrie d’Huiles Végétales) et les collecteurs membres de l’ANEC (Association des Exportateurs de grains) ont créé un moratoire sur le soja en Amazonie, un dispositif visant à empêcher la commercialisation des graines produites sur des terres récemment déforestées et donc à décourager la destruction de la forêt par des agriculteurs envisageant de planter l’oléagineux. En 2006, au moment du lancement de ce dispositif, il s’agissait de répondre aux préoccupations d’organismes de défense de l’environnement et d’importateurs de soja brésilien. Introduit dans un premier temps à titre provisoire, le moratoire a été pérennisé au fil des années. Après 2006, il a été appuyé par le gouvernement brésilien, par la Banque du Brésil (un des premiers établissements bancaires de financement de l’agriculture) et l’Institut National de Recherches Spatiales (INPE). Les fondateurs ont été rejoints par des ONGs comme Greenpeace, WWF, IPAM et TNC. Ensemble, ces acteurs ont constitué un groupe d’ex-perts (le Groupe de Travail sur le Soja ou GTS). Le GTS est responsable du contrôle de l’application des règles définies par le moratoire. Ces règles prévoient que le soja planté sur des terres qui ont été déforestées après 2008 ne sera pas commercialisé par les en-treprises adhérentes au moratoire, lesquelles assurent la collecte, la transformation et l’exportation de plus de 90% du soja produit au Brésil. Les membres du moratoire refusent également de financer l’installation de la culture sur des terres ouvertes après 2008. Le GTS est coordonné par l’ABIOVE et l’association Greenpeace. Près de 100% des terres plantées en soja sur le biome Amazonie sont observées, sui-vies et contrôlées via satellite par l’INPE qui reconnait la contribution du moratoire dans un effort plus large destiné à limiter la déforestation et les incendies associés qui contribuent à l’aggravation du réchauffement climatique. Les résultats annuels des observations réalisées par l’INPE montrent que depuis 2008 la participation directe du soja dans les opérations de déforestation a été infime. Le travail de surveillance prouve que, dans la région, l’expansion de la culture du soja s’est réalisée presqu’exclusivement sur des terres de pâturages dégradées ou abandonnées et qui avaient été ouvertes avant 2008, l’année de référence pour la mise en œuvre du moratoire. A partir du début de l’actuelle décennie, les exploitants se consacrant au soja sur la région ont pu disposer d’un stock considérable de terres déboisées sur la période antérieure. Le dernier rapport en date fourni par les experts du GTS couvre une période de douze années, allant de la campagne 2006/07 à celle de 2017/18. En Amazonie, les surfaces cultivées en soja au cours de la période se concentraient sur 95 communes réparties sur 7 Etats (Mato Grosso, Pará, Rondônia, Roraima, Amapá, Maranhão et Tocantins). Entre 2008 et 2018, la déforestation sur l’ensemble du biome Amazonie a porté sur 5,3 millions d’hectares, dont 1,35 million d’hectares sur les 95 communes où se concentre la production de soja. La destruction de la forêt directement liée à l’introduction du soja sur ces 95 communes et pendant la période est estimée par le GTS à 64 316 hectares, soit 4,6% du total des parcelles déforestées sur ce territoire, ou encore l’équivalent de 1,26% des emblave-ments en soja réalisés sur la campagne 2017/18. Cela signifie que sur cette période de dix ans, 95,4% de la déforestation réalisée pendant la période de mise en œuvre du moratoire du soja n’ont pas été associé directement à l’ouverture de nouvelles terres pour l’installation de cette culture. En conclusion. Au cours de l’été européen de 2019, alors que les médias du vieux continent bra-quaient leurs projecteurs sur la progression des incendies et de la déforestation en Amazonie, de nombreux formateurs d’opinion et représentants d’ONG ont exigé des pouvoirs publics l’instauration d’un boycott sur les importations de soja brésilien. A supposer que l’ensemble des pays membres de l’Union européenne s’entendent sur la mise en œuvre d’une telle opération, elle affecterait tous les bassins agricoles produc--teurs de soja au Brésil. Selon le dernier recensement agricole réalisé en 2017, le pays comptait 235 766 exploitations agricoles (dont la taille moyenne varie d’une trentaine d’hectares dans le Sud à 2500 hectares sur le Nord-Est) engagées dans la culture du soja. Les propriétés agricoles concernées par cette culture sont au nombre de 9635 dans les neuf Etats de l’Amazonie légale (dont 7061 pour le seul Etat du Mato Grosso). Un boycott européen pénaliserait donc une population de 226 131 exploitants qui n’ont stric-tement rien à voir avec la destruction de la forêt amazonienne. Il fragiliserait en outre la grande majorité des 9 635 exploitants producteurs de soja de l’Amazonie légale en tou-chant notamment tous ceux qui, sur le biome Amazonie, se sont pliés à la discipline engagée avec la mise en œuvre du moratoire sur le soja. Cette opération commerciale contribuerait sans doute à donner bonne conscience aux consommateurs européens. Elle n’aurait probablement aucun effet sur le rythme et l’ampleur de la déforestation en Amazonie. Les agriculteurs de la région les plus affectés pourraient même revenir à des pratiques agricoles et à des productions (élevage extensif, par exemple) beaucoup plus problématiques que le soja en ce qui concerne la préservation de la forêt…. [1] La thèse selon laquelle les consommateurs du vieux continent seraient complices ou responsables d’un crime environnemental majeur est aussi vieille que les idées tiers-mondistes des années soixante. Elle bénéficie encore d’un écho certain dans l’opinion bien que l’Europe ne soit plus le premier débouché à l’exportation de la filière brésilienne du soja. En 2018, l’Union européenne dans son ensemble a importé l’équivalent de 19,715 t. de soja en provenance du Brésil, ce qui représentait alors 17,6% des exportations totales de produits du soja (grains, tourteaux et huile) de ce pays. Depuis plusieurs années, le grand débouché de la production brésilienne de soja est la Chine. En 2018, ce pays a importé 68,84 millions de tonnes de graines de soja brésilien, ce qui représentait alors 61,6% des exportations totales de la filière du pays d’Amérique du Sud. La République Populaire n’importe pratiquement que du soja en grains afin d’assurer la couverture des besoins de son importante industrie de trituration.

  • Déforestation en Amazonie : les acteurs (2).

    2. Sous la patte du boeuf. En Amazonie, jusqu’aux années 1950, l’élevage bovin était une activité conduite sur les terres inondables (notamment l’île de Marajo dans l’Etat du Pará) et sur les plaines du cerrado. L’impact environnemental était faible et la productivité atteinte sur les élevages relativement modeste. A partir des années soixante, avec le soutien du gouvernement fédéral et dans le cadre de politiques d’occupation conçues par ce dernier, d’ambitieux projets de colonisation et de réforme agraire ont été lancés afin de combler le vide démographique de la région. Pouvoirs publics et organisations agricoles ont alors adopté une devise : "coloniser l’Amazonie par la patte du bœuf" ….De grands programmes d’im-plantation d’élevages sont lancés avec l’appui de la Superintendance de développe-ment de l’Amazonie (SUDAM, créée par le gouvernement fédéral). Les nouveaux éleva-ges contribueront de manière décisive à la spectaculaire augmentation du cheptel bovin national pendant plusieurs décennies. Alors que l’élevage diminue sur les terres inon-dables, il connaît un essor considérable sur des terres de pâturages ouvertes grâce à la déforestation de la forêt amazonienne. Les éleveurs en quête de bons pâturages seront responsables de l’avancée de la frontière agricole. Le déboisement permet d’ouvrir de nouvelles terres exploitables, de faire reculer la forêt pour dégager des surfaces arables. Lorsque la déforestation est initiée par des petits exploitants familiaux, les terres ouvertes peuvent être affectées à la culture du manioc, du riz ou du haricot noirs, productions autoconsommées par l’unité familiale. Le pâturage est ensuite semé pour installer un cheptel bovin. Quand la défo-restation est le fait d’agriculteurs capitalisés, de spéculateurs fonciers ou d’investisseurs agricoles, la première phase consacrée à des cultures vivrières est absente. Pendant les premières années après le brûlis initial, le sol est jonché de troncs et souches, qui rendent difficile toute activité agricole en dehors de l’élevage[1]. Dès que l’abattage des arbres a eu lieu, le pâturage est semé après le brulis, sur un sol encore fertile, donc avec de meilleurs résultats agronomiques. Le feu est ensuite pratiqué à intervalles réguliers pour lutter contre la repousse de jeunes arbres. Chez les petits agriculteurs comme chez les grands exploitants de l’Amazonie, l’implantation de l’élevage bovin extensif est liée à l’apparition sur le marché de graines de graminées fourragères pérennes, que l’on peut semer sur la terre fertilisée par le brulis. Avec la diffusion de ces graminées, il a suffi de brûler la végétation restante après enlèvement des grumes pour cultiver un pâturage, et faire paître les bovins. Les bovins élevés en Amazonie sont des zébus, ici de la race Nelore, importée d’inde dès le XIXe siècle. Trois vachers peuvent s’occuper sur toute l’année d’environ 1 000 têtes de bovins : ces races à viande demandent très peu d’inter-ventions humaines. Entre les étapes de naissage, d’élevage et d’engraissement, les trou-peaux de vaches, veaux, broutards circulent d’une ferme à l’autre, parfois sur des cen-taines de kilomètres. Dès la fin des années soixante, les pionniers et colons conquérants se tournent massi-vement vers le Nord du pays pour installer de nouveaux élevages de bovins. La pluvio-métrie élevée et constante, les sols apparemment fertiles, l’immensité du territoire sem-blent annoncer un développement presque sans limite de la production de fourrages, de viande et de produits laitiers. Avec les programmes de colonisation et de réforme agraire, la région connaît une expansion considérable des pâturages qui vont submerger l’enfer amazonien, la forêt fermée et hostile. Jusqu’aux années 1970, les prairies sont installées sur le flanc sud du massif amazonien. D’immenses fermes vont engraisser les veaux nés sur les zones de Cerrado. La qualité des nutritionnelle des pâturages cultivés et persis-tants est nettement supérieure à celle des parcours naturels, pauvres et secs plus de six mois par an. L’abondance de cette offre fourragère, le coût faible de la terre et de la main-d’œuvre permettent d’atteindre des coûts de production compétitifs par rapport aux autres régions d’élevage bovin du pays. Sur les trois dernières décennies, l’Amazonie est devenue la grande zone d’expansion de l’élevage bovin le plus traditionnel. L’activité qui se développe utilise une main d’œu-vre peu qualifiée et des techniques de conduite des troupeaux transmises de génération en génération. La gestion des cheptels induit une dégradation de la végétation native et des prairies ouvertes. Une fois les pâturages épuisés, les éleveurs achètent ou occupent d’autres terres, déboisent, défrichent et brulent pour installer leurs animaux. Soulignons-le : sur les premières décennies d’occupation (dans le cadre de programmes de coloni-sation organisés), les pouvoirs publics ont encouragé les arrivants à déforester, y compris sur les bordures de fleuves. Ces encouragements et le poids de la tradition ont contri-bué longtemps au maintien et à la propagation d’une conception "minière" de la conduite des élevages. Ajoutons à cela que sur le biome Amazonie, le choix de l’élevage bovin extensif pré-sente de nombreux avantages par rapport à d’autres activités agricoles. C’est d’abord une activité relativement facile à installer. C’est une production qui vient satisfaire un marché régional et national dynamique et en croissance. Avec l’essor de l’élevage sur l’Amazonie, les implantations de sites d’abattage et de découpe se sont multipliées (voir plus loin). Les éleveurs n’ont donc pas été confrontés à un problème de débouché. En établissant leurs pâturages, ils ont augmenté la valeur du foncier. Dans les zones mal desservies ou enclavées du bassin amazonien, les animaux engraissés peuvent se rendre jusqu’au marché le plus proche alors qu’il est souvent difficile d’écouler d’autres productions agricoles faute de logistique appropriée (transport, stockage). Le choix de l’élevage bovin est praticable par tous les types d’exploitants, qu’ils soient de type fami-lial ou qu’ils gèrent d’importants domaines[2]. Omniprésent sur la région, relativement facile à installer et à gérer, au fil du temps, l’élevage bovin n’est pas resté le monopole d’éleveurs vivant effectivement de cette activité. Sur un territoire où la présence de l’Etat est lacunaire, voire insignifiante, la production a aussi été parfois prise en charge par des groupes criminels organisés. Ceux-ci utilisent l’élevage comme outil de blanchiment de capitaux générés par des activités illégales comme le commerce local et international de drogues. Avec les ressources importantes en argent liquide dont ils disposent, ces gangs prennent en charge les dépenses d’installation des pâturages et des cheptels (re-cours à des entreprises chargées du déboisement, du défrichage, brulis, achats de gra-minées et de jeunes bovins). Le produit de la vente aux abattoirs des animaux engraissés permet de blanchir les capitaux initialement investis. La majorité des transactions se réa-lise en effet en argent liquide. A partir des années 1970, de nouveaux fronts pionniers s’enfoncent vers le cœur du massif sur plusieurs centaines de kilomètres, que ce soit de façon spontanée sous la houlette des réseaux d’éleveurs, ou de façon planifiée par le gouvernement fédéral comme sur la Transamazonienne. Attirés par l’aubaine d’une production bovine abondan-te et bon marché, les industries de la viande et du lait investissent en Amazonie pour s’y tailler des bassins d’approvisionnement. Des filières complètes, articulées autour d’indus-tries modernes, s’installent sur ces fronts pionniers, qu’elles structurent et dynamisent pour étendre encore les pâturages, produire à moindres coûts des bovins et du lait. Les arbres disparaissent des paysages, au profit des herbacées, formant des prairies conti-nues sur des centaines de kilomètres. Le pâturage est un rouleau compresseur qui dé-sintègre la forêt. Rien ne semble pouvoir le stopper, tant sont solides les chaînes d’intérêts entre acteurs locaux. En 1985, on recense 8,145 millions d’hectares de pâtura-ges sur le biome Amazonie. Sur ces terres paissait alors un cheptel équivalent à 7,2457 millions de bovins adultes. Dix ans plus tard, la mer de fourrages plantés couvrait 21,159 millions d’hectares et recevait un troupeau de 17,836 millions de bovins adultes. Elle augmente de 91,1% sur la décennie suivante pour atteindre 40,449 millions d’hectares. Elle couvrait 45,73 millions d’hectares en 2018 et constituait alors la plus grande mono-culture de la planète où paissaient alors l’équivalent de 45,8 millions de bovins adultes. Sur cette dernière année, le biome amazone représentait 28,9% du cheptel brésilien et 26,94% des terres en pâturages à l’échelle du pays. Un secteur économique majeur pour la région. L’élevage bovin est devenu sur les trente-cinq dernières années l’activité agricole la plus importante en Amazonie, alors qu’il y était totalement marginal au début des années 1970 et modeste en 1985. Les chiffres du tableau ci-dessous sont éloquents. Le Biome Amazonie représentait 7,4% du cheptel national en 1985. Cette part était de 18,55% quinze ans plus tard et de 28,9% en 2017. Alors que le Centre-Ouest du pays (et dans une moindre mesure le Sud) ont connu depuis 1985 une croissance rapide des grandes cul-tures et de la mécanisation, l’élevage bovin s’est déplacé vers le Nord et l’Amazonie où le foncier était beaucoup moins coûteux, voire accessible par la fraude. La "patte du bœuf" a été un moteur majeur de la déforestation sur le biome Amazonie dans la mesure où l’élevage a été presqu’exclusivement développé sur un mode extensif, après avoir ouvert des surfaces considérables de pâturages permettant de supporter un nombre croissant de bovins. Au cours de la période allant de 1985 à 2015, sur 10 hecta-res de forêt détruite, 6 ont été utilisés pour installer des pâturages, un hectare a été af-fecté à des cultures et 3 ont été abandonnés. Soulignons ici qu’outre les avantages que présente l’élevage bovin par rapport à d’autres activités agricoles dans le contexte amazonien, la structuration de filières de commercialisation et de transformation a aussi contribué à favoriser le développement de cette activité. Une étude conduite en 2017[3] a recensé alors 157 sites d’abattage et de découpe installés sur l’Amazonie Légale et enregistrés auprès des services vétérinaires fédéraux (SIF en Portugais) ou des Etats locaux (SIE en Portugais)[4]. Les 157 unités d’abattage recensées en 2017 assuraient alors 93% des abattages en Amazonie légale. Ces unités appartenaient à 110 entreprises locales, régionales ou nationales. A l’époque du recensement, sur ces 157 sites, 128 contrôlés par 99 entreprises étaient effectivement en activité. Expansion des pâturages et croissance du cheptel bovin sur le biome Amazonie. Source : Laboratório de Processamento de Imagens e Geoprocessamento (LAPIG), UFG, Goiânia (Goiás). Taille des cheptels et dimensions des pâturages. Source : Laboratório de Processamento de Imagens e Geoprocessamento (LAPIG), UFG, Goiânia (Goiás). Les 71 établissements actifs enregistrés auprès du SIF et appartenant à 42 entreprises disposaient alors d’une capacité d’abattage totale de 50 268 animaux par jour (moyenne de 708 animaux par jour et par site). Selon les auteurs de l’enquête, les camions attachés à ces sites parcourent en moyenne 360 km pour acquérir les animaux. En moyenne, ce type de site devait capter la production de 580 000 hectares de pâturages pour couvrir sa demande annuelle[5]. Les 57 établissements agréés SIE et en activité (appartenant à 57 entreprises locales différentes) représentaient ensemble une capacité d’abattage totale de 9064 animaux par jour (moyenne de 159 animaux/jour). Les véhicules qui as-surent l’approvisionnement en bovins parcouraient une distance moyenne maximale de 153 km et devaient capter une production correspondante à 145 000 hectares pour couvrir la demande annuelle des sites qu’ils desservaient. Sur la base de ces données, les auteurs de l’enquête ont conclu que 99 entreprises atteignaient alors des bassins d’élevage où étaient installés 390 000 exploitants qui détenaient ensemble 93% du cheptel bovin de l’Amazonie légale. Les zones d’achat des 128 unités d’abattage actives à l’époque de l’étude représentaient 91% des terres de pâturages. Les auteurs soulignent que les zones potentielles sur lesquelles ces unités s’approvisionnaient incluent les ré-gions où étaient alors concentrés les principaux problèmes associés à la déforestation en Amazonie légale. Ces territoires d’origine des bovins achetés pour l’abattage corres-pondaient à 88% du total des aires mises sous séquestre par l’IBAMA, à 88% des surfaces de forêts détruites entre 2010 et 2015 et qui n’avaient pas été placés sous séquestre (alors qu’une grande partie de ces occupations était illégale) et à près de 90% du couvert forestier menacé de destruction sur la période 2016-2018. Soulignons pour conclure que de nombreux acteurs de la filière amazonienne de l’éle-vage bovin ont pris conscience depuis vingt ans de l’impérieuse nécessité d’interrompre le cycle de la destruction de la forêt pour ouvrir de nouveaux espaces destinés à la pro-duction extensive. Deux orientations décisives pour l’avenir de la forêt ont été prises depuis le début du XXIe siècle. La première consiste à rendre plus difficile, voire impossi-ble l’abattage d’animaux élevés sur des surfaces déforestées. La seconde consiste à rompre avec la conception minière de la production bovine et à introduire de nouvelles techniques de conduite des cheptels et de gestion des ressources fourragères. Un pro-chain article sera consacré à ces efforts de modernisation qui marquent une rupture avec une tradition culturelle très ancrée et ouvrent des perspectives nouvelles en matière de préservation de l’environnement. [1] Le coût du dessouchage est un des principaux freins à la mécanisation des systèmes de production, qui permettrait pourtant de réduire la pression sur la forêt en viabilisant des activités moins consommatrices d’espaces. [2] Dans les régions de colonisation agricole, où la petite propriété domine, la tendance est à la conversion de l’élevage pour la viande à la production laitière, qui est plus rentable pour des petites exploitations. De véritables bassins laitiers apparaissent donc, notamment en Rondônia. La grande propriété, elle, mise plus souvent sur l’élevage pour la viande. [3] Imazon et Instituto Centro da Vida, Os Frigoríficos vão ajudar a zerar o desmatamento na Amazônia? Paulo Barreto et al. Belém (Pará) et Cuiabá (Mato Grosso), 2017. [4] Les établissements bénéficiant d’un enregistrement fédéral peuvent commercialiser leurs produits sur l’ensemble du marché national. De plus, s’ils sont agréés par les services sanitaires des pays importateurs, ils peuvent exporter. Les sites bénéficiant d’un enregistrement auprès du service sanitaire de l’Etat fédéré où ils sont implantés ne peuvent vendre que dans les limites territoriales de cet Etat. [5] Si l’on considère que la capacité moyenne quotidienne est utilisée et la productivité moyenne des pâturages dans la région.

  • L’Amérique du Sud entre en convulsion (2).

    Les deux faces du "super-cycle des commodités" en Amérique du Sud. A partir de 2003, un scénario international exceptionnellement favorable pour les éco-nomies sud-américaines a induit une accélération des rythmes de croissance accom-pagnée d’une réduction généralisée de la pauvreté et de l’inégalité de distribution des revenus. Cette dynamique a été observé dans des pays dirigés par des gouvernements d’orientations politiques très diverses. La Banque Mondiale a conduit une étude sur 17 nations du continent et la période allant de 2000 à 2012. Cette étude montre que dans 12 de ces 17 Etats, on a assisté à une amélioration significative de la distribution des revenus et à une réduction des inégalités. Dans ces 17 pays, un groupe de 100 millions de personnes seraient sorties de la pauvreté et parvenues à intégrer la classe moyenne. De son côté, le FMI estime qu’entre 2000 et 2014 le taux de pauvreté aurait chuté fortement en Amérique latine, passant de 27% à 12%. Pour expliquer une telle évolution, divers facteurs ont été mis en avant par les obser-vateurs. Dans plusieurs pays du continent, les politiques de transferts sociaux mises en œuvre (par exemple le système de revenu garanti conditionnel dit bolsa-familia, au Brésil) ont pu contribuer à réduire la grande pauvreté. Les mesures de relèvement des salaires de base ont aussi permis d’accroître le pouvoir d’achat des travailleurs les plus modestes. Les analystes se réfèrent plus rarement à la démographie et à des mutations sociologiques importantes. Entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe, les sociétés d’Amérique du Sud ont enregistré une forte réduction de la natalité, y compris dans les catégories les plus modestes de la population. Alors que le nombre moyen d’enfants par famille chutait, les revenus augmentaient en raison de l’entrée massive des femmes sur le marché du travail. Une des causes majeures de la contraction du taux de pauvreté et du tassement des inégalités de revenus semble cependant être liée au boom des cours des matières pre-mières entre 2002-03 et 2010-11. Sur cette phase particulièrement longue (souvent désignée sous le terme de "super-cycle des commodités"), les prix des produits de base (énergie, denrées agricoles, minerais et métaux) ont atteint des niveaux particulièrement élevés. Les économies latino-américaines ont alors tiré parti de l’essor de la consomma-tion en Chine et sur d’autres pays émergents asiatiques. C’est précisément à compter des années 2002 et 2003 que l’inégalité de distribution des revenus commence à se ré-duire en Amérique latine. Par quel mécanisme les gains que les économies du continent réalisent par le biais du commerce international se transforment alors en leviers de réduction des inégalités et de diminution de la pauvreté ? Précisons ici que l’élévation des prix internationaux des commodités exportées par l’Amérique latine s’est produite sur une période pendant laquelle les prix des produits de haute technologie importés par la région chutaient de manière significative (en raison de la forte progression de l’offre chinoise, notamment). Dans ces conditions, les pays du continent ont connu une forte hausse de leur pouvoir d’achat international. Une illustration spectaculaire de cette évolution est fournie par une comparaison statistique désormais connue. En 2005, la cargaison de minerai de fer d’un navire avait une valeur commerciale équivalente à celle de 2200 télévisions à écran plat. Cinq ans plus tard, la même cargaison transportée sur le même type de bateau valait 22000 appareils de télévision à écran plat. Comment cette amélioration sensible du pouvoir d’achat est-elle passée des acteurs économiques intervenant directement sur les filières d’exportation et d’importation vers le reste de la population ? Comment a-t-elle généré une réduction de l’inégalité de revenus ? Indice des prix internationaux des matières premières (2010 = 100). Source : Banque Mondiale. La hausse des revenus obtenus sur les marchés d’exportation de commodités va irri-guer l’ensemble de l’économie nationale. Les pays de la région voient leurs disponibilités en devises augmenter, les taux de change des monnaies nationales se valorisent. Les entreprises peuvent importer davantage de machines et de biens d’équipement. De leur côté, les consommateurs peuvent consommer des biens importés pour un coût moindre. Les acteurs économiques qui exportent des minerais, des produits agricoles ou du pé-trole déposent leurs excédents financiers sur des comptes bancaires. Les banques finan-cent ainsi d’autres secteurs de l’économie, ce qui favorisent la hausse de l’investissement et une plus forte croissance. L’élévation des cours mondiaux des commodités réduit par ailleurs la perception du risque des pays de la région, ce qui les rend plus attractifs aux yeux des investisseurs étrangers, augmente la liquidité et le crédit. Enfin, la croissance accélérée génère un accroissement des recettes fiscales et élargit les marges de manœuvre des Etats en matière d’investissements publics (infrastructures, logement, communications) et de programmes sociaux. Plus généralement, La progression de l’investissement stimule l’activité et dynamise la demande sur le marché de l’emploi. Taux annuel de variation du PIB en Amérique latine (en %)*. Source : CEPAL.*Ne comprend pas les Etats de la Caraïbe. Les gains obtenus par le biais du commerce international ont donc été une grande opportunité. Néanmoins, même s’ils ont entraîné une hausse du revenu et de l’épargne disponible pour financer des investissements, ils n’ont pas été suffisants pour susciter le développement de tous les secteurs de l’économie. Dans la plupart des pays de la région, les activités industrielles qui peuvent être stimulées par la croissance de la demande intérieure sont confrontées à des obstacles qui limitent ou affaiblissent leur compétitivité. Ces handicaps sont d’origines diverses. Fréquemment, les infrastructures de transport et de communication sont médiocres, insuffisantes et souvent mal-entre-tenues. L’importation d’équipements modernes, de services et d’intrants de qualité est souvent difficile, impossible ou très onéreuse en raison du maintien de barrières tarifaires et non-tarifaires. Le niveau de formation et de qualification de la main-d’œuvre est fable. Le système fiscal est très contraignant et induit des distorsions dans le système de prix. La régulation économique et de la concurrence sont précaires. La sécurité juridique des investisseurs est limitée. L’investissement public et privé en recherche-innovation est modeste. Pour toutes ces raisons, sur leurs propres marchés intérieurs, les industries ma-nufacturières sud-américaines résistent très difficilement à la concurrence des industries d’autres pays émergents ou des nations occidentales. Quand intervient un puissant stimulant extérieur comme le super-cycle des commo-dités des années 2003-2011, les secteurs des économies sud-américaines qui con-naissent une forte croissance sont ceux qui fournissent des biens et services qui ne sont échangés internationalement et sont en général de faible intensité technologique : construction civile, transport, commerce de gros et de détail, services de proximité, télécommunications, call centers, etc…). Dans tous ces secteurs, pour répondre à un surcroît de demande, les entreprises concernées vont accroître l’embauche de travail-leurs relativement peu qualifiés. La demande augmentant pour ces emplois, les salaires des travailleurs correspondant aux profils recherchés s’élèvent par rapport aux rému-nérations des autres catégories de travailleurs. Cette dynamique est à la base de la ré-duction des inégalités salariales. Part des matières premières dans les exportations. Source : CEPAL (en % de la valeur totale des exportations, moyenne 2010-2018). Le boom des commodités a provoqué aussi une valorisation des monnaies des pays sud-américains par rapport aux grandes devises. La hausse des revenus ainsi générée entraîne une progression de la consommation intérieure. Avec l’appréciation du taux de change, la consommation de biens industrialisés échangés au plan international est satisfaite par des produits importés (comme les TVs à écrans plats en provenance d’Asie). Ces biens importés sont en général moins chers et de meilleure qualité que les produits manufacturés fournis par l’industrie nationale qui, en raison des problèmes structurels évoqués plus haut, ne parvient pas aux niveaux de productivité et de compétitivité qui lui permettraient de rivaliser avec ses concurrents étrangers. De l’autre côté, la consommation en hausse de biens et de services qui ne sont pas échangés sur le marché international doit être satisfaite par une offre domestique limitée qui ne parvient pas à répondre à l’expansion de la demande. Les prix de ces biens et services non exposés à la concurrence extérieure augmentent par rapport aux prix des biens importés qui n’ont pas augmenté parce que la demande peut être couverte par des importations croissantes. Les branches locales fournissant des biens et services non échangés internationalement utilisent principalement une main d’œuvre moins qualifiée et moins longtemps scolarisée que les travailleurs mobilisés par l’industrie. En d’autres termes, avec le boom des matières premières, la demande pour des actifs peu qualifiés s’élève alors que celle concernant des travailleurs plus formés et qualifiés baisse ou augmente plus faiblement. En outre, les filières produisant et commercialisant les ma-tières premières (notamment le secteur agricole) sont des filières intensives en main d’œuvre de faible qualification. Dans ce contexte, on assiste à une élévation des rému-nérations des travailleurs peu ou pas qualifiés par rapport aux rémunérations des travail-leurs qualifiés. Entre le début du super-cycle des commodités et les premières années de l’actuelle décennie, les pays d’Amérique latine ont créé davantage d’emplois de vendeurs de magasins ou de shopping centres, de coiffeurs, d’ouvriers agricoles, d’agents de call centers ou de travailleurs du bâtiment que d’opérateurs de robots indus-triels, de designers ou de spécialistes en télécommunications. Pour de nombreux obser-vateurs, cette dynamique particulière du marché de l’emploi serait à l’origine de la réduction des inégalités de salaires et de celle des revenus en général[1]. L’autre face du super-cycle. Cette histoire a cependant deux faces. La réduction des inégalités est en soi plutôt positive. Elle est cependant un indicateur de l’incapacité des économies latino-améri-caines à développer des secteurs à plus forte intensité technologique et plus sophis-tiqués. Avec le super-cycle des commodités, les pays de la région ont perdu des emplois dans les secteurs les plus productifs. Ces pertes ont été totalement compensées par une création très importante d’emplois dans les secteurs à faible productivité intrinsèque : la construction civile, le commerce de détail, la restauration, les services aux personnes (soins, santé), les call centers, les métiers du transport, entre autres. Les comparaisons internationales montrent que les écarts de productivité existant entre les pays ont leur origine dans le secteur des biens échangés internationalement, notamment dans les filières industrielles et les activités de services sophistiqués. La productivité d’un garçon de café, d’un chauffeur de taxi, d’un employé du commerce ou d’un camionneur est la même que l’on se trouve en Europe, aux Etats-Unis en Asie ou en Amérique latine. Elle est mesurée par la quantité de plats acheminés vers les tables des clients, par le nombre de passagers transportés, par le nombre de produits vendus par employé. De New-York à Sao Paulo en passant par Le Caire, les niveaux de productivité sont très proches voire identique. Même dans le secteur du BTP où les entreprises peuvent recourir à des engins plus sophistiqués, les écarts de productivité d’un pays à l’autre restent faibles. Si les pays industrialisés et plusieurs économies émergentes d’Asie parviennent à atteindre des indicateurs de productivité supérieurs à ceux des autres nations, c’est parce qu'ils se distinguent dans les branches industrielles et celles des services sophis-tiqués[2]. En Amérique latine, le super-cycle des commodités (accompagné souvent d’un essor massif du crédit) a stimulé le développement des secteurs où les gains potentiels de productivité sont très faibles et fragilisé les secteurs susceptibles de générer des économies d’échelle et une forte rentabilité : les activités manufacturières. Les années 2000-2010 ont été marquées par une désindustrialisation et une "reprimarisation" des ex-portations avec l’élévation des cours. Dans ces conditions, la productivité a stagné ou n’a pas suivi les rythmes de progression observés dans des pays où le dynamisme industriel est puissant[3]. Au début des années 1990, un travailleur d’Amérique latine fournissait une production annuelle d’une valeur très proche de celle d’un travailleur coréen (gra-phique ci-dessous). En 2018, la valeur de la production du Coréen était 2,2 fois supérieure à celle de son homologue latino-américain. Au Brésil, en Argentine ou au Chili, même le secteur des services sophistiqués comme le marketing, la finance, le conseil juridique ont souffert car ce sont des activités fortement dépendantes de l’industrie manufac-turière ou de l’agro-industrie. En résumé, les pays de la région ont emprunté depuis le début du XXe siècle la voie de la régression technologique et de la réduction de la complexité des économies, ce qui a fini par induire une stagnation du niveau général de productivité. Evolution de la productivité (production annuelle par travailleur en dollars de 2011)* *En parité de pouvoir d’achat. Source : Organisation Internationale du Travail. Pendant le super-cycle des commodités, on assiste dans la plupart des pays de la région à une progression vers le plein emploi qui entraîne une élévation des salaires (surtout des travailleurs peu ou pas qualifiés) sans que le processus soit accompagné par une amélioration de la productivité. Les coûts unitaires de production ont donc aug-menté, réduisant la rentabilité des productions industrielles, freinant l’essor des secteurs concernés et les investissements. Soulignons encore que le taux de change nominal et réel s’est fortement apprécié pendant plusieurs années, contribuant à la dégradation de la compétitivité extérieure des économies de la région. Avec le repli des cours mondiaux des matières premières, les économies de la région ont été confrontés aux consé-quences de cette perte de compétitivité : dégradation des paiements courants, chute de l’investissement et stagnation du PIB. Désormais, comme les salaires nominaux ne seront pas revus à la baisse, le retour à une croissance significative passe par une dépréciation significative des monnaies locales et une hausse de la productivité. La dévalorisation des monnaies a déjà été très marquée depuis 2013-14. L’amélioration de la productivité peut être générée par une élévation des investissements en infrastructures et par la sophistication du tissu productif afin de développer de nouveaux produits et d’atteindre de nouveaux marchés, notamment dans le domaine industriel. Dans le monde ultra-concurrentiel d’aujourd’hui cette ambition ne sera pas facile à mettre en œuvre. A moyen terme, un mouvement puissant d’investissements en infrastructures et le maintien de monnaies faibles peuvent ouvrir une perspective. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, en l’absence d’un nouveau super-cycle des commodités, il est vain d’espérer une croissance forte dans l’avenir pour l’Amérique du Sud. La fin du super-cycle conduit à un affaiblissement de l’activité dans tous les secteurs de production de biens et de services non échangés internationalement. La construction, les services de proximité, le commerce de détail connaissent des difficultés et vont perdre des emplois. Aux handicaps de développement que rencontraient déjà les industries manufacturières et les services sophistiqués vient s’ajouter un sérieux freinage dans les activités de production de biens et de services peu sophistiqués, générant de faibles gains de productivité. La fin du super-cycle signifie un ralentissement des économies sud-américaines, la progression du sous-emploi, l’aggravation des inégalités et le renforcement de la pauvreté. [1] La distorsion évoquée ici n’est pas provoquée par le secteur de production des produits de base. En réalité, celui-ci est compétitif et génère des revenus pour le pays. Le problème est lié à la faible compétitivité de l’industrie nationale induite par les infrastructures déficientes, le manque d’innovations, le protectionnisme commercial, le système fiscal, la régulation insuffisante de la concurrence (secteurs oligopolistiques), les défaillances de l’éducation et de la formation. Les pays avancés qui sont de grands fournisseurs de matières premières comme le Canada, les Etats-Unis ou l’Australie, ne souffrent pas des mêmes problèmes de compétitivité que les Etats d’Amérique latine car ce sont des économies ouvertes, mieux régulées, disposant de bonnes infrastructures, de politiques d’éducation adaptées et investissant fortement dans l’innovation. [2] La productivité moyenne d'une économie est très liée à la composition sectorielle des activités. Les pays riches sont ceux qui garantissent la compétitivité de leurs secteurs de biens et services internationalement échangés. [3] Les gains de productivité d’une économie dépendent fondamentalement de la structure de production. L’amélioration de la productivité ne repose pas seulement de l’éducation et de la formation des actifs. Elle est aussi liée aux choix qui sont faits en matière de spécialisation. Une économie est plus ou moins productive selon qu’elle est spécialisée dans la production de noix de cajou, de chips d’ordinateurs, de véhicules ou de chaussures, de bananes ou d’équipements informatiques. Le processus d’amélioration de la productivité n’est pas indépendant de la structure de production en termes de secteurs (poids de l’agriculture et des activités primaires, parts des services et de l’industrie dans le PIB) et des types de production que le pays est capable de développer. En d’autres termes, la productivité ne dépend pas des individus, elle possède une dimension systémique. Des travailleurs insérés dans des secteurs d’activités sophistiqués sur le plan technologique seront productifs parce que bien formés (et donc adaptés aux activités en question) mais aussi et surtout en raison des caractéristiques intrinsèques de ces secteurs.

  • Les marchés lâchent Jair Bolsonaro.

    Le dollar avait enregistré un repli par rapport au real entre mai et juillet dernier, lorsque les marchés ont été convaincus que la réforme des régimes des retraite en discussion au Congrès depuis mars allait effectivement être adoptée. Le billet vert a pourtant recom-mencé à s’apprécier dès la mi-juillet pour passer au-dessus de la barre symbolique des 4 réais à la fin août et ne plus revenir ensuite en dessous de ce niveau, sauf pendant un court intervalle sur les derniers jours d’octobre. Ce mouvement d’appréciation obéit évidemment à un ensemble de causes : l’accumulation récente de soldes commerciaux négatifs, la baisse des taux d’intérêts réels brésiliens, la désaffection des investisseurs étrangers par rapport à la bourse, la vigueur de l’économie américaine, le conflit commercial entre les Etats-Unis et la Chine. La liste pourrait être prolongée. Un facteur doit cependant être mis en évidence. Il est particulièrement préoccupant en cette fin d’année : les investisseurs ne croient plus au gouvernement de Jair Bolsonaro. Pendant les cent premiers jours, cette administration a bénéficié d’un état de grâce et de la sympathie des marchés. Le succès qu’a représenté le vote de la réforme des retrai-tes a entraîné un prolongement au-delà des délais normaux de cette lune de miel. Sur quelques mois, le gouvernement fédéral est parvenu à multiplier les bons résultats en matière de gestion budgétaire. L’objectif d’excédent primaire a été facilement atteint. L’inflation est restée sous contrôle et la Banque Centrale a pu assouplir sa politique monétaire, suivant en cela le mouvement de baisse des taux directeurs observé dans de nombreux pays. Tout cela constituait une entrée en matière facile pour le nouveau gou-vernement. L’Administration de Michel Temer avait déjà largement préparé le terrain entre août 2016 et fin 2018. Néanmoins, dès la fin du premier semestre de 2019, analystes et investisseurs se sont interrogés : une fois l’étape des retraites franchie, les autres pro-jets du Ministre de l’économie Paulo Guedes seront-ils rapidement mis en œuvre ? Pour tenter d'étouffer ce scepticisme, l’exécutif a lancé dès le premier semestre de 2019 un ensemble de propositions ambitieuses, séduisantes et répondant aux attentes des mar-chés (privatisations massives, concessions de services publics, réduction des privilèges de la haute fonction publique, ouverture de l'économie, etc..). Cette profusion de projets mirobolants n’a pas suffi à rassurer. Les observateurs savent qu’ils émanent d’un gouver-nement qui a refusé de constituer une majorité parlementaire stable et large, qui se récuse à négocier avec le pouvoir législatif. Les projets de l’exécutif forment un cata-logue de bonnes intentions, de vœux sincères mais politiquement irréalistes. Les in-vestisseurs anticipent que les grands chantiers envisagés par Paulo Guedes seront certainement dénaturés ou limités à des ajustements insignifiants par un Congrès qui entend défendre ses prérogatives et ne partage pas les convictions libérales radicales du ministre. Ces investisseurs connaissent aussi le calendrier électoral brésilien. Ils estiment qu’à l’approche des élections municipales d’octobre 2020, les parlementaires ne seront guère disposés à rogner les avantages des fonctionnaires, à refonder la fiscalité ou à abaisser les protections commerciales. Le programme audacieux de Paulo Guedes sera donc remis à plus tard ou tout simplement abandonné. Evolution du taux de change du dollar par rapport au réal depuis l'élection de Jair Bolsonaro (1 USD = BRL). Source : CEPEA. Les observateurs savent encore que le réajustement des régimes de retraites adopté en octobre sera insuffisant pour permettre une réduction rapide du déficit budgétaire et une stabilisation de la dette publique. Equivalente à 80 % du PIB en cette fin d’année, celle-ci devrait continuer à augmenter au moins jusqu’en 2022 selon le scénario le plus probable. Les premiers débats parlementaires sur une éventuelle refonte de la fiscalité (destinée à réduire les charges des entreprises) ont montré qu’aucun consensus n’existait sur la question au Congrès. La réforme des administrations publiques (visant à réduire les salaires et autres avantages des agents) va rester lettre morte. Les appels d’offre pour la mise en exploitation de nouveaux sites off-shore de production de pétrole ont été déce-vants (seuls des opérateurs chinois ont rejoints la firme nationale Petrobras pour acquérir des concessions). Les Etats fédérés sont presque tous au bord de la faillite. Pour assom-brir ce tableau, à peine sorti de prison, l’ancien président Lula cherche à rassembler tous les opposants au pouvoir, mobilise toutes les victimes de la crise économique récente et prône un retour à la politique qui a largement contribué à la récession historique dont le pays sort très lentement. L’équipe gouvernementale est désormais convaincue que le leader de la gauche peut plonger le Brésil dans un climat de convulsions sociales sem-blable à celui que connaissent depuis octobre les pays voisins. La patience qu’ont manifesté les marchés pendant dix mois à l’égard de l’Admi-nistration Bolsonaro est épuisée. L’exécutif apparaît comme incohérent, désordonné, occupé à des polémiques idéologiques inutiles, mal préparé pour affronter une crise politique dont il favorise l’aggravation. Le Président proclame et répète qu’il n’entend pas grand-chose à l’économie. Le ministre en charge de ce portefeuille n’entend pas grand-chose à la politique. Longtemps perçu comme une personnalité modérée au sein d’une Administration où les militants d’extrême-droite admirateurs de la dictature militaire (1964-1984) donnaient le ton, Paulo Guedes semble lui-même avoir rejoint le camp des radicaux. Face au risque anticipé d’une explosion sociale qui serait encouragée par le parti de Lula et placerait le Brésil au diapason de ses voisins, le ministre dérape. Il n’hésite plus à évoquer une rupture de l’ordre constitutionnel. Lors d’un interview donné à l’occasion d’un voyage aux Etats-Unis, il est allé récemment jusqu’à envisager le re-cours à des mesures comparables à celles prises pendant le régime militaire (fermeture du Congrès, suspension de l’Etat de droit) pour affronter la mobilisation que susciteraient les partisans de Lula. Tenu sur un ton badin devant des investisseurs interloqués, éma-nant d’une figure du gouvernement qui devrait afficher la plus grande retenue, le propos a suscité l’inquiétude. Il a encouragé les marchés à envisager le pire scénario. L’avenir économique immédiat est en effet plein d’incertitudes. Certes, le chômage recule. Longtemps plongé dans une profonde léthargie, l’industrie donne des signes de reprise. C’est aussi le cas de la construction et des services. On annonce une croissance de plus de 2% sur l’année 2020 (après un rythme timide de 1% en 2019). Ces prophéties suscitent cependant un grand scepticisme. Depuis plusieurs saisons, en début d’année, les prévisionnistes annoncent une progression sensible du PIB pour revoir ensuite systé-matiquement à la baisse leurs pronostics au fil des mois. Qui peut garantir que 2020 ne sera pas une répétition de ce scénario désormais récurrent ? Au lieu de chercher à susciter la confiance, le ministre de l’économie annonce dans la même interview qu’il convient de s’habituer dorénavant à un dollar élevé… Elevé jusqu’à quel niveau ? Face à une telle résignation, la réaction de tous les investisseurs est une réaction de prudence… Les opérateurs étrangers observent que la plus grande confusion s’est emparée de la politique nationale, que l’environnement régional est des plus instables, que le gouver-nement de Brasilia sera probablement paralysé sur les prochains mois, voire au-delà. Séduits dans un premier temps par cette Administration, les marchés sont saisis depuis octobre par une grande irritation. Les investisseurs "gringos" n’ont plus qu’une idée en tête : bye, bye, Brazil…

  • Déforestation en Amazonie : l'histoire (4).

    4. Les années 90 et le début du XXIe siècle. A partir de la fin des années 1980, les pressions nationales et internationales con-duisent le gouvernement fédéral à prendre des mesures de préservation de la forêt amazonienne. En 1988, une première tentative de contrôle de la déforestation voit le jour avec le lancement du programme Nossa Natureza (Notre Nature). Avec ce programme est instauré un dispositif de surveillance de la forêt amazonienne par satellite, le PRODES (Projet de suivi de la déforestation en Amazonie Légale par satellite). Le dispositif est placé sous la responsabilité de l’Institut de Recherches Spatiales (INPE). Il fournit un inventaire annuel des zones déboisées et calcule un taux de déforestation, indicateurs qui permettent de définir des tendances. A partir de 2002, ces données et la localisation des polygones de déforestation géoréférencés seront publiés en ligne[1]. En 1989, le gouvernement fédéral créée l’Institut Brésilien de l’Environnement et de gestion des ressources naturelles non renouvelables, l’IBAMA. Cet organe fédéral est responsable de l’application de la politique nationale de protection et de préservation définie par le Ministère de l’environnement. Il est chargé de la préservation et de la conservation du patrimoine naturel, du contrôle et de la surveillance de l’utilisation des ressources naturelles (notamment de l’eau, de la flore, de la faune et des sols). Il lui appartient également d’évaluer l’impact environnemental des projets de développement économique et de délivrer des licences environnementales aux acteurs responsables. Les missions de l’IBAMA sont menées à l’échelle fédérale. Compte tenu de l’importance croissante des enjeux écologiques concernant l’avenir de la forêt amazonienne, l’inter-vention de l’organisme dans cette région est devenue depuis 1989 de plus en plus visible et décisive[2]. Il faudra cependant atteindre 1998 pour qu’une loi sur les crimes environ-nementaux soit votée et que les pouvoirs publics disposent d’instruments juridiques permettant de condamner et de punir les déboisements illégaux. La loi en question instaure des amendes importantes[3]. En 1999, l’Administration Fernando Henrique Cardoso lance le plan Avança Brasil, destiné à être mis en œuvre sur les quatre années allant de 2000 à 2003. Visant à lutter contre la marginalisation sociale et la pauvreté, le plan entend aussi renforcer la stabi-lisation de l’économie. La politique des grands investissements n’est plus du seul ressort du gouvernement fédéral et d’opérateurs étrangers. Il s’agit d’introduire des partenariats entre l’Etat fédéral, les Etats fédérés, les communes, les organisations internationales, les ONGs et les entreprises privées. En Amazonie, le plan Avança Brasil prévoit d’encou-rager les productions de matières premières (minerais, énergie, bois) et de denrées agricoles. Pour soutenir les activités concernées et faciliter la commercialisation des minerais, des grains, des animaux et des viandes, les partenaires intervenant sur la région privilégient le développement des infrastructures logistiques. Le bassin amazonien est traversé par de très nombreux fleuves navigables, sous réserve d’aménagements. Avec Avança-Brasil, ce réseau fluvial est doté de ports et de systèmes d’écluses permettant le lancement ou le renforcement du transport par barges sur plusieurs affluents de l’Amazone. Citons ici l’axe Teles Pires/ Tapajós/Amazonas et le terminal de Santarém sur l’Amazone, l’axe fluvial du Rio Xingu, débouchant sur la ville d’Altamira dans le Para et connecté sur cette localité à la Transamazonienne, l’axe fluvial Araguaia/Tocantins lié aux terminaux portuaires sur Barcarena, sur le littoral du Pará. Bassin hydrographique de l’Amazone. Avança Brasil inclut également la mise en œuvre de nouveaux programmes de coloni-sation au long des routes. Des lots de terre de 50 hectares sont attribués aux paysans sans terre bénéficiaires de la réforme agraire. Au total, les droits d’occupation délivrés vont porter sur une surface équivalente à la moitié de celle de toutes les concessions octroyées au titre des PICs dans les années soixante-dix. La politique de réforme agraire conduite sur les périodes précédentes prévoyait l’installation des bénéficiaires sur des terres où les propriétaires privés avaient été expulsés. Le dispositif consacrait d’importan-tes ressources financières à l’indemnisation des anciens propriétaires. Dans le cadre de la nouvelle politique d’installation du gouvernement Cardoso, ces procédures d’expropria-tion sont moins fréquentes. L’Etat fédéral réalloue les moyens budgétaires disponibles et crée une banque dont la mission sera de fournir des crédits aux agriculteurs installés en Amazonie, pour l’essentiel sur des terres publiques jusqu’alors non affectées. Pour accélérer le décloisonnement de la région, Brasilia va au-delà des investisse-ments nécessaires à la viabilisation du transport fluvial. Les pouvoirs publics organisent l’installation de centrales hydro-électriques et de gazoducs. Ils lancent la modernisation de plusieurs routes déjà ouvertes et l’achèvement du projet de ligne de chemin de fer Nord-Sud, reliant le sud du Maranhão au Sud-Est du pays. Ces travaux d’amélioration et d’expansion des infrastructures logistiques visent à créer de véritables corridors d’expor-tation des grains. Le soja a commencé à être cultivé dans le Roraima en 1988 puis l’année suivante dans l’Etat du Tocantins. En 1998, les premiers semis sont réalisés dans l’Etat du Pará. En 2001, les emblavements commencent dans l’Etat du Rondônia. En 2003, le négo-ciant international Cargill construit un terminal portuaire spécialisé dans le traitement de grains sur le port de Santarém. 2005-2012 : un recul marqué de la déforestation. Depuis la fin des années 1980, la préservation des ressources naturelles et la protec-tion de la forêt amazonienne sont présentées comme des domaines de compétence majeurs de la puissance publique. Pourtant, jusqu’au début du 21e siècle, les dispositifs mis en place entre la fin des années 1980 et les dernières années du XXe siècle n’ont guère d’effets. Le taux annuel de déboisement connaît même une nette augmentation entre 1999 et 2004, passant de 17300 km2 sur la première année à 27 800 km2 sur la seconde. Sur cette période de six années consécutives, la forêt amazonienne recule sur 313 456 km2, l’équivalent de la superficie de la Pologne. A partir de 2005 et jusqu’en 2012, la baisse est cependant constante et drastique (malgré une légère reprise en 2013). En 2012, le taux de déboisement (4600 km2) est réduit à moins de 17% de son pic de 2004. L’accélération du phénomène de déforestation observée avant 2004 est à mettre au compte de la réforme agraire des années du gou-vernement Cardoso, de la croissance de l’agriculture sur la période (développement de l’élevage bovin extensif et de la culture du soja sur l’Amazonie). Les raisons de la baisse qui intervient après 2004 sont liées à la fois à l’action des pouvoirs publics et à des initiatives nouvelles impliquant des acteurs privés du monde agricole et de la société civile. Cet infléchissement du déboisement intervient après la mise en œuvre du Plan d’ac-tion pour la prévention et le contrôle de la déforestation en Amazonie (PPCDAm) lancé en 2004. Coordonné au départ par Marina Silva, ministre de l’environnement (de 2003 à 2008) très impliquée, le plan va permettre d’engager une politique de contrôle effective sur la région. Des interventions répétées sur l’arc de déforestation du Sud et de l’Est du biome Amazonie permettent de resserrer l’étau autour des coupables. En 2007, le Minis-tère de l’Environnement publie une « liste noire » des municipalités enregistrant le plus de déforestation et restreint l’accès aux crédits agricoles sur ces territoires, dans l'attente d’une régularisation[4]. L’année suivante, en 2008, la Banque Centrale adopte une résolution conditionnant l’accès au crédit rural à la présentation de preuves de la confor-mité des producteurs à la législation environnementale. Près de 2,9 milliards de reais auraient ainsi été retenus entre 2008 et 2011 (à 90 % pour des opérations d’élevage bovin), contribuant de manière efficace à limiter la capacité des grands et moyens pro-priétaires à déboiser. Taux annuels de déforestation (en Km2). Un second axe de la politique lancée dans le cadre du PPCDAm a été de tenter de mieux contrôler le foncier. L’absence de cadastre rend particulièrement difficile l’identifi-cation des responsables de la déforestation. La possibilité pour les occupants de s’ap-proprier les terres publiques non destinées (devolutas) rend la situation foncière très confuse. Pour réduire l’informalité et l’incertitude concernant la détention du foncier, l’Etat fédéral a pris plusieurs initiatives. La première a été de renforcer et d’élargir les aires protégées, qu’il s’agisse des unités de conservation de l’environnement ou des territoires réservés aux populations autochtones. Ainsi, plus de 500 000 km2 d’aires protégées fédérales nouvelles ont été créées sur la région entre 2005 et 2009. Les gouvernements des Etats Amazoniens ont suivi ce mouvement[5]. Cette politique est efficace contre le déboisement car elle casse le mécanisme de spéculation foncière. Les acquéreurs po-tentiels de terres en Amazonie sont découragés car les titres provisoires qu’ils pour-raient acheter peuvent être invalidés dans la mesure où ils concerneraient des zones protégées. La valeur du foncier concerné s’effondre donc. Il n’est alors plus rentable de déboiser. Une autre initiative importante du gouvernement fédéral prise afin de tenter de clarifier la situation foncière a été de pousser les Etats fédérés de la région à adopter des plans d’aménagement du territoire prévoyant la destination de chaque zone, dont l’ensemble une fois réuni a permis l’établissement du "macro-zonage de l’Amazonie légale", destiné à orienter les politiques locales. Pour la première fois, le Brésil a défini ainsi le futur à long terme du bassin amazonien en définissant les zones sur lesquelles un développement agricole peut être poursuivi et les zones sur lesquelles il devrait être en principe interdit. Une troisième ligne d’action destinée à clarifier la situation foncière a consister à régu-lariser les droits d’occupation détenus par des agriculteurs. Lancé en 2009, jusqu’en 2015, le programme intitulé "Terre Légale" (Terra Legal) avait permis de délivrer des titres de propriété à 150 000 occupants sans titres installés sur des terres fédérales et repré-sentant plus 15 millions d’hectares. Parallèlement, le gouvernement central incitait les Etats fédérés à accélérer les régularisations sur les territoires qu’ils contrôlent. La mobilisation des pouvoirs publics a eu pour effet de déclencher des mobilisations au sein de la société civile. En 2006, sous l’égide du gouvernement fédéral, des organisa-tions agricoles, des ONGs, des firmes de négoce de grains (contrôlant 94% des achats de soja au Brésil) vont négocier et signer un accord volontaire contre la commercialisation du soja associé à la déforestation de l’Amazonie : le moratoire du soja. L’accord vise à contenir la culture du soja dans les régions qui la pratiquent déjà et à interdire son expansion dans la région amazonienne en dehors des zones déjà déboisées (la conver-sion de celles-ci n’étant pas interdite). Renouvelé plusieurs fois et contrôlé par des moyens satellitaires, ce pacte a dans l’ensemble été bien respecté par les producteurs. Il constitue désormais un mécanisme pérenne. Le soja couvrait une surface de 5,2 millions d’hectares sur le biome Amazonie en 2018/19 (sur un total de 420 millions d’hectares), contre 1,5 million d’hectares 10 années auparavant. En 2018, les semis réalisés sur des terres déboisées après 2008 représentaient à peine 65 000 hectares. En 2004, près de 30% du soja semé en Amazonie légale provenait de terres récemment déforestées. En 2018, ce taux n’était plus que de 1,5%. Avec le moratoire du soja, les agriculteurs se sont trouvés sous forte pression des col-lecteurs. Ils ont donc été contraints de modifier leurs politiques d’emblavement. C’est en s’inspirant de l’exemple du moratoire qu’en 2009 le Ministère Public Fédéral a organisé un dispositif similaire dans le secteur de l’élevage bovin. Confronté à l’impossibilité d’identifier des milliers d’éleveurs pratiquant l’élevage extensif après la déforestation, le Parquet brésilien a menacé les entreprises d’abattage et les distributeurs de pénalités financières au cas où des animaux provenant de zones déboisées seraient abattus sur leurs sites et des carcasses issues de ces abattages seraient vendues sur leurs réseaux. Par la suite, cette approche punitive a été remplacée par un programme dit de "viande légale" : les entreprises de la filière ont été invitées à signer des accords de bonne con-duite. Les accords ont été progressivement étendus à toute l’Amazonie et concernent aujourd’hui près d’une centaine d’abattoirs. Le dispositif connaît cependant de sérieuses limites dans la mesure où les animaux achetés par un abattoir à un engraisseur qui res-pecte l’engagement de non-déforestation peuvent avoir été livrés à ce dernier par un naisseur qui opère sur une propriété illégale et déboise. Avant de clore cette évocation historique, il faut encore mentionner la création en 2012 d’un cadastre rural unifié (cadastre environnemental rural – CAR) est en cours de consti-tution à l’échelle nationale. Ce dispositif a été adopté en même qu’un nouveau code fo-restier. Il doit permettre terme de suivre le respect des normes environnementales sur toutes les propriétés et d’exiger des agriculteurs (dorénavant dûment identifiés) des ac-tions réparatrices en cas de manquement aux règles. L’ensemble des mesures prises à partir du début des années 2000 semble avoir eu une certaine efficacité si l’on se fie à l’évolution des taux de déforestation entre 2004 et 2012. Pourtant, à partir de cette dernière année la tendance semble être à la reprise. Plusieurs facteurs interviennent ici qui seront analysés dans des articles à venir. Dans les prochaines éditions, on reviendra également sur le cadastre rural unifié (CAR) et sur les perspectives qu’il ouvre en matière de préservation des ressources forestières. (1] Cet instrument a longtemps souffert d’un manque d’efficacité pour plusieurs raisons. Il ne fournit que des données sur une base annuelle et ne permet pas de détecter systé-matique les déboisements en cours. Reposant sur une logique binaire (déforesté/non déforesté), il n’enregistre que les coupes à blancs (opération consistant en une défo-restation suivie d'un défrichement total, avec dessouchage, pour rendre des terres uti-lisables en agriculture ou d'autres fins anthropiques. S'il s'agit d'un simple taillis ou d'une futaie, il y a plutôt défrichage). Pour compléter le PRODES, l’INPE a donc développé deux instruments. Le premier est le DETER, basé sur des images de résolution spatiale moins fines mais de plus grande fréquence. Il permet de détecter sur une base quotidienne les déboisements en cours. Le DEGRAD est un nouveau modèle de traitement des images utilisées dans le PRODES afin de mettre en valeur les coupes de bois sélectives et les atteintes à la forêt qui n’ont pas encore résulté en une coupe à blanc. Enfin, pendant plusieurs années, le Brésil n’a pas disposé de son propre satellite d’observation. Les sources de données étaient maintenues par la NASA. Depuis 2017, il utilise un système entièrement national pour le contrôle de l’Amazonie. [2] Depuis 2007, avec la création de l’Institut Chico Mendes de Conservation de la Biodiversité (ICMBIO), l’IBAMA a été délesté d’une partie de ses compétences. L’IBAMA a la responsabilité d’assurer la préservation des ressources naturelles et de l’environ-nement lorsque cette mission concerne des projets, des sites et des patrimoines recouvrant au moins deux Etats fédérés. Cette mission revient à l’ICMBIO lorsque la protection concerne des unités de conservation délimitées et gérées par l’Etat fédéral. Sur la région de l’Amazonie légale, la protection de l’environnement relève donc depuis 2007 de la compétence de deux organismes fédéraux : l’IBAMA et l’Institut Chico Mendes de Conservation de la Biodiversité (ICMBIO). [3] L’efficacité du dispositif est relative. Le contrôle de la déforestation est en effet devenu en partie en partie une prérogative des États fédérés en 2012. Ces derniers ont souvent une appréciation du phénomène assez différente de celle de l’organe fédéral. [4] Pour sortir de cette liste, les municipalités devront présenter une réduction signi-ficative de leur déforestation (dans la limite des 40 km²/an) et fournir un cadastre à jour qui comprenne au minimum 80 % des propriétés de la commune. [5] Ainsi, l’état du Pará a par exemple créé plus de 150 000 km² d’aires protégées dans la même période.

  • Le pari risqué des opposants de Bolsonaro (4).

    L’effondrement de Bolsonaro n’est pas inéluctable. (dernier article de la série). Plusieurs considérations devraient pourtant conduire ces partis à plus de circonspection. Ils devraient d’abord observer que le chef de l’Etat et son clan sont en permanence à la manœuvre. Les "artilleurs" qui interviennent sur les réseaux sociaux, la foule des suiveurs et des militants qui continuent à soutenir l’ancien capitaine occupent l’espace virtuel. L’objectif n’est pas seulement de consolider la base des affidés. Il s’agit d’élargir celle-ci et de convaincre une portion plus grande de l’électorat de la pertinence des thèses de l’extrême-droite. Face à cette offensive soutenue et insistante, les forces politiques traditionnelles demeurent timides, voire effacées. Il semble qu’elles adhèrent encore à cette thèse selon laquelle la population brésilienne serait par nature peu portée à soutenir les extrêmes dans les disputes électorales et qu’elle resterait profondément centriste. Une seconde considération devrait conduire les représentants du système politique traditionnel à faire preuve de prudence. Le camp bolsonariste est en train de reprendre une tactique qui avait été utilisée par Donald Trump pour vaincre le scrutin présidentiel et pour limiter les pertes du parti républicain lors des élections législatives de mi-mandat en 2018. Cette tactique consiste à caricaturer les adversaires lors de disputes électorales, à les transformer en ennemis suffisamment repoussants et haïssables pour que les indécis finissent par rejoindre votre camp. En juin dernier, soit six mois à peine après son investiture, Jair Bolsonaro a annoncé qu’il serait candidat pour un second mandat en 2022[1]. Cette annonce permet d’ailleurs au chef de l’Etat de ne marquer aucune pause entre la campagne de 2018 qui n’a jamais vraiment été conclue et celle de 2022 qui a déjà commencé. Il s’agit pour Jair Bolsonaro d’obtenir suffisamment de voix au premier tour afin de pouvoir disputer le second et d’utiliser alors tous les moyens pour battre son l’adversaire. Pour que le chef de l’Etat parvienne à participer à ce scrutin encore lointain, il faut évidemment qu’il réussisse à conserver ou à accroître son capital de sympathie dans l’opinion sur les prochaines années et qu’aucun accident politique majeur ne vienne mettre fin à son mandat actuel. Le projet révélé en juin sera aussi facilité si la croissance économique est de retour à compter de 2020. Les certitudes en la matière sont fragiles et il est probable que le candidat précoce ait déjà pris en compte un rythme de progression de l’activité médiocre pour les deux années à venir. La campagne électorale qui se poursuit donc connaîtra en octobre 2020 une étape décisive avec le prochain scrutin municipal qui doit désigner des milliers de maires et les membres des assemblées législatives qui siègent dans les 5570 communes. Pour continuer à mener cette politique antisystème et de confrontation, le Président a besoin de contrôler totalement les réseaux et les groupes militants qui animeront la campagne bolsonariste pour cette échéance électorale. Il faut que les moyens financiers considérables dont disposera le Parti Social-Libéral (auquel Bolsonaro est affilié) pour mener cette bataille soient entièrement contrôlés et gérés par des bolsonaristes de pure obédience. Cette manne doit en effet servir à propulser sur le devant de la scène électorale les milliers de candidats aux postes de maires et de membres des assemblées municipales qui sont déjà mobilisés. Ces néophytes séduits sur les réseaux sociaux vont être recrutés pour représenter la relève à l’échelle locale, la nouvelle génération qui prendra la suite des élus traditionnels, représentants usés du système politique honni. Bolsonaro a aujourd’hui à sa disposition une armée de réserve de candidats hyperactifs, motivés, prêts à passer de l’agitation sur les réseaux sociaux à la prise de contrôle du pouvoir municipal. Une victoire significative des candidats du mouvement fournirait à ce dernier une véritable assise territoriale, élément décisif pour mener la campagne de 2022 et ac-croître les chances de succès. Après les élections municipales, le candidat Bolsonaro investira sur la mobilisation d’un véritable mouvement désormais composé du clan des bolsonaristes de la première heure, des réseaux des militants virtuels et d’élus locaux. Il s’agira alors de préparer le prochain scrutin en radicalisant le discours antisystème et en avançant des propositions concrètes de rupture avec la démo-cratie représentative et l’Etat de droit. Cette dynamique de rupture peut intervenir avant le démarrage de la campagne préparant les élections générales prévues pour octobre 2022. Deux types d’évè-nements sont en effet susceptibles de précipiter le calendrier envisagé par le mouvement bolsonariste et de le conduire à remettre en cause le fonctionnement normal des institutions et l’ordre constitutionnel. Le premier serait une série de conflits ouverts survenant entre le Président et ses proches et le pouvoir législatif. Le second serait une agitation sociale accompagnant des décisions de justice capi-tales. Sur les prochains mois, après avoir adopté la réforme des régimes de retraite et de pensions, le Congrès peut s’opposer à des mesures proposées par l’exécutif concernant l’éducation, les questions de sécurité publique, de lutte contre la criminalité, les droits des minorités ou les mœurs. Le "package anticrime" proposé par le Ministre Sergio Moro est examiné par la Chambre des députés depuis mars 2019. Les parlementaires ont déjà profondément altéré le contenu de la proposition initiale. Ils peuvent freiner encore sur plusieurs mois le rythme de leurs travaux et être relayés par un Sénat qui adopterait la même posture. La stratégie de la paralysation ou de torpillage du processus législatif est aussi envisageable lorsqu’il s’agira de débattre du projet déjà annoncé de réforme administrative qui entraînera une révision des conditions de recrutement et de rémunération de la fonction publique fédérale. Elle peut être appliquée pour rendre très difficile le débat portant sur une réforme du système des impôts. Confronté à un Congrès qui renâcle, multiple les atermoiements ou s’oppose à l’exécutif, le Président et son mouvement tenteront de mobiliser la rue et les réseaux sociaux pour dénoncer une institution qui fait obstacle à un projet politique pourtant ratifié par une majorité d’électeurs. Les tensions entre le gouvernement et les deux autres pouvoirs s’exacerberont à l’extrême si à l’immobilisme du Congrès viennent s’ajouter des décisions de la Cour Suprême[2] considérées comme inacceptables par le mouvement bolsonariste et une part importante de la population. En novembre 2019, les 11 haut-magistrats de la plus haute juridiction du pays doivent conclure un jugement qui pourrait affecter directement le sort de l’ancien Président Luis Ignacio Lula da Silva. Ces juges doivent décider si un justiciable peut être emprisonné dès sa condamnation en seconde instance, même s’il n’a pas encore épuisé tous ses recours auprès de tribunaux supérieurs. Si la Cour suprême vient à considérer que tout condamné a le droit de rester en liberté après le jugement de seconde instance, elle rompra avec la jurisprudence qui a conduit à l’incarcération de Lula (en avril 2018) et des dizaines de personnalités politiques et du monde des affaires placées sous les verrous pour participation à des réseaux de détournement de fonds publics, de corruption et de versements de pots de vin. Le STF doit aussi juger dans les mois à venir un recours des avocats de l’ex-Président réclamant l’annulation de sa condamnation au motif que le Juge d’instruction Sergio Moro aurait alors fait preuve de partialité. Lula ne cesse de répéter qu’il entend être totalement blanchi et non pas libéré à la faveur d’un vice de forme ou d’un aménagement de peine. Quoiqu’il en soit, la sortie de prison du leader historique de la gauche et figure tutélaire du Parti des Travailleurs à l’horizon de la fin 2019 ne relève plus de la pure élucubration. Que fera le condamné une fois libéré ? Il est probable que l’ancien Président fasse alors tout pour laver son honneur et utilise cette résurrection politique pour remobiliser les formations de gauche et, plus largement, l’ensemble des secteurs de la société qui ne se reconnaissent pas dans le mouvement impulsé par Bolsonaro. Se référant à la croissance de la seconde moitié des années 2000, le vieux leader cherchera à rappeler aux chômeurs, sous-employés et marginalisés de toutes sortes qu’il a été reconnu comme un "père des pauvres" et qu’il est une nouvelle fois capable de remettre en marche un ascenseur social bloqué. La libération de l’ancien chef de l’Etat aura certainement pour conséquence de pousser au paroxysme la polarisation du système politique. Elle peut représenter pour le bolsonarisme une grande oppor-tunité. S’ils aboutissent à la remise en liberté de dizaines de condamnés de l’opération "lavage-express", les jugements que rendra prochainement le STF ne laisseront pas impassibles tous les secteurs de la population qui ne sont pas des soutiens enthou-siastes du Président d’extrême-droite mais craignent avant tout un retour de la gauche et du PT au pouvoir. La vague protestataire sera aussi gonflée par tous les Brésiliens indignés par la décision des Juges, désemparés et choqués par leurs tergiversations. Il suffira pour le camp bolsonariste d’exploiter le retour de Lula dans le jeu politique, d’annoncer une menace de "venezuelisation" imminente, de dénoncer une fois de plus la déroute des institutions en place. Un large pan de l’opinion ralliera alors bon gré mal gré Jair Bolsonaro perçu comme le dernier rem-part dans un pays dérivant vers l’anomie. Le climat d’affrontement ouvert ainsi créé se dégradera avec la probable éclosion de grèves et de mouvements revendicatifs divers que les forces "lulistes" cherche-ront à susciter et à exploiter. Dans une telle situation, le Président Bolsonaro peut tenter de débloquer la paralysie institutionnelle et contourner l’obstacle du Congrès en recourant à l’arme du plébiscite. Si cela ne suffit pas, l’étape suivante pourrait être de suivre à la lettre les vaticinations d’Olavo de Carvalho, ce gourou qui inspire le noyau radical qui entoure le chef de l’Etat. En octobre dernier, celui-ci postait un twitt soulignant que désormais seule une alliance indissociable entre le peuple, le chef de l’Etat et les forces armées pouvait sauver le pays. Cette diatribe définissait les bases d’une rupture institutionnelle. Après avoir contribué à faire expulser du gouvernement Bolsonaro des officiers supérieurs modérés, de Carvalho en appelle aux militaires en activité. Le mentor du Président exprime souvent tout haut ce que son disciple ne peut pas dire clairement : l’armée doit intervenir si le Congrès fait obstacle aux réformes et paralyse le pays et surtout si Lula vient à sortir de prison. Depuis plusieurs années, l’ancien capitaine Jair Bolsonaro a fait campagne auprès des sous-officiers, des soldats, de la troupe. Plusieurs secteurs de l’armée de terre sont aujourd’hui très réceptifs au discours bolsonariste. Demain, dans quelques mois ou un peu plus, ces secteurs peuvent appuyer un gouvernement qui prendrait l’initiative de suspendre le pouvoir législatif ou de remettre en cause les plus hautes instances judiciaires, au nom de la rupture avec le système, l’élite, l’establishment. Si les forces politiques modérées ne prennent pas rapidement conscience que l’extrême polarisation idéologique du pays ne peut mener qu’au désastre, ce scénario n’est pas improbable. On peut imaginer que les forces armées continueront dans l’avenir à agir comme garants de la démocratie. On peut aussi penser qu’à l’apogée d’une crise poli-tique qui empire chaque jour, elles finiront par faciliter la rupture avec l’ordre démo-cratique qui est le projet des bolsonaristes [1] Jamais un Président en fonction n’a annoncé trois ans et demi avant la fin de son mandat qu’il en envisageait un second. Cette décision nourrit un climat d’instabilité permanente. Antérieurement, la population pouvait considérer que pendant trois ans ou trois ans et demi, le Président une fois en fonction se consacrait au gouvernement et qu’une fois écoulée cette phase de relative stabilité le pays entrerait à nouveau dans une période de campagne. Ce que nous avons désormais est un état de campagne permanente. [2] Désigné en Portugais par le signe STF (Supremo Tribunal Federal), instance la plus élevée du système judiciaire.

  • Le pari risqué des opposants de Bolsonaro (3).

    Un gouvernement sans opposition. (suite des deux articles précédents) C’est évidemment un constat que leaders parlementaires, élus et responsables de partis se gardent bien de reconnaître publiquement. Pourtant, dans les faits, le comportement et le mode de gouverner de Jair Bolsonaro conviennent à l’ensemble du monde politique. Pour ce dernier, la situation créée depuis dix mois est relati-vement confortable. Dans l’immédiat, les forces de gauche qui s’opposent en principe au gouvernement comme les formations centristes qui composent avec ce dernier n’ont pas d’autre proposition que celle d’un retour au dispositif institutionnel qui existait avant que Bolsonaro ne surgisse. Tout ce monde laisse donc un champ relativement libre au camp bolsonariste qui consacre l’essentiel de son énergie à critiquer et à attaquer les institutions et le monde politique tradition-nels. Leaders et forces parlementaires de la droite modérée et du centre trouvent leur compte dans cette conjoncture politique : ils profitent de l’espace abandonné par le chef de l’Etat pour impulser les réformes libérales qu’ils estiment nécessaires. De son côté, Bolsonaro laisse faire. Si les réformes en question suscitent des réactions négatives au sein des réseaux réels et virtuels qui forment sa base sociale, il n’hésitera pas à imputer ces réformes à une classe politique traditionnelle coupée du peuple et imprégnée du marxisme culturel. S’il y a des bénéfices politiques à retirer, le chef de l’Etat s’appropriera la responsabilité des réformes en question. La droite modérée et le centre estiment que dans l’avenir, au moment le plus propice, il sera possible d’envisager une séparation claire avec le gouvernement Bolsonaro et de lancer une candidature propre aux élections présidentielles de 2022. Les partis concernés sont persuadés qu’ils parviendront alors à rassembler dès le premier tour les 30% d’électeurs qui ne sont pas de farouches opposants à l’Administration actuelle mais n’acceptent pas le projet "révolutionnaire" et populiste des bolsona-ristes radicaux. Le moment venu, le candidat de la droite modérée et du centre sera capable de mordre sur les franges les moins radicales de l’électorat bolsonariste et pourra même séduire des électeurs qui rejettent aujourd’hui clairement l’extrême-droite mais ne sont pas prêts à donner pour autant leurs voix à une personnalité de gauche. De leur côté, les forces de gauche misent sur le soutien fidèle de ces 40% de la population qui expriment un rejet clair du pouvoir actuel. Au lieu de dénoncer une politique dangereuse pour la démocratie, les partis dits d’opposition restent attentistes. Incapables d’établir le moindre bilan après la déroute des années écoulées, la gauche et le Parti des travailleurs concentrent leurs efforts sur le soutien à l’ancien Président Lula et ne s’unissent que pour exiger de manière récurrente sa libération. L’ombre et la capacité d’influence du leader incarcéré semblent paralyser ce pôle de l’échiquier politique. Comme la droite modérée et le centre, l’opposition parlementaire organisée autour du Parti des Travailleurs se fixe un seul objectif : capter le soutien de ce secteur de l’opinion insatisfait ou franchement hostile au gouvernement Bolsonaro et qui représenterait 40% de la population. Dans ces conditions, toutes les forces qui constituent l’échiquier politique aujourd’hui esti-ment que le scénario actuel est finalement assez confortable. L’ensemble des partis politiques affichent une certaine sérénité. Ils sont complices ou tolèrent une prési-dence qui représente une sérieuse menace pour les institutions. Le gouvernement de l’extrême-droite et de la droite radicale est un gouvernement sans opposition effective. Au centre et à gauche, l’analyse qui prévaut est que le gouvernement Bolsonaro ne peut pas réussir sur le plan économique et sur le plan politique et que par conséquent il va s’effondrer de lui-même. Il n’y a donc pas besoin de faire quoique ce soit. L’argument majeur souvent utilisé à l’appui de cette thèse concerne la sortie de la longue crise dans laquelle l’économie est entrée à partir de 2014. Les performances observées sur les dix premiers mois de 2019 et probablement l’ensemble de l’année sont décevantes. Il est effectivement probable que l’instabilité permanente créée par cette Présidence hors norme retarde, voire empêche une reprise économique significative. Dans le climat de campagne qui perdure, l’activité va continuer à progresser à un rythme très médiocre. Dans un pays qui compte 28 millions d’actifs au chômage, sous employés ou ayant désisté de rechercher un emploi, la stagnation de l’investissement et l’amélioration très lente du marché du travail finiront par avoir raison du projet et du pouvoir bolsonariste. La base d’appui s’affaiblira donc lorsque l’opinion comprendra que ce Président est incapable de redresser la situation. Les leaders politiques les plus anciens aiment à rappeler que même la dictature militaire des années soixante et soixante-dix a eu besoin d’une phase de forte croissance (le fameux miracle économique) pour acquérir un minimum de légitimité. Ce régime a d’ailleurs fini par s’affaiblir lorsque l’économie, dopée un temps par des emprunts contractés sur les marchés internationaux, est entrée en récession, asphyxiée par le poids de la dette extérieure et l’inefficacité d’une bureaucratie étatique considérablement renforcée par les gouvernements militaires successifs. La population a alors compris qu’il n’y avait pas de miracle durable et a commencé à exiger un retour à la démocratie. Ce scénario inéluctable de l’effondrement du clan présidentiel ne s’attarde guère sur les perspectives que pourraient ouvrir le développement de l’exploitation pétrolière, l’amélioration des infrastructures (grâce au programme de concessions sur lequel le gouvernement avance), des privatisations réussies (dans des secteurs clés comme l’énergie électrique ou les communications) et l’ouverture de plusieurs secteurs à la concurrence internationale. Les défenseurs de ce scénario semblent oublier que le Brésil sort à peine d’une crise historique, d’une période de cinq années de souffrance sociale extrême. Dans ces conditions, le retour d’une croissance modeste entraînant peu à peu un recul du chômage et une reprise de l’emploi formel peuvent rassurer au moins l’électorat bolsonariste le plus solide. Le pouvoir peut tranquilliser cette clientèle fidèle en soulignant qu’il a hérité d’une situation calamiteuse, résultat de politiques erronées menées pendant des décennies. Ce pouvoir peut demander à sa base qu’elle lui octroie un temps suffisant pour tirer le pays de l’ornière. L’économie pèse et va peser dans l’évolution de l’opinion mais un leader politique habile peut parfaitement admettre une situation économique difficile tout en ajoutant qu’il a besoin de temps. Ce discours ne peut pas convaincre tout l’électorat mais il peut suffire pour anesthésier le segment de l’opinion le plus fidèle à l’exécutif. Faut-il le répéter ? Bolsonaro ne gouverne pas pour l’ensemble des Brésiliens mais pour ce secteur de l’opinion qui représente 30% du corps électoral. Le Président s’adresse en permanence à ces 30%. Il ne s’intéresse qu’aux sujets qui mobilisent et affectent ce secteur de la population. Sur toutes les autres questions, il laisse le système politique faire ce qu’il peut faire ou envisage de faire[1]. Un dernier argument est utilisé par les adeptes de la thèse d’un effondrement inéluctable. Ceux-ci font remarquer que depuis quelques mois le rejet de Jair Bolsonaro s’amplifie dans l’opinion. Les brésiliens qui désavouent le Président et sa politique représentent désormais 40% de l’électorat, ce qui est effectivement très significatif après 10 mois de gouvernement. C’est même un signal sérieux : une fraction de l’électorat qui n’appuyait pas franchement Bolsonaro en début de 2019 mais restait attentiste a com-mencé à glisser vers le camp de l’opposition. Cette tendance à l’effritement de l’appui dont bénéficie l’exécutif et le clan Bolsonaro va-t-elle se confirmer dans l’avenir ? C’est en tous cas le pari que semblent faire tous les partis politiques à l’exception de la forma-tion du chef de l’Etat. Ces partis estiment qu’il ne sera pas possible pour le Pré-sident de continuer à gouverner pendant trois ans encore comme il l’a fait sur les dix derniers mois. Les contentieux accumulés, des affaires judiciaires (voir l’encadré n°2), les tensions permanentes entre les trois pouvoirs finiront par contraindre Jair Bolsonaro à choisir entre une démission ou une fuite en avant qui pourrait conduire à l'ouverture d'une procédure de destitution. En somme, une large part de la classe politique estiment que le chef de l’Etat est en train de s’affaiblir lui-même et que les menaces qu’il représente pour la démocratie et l’Etat de droit ne se concrétiseront pas. L’hypothèse d’un "tsunami" qui emporterait Bolsonaro. Pour de nombreux observateurs, un "tsunami" pourrait conduire à la déroute prochaine d’un Président isolé et empêtré dans plusieurs affaires. En dix mois, l’ancien capitaine a réussi à se fâcher avec son directeur de campagne qu’il a contraint de démissionner de son poste de secrétaire général de la Présidence. Il a humilié les militaires qui forment la colonne vertébrale de son administration. Plusieurs officiers supérieurs ont été sommairement renvoyés de postes-clés occupés au sein du gouvernement et de la haute fonction publique fédérale. Il est entré en guerre contre les rédactions de plusieurs quotidiens nationaux et contre le réseau de TV Globo, le plus important du pays. En septembre 2019, il a ouvert les hostilités contre son propre parti, le Parti Social Liberal (PSL) et s’est éloigné de leaders de la formation qui avaient mené la campagne de 2018. Toutes les institutions de la République manifestent depuis des mois de sérieux signes de fatigue et d’agacement par rapport à ce Président radioactif et capable de créer des crises tous les jours. Jair Bolsonaro est concerné par plusieurs affaires qui embarrassent sérieusement ses proches et son gouvernement. En septembre dernier, le Congrès a installé une Commission parlementaire composée de sénateurs et députés et chargée d’enquêter sur la propagation de "fake news" sur les réseaux sociaux pendant la campagne des dernières élections générales. L’utilisation de ces "fake news" semble avoir favorisé le candidat Bolsonaro. Leur propagation continue : il s’agit de manipuler l’opinion publique afin de rallier le maximum de citoyens à la lutte contre les institutions et contre la démocratie représentative engagée par le clan du Président (voir l’encadré n°1). Le Chef de l’Etat est aussi indirectement touché par l’affaire Queiroz qui a commencé en décembre 2018. A l’époque, le Coaf (Conseil de contrôle d’activités financières, une institution fédérale, chargée de suivre les transactions bancaires) publie un rapport sur un système d’emplois fictifs créé au sein de l’assemblée législative de l’État de Rio de Janeiro par des élus, parmi eux le Flávio Bolsonaro, fils de Jair Bolsonaro, député de l’Etat pendant dix ans jusqu’en fin 2018. Les enquêteurs soupçonnent que les employés de ces élus aient été des hommes de paille chargés de reverser une partie de leurs rémunérations sur les comptes des parlementaires ou de leurs proches. Un de ces employés est Fabrício Queiroz (qui donnera son nom à l’affaire). Policier à la retraite, ex-garde du corps, ex-chauffeur, il a été adjoint de Flávio Bolsonaro et ami de toute la famille. Fabricio Queiroz aurait effectué des virements en faveur de tiers portant sur des sommes sans rapport avec ses revenus déclarés. Par ailleurs, le clan Bolsonaro est soupçonné d’entretenir des liens avec les milices de Rio de Janeiro. Composées de policiers ou d’ex-policiers, elles proposent leurs services pour assurer, moyennant finances, une sécurité privée aux citoyens d’un quartier ou d’une banlieue, avant de gérer de fait ces territoires. Cette mainmise couvrirait le quart de Rio. Très riches, les miliciens peuvent acheter des voix lors des élections et contribuer au financement des campagnes. Ils sont impliqués dans l’assassinat en mars 2018 de Marielle Franco, membre de l’assemblée municipale de la ville de Rio qui utilisait son mandat pour dénoncer le pouvoir et l’action des milices. La mère et l’épouse d’un des miliciens arrêté et soupçonné de participation au crime ont travaillé au cabinet du député…Flavio Bolsonaro devenu aujourd’hui sénateur. Un autre milicien inculpé vivait dans le même complexe résidentiel que la famille Bolsonaro… Pour tous les observateurs de la vie politique qui estiment que la Présidence Bolsonaro n’ira pas jusqu’à son terme, tous ces éléments sont les ondes d’un véritable tsunami qui devrait convaincre le chef de l’Etat à la démission ou déboucher sur une procédure de destitution. (à suivre) [1] Un tel gouvernement apparaît comme particulièrement désorganisé. Sur tous les terrains qu’il abandonne, le vide est comblé par des initiatives du Président de la Chambre, du Président du Sénat ou du Président de la Cour Suprême, personnages qui disposent désormais de marges d’action appréciables.

  • Déforestation en Amazonie : les acteurs (1).

    1. Qui détruit la forêt amazonienne aujourd’hui ? La liste des responsables est longue. Elle inclut les exploitants familiaux installés officiellement dans le cadre de programmes de réforme agraire, des éleveurs de toutes tailles, des trafiquants qui mettent en place des systèmes de blanchissement d’argent sale (souvent obtenu par le commerce illicite de la drogue), des orpailleurs et des exploitants miniers, des faussaires de titres fonciers (les fameux grileiros), des exploitants forestiers, des entreprises agricoles qui ne respectent pas la législation du code forestier… Selon les régions du biome Amazonie et les contextes locaux, il arrive que ces différents acteurs soient associés les uns avec les autres, les exploitants forestiers intervenant souvent comme des "partenaires" incontournables. Le front d’exploitation forestier précède en effet le front de la déforestation. Les entreprises de ce secteur en expansion ont établi des relations étroites avec les acteurs qui sont à l’origine de l’avancée de la frontière agricole en Amazonie. Elles fournissent un appui essentiel aux occupants de la forêt qui envisagent de développer l’élevage, de semer des cultures ou de prospecter des ressources minières. L’exploitant forestier qui recherche des essences commercialisables pénètre la forêt avant l’installation de ces dernières activités. Il ne détruit pas intégralement tout le massif forestier. Il achète aux occupants (légitimes ou non) de la forêt du bois sur pied (il achète le bois et non les terrains) : il abat les arbres, les débite pour vendre ensuite les grumes à son propre compte. Pour pénétrer la forêt et assurer ensuite l’acheminement des grumes, il doit ouvrir des chemins, désenclaver les parcelles sur lesquelles auront lieu les abattages. Il rémunère les occupants pour l’acquisition du bois sur pied. De cette rémunération est déduit le coût du service rendu : outre l’abattage des arbres, l’installation de l’infrastructure minimale nécessaire aux activités qui viendront ensuite. Pour les occupants, le produit net dégagé sur la vente du bois sur pied permet souvent de financer les opérations qui suivent l’abattage : destruction de la végétation rémanente par le feu, dessouchage, aplanissement du terrain. Les forestiers peuvent aussi entrer pour leur propre compte sur des régions encore inexploitées, qu’il s’agisse de parcs naturels protégés ou de terres réservées aux populations indigènes. Dans tous les cas, leur passage fragilise et appauvrit la forêt. Il permet cependant la création de voies d’accès, voies qui permettront ensuite à d’autres acteurs de s’aventurer plus loin dans les massifs forestières et de s’y établir. Une fois accessible, la zone peut être occupée, que ce soit par des petits paysans à la recherche de terres ou bien par des grands propriétaires. Les premiers peuvent éventuellement être délogés par les seconds (que ce soit par la vente plus ou moins forcée de leur posse ou par la violence) ou par des faussaires de titres fonciers qui vendent la zone à des investisseurs. Ces derniers peuvent être des éleveurs, mais aussi des trafiquants ou des patrons de sites d’orpaillage qui souhaitent utiliser l’informalité de l’économie de la terre et de l’élevage en Amazonie pour blanchir de l’argent. Une fois l’occupation débutée par des éleveurs, des grileiros, des agriculteurs ou des orpailleurs, le nettoyage complet des terres est mené rapidement : il s’agit ainsi de démontrer la possession des parcelles occupées et d’en augmenter la valeur. Le défrichage, le dessouchage, la destruction de la végétation rémanente sont des opérations réalisées par les occupants les plus modestes eux-mêmes. Les acteurs plus puissants, disposant de ressources financières, recourent souvent à des entreprises qui fournissent une main d’œuvre sous payée, dans des conditions parfois analogues à l’esclavage. Les régions où sont réalisées les dernières phases de l’ouverture de nouvelles terres sont au centre du front pionnier, un espace dominé par les rapports de force, la violence, l’impunité. Sur cet espace, il est fréquent que les occupants les plus vulnérables se contentent de chercher à vendre leur lot afin d’empocher la plus-value apportée par la déforestation, le défrichement et la création éventuelle de pâturages. Parfois, les éleveurs peuvent vendre à des grands agriculteurs qui souhaitent étendre les surfaces sur lesquels ils exploitent déjà des élevages. Le front pionnier est ainsi un espace où la dynamique de concentration foncière est importante. Il est aussi fréquent que les premiers occupants ayant ouvert des terres pour pratiquer l’élevage finissent par abandonner leurs pâturages lorsque ceux-ci ne suffisant plus à couvrir les besoins en fourrages des cheptels. L’aban-don est aussi le fait de trafiquants et d’occupants illégaux qui craignent des poursuites judiciaires ou cherchent à échapper à celles-ci. Les parcelles déforestées sont alors récupérées par l’INCRA qui les redistribuent à des petits paysans (parfois ceux-ci s’installent d’abord et sont ensuite « régularisés »). Les nouvelles occupations se tradui-sent en général par un second cycle de déforestation, notamment au détriment des réserves légales quand elles ont été respectées. Tous les profils d’acteurs économiques qui vivent de l’exploitation de la terre se retrou-vent parmi les responsables et auteur de la déforestation. Les grands investisseurs agri-coles, les exploitants agricoles modernes ont tendance à attribuer ce crime environne-mental aux seuls producteurs familiaux. Ils cherchent ainsi à montrer qu’ils pratiquent un mode de gestion efficace des ressources naturelles et, notamment, du patrimoine forestier. Les fermes modèles dont les réserves légales sont scrupuleusement gardées ne manquent d’ailleurs pas. Les exploitants familiaux, notamment les paysans bénéficiaires de la réforme agraire, insistent au contraire sur la responsabilité des grands propriétaires, des latifundiaires et des sociétés d’investissement agricole. Ils estiment qu’on ne peut pas appliquer les mêmes normes de gestion du foncier à toutes les catégories d’occupants (réserve légale, aires protégées). De fait, lorsqu’un ancien paysan sans terre doit se contenter de produire sur 20% d’un lot de 50 % (taux de déboisement autorisé), il dispose de 10 hectares de cultures ou de pâturages pour assurer la survie de sa famille, ce qui est généralement insuffisant, notamment si ces 10 hectares sont exploités en recourant à la technique ancienne d’abattis-brûlis avec une longue jachère. Les nombreux travaux de recherche menés au Brésil sur les causes de la déforestation en Amazonie convergent pour souligner que les trois formes principales de déboisement sont la destruction de la forêt pour ouvrir des terres qui sont utilisées pour le pâturage et l’élevage de bovins, le déboisement et la destruction de la végétation rémanente par le feu pour libérer des surfaces destinées aux cultures, l’exploitation forestière illégale. De ces trois formes, la conversion de la forêt en pâturages est sans doute la plus importante. Trois articles prochains seront consacrés à l’impact de l’élevage bovin extensif, à celui de la culture du soja et au rôle de l’exploitation forestière illégale.

  • Déforestation en Amazonie : l'histoire (3).

    3. L’Amazonie sous le régime militaire (1964-1985). Entre la Première Guerre Mondiale et les années soixante, le Brésil connaît un dévelop-pement économique significatif caractérisé par un processus soutenu d’industrialisation s’appuyant sur la substitution des importations. Cette dynamique va provoquer l’appa-rition à l’intérieur du pays de centres économiques et politiques (Rio de Janeiro, São Paulo) autour desquels persistent et se déploient des périphéries. Pour corriger les désé-quilibres intérieurs et éviter la concentration des activités et des richesses sur les centres, le gouvernement fédéral opte à partir des années soixante pour une politique de rééquilibrage. Sur la décennie suivante, le mot d’ordre sera l’intégration. Concernant l’Amazonie, l’intégration devient une priorité nationale pour les gouvernements militaires. Il s’agit de dévier les flux migratoires venus du Nord-Est et du Sud et d’éviter qu’ils se dirigent vers les pôles industriels du Sud-Est devenus surpeuplés. Pour ces pôles, l’Amazonie représente une région capable à la fois de fournir des ressources naturelles et d’élargir le marché interne des produits manufacturés. En outre, peupler la zone amazo-nienne, c’est l’occuper et la soustraire à la convoitise supposée des pays voisins. Les migrants venus du Sud et du Nord-Est ou de l’étranger sont attirés en premier lieu par la possibilité d’avoir accès à la terre. Cet intérêt pour le foncier est attisé par la politique du gouvernement fédéral qui cherche à installer en Amazonie des investisseurs (grands agriculteurs, entreprises) et des familles rurales. Tous ces acteurs doivent coloniser rapidement le territoire, le mettre en valeur et y développer des activités agricoles. Pour accroître l’attractivité de l’Amazonie, Brasilia accorde à partir de 1968 de généreuses exemptions fiscales et des crédits bancaires aux taux incitatifs. Les programmes d’installation de familles d’agriculteurs se multiplient dans le cadre de la réforme agraire. Plusieurs projets tournés vers l’élevage bovin sont approuvés : la conquête de l’espace amazonien se fait "sous la patte du boeuf". Pour avoir accès à des aides financières gouvernementales, les migrants doivent disposer de titres d’occupants reconnus ou recourir à une appropriation illégale des terres publiques. Les actes d’appropriation frauduleux des terres devolutas brésiliennes vont alors proliférer. En 1966, le gouvernement fédéral fonde la Superintendance pour le Développement de l’Amazonie (SUDAM), entité et dont la mission sera de coordonner les plans régionaux de développement et de mettre en œuvre des incitations fiscales. L’année suivante est créée la zone franche de Manaus (Suframa, destinée à recevoir des investissements industriels). A partir de 1970, la SUDAM commence à financer l’installation d’agriculteurs sur le parcours de la route transamazonienne. L’initiative se traduit par le lancement de Plans Intégrés de Colonisation (PICs). Les premières installations de colons sont effectivement réalisées entre 1970 et 1974 sous la supervision de l’INCRA (Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire)[1]. La distribution des terres destinées à permettre ces installations est réalisée en affectant au PICs des terres qui appartiennent à l’Etat fédéral ou du foncier sur lequel le gouvernement central a acquis après expropriation des propriétaires privés ou des Etats fédérés. Un décret de 1971 transfère la responsabilité des terres publiques situées en bordure des routes fédérales construites, en construction ou en projet, de l’Etat fédéré vers l’Union. Cette mesure de sécurité nationale fait perdre aux Etats de la région une grande partie de leurs territoires alors qu’aucune politique commune, ou tout au moins coordonnée, n’est mise en place entre l’Etat fédéré et l’Union. Au long des nouvelles routes fédérales qui facilitent la pénétration de l’espace amazonien, Brasilia créée des couloirs de 200 km de largeurs (100 km de chaque côté de la voie) pour installer les colons. Sur l’axe Belém-Brasilia, on installe pour l’essentiel des éleveurs bovins qui doivent déforester pour établir ensuite des pâturages. Compte tenu du parcours de cette route de 1966 km, ce programme d’installation d’agriculteurs va contribuer à accélérer la destruction du domaine forestier sur l’est de l’Etat du Pará et sur le territoire du nord de l’Etat du Goiás qui formera à compter de 1988 l’Etat du Tocantins. Un second programme est lancé en 1972 sur le bassin du fleuve Tapajos, un affluent de l’Amazone qui traverse le Sud-Ouest de l’Etat du Pará. L’Etat fédéral délimite et attribue aux colons 750 parcelles de 100 hectares chacune localisée sur les parcours des routes Trans-amazonienne et Santarém-Cuiabá. D’autres PICs vont suivre mais le rythme des instal-lations sera plus lent que ce qui était initialement prévu. Les colons sélectionnés par l’INCRA sont alors presque tous originaires du Nord-Est (l’organisme fédéral privilégie les candidats originaires de zones rurales, les chefs de familles nombreuses et disposant de faibles revenus). Les migrants vont être confrontés à la lenteur de l’administration qui tarde à officialiser leurs droits d’occupation sur les terres allouées. Les pouvoirs publics ne respectent pas non plus les délais annoncés pour la construction d’infrastructures sanitaires, d’écoles et de voies d’accès. Les retards concernant aussi la mise en place et l’octroi de financements pour lancer les productions agricoles. Les premiers agriculteurs installés n’ont pas été correctement informés des énormes difficultés qu’allaient rencon-trer leurs familles dans un environnement souvent insalubre, inhospitalier. Ces difficultés conduisent les autorités gouvernementales à repenser le dispositif de colonisation de l’Amazonie dès le milieu des années soixante-dix. A partir de 1974, le gouvernement fédéral donne la priorité à la constitution de pôles de développement et abandonne le schéma initial des couloirs de pénétration créés au long des axes routiers. L’objectif est d’accélérer le processus d’occupation de l’Amazonie, perçu comme un espace sous-peuplé et qu’il est urgent de coloniser. Le premier programme mis en œuvre dès 1974 est intitulé Polamazônia. Il est coordonné par une structure interministérielle (intérieur, agriculture, transports). Il s’agit de concentrer d’importantes ressources financières sur des zones géographiques sélectionnées où l’Etat va installer des infrastructures et de nouveaux centres urbains. Le groupe interministériel créée onze pôles privilégiant le développement agricole et six pôles centrés sur l’activité minière. Sur les onze premiers pôles, l’objectif annoncé est d’installer 1 million d’agriculteurs entre 1974 et 1980. En 1979, un premier bilan réalisé montre qu’entre les PICs et les pôles de développement agricole, le gouvernement fédéral a réussi à installer à peine 50 000 familles. Il montre aussi que sur 100 lots de terres octroyés à des colons dans le cadre des PICs et des pôles entre 1972 et 1974, 14 ont été abandonnés par les premiers occupants. Ces constats vont conduire l’INCRA à accélérer à partir de 1979 les opérations de distribution de terres et les procédures de remise de titres légitimant l’occupation par les agriculteurs bénéficiaires. Les résultats des PICs et des pôles resteront cependant très inférieurs aux objectifs annoncés. Au total, entre 1970 et 1985, ces opérations de colonisation pilotées par les pouvoirs publics auront permis d’installer durablement 256 000 familles d’agriculteurs[2]. Localisation des différents programmes de colonisation mis en œuvre sous le régime militaire. Carte réalisée par le géographe Hervé Thery. L’expérience du Polonoroeste tranche avec ce bilan, au moins en ce qui concerne les flux migratoires et d’installations. Lancé en 1981. Le dispositif prévoit l’achèvement de la construction de la route fédérale qui relie Cuiabá (capitale du Mato Grosso) à Porto Velho (capitale du Rondônia), longue de 1460 km. La pose du revêtement de ce qui était une poste sera terminée en 1984. Polonoroeste inclut également un programme d’installation d’agriculteurs familiaux sur des lots de terres appartenant à l’Etat. Enfin, Brasilia devait renforcer sur la région les services publics de base (santé, éducation) tout en installant des infrastructures permettant la commercialisation des denrées agricoles. Le program-me intégrait enfin un projet de protection des terres des populations indiennes et de préservation des ressources forestières. Dans cet Etat comme sur d’autres pôles de l’Ama-zonie, les migrants doivent conserver la végétation native sur 50% de la surface occupée. Cela signifie qu’ils peuvent déforester sur l’autre moitié. La préservation de l’environne-ment ne sera pas un objectif respecté. En moins de dix ans, l’exécution de Polonoroeste va transformer radicalement toute la structure sociale et culturelle de l’Etat et provoquer la destruction d’une grande partie de ses ressources naturelles. Le dispositif initial prévoyait l’installation de colons sur une superficie de 410 000 km2, localisée entre le Nord-Ouest du Mato Grosso et l’Etat du Rondônia. Les terres effecti-vement occupées vont largement dépasser cette limite. La mise en œuvre du projet va entraîner un énorme flux de migrations vers le Rondônia de populations originaires principalement de l’Etat du Paraná, au sud du pays. A partir de 1984, avec l’achèvement de la route reliant Cuiabá à Porto Velho, le flux annuel moyen d’arrivants est de 160 000 personnes. Pour faire face, le gouvernement fédéral va abandonner son programme initial d’installations sur des terres publiques et va mettre en œuvre un dispositif d’installations accélérées par lequel les occupations de terres localisées hors du domaine public sont reconnues. En 1980, le Rondônia recensait 491 069 habitants. Il en comptera 1 226 306 en 1996, puis 1 562 409 en 2010. Pendant la mise en œuvre du projet Polonoreste, entre 1981 et 1988, les taux de déforestation annuel atteignent des niveaux très élevés. Les surfaces déboisées ne dépassaient pas 1 217 km2 en 1975. Elles atteignent 30 046 km2 en 1987. Au début des années 2000, l’étendue de la déforestation portait sur plus de 67 000 km2. Avec les chocs pétroliers des années soixante-dix, la politique de développement de l’Amazonie va intégrer un nouvel objectif : il s’agit de favoriser l’exploitation des res-sources minières importantes sur la région afin d’accroître les exportations. Dans ce cadre, à compter de 1980, le pôle minier de Carajas (au sud de l’Etat du Pará, où sont localisées les plus grandes réserves de minerai de fer et de bauxite du monde) devient un projet-phare. Conduit par l’entreprise publique Vale do Rio Doce (privatisée en 1997), le programme d’exploitation minière prend le nom de Programme Grande-Carajás (PGC). Sur une surface totale de 2 millions d’hectares, Vale do Rio Doce va installer plusieurs fronts de taille. Le site est alimenté en énergie électrique par le grand barrage construit sur le fleuve Tocantins à Tucurui, distant de 361 km de Carajas[3]. Outre l’exploitation du minerai de fer, trois autres projets concernant l’extraction de la bauxite et la trans-formation en aluminium ont été intégrés au PGC[4]. La population installée autour du PGC et sur les deux villes créées passera de 82 532 habitants en 1982 à 184 060 habitants en fin de décennie. Aujourd’hui, l’ensemble des sites urbains existants ou créés sur la région de Carajas représente une population totale de 1,7 million d’habitants. L’ouverture de ces mines a permis au Brésil de devenir un des acteurs majeurs de l’économie mondiale du minerai et de fer et de la bauxite. La prolifération de centres urbains, l’implantation sur la région de nombreuses exploitations agricoles et l’arrivée de milliers de colons ont accentué la dynamique de déforestation sur les Etats du Pará et du Maranhão. Jusqu’à la fin du régime militaire, la politique amazonienne de l’Etat brésilien ne suscite guère de polémiques au plan intérieur comme au niveau international. Au cours des années 1980, les débats sur la situation de l’environnement et les questions écologiques commencent cependant à émerger dans plusieurs pays. Dans ce contexte, l’assassinat en 1988 du leader syndical et écologique Chico Mendes va avoir une répercussion inter-nationale. La politique de développement de l’Amazonie mise en œuvre par le gou-vernement de Brasilia devient un objet de critiques aussi bien au plan intérieur qu’à l’extérieur du Brésil[5]. [1] Le statut de la terre adopté par le gouvernement militaire en 1964 a cherché à combler une lacune que la loi agraire de 1850 avait laissé ouverte pendant plus d’un siècle. Ce statut (toujours en vigueur) donne à tout brésilien la possibilité de s’approprier des terres publiques encore sans destination à condition d’y avoir résidé pendant dix ans, de ne pas avoir vu cette occupation contestée et d’avoir mis en valeur ces terres par son travail et celui de sa famille. Si ces conditions sont remplies, l’occupant voit sa situation régu-larisée. Il est défini comme posseiro, occupant sans titre de propriété mais cependant en situation légale. Le statut de la terre a exigé la création d’un organisme chargé de la réforme agraire et des opérations de colonisation : l’Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire (INCRA), chargé de cartographier et d’identifier les terres publiques occupées afin de régulariser les conditions d’utilisation et d’occupation de ces terres et d’émettre des titres d’occupants légalisés (ou posse en portugais). [2] Pour cette raison, dès le début des années 1990, les politiques de colonisation agraire sont repensées et redéfinies. A la place d’opérations conduites par les pouvoirs publics, l’Etat va préférer ouvrir l’Amazonie à des projets et initiatives privées. Sur la première phase des programmes de colonisation pilotés par l’Etat, la déforestation réalisée est de type linéaire. Elle devient ensuite (de 1975 à 1979) une déforestation radiale réalisée autour des pôles de développement. Enfin, à compter de 1980 et jusqu’à aujourd’hui, le modèle dominant est celui d’une déforestation en tâche d’huile. [3] Long de 7 km, le barrage de Tucuruí dispose d’une capacité qui lui permet de couvrir les besoins en énergie électrique du site de Carajas mais aussi ceux de la ville de Belém, située à 550 km. Le lac formé a couvert 243 000 hectares de forêt. Sur cette superficie, il a fallu exproprier 10 000 exploitants agricoles et déplacer deux tribus indiennes. Le Programme Grande Carajás a conduit à la construction de deux nouvelles villes disposant d’aéroports, d’une route et d’une ligne de chemin de fer qui relie Carajás à São Luis do Maranhão, la capitale de l’Etat du même nom. [4] Ces trois projets sont ceux du Rio Trombetas (entreprise minière de capital brésilien et étranger, qui fournit en bauxite le projet Alumar (alumínios do Maranhão) et Albrás/Alunorte), le projet Albrás/Alunorte (engagé en 1985 à l’initiative de l’entreprise Complexe Industriel de Barcarena, qui produit de l’aluminium près de Belém) et le projet du consortium Alumar (également de production d’aluminium) dans l’Etat du Maranhão. Tous ces programmes industriels sont alimentés en énergie électrique par le barrage de Tucuruí. [5] Les ambitions de défense de l’Amazonie brésilienne qui étaient à l’origine des projets développés sous le régime militaire persisteront après le retour à la démocratie en 1985. La même année, le gouvernement Sarney arrête le projet Calha Norte (Rail-Nord) qui sera mis en œuvre en 1987. Ce projet prévoit l’occupation par l’armée d’une bande du territoire national située au Nord et au Nord-Ouest de l’Amazonie. Le rail a une largeur moyenne de 160 km et une longueur de 6500 km, sur la frontière commune que le Brésil possède avec la Guyane française, le Surinam, le Guyana, le Venezuela et la Colombie.

  • Déforestation en Amazonie : l'histoire (2).

    2. La révolution industrielle et l’époque de "l’or noir". La seconde grande phase d’occupation de la région amazonienne sera liée directe-ment à l’essor de la révolution industrielle en Europe. Des explorateurs britanniques vont alors identifier dans la forêt une matière première importante : l’hévéa qui fournit du latex, désigné alors sous le terme "d’or noir". Encouragés par le gouvernement brésilien, des milliers d’habitants du pays et d’étrangers viennent s’établir sur la région. Entre 1870 et 1900, quelques 300 000 personnes originaires du Nord-Est du Brésil auraient émigré vers l’Amazonie. Ces nouveaux arrivants sont recrutés pour travailler sur les terres où existent des hévéas sauvages mais ils n’ont pas le droit d’accéder à la propriété des zones exploitées. Les périmètres riches en hévéas sont administrés par des familles tradition-nelles locales qui sont en contact direct avec les exportateurs britanniques installés dans la région. Le commerce d’exportation du caoutchouc génère des richesses considérables qui permettent de financer la construction de plusieurs édifices à Belém et Manaus ainsi que d’une ligne de chemin de fer (Madeira-Mamoré, dans l’actuel Etat du Rondônia). La première phase d’expansion de la production de latex et de caoutchouc s’achève sur les premières années du XXe siècle lorsque la production en plantation du latex commence à être développée en Asie. L’Amazonie connaît alors une période de décadence écono-mique jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. L’extraction du latex aura été pendant plu-sieurs décennies une activité relativement neutre du point de vue de l’impact sur la forêt car les exploitants prenaient soin de ne pas abîmer ou détruire les hévéas et les ressources forestières. Entre 1940 et 1945, privés de l’accès au caoutchouc produit en Asie, les Etats-Unis cherchent à obtenir cette matière première auprès du Brésil. Pendant ces quelques années, l’économie du latex et du caoutchouc connaît un nouvel essor en Amazonie. Ce cycle s’éteindra définitivement avec la fin du conflit mondial. Le théâtre de Manaus, construit entre 1884 et 1896. Au cours de cette période, l’Amazonie s’est trouvée relativement isolée du reste du pays avec les restrictions limitant le trafic maritime entre le Nord et le Sud du Brésil. La paix revenue, le gouvernement de Getúlio Vargas va considérer qu’il est essentiel de renforcer l’intégration de cette vaste zone à l’espace national et de permettre aux popula-tions locales dispersées de contribuer à l’essor du marché intérieur qui doit porter le développement de l’industrie brésilienne. L’Etat fédéral lance alors un programme de concessions de terres à de nouveaux colons. Avec le gouvernement de Juscelino Kubitschek (1956-1961) et la construction de la nouvelle capitale Brasilia, le centre géo-graphique, politique et économique du pays est redéfini, au détriment du Sud-Est. Le Président Kubitschek lance la construction de la route Belém-Brasilia qui deviendra un axe de pénétration majeur du biome amazonien. En quelques années, la déforestation est significative. L’agriculture de subsistance traditionnelle associée à l’extractivisme est remplacée par une forme d’agriculture moderne et l’essor de l’élevage bovin extensif. Dès le début des années soixante, sont lancés les chantiers de construction de trois autres routes pénétrant la zone amazonienne : Cuiabá-Porto Velho, Cuiabá-Santarém et la Transamazonienne (BR-230). Jusqu’au milieu des années soixante, en Amazonie, le foncier relève pour l’essentiel du domaine public. Les propriétaires sont soit l’Etat fédéral, soit l’un des neuf Etats fédérés de la région. A l’époque, sur l’ensemble des terres identifiées par les autorités, 87% sont couvertes par des forêts ou des friches exploitées par des milliers de ruraux (indiens, métis) qui vivent de la chasse, de la pêche et d’activités d’extraction des ressources végétales. Des pâturages naturels étaient alors exploités sur 11% de la superficie de l’Amazonie légale par de petits agriculteurs disposant parfois de titres de propriété anciens. Les terres occupées par des cultures ne représentaient que 1,8% de la surface de ces exploitants dédiées avant tout à l’élevage bovin extensif. En résumé, la quasi-totalité de l’espace de l’Amazonie légale était constituée de terres relevant du domaine public (mais parfois occupées et exploitées irrégulièrement) et désignées sous le terme de terres dévolutas. (A suivre….)

  • Déforestation en Amazonie : l'histoire (1).

    Introduction. En 2019, au cœur de l’été de l’hémisphère nord, les médias internationaux ont large-ment relayé les inquiétudes des experts et organismes spécialisés au Brésil qui alertaient sur une spectaculaire recrudescence des incendies sur la région amazonienne et une probable augmentation de la déforestation. Cette effervescence médiatique qui a duré quelques semaines a souvent résumé le drame de la forêt amazonienne en privilégiant une vision manichéenne dans laquelle le Président populiste Jair Bolsonaro tenait le rôle du bouc-émissaire facile. Evitant d’entrer dans la complexité du processus de des-truction de l’un des biomes les plus importants de la planète, une presse mal informée a presque systématiquement omis la dimension historique. C’est pourtant d’abord par l’histoire qu’il faut aborder la question amazonienne. Les quatre premiers articles de cette série seront donc consacrés au sort qu’ont réservé au biome Amazonie les pouvoirs publics brésiliens, de la fin de la période coloniale à nos jours. Il faudra ensuite aborder la question des relations entre l’essor de l’agriculture brésilienne sur les dernières décen-nies et la déforestation. Ce sera l’objet d'une seconde série d'articles consacrés à l’élevage bovin extensif et aux cultures annuelles comme le soja. Une troisième série sera dédiée aux défaillances des politiques publiques (en particulier sur la période récente) et aux nombreuses initiatives qui sont prises depuis quelques années pour réduire et stopper la déforestation. Avant d’entrer dans l’histoire, il convient de fixer quelques notions géographiques. Le nom Amazonie recouvre au Brésil trois réalités différentes. Il se réfère au biome Ama-zonie, un ensemble qui peut être fractionné en régions écologiques bien diversifiées. Le biome occupe aujourd’hui une surface de 4,2 millions de km2 (l’équivalent de 49% du ter-ritoire brésilien). La forêt tropicale dense du nord du Brésil forme l’essentiel de ce biome. Elle couvre au Brésil une superficie de 3,52 millions de Km2. L’Amazonie légale est un ensemble administratif dont les caractéristiques et les limites ont été définies dans les années cinquante par le gouvernement fédéral brésilien. Le périmètre de l’Amazonie légale (carte ci-dessus) recouvre totalement les États d’Acre, de Rondônia, du Pará, d’Amazonas, du Tocantins, du Roraima, d’Amapá et du Mato Grosso. Il inclut une partie du territoire de l’Etat du Maranhão. Cet ensemble a été défini à l’origine pour permettre la mise en œuvre de politiques spécifiques de développement. Il s’étend sur 5,2 millions de km2., dont près de 1 million de km2 de savanes (cerrado) et une partie du Pantanal (écosystème de savanes inondées). De manière générale, sauf indication contraire, les statistiques brésiliennes concernant l’Amazonie utilisées dans les articles de la série se rapportent à l’Amazonie légale. Il est difficile de comprendre la situation qui prévaut depuis quelques décennies sur la région si l’on ne dispose pas d’un recul historique. Le biome amazonien a été exploré par des populations non-autochtones dès l’époque de la découverte du sous-continent par les européens (15e siècle). Néanmoins, il a fallu attendre les premières décennies du XXe siècle et le gouvernement de Getúlio Vargas (1930-1945) pour que les autorités brésilien-nes en viennent à considérer la colonisation de la forêt comme un objectif stratégique de défense de l’intérêt national. A l’époque, l’Etat fédéral lance la "marche vers l’ouest" et cherche à encourager l’exploitation des ressources forestières. Les premières routes sont ouvertes afin de faciliter le développement de la région. Quelques décennies plus tard, pendant le régime militaire (1964-1985), l’objectif central du pouvoir sera d’intégrer le biome amazonien à l’espace national afin de le protéger contre d’hypothétiques velléités d’annexion par des puissances étrangères. L’occupation accrue de ce vaste territoire, les multiples programmes de développement mis en œuvre et l’intégration de l’Amazonie vont être accompagnés par une destruction du domaine forestier. A la fin des années soixante-dix, 14 millions d’hectares de la forêt existante sur la décennie antérieure avaient été détruits. En 2004, la déforestation portait sur 70 millions d’hectares. Fin 2017, on estimait que 90 millions d’hectares de forêt avaient été détruits depuis 1970 (soit 20,3% de la surface couverte alors par le domaine forestier). 1. Avant l’indépendance du Brésil. Le 7 juin 1494, à Tordesillas, dans la province espagnole de Valladolid, les représen-tants des souverains espagnols et portugais s'entendent sur le partage du monde (Eu-rope exceptée). C'est à ce traité que la pointe orientale du continent sud-américain (le Brésil), encore inconnue des Européens, devra d'être portugaise...Néanmoins, une grande partie de l’Amazonie devient alors territoire espagnol. Les premières expéditions sur la région sont lancées quelques années plus tard, à partir de 1540. En dépit des dispositions du traité, ce sont des portugais qui vont les premiers s’aventurer sur le grand fleuve Amazone. Il s’agit alors pour les explorateurs de préserver le territoire contre toute ingérence anglaise, française ou hollandaise. En 1637, la couronne portugaise organise et coordonne une importante colonne formée de 2000 personnes qui pénètre la région sur plusieurs milliers de kilomètres. Les pionniers commencent à développer le commerce du cacao sauvage et de la noix. Entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, les bandeiras[1] et les monções[2] permettent à plusieurs reprises d’approfondir la connaissance du territoire amazonien. A partir du 18e siècle, l’économie de l’Amazonie se diversifie en ajoutant aux activités de cueillette des productions agricoles et l’élevage bovin. La main-d’œuvre indienne n’étant plus suffisante, les occupants ont de plus en plus recours à des populations d’es-claves d’origine africaine. En 1750, avec le Traité de Madrid, l’Espagne accepte une expansion de la colonie portugaise au détriment de l’empire espagnol. Le Portugal est alors reconnu comme puissance coloniale souveraine sur les terres occupées au nord du pays. C’est le début de l’établissement de la frontière brésilienne en région amazonienne, processus qui s’achèvera au XXe siècle avec l’annexion de l’Etat de l’Acre. Au XVIe siècle, lorsque commencent les premières expéditions portugaises sur le cours du fleuve Amazone, la population d’indiens de la région devait atteindre près de 2 millions de personnes appartenant à diverses ethnies. Plus de la moitié de cette popu-lation vivait alors sur les zones forestières inondables des bords du fleuve, sur un ter-ritoire estimé à 65 000 km2. La densité de population atteignait donc 14 habitants par km2. Il faudra attendre le XXe siècle pour retrouver une telle densité car les contacts de cette population indigène avec les européens vont décimer les communautés autoch-tones. La pénétration du territoire par le fleuve conduit à l’installation par les Portugais de comptoirs tout au long de l’Amazone et de ses affluents. Les colons vont alors se consa-crer principalement à l’extraction de ressources végétales destinées à l’exportation vers l’Europe. On parle alors de l’exploitation de "drogues du sertao". Les produits en question (poivre sauvage, cajou, cacao sauvage, papaye, vanille, noix) sont utilisés sur le vieux continent pour la cuisine et en pharmacopée. Organisation foncière et agriculture en Amazonie. S’appuyant sur le droit de conquête, la couronne portugaise s’est fait maître des terres de la nouvelle colonie. A partir de l’installation au Brésil des premiers représentants du pouvoir de Lisbonne (1500), toutes les terres de la colonie ont été incorporées au patri-moine de la couronne portugaise. A compter de 1530, cette dernière décide de privatiser l’occupation du territoire brésilien. La monarchie installe au Brésil le système des capita-ineries héréditaires par lequel le roi transfère à des particuliers les droits, les profits et l’usufruit d’immenses étendues de terres. Sur la base de ces droits, le capitaine octroie à son tour des terres aux particuliers de son choix. Ces terres concédées sont désignées sous le terme de sesmarias (terres allouées). Cette distribution constitue l’acte légal fon-dateur de la dynamique de concentration foncière au Brésil. Les terres sont en effet uniquement allouées ou offertes à des membres d’une élite, des proches des capitaines, des représentants de la noblesse ou fidalgos, des militaires. Les bénéficiaires de sesmarias doivent développer l’agriculture. En Amazonie, le nouveau régime foncier est censé faciliter l’occupation effective de l’immense territoire, une meilleure organisation de la gestion de l’espace et son contrôle. En réalité, cette occupation va rester longtemps limitée aux bordures du fleuve et de ses affluents. Outre une production de sucre, les propriétaires développent la culture du tabac. En 1751, le marquis de Pombal (alors premier ministre du royaume portugais) créée au Brésil l’Etat du Grand-Pará et du Maranhão dont la capitale sera fixée à Belém. Il constitue égale-ment 4 ans après la Compagnie Générale du Grand-Pará et du Maranhão afin de soutenir l’effort d’exploitation des richesses de l’Amazonie et d’assurer l’essor de la principale production de la région qui est le cacao. Les autres cultures développées sont alors le café et le clou de girofle. A la fin du XVIIIe siècle, les populations natives de la région ont pratiquement disparu, décimées par la malaria, la fièvre jaune ou la grippe. Les indiens des zones riveraines du fleuve et de ses affluents sont remplacés par des colons portu-gais, des métisses ou d’autres ethnies indiennes qui se sont déplacées vers les régions d’aval de l'Amazone. Sur les XVIIe et XVIIIe siècle, les cultures sont pratiquées sur les bordures des voies navigables. La densité de peuplement resté faible. La déforestation est donc très limitée. Au fil du temps, les difficultés d’accès à la terre s’aggravant pour de nombreux habitants de la colonie, une occupation spontanée du territoire est engagée en marge des procédures officielles. Ces démarches sont en général le fait de familles n’appar-tenant pas à l’élite qui vont occuper effectivement des terres laissées libres soit parce que l’accès en est difficile, soit parce que le potentiel agricole est faible. Il peut s’agir également de sesmarias abandonnées. Le phénomène d’occupation s’amplifie tout au long du XVIIIe siècle et des lois le reconnaissant officiellement seront promulguées. Fragilisé, le régime des sesmarias est officiellement supprimé en 1822, au moment de l’indépendance du Brésil[3]. En matière de foncier, le nouveau pays va alors connaître une période de vide juridique jusqu’en 1850. Il n’existe plus de loi qui réglemente l’accès à la terre. Le système juridique ne prévoit pas formellement le transfert de terres publiques au bénéfice d’acteurs privés. La constitution brésilienne adoptée en 1824 a repris le principe napoléonien du droit de propriété absolue sur la terre mais aucun dispositif légal définissant l’accès à la propriété n’a été établi. Le Brésil connaît alors pendant les 28 premières années de son indépendance une course effrénée à la terre. Les premiers arrivants sur une localité (souvent les plus riches et les plus violents) s’attribuent l’occu-pation de pans entiers du territoire national. La loi des Terres finalement adoptée en 1850 interdit toute occupation spontanée. Le législateur craint en effet que la persistance de cette pratique provoque la fuite de la main-d’œuvre encore maintenue en esclavage sur les propriétés et les occupations réalisées antérieurement. La loi de 1850 instaure en outre la transaction commerciale comme unique moyen de transfert des terres de l’Etat vers les particuliers. La terre devient un bien marchand. Il incombe au propriétaire ou à l’occupant de déclarer sa situation puis de la régulariser. Depuis des décennies, tous les potentats locaux ont construit leur pouvoir sur la maî-trise de l’accès à la terre et aux ressources naturelles qu’elle porte. Il n’est donc pas question que la majorité des possessions et titres de propriété soient déclarés. En 1891 avec l’avènement de la république la constitution transfère officiellement la responsa-bilité des terres publiques de la sphère fédérale vers celles des Etats fédérés. Ce transfert précipité de la compétence foncière aux Etats locaux qui sont déficients en termes d’infrastructures, de ressources humaines et de moyens administratifs va renfor-cer la fragilité de la puissance publique en matière de gestion du foncier. [1] Expéditions réalisées à partir du Sud-Est du Brésil vers l’intérieur pour capturer des populations autochtones soumises ensuite à l’esclavage, recherche des minerais et connaître le territoire. [2] Expéditions fluviales réalisées vers l’intérieur du pays. [3] Les capitaineries ont l’obligation de cadastrer les concessions, de les démarquer et de les cultiver, sous peine de devoir rendre le foncier à la couronne portugaise. Au fil du temps, ces obligations n’étant pas rigoureusement respectées, des terres des capitaineries ont été rendues à la couronne et ont constitué un patrimoine de terres dénommées dévolutas. A l’indépendance du Brésil (1822), ces terres sont devenues parties intégrantes du domaine immobilier de l’Etat. A partir du XXe siècle, et notamment sur les dernières décennies, une partie des terres du domaine public a été vendue légalement à des acquéreurs privés. Cela a été le cas dans les années soixante et soixante-dix lorsque le gouvernement central a encouragé l’immigration en Amazonie légale de colons originaires du Sud du pays ou l’installation de grands agriculteurs. Cela a été le cas plus tard lorsque Brasilia a utilisé les terres du domaine fédéral pour installer des bénéficiaires de la réforme agraire. Enfin, dans de nombreux cas, l’Etat central ou les Etats de l’Amazonie légale ont souvent régularisé la situation d’occupants au départ illégaux des terres du domaine public. Ajoutons encore que c’est sur les terres du domaine public fédéral et sur des terres obtenues après expropriation des propriétaires privés qu’ont été créés sur les décennies récentes les territoires sur lesquels les populations autochtones (indiens) disposent d’un droit d’usage exclusif. Les mêmes dispositions ont prévalu dans le cas de la création des unités de conservation de ressources naturelles protégées.

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