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  • Le sabordage de la gauche brésilienne (2)

    Une vision surannée du développement économique. - Première partie - La crise que connaissent aujourd’hui la gauche et le Parti des Travailleurs (PT) est liée aux difficultés que rencontrent les formations politiques concernées pour réaliser un aggior-namento, une révision en profondeur de la matrice idéologique, des dogmes, de la vision du monde à partir desquels elles ont été fondées et qui définissent leurs identités. Le point de départ de l’examen de cette matrice peut être une question simple. Quand, à quel moment de l’histoire du pays, a-t-on commencé à décrypter les débats publics, les confrontations idéologiques et politiques en utilisant les qualificatifs de droite et de gau-che ? A quelle époque, un secteur de l’opinion a-t-il régulièrement utilisé le terme de gauche pour se définir et se distinguer d’autres secteurs qualifiés de droite, de conserva-teurs, ou de réactionnaires ? Formulons ici une hypothèse. C’est probablement au cours de la période désignée sous le terme d’Estado Novo (1937-1946), sur les décennies sui-vantes et pendant la période du régime militaire (1964-1985) que les formations qui com-posent aujourd’hui la gauche brésilienne construisent leur identité idéologique et définis-sent une vision du monde qui prévaut encore largement aujourd’hui. Ces deux grands moments de l’histoire récente ont profondément influencé la construc-tion et les projets de ces mouvements politiques. Le premier est donc l’Estado Novo, une période caractérisée à la fois par l’instauration d’un régime autoritaire et un nationalisme économique puissant. L’Etat brésilien devient l’acteur central de la stratégie d’industria-lisation. Il renforce le capitalisme de connivence traditionnel et élargit l'évantail des couches sociales qui bénéficient des rentes générées par ce modèle. En contrepartie de la tutelle qu’exerce le pouvoir sur les organisations professionnelles, le monde salarial industriel et tertiaire des villes voit s’ouvrir des perspectives d’ascension sociale. C’est à partir de l’Estado Novo qu’est mise en œuvre une politique de développement profondé-ment nationaliste, protectionniste et interventionniste. Cette politique altère fortement les mécanismes de l’économie de marché, confie à l’Etat un rôle central dans l’allocation des ressources et amplifie la logique de captation de rentes qui s’imposait déjà auparavant dans les relations entre le pouvoir et les principaux acteurs économiques. Pour une majorité de Brésiliens et la plupart des formations politiques, ce "capitalisme d'Etat" est longtemps restée indépassable. A la gauche de l’échiquier politique, c’est encore cette approche qui fonde les propositions économiques avancées. Le second moment fondateur sera la lutte contre le régime militaire, après le coup d’Etat de 1964. Au cours des années qui suivent, le pays connaît une urbanisation rapide et accélère son développement industriel. Les classes moyennes urbaines voient leurs effectifs progresser au moment même où le régime autoritaire étouffe les libertés politi-ques. C’est alors aux organisations de gauche (clandestines au départ) que la majorité des brésiliens qui s’opposent à la dictature vont s’identifier. Le positionnement idéolo-gique de ces organisations est profondément influencé par le contexte de la guerre froide entre le camp occidental organisé par les Etats-Unis et le monde dit socialiste dominé par l’URSS. Au Brésil, sont alors désignés comme étant de droite tous les cou-rants d’opinion et les groupes qui soutiennent la dictature militaire, sont liés aux courants conservateurs de l’église catholique, acceptent le système capitaliste et l’économie de marché. Être de gauche signifie être opposé à la dictature et plutôt favorable aux expériences de socialisme réel engagées dans les pays de l’est européen et les satellites de l’Union Soviétique comme Cuba. Des années avant la chute du mur de Berlin, au Brésil d’importants secteurs de l’opinion idéalisent le système socialiste et la terre russe sur laquelle la révolution rêvée a déjà eu lieu. Les forces de gauche plus modérées savent que le bilan du socialisme réel doit être nuancé. Néanmoins, elles hésitent à pren-dre leur distance par rapport aux Etats qui sont de précieux alliés dans le combat contre un régime autoritaire mis en place avec le concours des Etats-Unis. Ce second moment fondateur va conduire de nombreux courants de la gauche bré-silienne à identifier le libéralisme politique, la notion de démocratie représentative et les droits de l’homme à des valeurs occidentales, des composantes de la culture prônée et partagée par le camp dit "impérialiste". Le combat contre le régime militaire au Brésil est avant tout un combat contre les agents locaux d’un "impérialisme" qui serait la cause de tous les maux dont souffre le pays. Il s’agit de lutter contre la dictature et pas contre toutes les dictatures. A gauche, l’objectif des mouvements les plus radicaux n’est pas de rétablir la "démocratie formelle" que serait la "démocratie bourgeoise" et les droits de l’homme. Il est de renverser (y compris par les armes) les "valets de Washington", de rompre avec l'économie de marché puis d’instaurer un régime inspiré par les expériences de Cuba, de la Chine maoiste, de l’Algérie ou d’autres pays asiatiques. Au Brésil, avec la guerre froide, les "forces progressistes" ont accepté et intégré la vision binaire et mani-chéenne du monde propagée par le camp soviétique. Elles ont identifié le libéralisme politique comme une composante majeure du soft-power exercé par les Etats-Unis et tous les pays du monde occidental. Cette identification influence encore aujourd’hui la culture profonde des mouvements de la gauche anticapitalisme brésilienne, y compris de plusieurs des tendances réunies au sein du Parti des Travailleurs. On reviendra dans un prochain article sur cette question majeure. Les pages qui suivent seront consacrées aux origines du modèle de développement économique étatiste qui a longtemps fait consensus au sein du monde politique brésilien et que la gauche conti-nue à croire indépassable et inaltérable en dépit des crises répétées sur lesquelles sa mise en œuvre a débouché. Une dictature et un mur. Retour sur l'histoire. En 1930, un mouvement militaire place au pouvoir son leader civil, un avocat qui a commencé sa carrière politique dans le Sud : Getúlio Vargas[1]. Cette figure charismatique dominera la vie publique nationale pendant près d’un quart de siècle. Dans un pays qui s’urbanise et connaît un début d’industrialisation, Vargas renforce con-sidérablement le rôle central de l’Etat comme acteur du développement économique et organisateur de l’ordre social. Comme la plupart des pays à l’époque, le Brésil fait le choix d’un développement autocentré[2]. Tout doit être produit à l’intérieur de ce marché national émergent. Vargas ne se contente pas d’imiter les pays occidentaux sur le terrain économique. En Europe, l’époque est aussi marquée par l’effondrement des démocraties et l’installation de dictatures. Issu d’une rupture institutionnelle, le régime de Vargas sera franchement autoritaire. Le modèle politique, social et économique de l’Italie musso-linienne séduit et inspire le Président brésilien qui instaure en 1937 l’Estado Novo, un sys-tème dictatorial qui ne prendra fin qu’en 1945. Il n’y a pas eu dans l’histoire du pays de régime plus répressif. La nouvelle constitution imposée par le dictateur en 1937 accroît considérablement les pouvoirs de l’exécutif central, réduit les droits civils, impose une tutelle à toute la société. Anticommuniste, le pouvoir est aussi très nationaliste, xéno-phobe et antisémite. Il va renforcer les moyens et l’action d’un service de renseignement intérieur créé avant 1930. Les opposants sont incarcérés et la torture est systématique-ment utilisée. La révolution de 1930 place Getulio Vargas à la tête de l'Etat fédéral. Avec Vargas, plus encore que sous les régimes précédents, l’essor économique du pays devient une affaire d’Etat. Les élites intellectuelles et universitaires brésiliennes élaborent dès les années trente les bases théoriques de ce qui deviendra après la Seconde Guerre Mondiale le credo de nombreux penseurs du développement économique en Amérique latine[3]. Un corpus d’idées justifiant un dirigisme étatique poussé et le protectionnisme commercial le plus radical prend forme. Désigné sous le terme de nacional desenvol-vimentismo[4], il sera la doctrine de Getúlio Vargas et de plusieurs de ses successeurs. Selon les concepteurs de cette idéologie, l’industrialisation poussée, rapide et systé-matique du pays est la première priorité. Il faut défendre, protéger et étendre un marché intérieur qui a commencé à se développer. Dans le contexte international qui suit la grande crise de 1929, le repli sur l’espace national et le volontarisme industriel paraissent être les seules voies possibles pour sortir le Brésil de la pauvreté et du sous-dévelop-pement. Ces ambitions ne peuvent pas être abandonnées au seul jeu spontané des for-ces du marché. Pour être efficace, rationnelle et planifiée, l’industrialisation doit être pensée, financée et organisée par l’Etat. C’est à l’Etat qu’il revient de fixer les objectifs de croissance, de capter et de distribuer les ressources financières exigées par les investis-sements à mettre en œuvre, de définir les secteurs prioritaires. La puissance publique doit aussi créer un véritable mur entre les économies étrangères et l’industrie nationale naissante[5]. Vargas jette les bases d’une stratégie d’industria-lisation par substitution d’importations. L’Etat fédéral n’est pas seulement le pilote et le planificateur des investissements industriels. Le domaine de son intervention économi-que s’étend. Des organismes d’Etat et un ensemble de lois vont limiter le libre jeu des forces du marché en matière d’allocation des ressources. L’Administration fédérale in-fluence la formation des prix en imposant des restrictions quantitatives à l’importation, à fixant les tarifs de produits stratégiques (énergie, carburants, transports). Elle gère direc-tement et efficacement les opérations sur devises. Un système complexe de changes est organisé pour favoriser les exportations, faciliter les importations de biens d’équipement et dissuader les entrées de produits manufacturés qui pourraient concurrencer l’industrie brésilienne. La main invisible d’Adam Smith est remplacée dans une large mesure par la main très visible du gouvernement. La mise en œuvre de ce régime économique interventionniste et très protecteur ne dé-bouche pas sur une étatisation complète et radicale de toute activité productive et com-merciale. Elle ouvre au contraire un large champ d’opportunités à tous les acteurs privés nationaux qui détiennent un capital et peuvent investir et seront soutenus financièrement et protégés par l’Etat. Ce dernier réserve le marché domestique aux producteurs locaux. Isolés par rapport à la concurrence extérieure, ces derniers vont pouvoir dégager des profits élevés, accumuler des patrimoines conséquents et devenir les partenaires écono-miques majeurs d’un Etat disposé à développer un capitalisme de connivence ou de "copinage". Ce système hybride ouvre de nouvelles opportunités aux chasseurs de ren-tes. La liste des bénéficiaires va désormais s’élargir. Outre les détenteurs de capitaux, propriétaires fonciers et industriels, elle va inclure le salariat urbain organisé. L’Etat distributeur de rentes. Le gouvernement concède aux entreprises et aux filières privilégiées des financements à taux subventionnés, des tarifs d’importation différenciés, des exemptions fiscales. Ces avantages sont évidemment distribués en prenant en compte le poids politique et éco-nomique des demandeurs et bénéficiaires. Vargas renforce puis étend le champ d’acti-vité des nombreuses institutions financières publiques créées pour mobiliser l’épar-gne[6]. Les commandes de l’Etat ouvrent des marchés considérables aux industriels bré-siliens et commerçants locaux. Le gouvernement de Getúlio Vargas est un capitaine d’in-dustries lourdes qui créé d’imposants groupes publics chargés de lancer et de moder-niser la production de secteurs comme l’énergie, le transport ou la sidérurgie. Il gère la distribution des biens et services fournis en négociant avec les agents privés des tarifs subventionnés. Il contribue de façon décisive à l’essor d’un salariat industriel qui vient étoffer les rangs déjà très importants des fonctionnaires et des travailleurs des diverses branches. La multiplication d’organismes publics assumant diverses fonctions (crédit, soutien à l’investissement, encadrement de l’activité économique, plans de développe-ment, etc..), l’expansion des administrations fédérales et locales, la construction et l’élar-gissement d’un secteur public étatisé conséquent, le protectionnisme commercial et les subventions distribuées par l’Etat vont aboutir à la création d’un important secteur d’acti-vités protégées. Ce secteur va générer un grand nombre de postes de travail pour des salariés bénéficiant de statuts et de la quasi-garantie de la stabilité de l’emploi. Ces travailleurs privilégiés formeront la base des corporations que le régime va organiser. Les corporations organisées défilent derrière le portrait de G. Vargas (années 1940). Au cœur de ce capitalisme particulier, les représentants d’entreprises privées, de syn-dicats professionnels ou de groupes de pression divers sont contraints de s’affilier aux organisations représentatives imposées par le pouvoir. Grâce à ces corporations, l’élite économique, les grands agriculteurs mais aussi les salariés bénéficiant d’emplois proté-gés disposent d’un canal d’accès permanent auprès des pouvoirs publics. Soumises à la tutelle de l’Etat, ces corporations ont une mission : transmettre du sommet à la base de la pyramide les directives, les lois et les orientations que promeut le régime. Ce travail de mise au pas, de coordination et de structuration du monde professionnel et entrepre-neurial prodigue d’appréciables contreparties. Chaque instance représentative d’une cor-poration patronale négocie et obtient de l’Etat les exemptions fiscales, les protections commerciales ou les garanties d’accès aux marchés publics que revendiquent ses adhé-rents. Les lobbys syndicaux formés au sein du salariat protégé ont pour mission de ga-rantir à leurs affiliés des avantages appréciables en termes de rémunérations, de retrai-tes, de prestations sociales diverses, d’organisation du travail. Le gouvernement de Getúlio Vargas n’est pas seulement le grand ordonnateur du décol-lage industriel. Il s’attribue aussi un rôle central de médiateur des relations sociales et des conflits entre travailleurs et employeurs. La constitution de 1937 autorise des organi-sations syndicales dont la fonction explicite est d’assurer la paix sociale et de constituer des relais du pouvoir politique auprès du monde du travail et des entreprises. Le texte institue également un impôt syndical obligatoire collecté par l’Etat et payé par tous les salariés bénéficiant d’un contrat de travail (qu’ils soient ou non effectivement membres d’un syndicat) et par tous les entreprises et travailleurs indépendants, puis reversé aux organisations syndicales et professionnelles autorisées. En 1943, les diverses dispositions et textes qui définissent et encadrent les relations sociales, protègent les salariés et défi-nissent les missions des organisations représentatives sont réunis dans une loi unique dite de Consolidation de la Législation du Travail (CLT), un document inspiré de la Carta del Lavoro de Mussolini[7]. La CLT n’a pas seulement pour finalité d’équilibrer les rapports entre les employeurs et les travailleurs. Il s’agit aussi d’intégrer toute une partie de la po-pulation urbaine en expansion, d’assurer une redistribution des revenus nécessaire à l’essor du marché intérieur. A sa manière très autoritaire et dans le cadre d’un espace na-tional isolé, Getúlio Vargas a fait émerger au Brésil un capitalisme fordiste[8]. Le régime politique créé par Getulio combine donc un repli xénophobe de la société et le nationalisme économique, l’essor de l’industrie nationale et l’instauration d’un pacte entre le capital national et une partie du monde salarial organisé. Entre ces deux compo-santes majeures de la vie nationale, les tensions et les conflits ne peuvent pas exister. L’Etat autoritaire se charge de contrôler les revendications du salariat en éliminant les oppositions politiques, en gérant les organisations syndicales officielles et en imposant son droit du travail. En contrepartie, les travailleurs de l’industrie et des secteurs protégés bénéficient d’un statut, d’un document formalisant le contrat de travail, de droits afférents (salaire minimum garanti, horaires, congés payés, treizième mois, etc). Entre les travail-leurs relativement privilégiés et le patronat, la puissance publique établit les normes d’un compromis fondé sur un partage des rentes générées par un capitalisme hybride. Ce compromis doit unir toutes les corporations organisées du pays face aux menaces exté-rieures, qu’il s’agisse de la concurrence internationale, de flux migratoires ou d’influences idéologiques étrangères. Il ne concerne pas évidemment les millions de travailleurs de l’économie informelle, les masses d’indigents et de paysans pauvres. La carte de travail instaurée par le régime Vargas. Réussites et déclin d’un modèle. De la période précédant la Seconde Guerre Mondiale aux années cinquante, ce modèle d’organisation sociale et économique va continuer à prévaloir. Dans l’environnement international très cloisonné qui s’est constitué après la grande dépression et qui sera longtemps maintenu après 1945, le Brésil persiste et maintient une stratégie qui réussit. Le modèle de substitution d’importations, ce capitalisme de connivence protégé par un Etat régulateur et interventionniste ont produit des résultats impressionnants. Entre 1947 et le début des années soixante, le Brésil est une des économies les plus dynamiques de la planète. Mesuré en dollars constants, le revenu moyen par habitant est multiplié par deux sur la période. Au-delà des indicateurs économiques généraux, ce sont les conditions de vie d’un grand nombre de brésiliens qui ont connu depuis les années qua-rante une sensible amélioration. Tous les indicateurs d’accès à des services publics de base ont évolué favorablement. Encore très forte (elle concernera 50% de la population en 1960), la pauvreté a reculé. Mieux alimentée, mieux soignée, une part importante de la population voit son espérance de vie augmenter. Cette phase est aussi marquée par un essor (trop limité) de l’éducation de masse. Pendant les premiers gouvernements du Président Getúlio Vargas, le pays a fait un saut considérable dans l’âge industriel, il est sorti d’une longue époque de domination des grands propriétaires terriens. Il a connu la mise en place d’un début de protection sociale. Une classe moyenne urbaine encore très modeste a émergé. Il existe donc un consen-sus après le tournant de la Seconde Guerre Mondiale pour renforcer une stratégie économique et un mode d’organisation sociale qui commencent à faire leurs preuves. L’industrialisation est toujours la priorité. Au cours des années cinquante et soixante, à la substitution des biens de consommation non durables s’ajoute le remplacement des im-portations de biens de consommation durables comme l’automobile. Entre 1951 et 1954, lors du second gouvernement Vargas, la stratégie de développement va mettre l’accent sur la croissance du secteur des infrastructures (principalement dans le domaine des ports, du transport intérieur et de l’énergie), appuyée sur le recours aux capitaux étran-gers. Le gouvernement fédéral crée alors le Conseil de la Politique Scientifique et Tech-nologique. Il installe une Banque Nationale de Développement Economique[9]. Il crée Petrobras, la compagnie nationale d’exploitation des ressources pétrolières. Il renforce le rôle et les moyens de toutes les banques publiques déjà en activité. La stratégie de substitution d’importation dirigée par un Etat interventionniste et pro-tecteur qui est maintenue après la disparition de Vargas permettra encore pendant quelques années de maintenir une croissance exceptionnelle. Le rythme moyen d’ex-pansion sera de près de 8% par an entre 1955 et 1962. Avec l’arrivée au pouvoir du Prési-dent Juscelino Kubitschek (1956), le Brésil inaugure une nouvelle période faste. Le chef de l’exécutif lance le Plano de Metas (plan d’objectifs), ensemble le plus ample et très ordonné d’investissements planifiés par l’Etat. Ces objectifs sont la construction de la nouvelle capitale Brasilia, le développement du réseau routier intérieur afin d’assurer l’intégration du pays et de le relier aux nations voisines, l’essor de l’industrie automobile, la mise en exploitation de gisements pétroliers et l’essor de l’extraction du minerai de fer. Ils sont quasiment tous atteints à la fin du mandat en 1961. Le Brésil commence à entrer dans le monde consumériste. Il s’urbanise à un rythme accéléré. Dans les mégapoles qui émergent au Sud-est du pays, cette période sera évoquée plus tard comme un "âge d’or". L’évaluation est paradoxale. C’est en effet sur la fin des années cinquante et au début de la décennie suivante qu’apparaissent les grandes faiblesses du nacional desenvolvimentismo et de la stratégie de substitution d’importations. Le pays connait alors une crise économique, une inflation à deux chiffres. Le Brésil doit négocier un moratoire sur le paiement de sa dette extérieure. La croissance plonge entre 1962 et 1964. A partir des années soixante-dix, plusieurs fois, l’Etat brésilien tentera de dévelo-pper les capacités industrielles du pays, d’orienter et de promouvoir l’investis-sement productif et de protéger son économie en utilisant les recettes et le modèle qui ont émergé avec l’Estado-Novo. Comme on le montrera dans un prochain article, à chaque fois, l’expérience du nacional desenvolvimentismo se terminera par une crise économique majeure. A suivre : Seconde partie. [1] Originaire de l’Etat du Rio Grande do Sul, Getúlio Vargas sera d’abord président du Brésil pendant une première période de quinze ans, de 1930 à 1945. Cette première pha-se peut être divisée en trois séquences distinctes. De 1930 à 1934, Vargas est le chef d’un gouvernement provisoire. En 1934, il est élu Président par une Assemblée Nationale Constituante. En 1937, Vargas anime un coup d’Etat qui instaure un régime autoritaire désigné sous le terme d’Estado Novo (Etat Nouveau). L’Estado Novo durera jusqu’en 1945. Vargas est alors écarté du pouvoir et remplacé par un Président civil élu. Il revient cepen-dant dans la vie politique en 1950. Après avoir gagné une élection directe, il devient à nouveau Président de la République, mandat qu’il assume de 1951 à 1954. Accusé de corruption, Vargas se suicide en août de cette dernière année. [2] Après la crise de 1929, la plupart des Etats occidentaux choisissent le protectionnisme. La grande dépression va entraîner un retour puissant du nationalisme économique. Les gouvernements occidentaux donnent la priorité au soutien de la pro-duction domestique. Ils ferment l’accès à leurs marchés intérieurs. Le commerce inter-national s’étiole. [3] Ce sera en particulier la référence des experts de la Commission des Nations Unies pour l’Amérique Latine (CEPAL) qui est chargée d’appuyer le développement du continent après 1945. [4] La traduction littérale de l’expression en Français lui enlève son sens profond. Il s’agit de promouvoir la croissance en isolant le pays de la concurrence mondiale, en conférant à l’Etat un rôle central d’investisseur, de producteur et de régulateur. Le nacional desen-volvimentismo est une sorte de colbertisme poussé mis en œuvre au sein d’un espace économique fermé. [5] Cela ne signifie pas qu’il faille tourner totalement le dos aux investissements exté-rieurs. Les firmes étrangères pourront s’implanter dans le pays dès lors qu’elles créent des emplois, contribuent à diversifier les productions manufacturières et apportent des technologies qui ne sont pas encore disponibles au Brésil. [6] A la Banque du Brésil et à la Caisse Economique Fédérale actives depuis le 19e siècle, le gouvernement fédéral ajoute en 1942 la Banque de l’Amazonie puis (en 1952) la Banque du Nord-Est. Ces institutions sont chargées de soutenir l’effort d’investissements des entreprises privées. Elles concèdent à ces dernières des conditions de financement particulièrement avantageuses. [7] La Constitution adoptée en 1988 après le retour à la démocratie a maintenu pour l’essentiel les règles d’encadrement du syndicalisme salarié et du monde de l’entreprise datant des années trente et quarante. [8] Le fordisme désigne le type de capitalisme pratiqué dans les pays occidentaux pendant la période dites des Trente Glorieuses (1945-1975) et basé sur une répartition entre profits et salaires garantissant le développement d’une consommation de masse et donc un débouché pour la production nationale. [9] Cette Banque Nationale sera plus tard appelée Banque Nationale de Développement Economique et Social (BNDES). Sa mission est de favoriser l’investissement du secteur public et du secteur privé par l’octroi de prêts à long terme assortis de taux d’intérêt plus faibles que les taux du marché.

  • Le sabordage de la gauche brésilienne (1).

    Un vieux capitaine s’accroche à la barre. Lorsqu’il a été créé en février 1980, alors que le régime militaire commençait à donner de sérieux signes d’essoufflement, le Parti des Travailleurs (PT) n’est pas seulement apparu comme l’avant-garde d’une opposition croissante à la dictature. La nouvelle formation de gauche annonçait aussi une moralisation de la gestion des affaires publiques et une attention prioritaire aux catégories les plus pauvres de la population. Issu du mouvement syndical, Luiz Ignacio da Silva (Lula) était parvenu à réunir dans une même organisation des leaders ouvriers, des intellectuels, des militants de la gauche catholique. Figure charismatique, politicien très habile, il allait devenir le symbole de ce mouvement. Après le retour à la démocratie (en 1985), le PT va se développer et multiplier les succès élec-toraux. Au plan municipal, il assume la gestion de nombreuses communes de premier plan. Plusieurs responsables "petistas"[1] deviendront gouverneurs d’Etats. Après trois échecs successifs (lors des scrutins présidentiels de 1989, 1994 et 1998), Lula est élu chef de l’Etat en 2002. Dès les premières années, la formation politique va entretenir une relation très parti-culière avec son principal leader. Les diverses tendances qui vont composer le Parti des Travailleurs considèrent Lula comme un homme de synthèse. L’ancien syndicaliste ani-me d’ailleurs le groupe politique le plus influent au sein de l’organisation. Entre la base, l’appareil et son dirigeant le plus populaire s’instaure une relation de confiance aveugle, quasiment religieuse. Considéré comme un politicien habile et rusé, le chef de file de la gauche a pourtant commis des erreurs graves comme le choix de Dilma Rousseff (une personnalité sans trajectoire politique marquante) pour lui succéder ou son propre main-tien pendant plusieurs mois dans la course à la Présidence en 2018 (alors qu’il savait que sa candidature serait invalidée) afin de donner plus d’écho dans l’opinion à sa campagne "Lula Libre". Lula a cependant été le principal architecte de victoires politiques majeures. Il a été capable de rapprocher sa formation des catégories les plus pauvres de la popu-lation brésilienne, d’établir avec ce groupe social un lien qui n’existait pas à la création du Parti des Travailleurs. Jusqu’à l’élection d’octobre 2002, les électeurs situés à la base de la pyramide sociale ne votaient pas pour le PT, perçue comme une formation regroupant les classes moyennes, le monde ouvrier syndicalisé, des universitaires et la jeunesse relativement favorisée. Lors du scrutin présidentiel de 1989, les catégories sociales les plus modestes ont soutenu le candidat de droite Fernando Collor qui promettait la fin rapide de l’hyperinflation. En 1994 et en 1998, elles ont préféré F.H. Cardoso qui avait lancé le Plan Real et rétabli la stabilité économique. Il a fallu attendre 2002 pour que cet électorat populaire porte ses voix sur le candidat de la formation de gauche[2] qui an-nonçait aux pauvres qu’ils allaient enfin être reconnus et entendus. Pendant treize ans (2003-2016), le Parti des Travailleurs va dominer la coalition des forces politiques qui dirigeront le pays. Lula est réélu pour un second mandat en 2006. En 2010, c’est la candidate qu’il a choisie pour prendre la relève, Dilma Rousseff, qui est élue à la tête de l’Etat. Madame Rousseff emporte un second mandat en 2014. Elle quittera le pouvoir en août 2016, après avoir été destituée par le Congrès. La conquête progressive du pouvoir, de l’échelon local au niveau national, puis la ges-tion de l’Etat fédéral pendant treize ans ont mis à rude épreuve les thèses et les projets que la formation avançait lorsqu’elle était une force d’opposition. Globalement, au plan national, le bilan pourrait être résumé par deux mots : l’espoir suivi d’un désastre. Les années de prospérité du premier mandat de Lula ont été suivies par près d’une décennie de scandales de corruption et de détournement de fonds publics, puis par une déroute économique dont le Brésil ne s’est pas encore totalement remis. Condamné pour cor-ruption passive et blanchiment de capitaux dans une affaire connue comme celle de l’appartement Triplex de Guaruja[3], le leader du PT a passé 580 jours en prison avant de bénéficier d’une libération provisoire en novembre 2019. Pendant son incarcération, il a continué à faire la pluie et le beau temps au sein de sa formation. Depuis sa mise en liberté, il a multiplié les efforts pour tenter de reconquérir l’espace politique perdu par son parti. Trois mois après la mise en liberté de l’ancien président, cette reconquête apparaît des plus difficiles. Certes, Lula conserve un poids politique important et le soutien d’une partie de l’opinion acquise à la gauche. Il est cependant loin de faire l’una-nimité, y compris au sein des forces dites progressistes. Depuis qu’il a quitté la prison, il a montré que sa capacité de mobilisation était très faible. En coulisse, il fait face à de fortes critiques des autres formations de gauche et de personnalités de son propre parti qui lui reprochent de vouloir continuer à tout décider. Ces critiques étaient impensables il y a encore quelques mois. Le retour d’un leader encombrant. La gauche brésilienne est aujourd’hui confrontée à un énorme dilemme. Aucun de ses leaders n’est capable de réunir et de conduire l’ensemble des forces d’opposition dans la bataille des municipales d’octobre 2020 et, surtout, en prévision des élections nationales de 2022. A moins d’un improbable altération de la législation en vigueur, l’ancien syndi-caliste ne peut pas et ne pourra pas se porter candidat à la Présidence. Pour revenir prochainement au pouvoir, la gauche ne peut se passer de l’appui de Lula. Néanmoins, pour vaincre, elle a besoin de prendre de sérieuses distances avec une figure historique dont l’image a été considérablement abimée. "Lula libre", tel était le slogan qui sem-blaient réunir toutes les forces de la gauche brésilienne pendant les 580 jours d’empri-sonnement de l’ancien Président. Lula libéré s’acharne à conduire son parti et les forma-tions proches dans une impasse. Après la mise en liberté du dirigeant, le Brésil n’a pas assisté à la mobilisation politique et sociale que son camp avait annoncée. A peine sorti de sa cellule, l’ancien président a commencé à attaquer le gouvernement Bolsonaro. Reprenant son rôle favori de martyr, il a évidemment répété qu’il était la victime innocente d’un complot fomenté par des juges au service des élites. Lula a encore juré qu’il saurait se venger de l’ancien magistrat Sergio Moro, responsable de sa condamnation et de son emprisonnement. La radica-lisation de discours gauchisants, les propos rageurs n’ont guère enflammé que les mili-tants convaincus et les adeptes qui confondent volontiers leurs désirs de soulèvement et de convulsion sociale avec la situation politique réelle. L'ancien Président Lula à sa sortie de prison en novembre 2019. Les observateurs plus sereins le savent : la libération du capitaine qui commence à pren-dre de l’âge (74 ans aujourd’hui) crée plus de difficultés pour l’opposition qu’elle ne con-tribue à la remettre en ordre de bataille. A l’origine de ces problèmes, il y a d’abord l’équation personnelle de l’ancien président. Depuis la création du PT en 1980, Lula a toujours cherché à neutraliser ou à marginaliser des personnalités qui auraient pu jouer des rôles de premier plan au sein de son parti ou à l’intérieur des formations politiques proches. Après la conquête du pouvoir, le leader a souvent privilégié la défense de ses intérêts personnels au détriment de ceux de son propre parti ou des formations alliées. Une autre source de difficulté est le déphasage qui existe désormais entre la structure et la vie d’un parti comme le PT et les formes que prennent les mouvements qui traversent et agitent la société brésilienne. L’ancien chef de l’Etat a assuré pendant plusieurs décen-nies la direction d’une organisation pyramidale et verticale. Plusieurs tendances coha-bitent au sein du parti. Le groupe dominant (animé par Lula) a su néanmoins imposer un mode de fonctionnement qui rappelle le centralisme démocratique en vigueur jadis dans les partis staliniens. L’appareil est une organisation bureaucratique commandée par un chef révéré et son état-major. Il a longtemps exercé une tutelle sur des mouvements sociaux (syndicats de salariés, associations de quartiers, mouvements de sans-logis ou de sans terre) qui servaient de viviers de recrutement, fournissaient des troupes disci-plinées et renforçaient la capacité de mobilisation du parti. Ce système pyramidal est aujourd’hui en total décalage avec les nouvelles dynamiques de contestation sociale souvent lancées sur les plateformes numériques, horizontales et rejetant les modes de représentation et de délégation de pouvoir traditionnels. La gauche classique dont le Parti des Travailleurs a longtemps été l’avant-garde a tardé à comprendre ces nouvelles formes d’expression collective. Elle se montre même très craintive à l’égard de mouve-ments protéiformes qui refusent tout enrégimentement et la tutelle d’appareils centra-lisés. Officiellement, la formation "petista" ne s’oppose pas à cette nouvelle logique de fonctionnement horizontale revendiquée et pratiquée par les jeunes générations, y com-pris au sein de mouvements d’opposition au gouvernement de Jair Bolsonaro. Dans les faits, le parti ne parvient pas à offrir un espace aux leaders que ces mouvements ont choisi et fait émerger. Le Parti des Travailleurs[4] comme les autres formations ne semblent pas avoir mesuré la perte de crédibilité dont souffrent les vieux appareils et le système politique traditionnel. D’aucuns croyaient que le leader "petista" allait profiter de plusieurs mois d’incarcération pour prendre la mesure de cette crise, ébaucher d’autres formes d’organisation politique, envisager un projet neuf. Les observateurs les plus ingénus imaginaient que cette cure forcée avait transformé l’homme et qu’à sa sortie de prison, il surprendrait. Au Lula popu-liste, opposant sans cesse son parti censé représenter le peuple et les autres forces po-litiques vilipendées, allait succéder un Lula rassembleur. En quittant sa cellule, conscient des graves menaces qui pèsent sur la démocratie brésilienne, il prendrait la tête du seul combat qui vaille désormais : la réunion de toutes les forces que le gouvernement de Jair Bolsonaro révulse. Le leader messianique d’un socialisme radical allait se muer en père d’une nation déchirée. Il mettrait son capital politique au service de la cause la plus noble : la recherche du dialogue et de la convergence entre toutes les forces qui veulent empêcher une dérive autoritaire. Lula libre allait devenir le Nelson Mandela du Brésil. Le leader "petista" n’a pas opéré une mue improbable derrière les murs de sa prison. Il conti- nue à faire passer ses intérêts personnels et ceux de son parti avant la construction d’un front d’opposition au gouvernement Bolsonaro. Les analystes candides ou aveuglés par leurs sympathies partisanes ont osé cette com-paraison, montrant ainsi qu’ils connaissaient mal la trajectoire de l’ancien avocat et Prési-dent Sud-Africain. Ils n’osent pas afficher clairement leur déception. Le leader "petista" n’a pas opéré une mue improbable derrière les murs de sa prison. Il continue ainsi à faire passer ses intérêts personnels et ceux de son parti avant la construction d’un front d’opposition au gouvernement Bolsonaro. Il persiste à vouloir imposer son organisation comme une avant-garde à laquelle devraient se rallier ou se soumettre les autres formations de gauche. Après son arrestation en avril 2018, Lula a tout fait pour garder le contrôle du parti. La cellule de Curitiba où il était emprisonné est devenue le nouveau QG du parti. Reste que la capacité d’influence du vieux leader sur sa propre formation et sur la vie politique a été réduite. La condamnation prononcée dans l’affaire du Triplex de Guaruja signifiait déjà qu’il ne pourrait plus être candidat à une élection pendant au moins huit ans. Une longue parenthèse s’ouvrait donc dans la carrière de Lula, parenthèse qui a favorisé l’émancipation de plusieurs dirigeants du Parti des travail-leurs et de formations proches. Tous ces responsables ont cru qu’un vent de renouveau allait souffler à la gauche de l’échiquier politique, favorisant l’émergence de nouveaux leaders et l’élaboration de projet d’alternance politique. En 2019, des représentants du PT et de formations proches (PSOL, PCdoB, PDT, PSB)[5] se sont d’ailleurs retrouvés plusieurs fois pour élaborer une plateforme commune et jeter les bases d’un large front d’opposition au gouvernement Bolsonaro, voire d’une alliance destinée à préparer le scrutin national de 2022. Avec la libération de Lula en novembre 2019, ces protagonistes espéraient une accélération des pourparlers engagés. Ils atten-daient que l’ancien président (condamné au total à près de 26 années de prison et inéligible) pèse de tout son poids pour faciliter la conclusion d’un accord entre ces diver-ses formations. Pure ingénuité ! Le vieux capitaine ayant retrouvé sa liberté de mouve-ment a immédiatement fait comprendre qu’il entendait conserver la haute main sur la direction de son parti, que les initiatives prises par ses subordonnés n’engageaient pas le PT, que toutes les forces de la gauche devaient demeurer soumises aux choix stratégiques de l’avant-garde autoproclamée. Le combat commun pour la préservation de l’Etat de droit, de la démocratie et des libertés fondamentales pourrait attendre. Pour le Parti des Travailleurs ramené à l’obéissance, l’important est ailleurs. Il s’agit de défendre un martyr, de vanter les conquêtes que la gauche aurait accumulées lorsqu’elle dirigeait le pays, de redorer un bilan pour le moins terni par des scandales de corruption évidemment inventés par les adversaires politiques. L’impératif majeur, c’est la restauration de la biographie du patriarche. Dès la remise en liberté de son chef, le principal parti d’opposition a renoué avec les petits calculs et la stratégie de boutiquier qu’il avait privilégié lors de la préparation du scrutin national d’octobre 2018. A l’époque, bien avant le lancement de la campagne, le PDT (une des forces rivales du PT à gauche) avait annoncé la candidature à la Présidence de son dirigeant, l’avocat Ciro Gomes. Ministre de plusieurs gouvernements depuis trente ans (titulaire portefeuille de l’intégration nationale dans le premier gouvernement de Lula), ancien gouverneur de l’Etat du Ceará, ex-député fédéral, déjà candidat à la prési-dentielle à plusieurs reprises, l’homme était une des rares personnalités de dimension nationale sur laquelle la gauche pouvait miser alors que la participation de Lula devenait de moins en moins probable. C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’étaient parvenus plu-sieurs responsables du PT à quelques mois du scrutin. Ils avaient décidé d’apporter un soutien actif à Ciro Gomes et de participer à sa campagne. Un rapprochement avait alors eu lieu entre des représentants du PDT et du Parti des Travailleurs. Ciro Gomes, leader du PDT. Cette initiative allait être rapidement dénoncée et torpillée par Lula. Le leader "petista" maintiendra sa candidature jusqu’en août 2018. Déjà condamné pour l’affaire du triplex, il savait pourtant que celle-ci ne serait pas homologuée par les magistrats en charge de l’organisation et du suivi des consultations électorales. Lorsque ces juges ont confirmé qu’ils feraient appliquer la loi, Lula a décidé de parrainer Fernando Haddad, l’ancien maire de Sao Paulo désigné comme candidat de substitution. Convaincu que tous les suffrages que lui attribuaient les sondages se reporteraient sur cet "hologramme", l’an-cien Président a choisi d’affaiblir la candidature de Ciro Gomes qui commençait alors à progresser dans les enquêtes d’intention de vote. Battu au premier tour, le leader du PDT va dénoncer la trahison dont il a été victime et refusera d’apporter un soutien même discret à Fernando Haddad pour le second tour. Depuis, les relations entre le Parti des Travailleurs et la formation de l’ancien gouverneur du Ceará sont extrêmement tendues. Les autres partis d’opposition ont eux aussi pris leurs distances avec le PT. Ils ont profité de l’incarcération de Lula pour s’émanciper d’une tutelle encombrante. Ils n’acceptent plus d’être soumis à l’hégémonie de la formation "petista". Les velléités d’émancipation existent aussi à l’intérieur du Parti des Travailleurs. Depuis quelques mois, des voix s’élèvent pourtant pour exiger qu’un bilan lucide des treize années de direction du pays soit enfin réalisé. Ces voix estiment la gauche doit recon-naître publiquement qu’elle a participé à un des plus importants scandales de corruption de l’histoire récente du pays et qu’elle a été incapable de mettre en œuvre les réformes structurelles indispensables pour moderniser l’Etat, réduire les inégalités et adapter l’économie nationale aux enjeux du 21e siècle. Pendant plus d’une décennie, l’alliance formée autour du PT n’a pas esquissé l’ébauche d’une réforme de la fonction publique, de la fiscalité ou d’un système politique de moins en moins en phase avec la société. Après avoir quitté le pouvoir, le parti et ses alliés n’ont jamais remis en cause une politi-que économique désastreuse et la conception très dirigiste de l’Etat qui a prévalu. Selon les responsables de ces organisations, la pire récession que le Brésil ait connu n’aurait rien à voir avec la gestion des années antérieures à 2016, lorsque Dilma Rousseff a été destituée par le Congrès. Dans les conversations privées, de nombreux élus et repré-sentants des partis dits progressistes admettent pourtant que sans un sérieux bilan des années Lula, la gauche brésilienne ne parviendra pas à retrouver un minimum de crédi-bilité. Ces personnalités lucides craignent cependant les foudres de l’icône et ne se hasardent guère à formuler en public les critiques qu’ils murmurent en coulisse. Le risque municipal. Officiellement, la première formation politique du pays n’envisage pas ce réexamen des années de pouvoir. Elle est mobilisée pour défendre son chef historique, restaurer son image de défenseur des pauvres, cultiver son aura de martyr et préparer le temps pro-chain qui verra le sauveur suprême réhabilité retrouver tous ses droits civiques. Cette approche eschatologique crée évidemment de sérieux remous au sein même du Parti des Travailleurs et chez les alliés qui sont aujourd’hui préoccupés par des enjeux plus prosaïques et immédiats : la préparation des élections municipales d’octobre 2020. Le temps désormais disponible peut être insuffisant pour dépasser les dissensions internes qui secouent le Parti des Travailleurs et définir des plateformes communes avec les formations alliées. L’organisation de Lula pourrait donc se retrouver en position de faiblesse à la veille d’un scrutin dont l’enjeu n’est pas mineur. Sur ses premières décen-nies d’existence, le PT a construit son ascension politique par la conquête du pouvoir à l’échelon municipal. C’est aussi à ce niveau que sa perte d’influence a commencé à apparaître après les années de pouvoir. Après les élections de 2008, le parti s’était assuré la direction de 25 des 96 grandes villes brésiliennes[6]. A l’issue du scrutin de 2012, il ne contrôlait plus que 18 des principales agglomérations du pays. Avec la consultation de 2016, on ne comptait plus qu’un seul de ces pôles géré par un maire "petista". Entre 2012 et 2016, la formation de Lula a perdu 10 millions de suffrages[7]. Les élus communaux sont souvent des acteurs majeurs lors des campagnes qui préparent les élections na-tionales (Présidentielle, choix des députés et des sénateurs fédéraux). Si le premier parti de gauche ne parvient pas à reconstituer un réseau large de relais locaux, il abordera le scrutin national de 2022 en position de faiblesse. Le PT et les élections municipales : de l'ascension à la chute. Source : Tribunal Superior Eleitoral. A São Paulo, première mégapole du pays (9,1 millions d’électeurs), on recensait en février 2020 sept pré-candidats appartenant au PT. De son côté, ignorant les premiers concurrents annoncés, Lula voudrait imposer comme candidat au poste de maire Fernando Haddad, lequel a annoncé qu’il ne se présenterait pas. La pagaille est encore plus évidente à Recife, la capitale de l’Etat du Pernambouc. Lors des élections nationales de 2018, l’ancien Président avait empêché la député Marília Arraes (PT) de concourir pour le poste de gouverneur de l’Etat afin de ne pas affaiblir le candidat du Parti Socialiste Brésilien (PSB), une formation alliée. Il s’agissait alors d’obtenir en échange la neutralité ou le soutien de ce PSB à la candidature de Fernando Haddad au premier tour du scrutin présidentiel. Aujourd’hui, Lula s’oppose au choix des instances locales de son parti qui privilégient une alliance avec le PSB. Il entend défendre la candidature au poste de maire de Marília Arraes….un projet qui aboutirait à rompre le pacte entre les deux partis et à affaiblir les chances du candidat du PSB…Au sein même du Parti des Travailleurs des voix se sont élevées contre le choix de Lula en soulignant que l’union de la gauche devrait être la priorité… Peu à peu, les voix qui rejettent le centralisme dirigiste et autoritaire de Lula commen-cent à s’exprimer. Considéré comme un des principaux défenseurs de l’idée selon la-quelle le PT devrait s’effacer (et cesser d’envisager de présenter partout ses propres can-didats à la prochaine élection) afin de favoriser la constitution d’un front large d’op-position au gouvernement actuel, l’ancien gouverneur du Rio Grande do Sul Tarso Genro a cherché depuis deux ans à faire émerger des projets d’alliance à Porto Alegre et dans l’Etat de Rio de Janeiro. Ce n’est pas la première fois que ce leader ébauche une tentative de dissidence. En 1998, fort de sa réussite comme maire de Porto Alegre, il avait envisagé de se présenter à l’élection présidentielle qui avait lieu la même année. Avant qu’il engage une campagne à l’intérieur du PT, sa pré-candidature avait été torpillée par Lula et ses sbires. Aujourd’hui, son initiative paraît rencontrer plus d’écho. A Rio de Janeiro, le Parti des Travailleurs pourrait appuyer la candidature à la mairie d’un membre du PSOL. Dans la capitale du Rio Grande do Sul, il devrait se rallier à celle de Manuela d’Avila, du PCdoB. Dans les deux cas, ces personnalités ont confirmé que les négo-ciations engagées avec le PT traitent déjà d’un programme commun pour administrer les communes en question. Ces avancées n’empêchent pas Lula d’affirmer encore aujour-d’hui que ces projets d’alliance ne seront officialisés que si les deux partis d’extrême-gauche renoncent à présenter leurs propres candidats à la mairie de Sao Paulo et intè-grent la campagne de la personnalité qui représentera le Parti des Travailleurs. Tarso Genro s’oppose publiquement à cette hypothèse et n’hésite plus à affirmer qu’un tel marchandage serait une erreur de bureaucrate. Il prend évidemment le risque de se faire vertement rabrouer, comme ce fut le cas en 2019 du gouverneur de l’Etat de Bahia, Rui Costa. Dans un interview à la presse hebdomadaire, l’élu du PT avait alors suggéré que son parti lance une campagne sur le thème de la sécurité publique et élargisse sa stratégie d’alliance au-delà du camp étroit des formations qui défendaient la libération de Lula. Quelques heures après la divulgation de l’interview, la direction nationale du Parti des Travailleurs publiait un communiqué réfutant point par point les propositions du gouverneur. A force de vouloir séduire, de se dédire et de revenir sur ses engagements, l’icône de la gauche a fini par perdre la confiance de ses plus proches soutiens. Au cours de conver-sations privées, Lula aurait assuré à Rui Costa et au gouvernement du Ceará Camilo Santana qu’ils seront à nouveau investis par le parti en 2022 pour tenter la réélection. L’ancien Président a pris le même engagement envers l’actuel gouverneur de l’Etat du Maranhão, Flavio Dino, membre du PCdoB. Les trois interlocuteurs de Lula n’accordent pourtant guère de crédit à de telles promesses. Ils savent que le leader "petis-ta"commence toujours par charmer tous ses interlocuteurs pour conserver leur appui, fait ensuite un tri quitte se renier et à décevoir. Dino est une personnalité montante au sein de la gauche brésilienne. Aujourd’hui son ambition est de rénover en profondeur son propre camp et de déboulonner la statue du commandeur, deux tâches très difficiles. Sa popularité au sein de l’opposition a grandi rapidement en 2019, après les attaques de type xénophobe que Bolsonaro a proféré à l’encontre des gouverneurs des Etats du Nord-Est. Depuis, ce leader régional a cherché à nouer des alliances avec toutes les forces politiques heurtées par les propos discriminatoires proférés par le chef de l’Etat. Il a pris des contacts avec des personnalités aussi diverses que José Sarney, Fernando Henrique Cardoso (deux ex-Présidents) ou Luciano Huck, un présentateur de télévision très populaire et pressenti comme un futur candidat de centre-droit au prochain scrutin présidentiel. Récemment, des interlocuteurs de Lula et de Gleisi Hoffmann (présidente du PT) ont divulgué dans la presse l’information fausse selon laquelle Flavio Dino aurait effectivement été invité par Lula à changer de parti, à adhérer au Parti des Travailleurs pour être investi comme candidat à la Présidence en 2022. La manœuvre n’avait qu’un seul objectif : faire comprendre à Fernando Haddad qu’il n’est pas le seul prétendant et que, in fine, c’est bien le "commandeur" qui choisira. S’il tarde à s’engager en toute clarté dans la campagne des élections municipales, le Parti des Travailleurs annonce qu’il se mobilise désormais pour une tâche qui semble urgente : un rapprochement avec les églises pentecôtistes et la mouvance évangélique qui a largement contribué à l’élection de Bolsonaro et contribue encore au maintien de la popularité du Président. Deux apparatchiks du PT ont été chargé de cette mission et cherchent à monter des groupes de "pentecôtistes progressistes". Ils doivent aussi lances des plateformes numériques de communication avec ce secteur de l’électorat. Il s’agira d’attirer l’attention des religieux sur les contradictions qui existent entre la politique des bolsonaristes et les "principes chrétiens". Le Parti de Lula va utiliser dans cette offensive les programmes de la chaîne de télévision TVT créée par la CUT, un syndicat proche. La chaîne a lancé depuis fin 2019 tous les samedis une programmation spécialement destinées aux fidèles des églises évangéliques. Pour séduire cet important secteur de la population, le parti va réduire son engagement auprès ou en faveur des minorités comme les mouvements homosexuels et féministes. Il prévoit de privilégier des thèmes plus consensuels (le chômage, la reprise de la croissance) et mieux adaptés au conservatisme des pentecôtistes. Intentions de vote au premier tour de l'élection présidentielle de 2022. Source : Enquête réalisée auprès d'un échantillon de 2000 personnes par l'institut Atlas Politico, pendant la première semaine de février 2020. *Ministre de la Justice du gouvernement Bolsonaro. **Animateur du réseau de TV Globo. Cet effort de communication et de propagande peut affaiblir les liens créés entre la mou-vance évangélique et le camp bolsonariste, notamment si les résultats économiques obtenus par le gouvernement restent décevants. Il ne sera pas suffisant pour renouveler la gauche brésilienne et lui redonner une crédibilité politique. Sans une réforme des modes d’organisation (très verticaux et bureaucratiques), un renouvellement des leaders et un effort de refonte des programmes de gouvernement, ce pôle de la vie politique pourrait bien connaître sur les prochaines années un effondrement. Mois après mois, les enquêtes d’opinion montrent que Lula est lui-même affecté par le vieillissement des structures politiques et des hommes. Les derniers sondages réalisés en février 2020 mon-trent que si les élections présidentielles avaient eu lieu alors, le "petista" aurait été battu par Jair Bolsonaro. A suivre : Une vision surannée du développement économique. [1] Nom donné en Portugais aux membres du PT. On parle aussi de "petismo" pour évoquer le courant d’idées et l’influence du parti. [2] Le lien construit entre le leader du PT et les couches les plus pauvres s’est considé-rablement affaibli à partir du début de la dernière décennie et de la crise économique qui a marqué le second mandat de Dilma Rousseff. A partir de 2017-2018, cet électorat a été capté par le mouvement qui préparait la candidature de Jair Bolsonaro et a organisé sa campagne. [3] La justice a estimé en 2017 que Lula a reçu en pot de vin d’une entreprise de construction impliquée dans le scandale de Petrobras un appartement triplex à Guaruja, une station balnéaire de l'Etat de São Paulo. Le prévenu a été condamné en seconde instance à une peine de 12 ans et 1 mois qu’il a commencé à accomplir en avril 2018. [4] Le Parti des Travailleurs restait à la fin de 2019 la première formation politique de gauche par le nombre d’adhérents (1,475 million). [5] Le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) est une formation d’extrême gauche créée en 2004 par des dissidents du PT. Réunissant deux tendances de gauche et d’extrême-gauche, il se réclame d’un socialisme démocratique et comptait à la fin 2019 un peu plus de 180 000 membres. Le Parti Communiste du Brésil (PCdoB) regroupe 410 000 adhé-rents et se réclame d’un socialisme marxiste. Le Parti Démocratique Travailliste est une formation de centre-gauche réunissant 1,126 million de membres. Le Parti Socialiste Bré-silien est aussi une organisation de centre-gauche qui revendique 618 000 adhérents. [6] Les 20 capitales les plus peuplées et les 70 villes de plus de 200 000 habitants com-posent cet ensemble qui regroupe 38,7% de l’électorat appelé à voter en octobre 2020 (147,4 millions d’électeurs). [7] Le PT dirigeait 638 communes au milieu de la décennie passée, il n’en gouverne plus que 256 depuis 2016. En octobre 2020, les électeurs de 5.568 communes (les deux com-munes du District Fédéral et de l’Ile de Fernando de Noronha n’élisent pas de repré-sentants locaux) vont élire leurs maires et les membres des assemblées municipales.

  • Bolsonaro affronte un congrès plus puissant.

    En ce début de 2020, la relation entre le pouvoir exécutif et le Congrès fédéral est encore plus chancelante qu’aux premiers temps du mandat présidentiel, lorsque le nouveau chef de l’Etat reprenait ses slogans de campagne, fustigeant la classe politique, la dé-mocratie représentative, les institutions en général. Selon des enquêtes réalisées par les grands médias nationaux auprès des présidents de groupes parlementaires, le Président serait désormais assuré du soutien fidèle de 30 députés (sur un total de 513, soit un taux de 5,8%). Jair Bolsonaro n’a pas voulu construire une majorité parlementaire et respecter le modus operandi du système politico-institutionnel brésilien désigné sous le terme de présidentialisme de coalition. Affirmant qu’il s’agissait de rompre avec ce système et avec la politique traditionnelle, le gouvernement n’a pas cherché construire une coalition de partis, à négocier un programme commun, à élargir en contrepartie le gouvernement en proposant des postes de responsabilité à des alliés. Pour faire adopter ses projets de lois et d’amendements à la constitution, il se retrouve tributaire de majorités de circonstance. Un an après le début du mandat, le cercle des parlementaires loyaux est devenu si étroit que l’exécutif ne parviendrait sans doute pas à faire adopter par le Congrès la plus con-sensuelle des propositions de lois. La fragilité de la base de soutien dont disposait l’exé-cutif était déjà évidente en février 2019 (rentrée parlementaire), lorsque Jair Bolsonaro pouvait encore compter sur les voix des députés et sénateurs du PSL, le parti qu’il l’avait porté à la tête de l’Etat en octobre 2018 et qui était parvenu à faire élire 52 députés et 4 sénateurs. Représentant le chef de l'Etat fraîchement installé, les leaders parlementaires du PSL disposaient alors d’une capacité d’influence qui leur permettait d’ajouter aux voix des parlementaires de la formation, celles de députés et sénateurs de la droite tradition-nelle et du centre. A la fin de 2019, le Président et son clan familial ont pris l’initiative d’entrer en conflit avec la direction nationale du PSL, puis de quitter ce parti. Le noyau d’élus sur lequel peut encore compter le gouvernement au Congrès est devenu insigni-fiant. La famille Bolsonaro, les leaders parlementaires bolsonaristes et les militants les plus fidèles ont alors annoncé la constitution d’une nouvelle formation, l’Alliance pour le Brésil. Celle-ci ne sera pas mise sur pied avant plusieurs mois. Dans l’intervalle, le Prési-dent va affronter une situation très délicate : il ne disposera plus de partenaires de poids au sein d’un Congrès qui se sent moins que jamais engagé à faciliter la tâche de l’exé-cutif. Séance pleinière du Congrès réunissant les députés et les sénateurs. Le refus de respecter le Présidentialisme de coalition n’a pas constitué un obstacle insur-montable pendant les premiers mois du mandat lorsqu’il s’est agi de faire adopter par les chambres des mesures économiques urgentes. La proposition de réforme des régimes de retraite (un projet relativement impopulaire et délicat sur le plan électoral) a été votée à une très large majorité par les deux assemblées. D’autres textes présentés par le gou-vernement ont aussi été adoptés sans difficulté : c’est le cas de la nouvelle législation sur les procédures d’appels d’offre et celle dite de liberté économique (qui facilite la création d’entreprise, réduit les procédures administratives et flexibilise le droit du travail). Dans tous ces cas, les leaders de nombreux groupes parlementaires partageaient le dia-gnostic de l’exécutif sur les enjeux économiques et budgétaires. Cette convergence ino-pinée ne s’est guère manifestée sur d’autres questions. Quasiment toutes les autres pro-positions soumises par l’exécutif ont été rejetées par le Congrès et le taux de rejet a at-teint des niveaux rarement observés depuis le retour à la démocratie il y a 35 ans. Les rares projets de lois approuvés par les députés et les sénateurs ne l’ont été qu’après avoir été sérieusement amendés. Plusieurs textes présentés par l’exécutif comme me-sures provisoires[1] sont devenus caducs car le Congrès ne les a pas adoptés avant la fin du délai prévu. Une de ces mesures a même été renvoyée à l’exécutif parce que les par-lementaires l’ont jugée contraire à la constitution. Considérés aussi comme anti-constitutionnels par les membres du Congrès plusieurs décrets[2] présidentiels ont été refusés. Ainsi, en mai 2019, le Sénat a rejeté le décret qui assouplissait les règles de dé-tention d'armes, l'une des promesses phares du candidat pendant la campagne[3]. Les vetos apposés par le chef de l’Etat à plusieurs amendements parlementaires ont été ensuite annulés par le Congrès. Ces situations de tension ou de conflit ouvert entre les deux pouvoirs contribue évidemment à renforcer l’incertitude et l’insécurité juridique. Un Président affaibli. On assiste donc depuis un an à un affaiblissement marqué de la capacité du Chef de l’Etat à impulser les processus législatifs et à peser sur les travaux parlementaires. Sur les premiers mois du gouvernement Bolsonaro, il a fallu que le Congrès assume un rôle nouveau de force motrice pour que le bilan des réformes ne soit pas insignifiant. Désormais, ce rôle devrait être renforcé. Pour mesurer le changement de rapport de forces, il faut s’arrêter ici à un épisode de la vie publique pratiquement passé inaperçu dans la presse occidentale. En avril dernier, les parlementaires ont voté un amendement à la constitution qui érode les prérogatives de l’exécutif en ce qui concerne les modalités d’exécution de plusieurs lignes de dé-penses inscrites au budget fédéral. La législation brésilienne considère que les lignes du budget qui ne correspondent pas à des dépenses obligatoires[4] comme des auto-risations de dépenses et non pas comme des obligations : le gouvernement peut choisir de ne pas exécuter une partie, voire la totalité de ces dépenses qualifiées également de discrétionnaires. Lorsque les parlementaires analysent un projet de loi budgétaire, ils rédigent des amendements. Présentés par des élus isolés ou par des groupes de parle-mentaires représentant une même région, ces amendements visent à définir les moda-lités d’utilisation (la destination) de telle ou telle volet des dépenses discrétionnaires. En général, le ou les auteurs de l’amendement entendent orienter la dépense afin qu’elle permette la réalisation de projets (amélioration d’un service de santé et d’éducation, voirie, aménagements urbains, autres infrastructures, etc..) concernant directement leurs électeurs ou des circonscriptions dans lesquelles le groupe est influent et bien repré-senté. En 2019, le Président Bolsonaro accusait les parlementaires de vouloir réduire ses préro-gatives au point de devenir une reine d'Angleterre...Il a tout fait pour voir sa capacité d'initiative s'éroder... Jusqu’en 2014, le gouvernement a utilisé les amendements d’élus isolés ou de groupes parlementaires pour construire ou renforcer sa majorité au Congrès : il négociait avec les élus ou groupes d'élus l’exécution des crédits concernés en contrepartie de votes favorables aux projets qu’ils présentait. Depuis 2014 et le vote d’un amendement à la loi fondamentale, le gouvernement doit exécuter obligatoirement les crédits corres-pondants à des amendements de parlementaires isolés. Un autre amendement constitu-tionnel voté en avril 2019 oblige le gouvernement à exécuter tous les amendements, y compris ceux présentés par les groupes géographiques d’élus. Cette disposition a été appliquée pour la première fois pour la loi budgétaire de 2020. Elle signifie que le gouvernement ne peut plus utiliser comme arme de négociation avec les députés et sénateurs la libération des amendements pour élargir ou consolider des majorités parle-mentaires lors de votes au Congrès. Elle signifie aussi qu’à terme, avec la multiplication d’amendements, l’exécutif peut perdre la main sur une grande part des dépenses discrétionnaires[5]. Facheuse posture pour un pouvoir qui prétend conduire et gérer son budget avec rigueur.... Un régime parlementaire de facto ? Le vote de cet amendement en avril dernier a été perçu et interprété comme une sérieuse défaite pour l'exécutif. Dans un régime politique désormais hybride, le pays se trouve à la merci de majorité fragiles, constituées dans les couloirs du Congrès, en fonc-tion d’objectifs particuliers et indéterminés, sous la conduite de leaders parlementaires qui ont été élus par quelques milliers d’électeurs et donc disposant d’une représen-tativité limitée De toutes les façons, il s’agit d’un dispositif de gouvernance très précaire. Alors que le pays est confronté à d’énormes défis qui exigent des solutions urgentes, ce constat est très préoccupant. Désormais, il semble inutile d’espérer que le Président Bolsonaro (qui passe son temps à se plaindre des obstacles qui seraient créés pour para-lyser son gouvernement) change radicalement et accepte enfin de construire une majo-rité parlementaire qui lui garantisse un minimum de stabilité et de force politique. Un autre pari (moins hasardeux ?) est celui qui consiste à imaginer que les leaders parle-mentaires parviendront à faire passer leurs intérêts particuliers au second plan et continueront à promouvoir les réformes sans lesquelles le Brésil ne parviendra pas à sortir de la crise. . . [1] En cas d’urgence, le chef d’Etat est habilité à adopter des mesures provisoires (medidas provisórias) ayant force de loi qui sont alors soumises à approbation du Congrès. Ces mesures restent en vigueur 60 à 120 jours, à moins d'être abrogées plus tôt par le Congrès. Si le Congrès les adopte avant la fin du délai, elles deviennent des lois défini-tives. [2] Il est habilité, en circonstances normales, à obtenir du Congrès une délégation légis-lative (art. 68) lui permettant d’édicter des mesures comparables aux ordonnances fran-çaises sous la Ve République. Le Président au Brésil constitue donc un véritable organe législatif partiel. [3] Ce décret revenait sur une loi de 2003 qui limitait drastiquement le permis de port d'armes pour les citoyens. [4] Les dépenses obligatoires sont les dépenses de fonctionnement (personnel, dépen-ses courantes), les transferts sociaux, les transferts aux Etats fédérés et communes, les charges financières. [5] En 2020, sur un total de 135,9 milliards de BRL de dépenses discrétionnaires (3,77 % du total des dépenses programmées), les crédits faisant l’objet d’amendements n’atteignent que 15,4 milliards (11,3%). Les deux chambres n’ont pas caché qu’elles entendaient pré-senter dans l’avenir des amendements qui couvriraient une part croissante des dépenses discrétionnaires. Cela signifie que pour respecter les dispositions constitutionnelles au-quel il est astreint (depuis 2016, le total des dépenses budgétaires ne peut pas aug-menter plus que l’inflation), le gouvernement devra contingenter les crédits discré-tionnaires sur lesquels il aura encore la main...Pour de nombreux membres du Congrès, l’objectif est désormais de rendre obligatoire la totalité des dépenses inscrites dans la loi bud-gétaire.

  • Au-delà des chiffres officiels du chômage.

    La population vivant dans l’économie informelle augmente. Le travail manque pour 27,6 millions de personnes. Dans le courant de janvier 2020, le Ministère du Travail et de l’Emploi et l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistiques (IBGE) ont publié les résultats d’enquêtes et de collec-tes de données sur la situation de l’emploi au cours et à l’issue de la première année du gouvernement Bolsonaro. Le Président lui-même et les principaux ministres concernés ont souligné les bons résultats apparents de ce premier exercice. Le chômage sur le dernier trimestre de 2019 aurait concerné 11% de l’effectif de la population en âge de travailler (ayant 14 ans ou plus) et effectivement disponible, soit 11,632 millions de per-sonnes sur un total de 106,184 millions. Ces données sont collectées et publiées dans le cadre d’une enquête nationale sur un échantillon de domiciles réalisée par l’IBGE et désignée sous le sigle en Portugais de PNAD. La PNAD est publiée chaque mois. Elle est effectuée auprès d’un échantillon représentatif de la population nationale. Avec un taux de chômage de 11% sur le dernier trimestre de 2019, la baisse est de 0,8 point de pour-centage par rapport au troisième trimestre de la même année et de 0,6 point par rapport au dernier trimestre de 2018. Les experts de l’IBGE calculent aussi taux moyen de chô-mage sur l’ensemble de l’année civile. Pour 2019, ce taux moyen est estimé à 11,86% alors qu’il était de 12,25% sur 2018, soit une diminution de 0,39 p.p. Le taux de chômage continue à suivre une dynamique de baisse graduelle engagée en 2018 alors qu’il avait sensiblement augmenté entre 2015 et 2017. Le Ministère du Travail et de l’Emploi utilise les statistiques du Cadastre Général des Employés et Sans-emploi (CAGED), collectées à partir des déclarations des entreprises et des administrations. Selon les données du CAGED, l’économie aurait permis une créa-tion nette d’emplois formels de 644 079 postes en 2019, contre 529 554 sur l’année antérieure. Les représentants du gouvernement ont souligné à juste titre que ce solde positif était le meilleur enregistré depuis 2013, soit avant la grande récession. Sur les années 2015, 2016 et 2017, le solde avait été négatif. En cumul, le Brésil a alors perdu 2,885 millions d’emplois formels. Depuis 2018, le gain net cumulé porte sur 1,174 millions de postes. Au total, sur la seconde moitié de la décennie qui vient de s’achever, la perte nette est donc de 1,711 millions d’emplois formels. Pour avoir une perception plus fine et rigoureuse de l’évolution de la situation de l’emploi, il ne suffit pas d’évoquer ces données. Il est indispensable de prendre un recul temporel et de s’intéresser aussi à la qualité des emplois qui sont créés depuis la fin de la récession en 2017. A cette fin, il faut intégrer les données sur le chômage dans l’en-semble plus large d’informations sur l’emploi et l’activité que fournit à intervalles réguliers l’IBGE. L’analyse doit aussi porter sur une période de plusieurs années. Les informations récentes fournies par l’IBGE à partir des PNAD permettent de couvrir six années, de 2014 à 2019. Les données élaborées (notamment depuis 2016) révèlent que la dégradation de l’emploi sur les années récentes ne se limite pas (loin s’en faut) à l’aggra-vation du chômage, c’est-à-dire de la perte d’emplois formels par les actifs insérés sur le marché officiel du travail. En réalité, cette dégradation est aussi (et surtout) marquée par l’essor d’activités informelles. Cette dynamique ne s’est pas essoufflée en 2019. L’éco-nomie brésilienne continue à générer davantage de postes de travail dans le secteur informel que dans le secteur formel. La lente amélioration du marché du travail formel est un trompe-l’œil. Les emplois créés relèvent d’abord de l’économie informelle et fournissent des rémunérations médiocres. Les activités informelles en 2019. Le travail informel n’est pas apparu au Brésil avec la récession économique récente. Historiquement, le salariat a été restreint à une parcelle des travailleurs et la flexibilité des relations de travail a toujours été la marque d’une instabilité constitutive de ces relations. Le secteur informel peut être à la fois une porte d’entrée sur le marché du travail et une stratégie de survie familiale. Une même personne ou des membres de la famille circulent de façon permanente entre la formalité et l’informalité, selon les flux et reflux des activités économiques. Sur les années récentes, la notion de travail informel a couvert des situations plus hété-rogènes. Elle concerne des actifs scolarisés et d’autres qui le sont peu. Le secteur informel réunit des travailleurs qualifiés présents dans des secteurs de haute technologie (comme le développement de logiciels, l’offre de services informatiques), des profes-sions libérales (consultant indépendant), des ouvriers de sweatshops, des vendeurs de rue ou des commerçants internationaux (important des marchandises de pays voisins comme le Paraguay). Le point commun à tous ces actifs est d’opérer hors des régu-lations légales du marché du travail. Dans certains cas (notamment pour les actifs qualifiés ou formés), l’informalité peut correspondre à une aspiration à l’autonomie, à une réelle ambition d’entrepreneur. Souvent, elle correspond à la difficulté d’accès à un em-ploi formalisé ou de création d’une entreprise déclarée permettant de bénéficier d’une protection sociale. L’IBGE distingue cinq types d’activités informelles : a) Les employés salariés du secteur privé dont la carte de travail n’a pas été signée par l’employeur et qui ne sont donc pas officiellement déclarés par ce dernier. L’effectif cor-respondant à cette définition était à peine supérieur à 10 millions de personnes en 2015. Il portait sur 11,579 millions de personnes en 2019, soit une progression de 4% par rapport à la taille de la population concernée en 2018. Entrent dans cette catégorie des employés d’ateliers dans les secteurs de la chaussure, de la confection ou du montage élec-tronique. Les travailleurs sans contrat employés par le commerce de détail, l’artisanat familial ou l’agriculture sont aussi d’autres exemples. b) Les employés domestiques qui ne sont pas déclarés par les employeurs et ne détien-nent donc pas de cartes du travail signées. Il s’agit en général ici de personnes assurant plusieurs journées de tâches ménagères sur plusieurs domiciles pendant la semaine. Le nombre de travailleurs concernés progresse depuis 2016. Il est passé d’un peu plus de 4 millions à un peu moins de 4,5 millions d’actifs. c) Les micro entrepreneurs qui ne sont pas inscrits auprès de l’administration fiscale et qui embauchent des auxiliaires non déclarés. Ces actifs peuvent être des commerçants ambulants, des artisans du secteur de la construction, des prestataires de services di-vers. L’IBGE a recensé 832 000 entreprises de ce type sur l’année 2019. d) Les travailleurs autonomes non déclarés auprès de l’administration fiscale. C’est le cas par exemple de tous les actifs qui travaillent en recourant à des applications informa-tiques (dans le secteur des transports, des services divers). Les travailleurs à façon et produisant à domicile à la demande des industries de la chaussure ou de la confection sont une autre illustration. On peut aussi inscrire ici les commerçants de rue, les inter-médiaires commerciaux qui assurent l’importation clandestine de marchandises depuis des pays voisins (Paraguay par exemple). Cette population n’est appréhendée et distin-guée dans les enquêtes de l’IBGE que depuis 2016. L’effectif n’a cessé de progresser depuis. Il concernait en 2019 20,7% des actifs occupés, soit 19,335 millions de travailleurs. e) A ces quatre catégories on peut aussi ajouter les personnes employées comme auxi-liaires familiaux en général non rémunérés. Il s’agit ici de membres de la famille qui aident un parent dans le cadre d’activités commerciales, d’artisanat ou de la production agricole[1]. Tableau n°1. Evolution sur 6 ans de la situation de la population active. Source : PNAD, IBGE. *Les lignes en rose correspondent aux postes de travail existants dans l’économie informelle. Les statistiques de l’IBGE montrent qu’en moyenne annuelle, l’effectif total de person-nes travaillant dans l’économie informelle continue à progresser. Il représente un total de 38,652 millions d’actifs en 2019 (sans considérer les auxiliaires familiaux), soit une pro-gression de 1,055 millions de personnes par rapport à l’année antérieure (+2,8%). Sur l’an-née écoulée, cet effectif représentait 41,4% des actifs occupés, contre 38,9% en 2016. Le rythme annuel de progression de l’effectif d’actifs travaillant dans l’économie informelle commence à diminuer (il était relativement élevé entre 2016 et 2018) mais il reste supé-rieur à celui des effectifs de travailleurs du secteur de l’économie formelle. La progression des travailleurs autonomes. Une des caractéristiques majeures de l’évolution du travail et de l’emploi sur la dernière décennie est la progression marquée (aussi bien en valeur absolue qu’en part de la population active effectivement occupée) des travailleurs autonomes. En 2019, on recen-sait 24,2 millions de personnes correspondant à ce profil (soit 25,9% de la population occupée). Dans ce groupe figurent des micro-entrepreneurs déclarés (selon le statut de Micro-Entrepreneur Individuel ou MEI) ou des travailleurs individuels non déclarés et gé-néralement en grande précarité (individus fournissant des services par le biais d’appli-catifs) Sur les 24,2 millions de personnes recensées comme travailleurs autonomes sur l’année écoulée, 80 % étaient des personnes travaillant dans le secteur informel (soit 19,3 millions, contre 18,116 millions en 2016). Informalité et revenus. Les enquêtes de l’IBGE fournissent également des informations précieuses sur les reve-nus et l’évolution des revenus d’activité des différentes catégories d’actifs qui apparais-sent dans le tableau n°1. Ces données sont présentées au tableau n°2 et concernent les revenus mensuels habituels déclarés par les personnes enquêtées (exprimés en réais). La lecture de ce tableau montre tout d’abord que le revenu moyen toutes activités et tous secteurs confondus progresse très peu en termes nominaux depuis 2016 (la hausse cumulée est de 2,8%, soit un rythme très inférieur à celui de l’inflation). Cette lecture montre aussi et surtout que les revenus des actifs qui ne sont pas insérés dans l’écono-mie formelle sont toujours inférieurs à ceux dégagés par les actifs intégrés au secteur formel. Cela est évident pour les salariés du secteur privé. Une femme employée comme vendeuse dans un magasin de centre commercial et détenant une carte de travail signée est rémunérée au moins au salaire minimum officiel. Un aide vendeur embauché sans contrat formalisé et non déclaré sur un marché de rue sera rémunéré à la convenance de son employeur. En moyenne, ce second profil dégageait un revenu mensuel équivalent à 71% du revenu du premier profil. L’écart de revenu est aussi très marqué chez les employés domestiques. La personne embauchée à temps plein par une famille qui a déclaré cet emploi (et assure une rémunération au moins égale au salaire minimum légal) dégageait en 2019 un revenu mensuel supérieur de 68% à celui réuni par une femme de ménages qui assurait auprès de deux ou trois familles des journées de ménage sans avoir de contrat de travail formalisé. Tableau n°2. Revenu mensuel moyen déclaré selon les situations professionnelles. Source : PNAD, IBGE. La différence de revenu existante entre l’entrepreneur employeur déclaré et le micro-entrepreneur informel est aussi évidente. Elle devient très importante au sein de la caté-gorie des travailleurs autonomes. L’actif déclaré (qui gère une micro-entreprise officiel-lement enregistrée) dégage en moyenne en 2019 un revenu mensuel supérieur de 134% à celui d’un indépendant intervenant dans le secteur informel. Le premier profil concerne par exemple un consultant ou un informaticien indépendants qui parviennent à dévelop-per un marché. Le second profil peut être celui d’un vendeur de rue recourant éventuel-lement à un applicatif pour fournir un service de proximité dans un quartier populaire. Dans tous les cas, le développement d’activités dans le secteur informel ne signifie pas seulement une quasi-absence de protection sociale et de droits sociaux. Ce dévelop-pement signifie aussi un accès à des revenus nettement moins importants. Dans le cas des travailleurs autonomes non déclarés (un effectif d’actifs très important et en progres-sion sur les dernières années), le niveau de revenu moyen atteint est très inférieur au revenu moyen mensuel toutes activités confondues. Files de demandeurs d'emplois dans le centre de São Paulo en 2019. La sous-utilisation de la force de travail. La population de personnes en âge de travailler qui n’exercent pas d’activité, ont des activités professionnelles épisodiques ou sont employées à temps partiel est bien plus importante que l’effectif de travailleurs que les statistiques officielles classent comme chômeurs. La catégorie des demandeurs d’emplois ou chômeurs regroupent pour l’IBGE les personnes qui sont effectivement en recherche active d’un emploi ou d’une activité. En réalité, elle ne représente qu’un des groupes d’actifs totalement marginalisés du mar-ché de l’emploi ou exerçant sur un temps inférieur au durée hebdomadaire légale du travail. Dans leurs enquêtes, les techniciens et experts de l’IBGE définissent trois autres catégo-ries d’actifs qui peuvent être considérées comme les victimes de la croissance très modeste de l’économie et des insuffisances du système national d’éducation et de quali-fication. La première de ces trois populations est formée par les actifs dits sous-occupés. Ce sont des personnes qui travaillent moins de 40 heures par semaine et souhaiteraient travailler sur une durée plus longue. Cette catégorie regroupait 4,733 millions de person-nes en 2016. L’effectif a progressé sur toutes les années suivantes. Il atteignait près de 7 millions de personnes en 2019. La population de demandeurs d’emplois, de chômeurs démotivés et d’actifs sous-occupés représentait 27,58 millions de personnes en 2019. La seconde catégorie qui doit être évoquée ici est celle des "desalentados". Le terme si-gnifie en langue portugaise découragé, démotivé, voire désespéré. Ces "desalentados" ou démotivés sont des personnes en âge de travailler qui n’ont pas d’activité profession-nelle mais qui souhaiteraient en avoir une. Elles ont abandonné toute recherche d’un travail, convaincues qu’il s’agissait d’une démarche vaine. Les raisons de cette conviction sont diverses. En 2019, les "démotivés" représentaient un effectif de 4,761 millions de personnes, soit 4,5% de la population en âge de travailler et disponible. Cette catégorie a vu ses effectifs augmenter fortement et régulièrement depuis 2015. Les "démotivés" âgés de moins de 24 ans (une classe d’âge qui domine cette catégorie) ont vu leur nombre multiplié par trois depuis 2014. Tableau n°3. Effectifs d’actifs inoccupés et sous-occupés. Source : PNAD, IBGE. Une recherche menée en fin 2019 a permis de définir un portrait du groupe de Brésiliens qui sont les plus concernés par ce "desalento". Il s’agit le plus souvent de femmes jeunes, noires ou métisses, ayant conclu très tôt un parcours scolaire insuffisant. Selon cette étu-de, les motifs qui conduisent ces personnes à cesser la recherche d’un emploi ou d’une activité sont dans l’ordre : l’absence d’offre de travail à proximité du local de résidence (63% des personnes interrogées) ou correspondant aux aptitudes acquises (20%), l’âge (10%), l’absence de qualification et d’expérience (8%). Ce second groupe forme avec une troisième catégorie d’actifs ce que l’IBGE désigne sous le terme de force de travail potentielle. La troisième catégorie est formée de tous les actifs qui ne sont pas engagés dans une recherche effective d’un emploi mais par-viennent à exercer des activités ponctuelles et restent motivés pour occuper un emploi qui se présenterait. Cette catégorie a aussi vu ses effectifs augmenter depuis 2015. Elle réunissait en 2019 une population de 3,26 millions de personnes. Au total, l’ensemble formé par les chômeurs officiels, les personnes sous-employés, les démotivés et la dernière catégorie mentionnée représentait en 2019 un effectif de 27,585 millions de personnes. En 2015, la population concernée dépassait déjà 18 millions de personnes. Elle a donc augmenté de 52,5% en quatre ans. Cette force de travail sous-utilisée devrait continuer à voir ses effectifs progresser sur les années à venir, sauf si des efforts sont engagés par la puissance publique dans trois di-rections : un investissement massif dans l’éducation et la qualification professionnelle des populations concernées, la mise en œuvre d’une politique assurant une meilleure distribution géographique des activités et des offres d’emplois, l'expansion et la mo-dernisation des réseaux de transpor public. Quelles perspectives ? L’accroissement significatif des emplois et activités informelles sur les dernières années, la marginalisation d’un nombre de plus en plus élevé de travailleurs sous utilisés ou inoccupés peut correspondre en partie à la lenteur de la reprise économique qui fait suite à la récession des années 2015-2017. Tous les analystes de l’emploi au Brésil recon-naissent qu’il faudrait une croissance plus forte que celle annoncée pour 2020 (2,2 à 2,3%) pour qu’une dynamique de résorption significative du chômage se concrétise. Les pro-jections établies pour l’année en cours concernant la situation de l’emploi anticipent d’ailleurs le maintien d’un taux de chômage supérieur à 11%. Ce taux diminuerait à partir de 2021 (il serait alors voisin ou inférieur à 10%) avec une croissance anticipée égale ou supérieure à 3%. Au-delà de facteurs conjoncturels, le boom de l’économie informelle et l’augmentation du nombre des laissés pour compte de l’emploi est probablement à rapprocher des énormes dysfonctionnements du système éducatif national. De nombreux jeunes cher-chent à entrer sur le marché du travail après un échec scolaire et sans avoir acquis des connaissances de base et un niveau d’études adapté à la demande. Selon une étude de la Banque Mondiale de 2018, 11,2 millions de jeunes âgés de 15 à 29 ans étaient dans ce cas, ce qui représente 23,5% de cette tranche d’âge. A ce premier groupe, les auteurs de l’étude ajoutaient les 8,8 millions de jeunes également déscolarisés, travaillant dans l’économie informelle et ne suivant aucune formation, les 2,2 millions de jeunes en retard scolaire et les 2,8 millions de jeunes qui combinent une formation et un travail précaire. Au total, selon l’institution internationale, la population de futurs travailleurs précaires ou sous-employés serait de l’ordre de 25 millions de personnes dont l’âge varie entre 14 et 29 ans (soit 52% de l’effectif total de cette tranche d’âge). La Banque souligne en effet que les exigences de qualification sur le marché formel du travail seront de plus en plus élevées (le Brésil fait d’ailleurs face depuis plusieurs années à un important déficit de main d’œuvre spécialisée). Ces observations signifient qu'au-delà des variations du taux officiel de chômage, le pays devrait maintenir sur les prochaines années une importante proportion de sa population active dans l’informalité et une exclusion du marché du travail. A moins qu’il n’envisage de révolutionner son système éducatif et ses dispositifs de formation pour favoriser l’inclusion et la mobilité sociale des jeunes issus des groupes les plus défavorisés… A Suivre : les emplois et activités informelles au Brésil. [1] A la population d’actifs informels, on peut ajouter des agents de la fonction publique non titularisés ou occupant des postes temporaires.

  • Le pari risqué des opposants de Bolsonaro (2).

    Le mode de gouvernement de Jair Bolsonaro. (suite du premier article). Le vainqueur de l’élection présidentielle d’octobre 2018 se présente comme un militaire. En réalité, il est un vieux routier de la politique traditionnelle[1]. Il a donc réalisé une véritable prouesse de marketing et de communication en se présentant dès la campagne comme l’homme de la rupture avec la "vieille politique", le promoteur d’une conception nouvelle de l’action publique basée sur un rapport direct avec le peuple. Avec ses fidèles, il s’est acharné à dépeindre les institutions parlementaires et judiciaires comme des institutions représentant un univers archaïque, un monde de réseaux dont la seule fonction et d’empêcher le leader d’accomplir les vœux du peuple qui l’a porté à la magistrature suprême. Avant même d’être investi, le vainqueur du scrutin présidentiel a annoncé qu’il ne gouvernerait pas en respectant les règles et les mécanismes du système politico-institutionnel en place. Il a précisé qu’il ne constituerait pas de majorité parlementaire en associant les partis proches du sien à la vie gouvernementale, en distribuant des portefeuilles et des postes dans la haute administration. Il a rejeté la nécessaire négociation permettant de construire la coalition en prétendant que cette négociation était par nature synonyme de clientélisme et de corruption. Pendant les dix premiers mois de son mandat, le Président Bolsonaro a préféré tenter de gouverner comme Président minoritaire et sans majorité stable et construite au Congrès, suscitant des majorités occasionnelles et cherchant à mobiliser en permanence sa base sociale, le noyau dur de son électorat pour que celui-ci multiplie les pressions sur les parlementaires[2]. Le Président Bolsonaro et son clan n’ont pas seulement refusé l’établissement d’une relation saine, pacifique et productive avec les institutions législatives. Ils appliquent une ligne de conduite simple. L’objectif n’est pas de gouverner pour toute la population brésilienne. Cette conception de la gestion des affaires publiques est typique du vieux monde et de la vieille politique avec lesquels il faut rompre. Il faut galvaniser en permanence la base sociale et électorale de la faction au pouvoir, une base qui est encore loin de constituer une majorité mais qui est suffisante pour soutenir le Président. Les enquêtes d’opinion conduites depuis mars 2019 auprès de la population montrent que les sympathisants de droite et d’extrême-droite qui appuient l’équipe Bolsonaro représentent autour de 30% de la population[3]. Pour conserver l’appui résolu de cette base relativement stable, l’exécutif doit d’abord se consacrer à dénoncer sans relâche les institutions et le système politique. Trois Brésiliens sur dix donc. C’est à peu près la taille du noyau de partisans à partir duquel l’ancien capitaine a construit sa candidature. A partir de juin 2017, lorsque ces partisans ont commencé à émerger dans le débat public, leur profil sociologique a pu être dessiné. Le pôle bolsonariste rassemble principalement des personnes ayant une formation supérieure, disposant de revenus mensuels supérieurs à 5 fois le salaire minimum (un peu moins de 1000 réais par mois, soit l’équivalent de 222 euros). Il est majoritairement masculin et fortement marqué par la présence de fidèles des églises évangéliques. Ce noyau n’est évidemment pas homogène mais il s’est cristallisé en rassemblant une bonne partie des brésiliens plutôt de classe moyenne qui se sentent exclus de la vie politique, menacés par un déclassement social depuis l’éclosion de la crise économique en 2014. Le noyau des bolsonaristes les plus fervents réunit des citoyens favorables au retour à l’ordre, très préoccupés et concernés par la violence, la crise politique, le délitement des institutions, les privilèges que s’attribue une part des élites nationales et de la fonction publique. La stratégie du chaos mise en œuvre par Bolsonaro et ses proches pour souder ce noyau intègre une démarche permanente de communication sur les réseaux sociaux (voir encadré n°1). Comme tous les gouvernements à ambition autoritaire de ce siècle, l’Administration Bolsonaro parie sur l’érosion du débat public, sur la perte de signification des mots, sur la normalisation de l’absurde et de l’inacceptable, sur l’adhésion de la population à toutes sortes de théories conspiratoires. Il s’agit de disséminer une sorte de poison qui corrode la langue et la pensée, affaiblisse le sens des mots, éliminant du débat public la logique, l’objectivité et la rationalité. Pour ce faire, il est essentiel d’occuper et dominer l’espace médiatique en multipliant les attaques et en suscitant les polémiques qui sont comme des pièges pour l’opposition. Le Président tient des propos provoquants et agressifs à un rythme épuisant. Pas de semaine sans session d’incontinence verbale, de discours insolents destinés à hystériser la base d’appui virtuelle. La classe politique, les médias et les observateurs passent les jours suivants à débattre des insanités et des idioties proférées par le chef de l’exécutif ou son entourage. L’opposition participe à ce concert de commentaires, répond aux absurdités du discours de l’exécutif au lieu de se consacrer à des tâches essentielles comme la définition de perspectives pour le pays, l’élaboration d’un projet pour les années à venir. L’ensemble de la sphère politique vit comme enfermée dans un présent immédiat. Les défis qui commandent l’avenir du Brésil (éducation, inégalités, réforme des institutions, préservation de l’environnement, criminalité) sont escamotés. Le débat public se réduit aux com-mentaires de "fake-news", à des polémiques dérisoires, à des querelles d’ego dont même la presse à sensation hésiterait à faire son quotidien. Les réseaux bolsonaristes sur la toile. Le Brésil est un des pays les plus connectés d’Amérique du Sud. L’accès à internet sur PC à domicile est encore limité aux catégories les plus favorisées. On recensait cependant 220 millions de téléphones portables de type smartphone en 2018. On estimait alors que 120 millions de personnes (plus de la moitié de la population) utilisaient des messageries comme WhatsApp pour leur usage personnel, pour des discussions de groupes, pour la diffusion et la réception d’informations au sein de communautés, que celles-ci soient nationales ou internationales. WhatsApp permet à ses utilisateurs de rejoindre des groupes immenses comptant jusqu’à plusieurs centaines de membres, ce qui lui donne un pouvoir particulier. Dans un pays où règne la concentration des médias, l’application est devenue un bon moyen pour contourner les réseaux d’information traditionnelles. Plus généralement, les plateformes numériques constituent la principale source d’information (voire la seule) des jeunes générations qui ont abandonné les médias classiques (en 2018, les électeurs âgés de 16 à 34 ans représentaient 22% du corps électoral). Pendant la campagne de l’année écoulée, ces plateformes se sont transformées en puissants outils de propagation de ”fake news”, de fausses nouvelles, notamment à l’initiative des militants favorables à Jair Bolsonaro. Dix mois après l’investiture du Président, les réseaux sociaux continuent à fonctionner comme des espaces de radicalisation et d’appui. Des spécialistes ont commencé à surveiller les groupes pro-Bolsonaro actifs sur les plateformes numériques et les messageries à partir du début de 2018, lorsqu’il s’est avéré que le candidat ne serait pas un simple figurant dans la compétition électorale d’octobre de la même année. Ils ont découvert que les ”fake news” se répandaient de façon typique, au moyen d’une structure pyramidale. Ainsi, de petits groupes d’influenceurs à la tête de l’écosystème WhatsApp pro-Bolsonaro s’employaient activement à manipuler les actualités et créer de fausses informations destinées à devenir virales. Les influenceurs faisaient ensuite descendre ces fausses informations vers de grands groupes constitués des plus ardents militants de Bolsonaro, qui composent son armée de trolls (individus chargés de multiplier les messages sur des forums de discussion). Unis dans leur soutien au leader d’extrême droite, ces trolls ont largement propagé les informations venues des influenceurs. À partir de là, les fake news étaient répandues dans des groupes encore plus importants de Brésiliens ordinaires utilisant WhatsApp pour contourner les médias traditionnels et recevoir, au travers de discussions jouant le rôle de caisses de résonnance, des informations qui les confortaient dans leur décision de voter pour Bolsonaro. Le soutien de WhatsApp à la campagne du candidat a été l’objet de critiques et de polémiques après l’élection d’octobre 2018, lorsqu’il s’est avéré que le service de messagerie était un élément perturbateur de plus dans un monde où les réseaux sociaux servent d’incubateurs aux théories du complot et fausses informations qui ont porté des populistes au pouvoir partout dans le monde. Après la victoire de Jair Bolsonaro, l’utilisation de WhatsApp a diminué mais l’audience du Président sur les plateformes numériques n’a pas fléchi, Facebook, YouTube, Twitter et Gab prenant le relais de WhatsApp. Dix mois après l’investiture de l’ancien capitaine, ces plateformes sont encore les outils principaux de la communication des bolsonaristes. Au début du mandat, les observateurs politiques et la presse ont analysé le climat délétère créé et imposé par l’exécutif en considérant qu’ils avaient affaire à un chef de l’Etat débutant, mal préparé et sans doute incompétent. Journalistes et analystes ont abordé cette nouvelle phase un peu comme des commentateurs sportifs habitués à suivre deux équipes qui entrent sur le terrain de football et disputent la partie en suivant plus ou moins rigoureusement les règles du jeu. Ils ont répertorié toutes les supposées maladresses de l’équipe gouvernementale qui semblait perdre régulièrement de précieuses opportunités alors qu’elle jouait sur son terrain. Peu à peu, les analystes les plus avisés ont compris que l’objectif du nouveau pouvoir n’était pas de faire des buts, de jouer conformément aux règles mais tout simple-ment d’en finir avec le championnat, avec la compétition tels qu’ils fonctionnent. Au lieu de disputer une partie en suivant les normes, il joue pour détruire le jeu, enlever toute crédibilité à l’arbitre, encourager ses supporters à lyncher leurs adversaires, détruire les buts, abîmer la pelouse, produire un climat de paranoïa et de confusion qui conduise à la disparition de l’équipe adverse et à la suprématie du clan Bolsonaro et de ses adeptes les plus fidèles. Les clans qui forment le noyau dur du bolsonarisme sont réunis par un projet populiste de renversement du "système", de destruction de l’establishment. Ils veulent promouvoir une révolution nationale et populaire, écarter "l’oligarchie" qui a tenu le pouvoir pendant des décennies. Pour ce faire, ils entendent recourir à la mobilisation des masses. Dans l’ancien monde il s’agissait de faire descendre le peuple dans la rue, d’exercer une violence réelle en occupant l’espace public et en attaquant les symboles du pouvoir à détruire. Dans le nouveau monde, il s’agit d’abord de susciter l’adhésion des internautes, d’occuper l’agora virtuelle, d’envahir les réseaux sociaux, d’influencer l’univers digital. L’instrument de la révolution nationale et populaire est la démocratie directe twittée[4]. L’activité du gouvernement Bolsonaro ne se réduit pas à la poursuite d’une campagne électorale qui n’a jamais cessé. L’Administration dirigée par l’ancien capitaine est constituée de quatre pôles. Le premier est animé par les bolsonaristes de pure obédience, ces fidèles dont la mission est d’assurer une police idéologique, de poursuivre et d’amplifier la lutte contre le système politique et d’hystériser la base électorale du Président. Un second pôle est organisé autour du Ministre de l’économie, Paulo Guedes. Le troisième est formé par le Ministre de la Justice Sergio Moro et ses proches. Au sein du gouvernement, les missions et les tâches qui exigent coordination et organisation relèvent des militaires. Ce sont les militaires qui confèrent un minimum de cohérence à la gestion gouvernementale. La plupart des domaines de compétence gouvernementale qui n’intéressent pas le Président et son noyau radical sont pris en charge par les militaires. C’est le cas par exemple des projets de modernisation des infrastructures logistiques et du programme de concessions qui sont mis en œuvre par le Ministre des Infrastructures Tarcisio de Freitas, un ingénieur militaire. C’est le cas des Mines et de l’énergie, un ministère commandé par l’ancien amiral de la marine Bento Costa Lima Leite. Sur les premiers mois du mandat, les observateurs ont cru que les trois derniers pôles mentionnés ici allaient dresser le premier, le contrôler, voire l’écarter ou le réduire au silence. Aujourd’hui, tous les secteurs du gouvernements pressentis pour exercer cette tutelle sur le pôle idéologique du bolsonarisme ont battu en retraite et dû accepter son ascendance. Le ministre de l’économie libéral Paulo Guedes dispose d’une marge de manœuvre (il peut mener la politique qu’il souhaite) tant que les mesures et orientations proposées ne conduisent pas à un affaiblissement de la base des fidèles. Si les projets libéraux de Paulo Guedes paraissent renforcer cette base, le ministre est encouragé à poursuivre. Si tel n’est pas le cas, il est immédiatement freiné. Sur les mesures qui ne correspondent pas directement à la sensibilité de cette base mais ne la heurtent pas, le ministre se contente du soutien du Congrès et de celui des militaires pour avancer. Le cas du ministre de la justice Sergio Moro est différent. Alors que Paulo Guedes n’est pas candidat à la Présidence de la république, Sergio Moro l’est. Il peut être demain un adversaire du chef de l’Etat. Ce dernier a invité Moro à faire partie du gouvernement pour être sûr d’avoir à ses côtés un de ses plus grands concurrents politiques directs. Le Ministre Moro contribue certes à la popularité de l’exécutif auprès du secteur de l’opinion qui donne la priorité à la lutte contre la corruption, qui soutient l’opération dite "lavage-express". Le pôle bolsonariste a besoin de cet appui. Mais en même temps, l’ancien juge doit rester au gouvernement, il ne peut plus sortir, sauf lorsqu’il aura décidé d’annoncer sa candidature et d’entrer en campagne. Si la côte de popularité du Président venait à s’effondrer, Moro pourrait être une candidature alternative. Tant que ce scénario n’est pas confirmé, il doit rester membre de l’exécutif. Les militaires de la réserve ou en retraite qui forment le dernier pôle ont long-temps été perçus comme constituant un noyau homogène capable plus que les autres secteurs de l’administration fédérale d’exercer une tutelle sur le clan bolso-nariste. On a même attribué au vice-Président, le général Mourão, l’ambition de mettre aux pas les militants les plus ardents et notamment les propres fils du Chef de l’Etat. Ce n’est pas vraiment ce qui s’est produit au cours des dix derniers mois. Les militaires qui se sont opposés à la garde rapprochée du Président ont été démis de leurs fonctions. Ainsi, en juin 2019, Carlos Alberto dos Santos Cruz (secrétaire général du gouvernement), Franklimberg Freitas (Président de la Fondation des Indiens) et le Général Juarez de Paula Cunha (Président des services postaux fédéraux) ont été exonérés. Les nombreux militaires qui détiennent encore des postes ministériels ou occupent des fonctions de cabinets et dans la haute administration forment un pôle des plus discrets au sein d’une administration fédérale où tout le monde semble prisonnier de tout le monde…Cette discrétion est prudente : à tout moment, personne ne sait au sein de ce gouvernement baroque quel est le secteur qui sera attaqué par le groupe des bolsonaristes les plus fanatiques. (à suivre) [1] Après avoir servi dans l’armée de terre pendant 11 ans (entre 1977 et 1988), ce dernier est devenu réserviste puis parlementaire. Membre élu de l’assemblée municipale de la ville de Rio de Janeiro de 1988 à 1990, il devient ensuite pendant 28 ans (pour 7 mandats consé-cutifs) député fédéral. [2] Au lieu de soumettre aux deux chambres des propositions susceptibles de souder ces majorités occasionnelles, il a préféré transmettre aux députés et sénateurs des textes portant sur des mesures très polémiques et clivantes comme la libération de la possession et du port d’armes, la responsabilité de la démarcation des terres indiennes confiée au ministère de l’agriculture. [3] La dernière enquête d’opinion réalisée en octobre 2019 pour le compte de l’institution financière XP Investimentos donne un pourcentage de 33% d’opinions favorables au Président. [4] Pour ce noyau dur, les institutions politiques, la presse, l’université seraient depuis des lustres contaminés par un "communisme" d’autant plus virulent qu’insaisissable. La révolution culturelle envisagée est une prophylaxie qui doit s’attaquer au système parlementaire, cadre et support d’une vieille politique qui n’est que clientélisme, corruption, pots de vin, accaparement et détournement des fonds publics. Les leaders du Congrès qui s’opposent au gouvernement Bolsonaro doivent être impitoyablement dénoncés et pourchassés. Seuls les magistrats-justiciers qui participent à cette purification de la vie publique sont tolérés. La Cour suprême doit être affaiblie, neutralisée, réformée ou détruite. Elle protège les "communistes" corrompus que sont tous les opposants au bolsonarisme. Pour éradiquer ce qui serait une tumeur avancée et empêcher tout retour de forces adverses au pouvoir, il faut instrumentaliser et détourner le système démocratique afin d’instaurer le plus rapidement possible un régime autocratique bénéficiant de la légitimité élective.

  • Le pari risqué des opposants de Bolsonaro (1).

    En octobre 2018, Jair Bolsonaro remportait l’élection présidentielle. Dix mois après l’investiture d’un Président hors norme, il semble bien que le Brésil vive un nouveau mode de gouvernement. Le chef de l’Etat consacre l’essentiel de son énergie et de son temps à entretenir la crise politique et institutionnelle qui a commencé il y a cinq ans. Le pays est dirigé par un personnage et par un clan qui ont besoin d’affaiblir en permanence les institutions existantes (du Congrès à la Police Fédérale en passant par la Presse, la hiérarchie militaire, les organismes scientifi-ques, les partis politiques ou les gouvernements des Etats fédérés…) pour conserver leur capital politique. Le Président Bolsonaro a indiqué clairement dès son investi-ture qu’il n’allait pas gouverner au nom et pour tous les Brésiliens. Elu par 58 millions d’électeurs, il gouverne pour satisfaire sa base électorale la plus solide, ses partisans les plus fidèles. La seule priorité du chef de l’Etat est de maintenir un lien fort avec les réseaux qu’il a construit pendant les quatre années précédant le scrutin d’octobre 2018 en voyageant dans tout le pays, en organisant un dispositif d’influence sur des plateformes comme WhatsApp ou twitter. Pour maintenir et consoli-der ce lien fort, Bolsonaro doit continuer à être un Président paradoxal, un Président anti-establishment. Un grand nombre de commentateurs et de leaders politiques considèrent que cette posture met en péril son mandat, que le chef de l’Etat aggrave chaque jour son isolement et qu’il se condamne à l’impuissance. Les opposants et les alliés de circonstances du gouvernement Bolsonaro imagi-nent que le Président finira par abandonner de lui-même le pouvoir ou qu’il sera contraint d’accepter prochainement un rôle de figurant. Ce pari est très risqué. Ayant déjà annoncé qu’il serait candidat pour un second mandat en 2022, l’ancien capitaine devra contourner plusieurs obstacles sur les deux prochaines années pour être capable de motiver à nouveau une majorité d’électeurs lors du prochain scrutin présidentiel. Néanmoins, des circonstances favorables aidant, l’élargissement du soutien dont bénéficie l’exécutif depuis le début 2019, une victoire des bolsonaristes aux prochaines élections municipales de 2020 et le rassemblement d’une majorité d’électeurs autour d’un projet autoritaire sont les éléments d’un scénario qu’il serait aujourd’hui téméraire d’écarter. 1. Les catalyseurs d’une élection (premier article). Il faut sans doute revenir quelques années en arrière pour analyser la victoire de candidat d’extrême-droite. Ce succès est le résultat de la perte de crédibilité subie par le Parti des Travailleurs et les formations alliées au pouvoir depuis 2003. Ces forces politiques ont été impliquées dans une succession impressionnante de scandales de corruption, de pots de vin et de détournements de fonds publics, depuis le "mensalão" en 2005 jusqu’au "petrolão" à partir de 2014[1]. La dégradation mar-quée de l’image et de la réputation des formations gouvernementales suscitera un vif rejet dans l’opinion, rejet qui se renforcera lorsque l’Administration Dilma Rous-seff mettra en œuvre sa désastreuse politique économique de relance à partir de 2012-13. La principale formation d’opposition (le PSDB) ayant été elle-même touchée par les scandales de corruption du début de la décennie, elle n’a eu alors aucune légitimité pour se présenter comme une relève éventuelle. Dans ce contexte, des forces de droite et d’extrême droite vont parvenir à capitaliser sur un sentiment anti-gouvernemental puissant. En campagne permanente depuis 2014, le député fédéral Jair Bolsonaro va apparaître comme le seul postulant capable de faire échec au candidat du Parti des Travailleurs. L’ancien capitaine de l’armée de terre qui disposait déjà de l’appui de milliers de soutiens idéologiques sur les réseaux sociaux a commencé à partir de 2018 à bénéficier de la sympathie des électeurs qui considéraient que le scrutin devait marquer avant tout la déroute de la gauche et du candidat choisi par son leader historique, Lula da Silva. Une seconde motivation qu’a su exploiter le député de Rio de Janeiro est l’in-quiétude suscitée dans la population par la montée de la criminalité et de la violence. A la veille de l’élection, le taux d’homicide était de 31 pour 100 000 habitants (à comparer à celui de l’Europe occidentale, entre 1 et 2 pour 100.000, ou même celui d’un pays très violent comme le Mexique, autour de 19 pour 100.000). Selon les analystes, le coût de la criminalité au Brésil se situerait entre 4,5 et 5,9% du PIB annuel, et plus de 100 factions criminelles regroupant des dizaines de milliers de "soldats" sans limites contrôleraient plusieurs zones géographiques à la périphérie des mégapoles. A cette domination du crime organisé sur les territoires perdus par l’Etat, il faut ajouter la délinquance qui se traduit par une augmentation des délits de toute sorte. Plus généralement, cette victoire doit être associée au rejet par un large secteur de l’opinion des institutions et du système politique. Il faut revenir ici à l’année 2013 et aux puissants mouvements de protestation qui s’expriment alors dans les rues des villes brésiliennes. Il devient alors clair qu’une part importante de la société brésilienne ne se sent plus représentée par le système politique en place. Le mouvement qui éclate en juin de cette année-là dénonce la médiocrité des services publics, l’insécurité, la corruption et, plus généralement, l’ensemble des institutions de la démocratie représentative. Face à cette mobilisation spectaculaire, les forces politiques gouvernementales comme celles de l’opposition sont frappées de stupeur et se montrent incapables d’esquisser un quelconque projet de réforme des institutions, d’amélioration de la démocratie et du fonctionnement de l’Etat. Aucune proposition de réforme destinée à rapprocher le système politique des aspirations et des souhaits de la population n’apparaît. Les formations parlementaires, les leaders politiques vont considérer ce mouvement comme un saute d’humeur et de colère passagère. Le système politique et institutionnel se replie sur lui-même. En 2017, lorsque les membres du Congrès modifient la législation électorale dans la perspective du scrutin de 2018, ils n’apportent aucune réponse aux attentes de la population. L’électorat est comme placé devant une alternative : ou bien il accepte la perpétuation du système politique qui fonctionne depuis 1988 ; ou bien il remet tout en cause. Pour une majorité de l’électorat, les institutions démocratiques fonctionnent mal. Face à la surdité des élus et des principaux acteurs politiques, la seule option qui restait était de souhaiter l’effondrement du système, et même de le précipiter. Jair Bolsonaro a été élu en octobre 2018 parce qu’il a surfé sur une vague profonde au sein de l’électorat, une vague favorable au collapse des institutions existantes. (à suivre). [1] Le "mensalão" (mensualités) est le nom donné à la crise politique ouverte en 2005, sous le premier gouvernement Lula. A l’époque, des députés recevaient des pots de vin mensuels en échange de leur vote en faveur de projets de loi du pouvoir exécutif. Le "petrolão" ou affaire Petrobras désigne un gigantesque système de corruption impliquant de nombreuses entreprises du secteur du BTP et des hommes politiques de premier plan du pays qui sera mis à jour à partir de 2014. Les investigations menées par la Justice et la Police Fédérale mettent à jour un vaste système de corruption tournant autour de Petrobras. Plusieurs entreprises se sont organisées pour se partager les appels d'offre de l'entreprise d'État, en appliquant une surfacturation de leurs prestations. L'argent récupéré retombait ensuite dans les caisses de partis politiques de la coalition gouvernementale ou directement dans les poches de certaines personnalités. Les investigations menées depuis 2014 sur le "petrolão" et d’autres affaires liées ont été désignées par la presse sous le terme de lavage-express. Elles ont conduit à la condamnation et à l’emprisonnement de 155 personnalités politiques et du monde économique.

  • Paulo Guedes : un bilan de la 1ére année (1).

    1. Introduction. Sur le site du Ministère de l’économie qu’il commande depuis janvier 2019, les inter-nautes peuvent trouver un court résumé du parcours suivi par Paulo Guedes avant qu’il ne soit sollicité par le Président Bolsonaro pour intégrer son gouvernement. Le titulaire de ce portefeuille-clé a obtenu en 1978 un titre de docteur en économie délivré par l’Université de Chicago. Après avoir enseigné dans divers établissements supérieurs (au Chili puis au Brésil), il a participé à la fondation de la banque brésilienne d’investissement Pactual, intégré les conseils de plusieurs grandes entreprises et créé l’institut Millenium, un think-tank d’inspiration libérale. L’économiste rencontre Jair Bolsonaro pour la pre-mière fois en novembre 2017, alors que la campagne pour le dernier scrutin présidentiel démarrait à peine. Rapidement, Paulo Guedes va apporter au candidat un appui décisif. Sa vision très libérale de l’économie vient opportunément atténuer le discours extrémiste et autoritaire de Bolsonaro qui ne cesse de légitimer la dictature militaire des années 1964-1985 et fait même l’éloge des bourreaux qui torturaient alors les prisonniers politi-ques. Reconnaissant son incompétence sur les questions économiques, l’ancien militaire va s’appuyer sur son futur ministre. Ce dernier rassure les marchés financiers et les investisseurs. Il défend un programme de réduction du poids de l’Etat, de contraction des dépenses, d’ajustement du budget fédéral et d’ouverture de l’économie (une des plus fermées du monde) à la concurrence internationale. Lorsqu’il est officiellement choisi comme futur ministre de l’économie, Guedes n’hésite plus à promettre un véritable choc libéral. Si Jair Bolsonaro est élu, le titulaire annoncé de ce portefeuille-clé dirigera un "super-ministère". Il mènera à bien le projet de réforme des régimes de retraites (qui plombent les finances de l’Etat) que le Président sortant Michel Temir n’a pas fait aboutir. Les deux autres priorités seront les privatisations et la réduction de la dette publique. L’ancien banquier d’affaires et enseignant qui n’avait pratiquement aucune expérience politique a apporté au candidat l’appui des milieux économiques et financiers. Ceux-ci ont été séduits par le programme réformiste de Paulo Guedes. Bolsonaro répétait d’ail-leurs pendant la campagne que son ministre disposerait des plein-pouvoirs pour mener la politique économique qu’il souhaite et rompre définitivement avec le dirigisme brouil-lon et irresponsable des derniers gouvernements du Parti des Travailleurs. Immé-diatement après sa victoire, l’ancien militaire confirmait la création d’un "super-ministère" de l’économie qui réunirait des compétences jusqu’alors réparties entre plusieurs minis-tères (Industrie, Planification, Commerce Extérieur, Travail). Paulo Guedes et Jair Bolsonaro en novembre 2019. Un an après la prise de fonction de Paulo Guedes, quelle appréciation peut-on porter sur son action ? La réponse est évidemment nuancée. Le nouveau ministre de l’écono-mie et l’équipe qui l’entoure (dont plusieurs membres appartenaient déjà au gouver-nement Temer) sont parvenus à faire adopter une réforme des régimes de retraite signi-ficative. En diminuant les dépenses, le nouveau système va permettre de réduire le déficit du budget fédéral et d’abaisser le rythme de progression de la dette publique. Cet effort d’ajustement a permis aux autorités monétaires de poursuivre une politique de baisse des taux. Les deux dynamiques conjuguées ont certainement contribué à la timide relance de l’activité qui a marqué l’année 2019. On est cependant très loin du choc libéral annoncé. Ayant concentré son énergie sur la réforme des retraites (qui ne suffit pas en soi à ranimer la croissance), le gouvernement n’a pas su utiliser la période d’état de grâce suivant l’élection pour impulser les grandes mutations structurelles attendues. Le ministre de l’économie est certes à la tête d’une grande administration regroupant de multiples compétences auparavant dispersées. Les marges de manœuvre de ce "super-ministère" sont cependant limitées et réduites en raison même de la stratégie politique adoptée par le chef de l’Etat. Le refus de prendre en compte les règles du présidentialisme de coalition (construction et animation d’une majorité ample et stable au Congrès), la stratégie de tension permanente choisie par l’exécutif, les crises répétées entre le gouvernement fédéral et les instances législatives, la multiplication de polémiques : tous ces éléments entretiennent la crise du système politique née autour de 2013/14 et alimentent un climat d’insécurité juridique. Dans ce contexte, le redémarrage de l’investissement tarde. L’attentisme des décideurs prévaut. En dehors de la réforme des retraites, aucun des autres grands projets annoncés par Paulo Guedes n’a fait l’objet de l’engagement de débats de fond au sein du Congrès au cours de l’année 2019. Les quelques opérations de privatisations initiées restent symbo-liques. Un an après l’investiture de Jair Bolsonaro, les observateurs ont le sentiment que la période de début de mandat n’a pas été efficacement utilisée et que le temps perdu ne pourra pas être aisément rattrapé sur l’année qui commence. Depuis la fin 2019, Paulo Guedes souligne et répète que l’économie brésilienne est enfin sortie de l’ornière, que le programme de libéralisation est toujours d’actualité. Après l’adoption par le Congrès de la réforme des régimes de retraites, la mise en œuvre de ce programme va dépendre sur les prochains mois du vote effectif par les deux chambres de 5 propositions d’amen-dements constitutionnels. Les textes que l’exécutif envisage de présenter ou qu’il doit présenter concernent la réforme de la fiscalité, la modernisation de la fonction publique fédérale et trois dispositifs destinés à réduire les dépenses publiques, à flexibiliser la gestion des finances de l’Etat et à accroître l’autonomie des Etats fédérés et des com-munes par rapport à l’échelon fédéral central. Le projet de réforme des retraites a été voté (avec des amendements) par la Chambre des députés en août 2019 (par 370 dépu-tés sur un total de 513) puis par le Sénat à la fin octobre de la même année (60 voix sur 81). Ce succès est attribuable à la fois à l’engagement des Présidents des deux cham-bres, à la conscience d’une majorité d’élus de l’urgence d’un ajustement des finances publiques et à la maturité du débat sur l’enjeu de la réforme (le texte proposé en février 2019 par Paulo Guedes reprenait dans ses grandes lignes le projet déjà présenté par l’Administration Temer en 2016). Un horizon plus difficile. Ce premier ajustement a sans doute soutenu la dynamique de récupération cyclique dans laquelle l’économie semble engagée depuis la fin de 2019. Ce réveil de l’activité, la perspective d’une croissance supérieure à 2% en 2020 ont déjà conduit le Ministre de l’Economie à anticiper de prochaines victoires. Depuis novembre 2019, il annonce ainsi que le Brésil devrait récupérer dès 2020 le statut d’investment grade[1] qu’il a perdu en 2015, alors que le gouvernement Dilma Rousseff semblait incapable d’éviter une dérive des finances publiques[2]. Taux de croissance trimestriel annualisé du PIB (en %) Source : Banque Itau, décembre 2019. Paulo Guedes fait sans doute preuve d’un enthousiasme excessif… Dans les prochains mois, tout va dépendre des marges de manœuvre politique dont va disposer le ministre de l’économie. Une remarque s’impose ici d’emblée. Sur les premières semaines du mandat de Jair Bolsonaro, de nombreux analystes ont cru que le Président élu était pla-cé sous la tutelle des militaires qu’il avait appelés pour constituer son Administration. D’autres ont imaginé que les ministres technocrates, originaires de la droite modérée, al-laient disposer d’une grande autonomie au sein d’un gouvernement animé par un Prési-dent classé à l’extrême-droite de l’échiquier politique. L’expérience des douze premiers mois du mandat présidentiel a montré que le chef de l’Etat et un noyau dur de "bolsonaristes" (composé par la famille du Président, des idéo-logues d’extrême-droite et des leaders d’églises néo-pentecôtistes) donnent le la et diri-gent effectivement l’Etat central. Lorsqu’ils n’ont pas été contraints de démissionner, les militaires ont choisi de faire profil bas, craignant sans doute d’affronter le candidat qu’ils avaient soutenu en 2018 et dont la popularité auprès des troupes et des officiers inter-médiaires reste forte. L’ancien juge Sergio Moro, ministre de la Justice, s’est lui aussi aligné sur le chef de l’exécutif. Il ne constitue pas un contrepoids légaliste qui viendrait freiner les initiatives autoritaires du Président et atténuer le climat de tension que l’exé-cutif entretient en permanence avec les autres institutions fédérales. Le Ministre des infrastructures, le titulaire du portefeuille des mines et de l’énergie et le "super-ministre" de l’économie sont néanmoins parvenus à conquérir un minimum d’autonomie dans leurs domaines d’action respectifs. Pour sa part, Paulo Guedes a trouvé au Congrès un leader disposé à faire avancer le processus d’adoption de la réfor-me des retraites. Sans l’engagement décisif de Rodrigo Maia, Président de la Chambre des députés, jamais le ministre de l’économie ne serait parvenu à faire voter par le pouvoir législatif un programme d’ajustement capable de rassurer les marchés financiers et d’améliorer à terme les comptes publics. Le parlementaire, membre d’un parti de la droite modérée, a su éliminer les résistances au sein de sa formation et de celles du centre. Il a proposé les amendements nécessaires à la construction d’une majorité de cir-constance relativement large. Rodrigo Maia et les groupes parlementaires qu’il repré-sente et coordonne ne sont pas disposés à appuyer les projets autoritaires du Président Bolsonaro. Seront-ils mieux disposés dans l’avenir lorsqu’il s’agira d’adopter des projets gouvernementaux d’inspiration clairement libérale, capables de réduire le périmètre économique de l’Etat et de remettre en cause les privilèges de la fonction publique ? Jair Bolsonaro, Rodrigo Maia et Paulo Guedes en février 2019. Deux éléments nouveaux permettent de considérer que cette "complicité" entre le ministre de l’économie et les leaders politiques des deux chambres du Congrès pourrait s’affaiblir dès les premiers mois de 2020. Mentionnons d’abord le fait que l’année qui s’ouvre est une année électorale. Les électeurs brésiliens seront convoqués en octobre prochain pour des élections municipales, décisives pour l’avenir du gouvernement Bol-sonaro. Il est difficile d’imaginer que les parlementaires profitent des six mois qui vont s’écouler entre le début de leurs travaux en février 2020 et le démarrage de la campa-gne pour voter des projets qui auront des répercussions concrètes à l’échelle locale et remettent en cause les intérêts de corporations et de groupes de pression bien orga-nisés. Prudents, députés et sénateurs de la droite et du centre chercheront plutôt à reporter sine die les débats et les votes. Une seconde raison les portera à temporiser. Ces forces politiques ne sont plus très enthousiastes à l’égard de projets gouvernementaux qui seraient inspirés par l’expérience du Chili, référence pour les économistes libéraux en Amérique du Sud. Les manifestations qui se sont multipliées dans ce pays et dans d’autres Etats voisins depuis octobre 2019 ont suscité des inquiétudes dans la classe politique brésilienne et au sein même de l’Administration Bolsonaro. Désormais, les élus de la droite et du centre comme de nombreux membres de l’exécutif craignent que des inflexions brutales et fortes de la politique économique ne soient autant de déclen-cheurs de mouvements comparables au Brésil. Des mouvements dont pourrait tirer parti une gauche revigorée après la sortie de prison de Lula en novembre dernier... Ce message a d’ailleurs été reçu par Paulo Guedes qui annonce depuis des mois une réforme radicale de l’Administration fédérale et une refonte de la fiscalité mais s’est bien gardé jusqu’en ce début de 2020 de présenter des textes au Congrès. A la fin de l’année 2019, le ministre de l’économie a reconnu que ce retard était motivé par une crainte. Les forces de gauche pourraient prendre prétexte de ces initiatives pour mobiliser leurs parti-sans et organiser dans les rues des manifestations comparables à celles qui ont eu lieu entre octobre et décembre 2019 sur d’autres pays de la région. La réforme administrative doit réduire les salaires de la fonction publique fédérale (en les alignant, à qualification égale, sur les rémunérations du secteur privé) et mettre fin à la garantie de l’emploi à vie pour plusieurs catégories de nouveaux agents. Sur un projet de ce type, l’exécutif ne se heurtera pas seulement aux forces traditionnelles de la gauche, bien implantées dans l’univers de la fonction publique. Il devra aussi affronter les lobbys puissants qui défen-dent les différentes catégories d’agents de l’Administration fédérale et savent gagner de nombreux élus du Congrès à leur cause. Des difficultés du même type vont se présenter lorsque le gouvernement envisagera une refonte du système fiscal. La refonte de la fiscalité doit aboutir à une simplification du dispositif et à son redéploiement afin de stimuler l’activité et d’améliorer la compétitivité de la production nationale. Les mesures à envisager (unification des prélèvements, modification des modes de perception, etc..) vont affecter tous les contribuables et altérer en profondeur les relations entre l’échelon fédéral et les Etats fédérés. Ajoutons encore que le ralentissement ou la paralysie des processus législatifs qui peuvent désormais intervenir sont aussi liés à la désorganisation des forces parlemen-taires jusqu’alors relativement fidèles à l’exécutif. Au cours des derniers mois, le Prési-dent Bolsonaro a provoqué une crise majeure au sein de son propre parti (le Parti Social Liberal, qui avait largement contribué à le faire élire), s’attaquant à ses leaders au sein des deux Chambres. Il a finalement annoncé qu’il abandonnait la formation de droite et constituait avec d’autres dissidents une nouveau parti : l’alliance pour le Brésil. Certes, le Ministre de l’économie continue à bénéficier du soutien des marchés. Le monde des affaires veut croire que son succès sur le dossier des retraites annonce des succès futurs sur des enjeux tout aussi importants. Les investisseurs et les responsables d’entreprises adhèrent à des projets qu’ils estiment capables de relancer une économie assoupie. Jouissant pour cette raison d’une autonomie relative, Paulo Guedes doit pour-tant chercher à contourner en permanence deux obstacles. Il ne peut pas prendre d’ini-tiative qui contrarierait le Président et sa clientèle d’extrême-droite et de partisans actifs sur les réseaux sociaux. A chaque fois que le ministère de l’économie a envisagé des projets dénoncés par les bolsonaristes radicaux, le titulaire du portefeuille a fait marche arrière[3]. Le second obstacle apparaît lorsque l’ancien banquier d’affaires cherche à séduire ces factions d’extrême-droite[4]. Il met alors en péril son alliance précaire avec les forces parlementaires de droite et du centre qui ont été ses alliés les plus efficaces en 2019. Le ministre de l’économie ne peut pas ignorer qu’une éventuelle radicalisation auto-ritaire du gouvernement Bolsonaro ruinerait probablement son ambition de relance de l’économie par la libéralisation. La politique et l’économie sont difficilement dissociables. Un raidissement du régime pourrait séduire les bolsonaristes les plus fervents qui n’hési-tent pas dénoncer l’Etat de droit et la démocratie. Il inquiéterait les investisseurs. L’éco-nomie n’est pas une île dont les équilibres pourraient être maintenus dans un contexte d’arbitraire, d’affaiblissement des normes et d’insécurité juridique aggravée. (à suivre). 1] Statut défini en fonction des notations effectuées par les agences internationales d’évaluation des risques Standard and Poor’s, Ficht et Moody’s. Le Brésil a obtenu le statut d’investment grade en 2008 après des années de politique économique équilibrée et cohérente. L’accès à ce statut signifie que le pays a acquis une crédibilité (il est considéré comme un bon payeur). Il améliore considérablement les conditions d’accès aux financements internationaux pour le secteur public et tous les acteurs économiques nationaux. [2] En septembre 2015, Standard and Poor’s rétrogradait la note brésilienne au rang d’investissement spéculatif et procédait à une nouvelle dégradation quelques mois plus tard. L’agence Fitch plaçait elle aussi la note brésilienne en investissement spéculatif en décembre 2015. Pour sa part, également en décembre, Moody’s plaçait la note du Brésil sous surveillance en vue d’une éventuelle dégradation en catégorie spé-culative (dans les 3 mois). Cette intention se concrétisait au début de 2016. Le Brésil était alors classé investissement spéculatif par les trois principales agences de notation. Les conséquences de la perte du statut d’investment grade ont été une importante sortie de capitaux et un durcissement des conditions d’accès au crédit international pour tous les acteurs économiques brésiliens. [3] En septembre 2019, dans un interview, le ministre a annoncé qu’il envisageait d’inclure dans la future réforme de la fiscalité un impôt sur les transactions financières, comparable dans ses modalités et son impact à la Contribution Provisoire sur les Mouvements Financiers (CPMF), une taxe très impopulaire introduite entre 1997 et 2007, puis supprimée depuis. Le directeur de l’administration fiscale au niveau fédérale (un fervent défenseur de la CPMF) annonçait d’ailleurs qu’il avait fait réaliser une étude détaillant les modalités d’introduction du futur impôt. Devant la résistance et l’irritation du Président Bolsonaro, Paulo Guedes a dû abandonner ce projet et se démettre de ses fonctions le directeur en question. [4] En novembre 2019, pendant un voyage aux Etats-Unis, Paulo Guedes n’a pas hésité à affirmer qu’un mouvement de protestation lancé par l’opposition pourrait conduire l’exécutif à adopter un acte institutionnel comparable à ceux adoptés pendant la dictature militaire. Il s’est référé à un acte qui a ren-forcé à l’époque les persécutions politiques, les tortures d’opposants, la censure. Le propos a immé-diatement provoqué une réaction très négative du Président de la Chambre des députés et du Président de la Cour Suprême. Rapidement, le ministre de l’économie a dû souligner qu’il restait favorable à une "démocratie responsable".

  • Paulo Guedes : un bilan de la 1ere année (2).

    2. Finances publiques : le pire a été évité. Les comptes publics du Brésil se sont fortement dégradés depuis 2014, année où le solde primaire (hors charges des intérêts de la dette) est devenu négatif après 10 ans d’excédent. Sur la période 2014-2018, le déficit budgétaire (intérêts inclus) du gouvernement central s’est affiché en moyenne à 6,8% du PIB, tandis que le déficit pri-maire s’établissait à 1,7% en moyenne. La détérioration du solde budgétaire est imputable à des facteurs conjoncturels (effondrement des recettes pendant la récession des années récentes, reprise économique très lente). Soldes primaires des deux principaux niveaux de gouvernement (en cumul sur 12 mois et en % du PIB). Elle est surtout symptomatique d'importants déséquilibres structurels du côté des dépenses. Celles-ci ont augmenté trois fois plus vite que le PIB au cours des 10 dernières années. Les dépenses courantes (hors investissements et paiements d’intérêts sur la dette) ont fortement progressé atteignant sur les années 2014 et 2015 près de 90% des recettes nettes. A l’échelon local, au niveau des Etats fédérés et des municipalités, la situation était devenue encore plus préoccupante puisque plusieurs gouvernements ne parvenaient pratiquement plus à payer intégralement les rémunérations de leurs agents. En pratique, à compter de 2015, le secteur public s’acheminait vers une situation où le total de la recette des impôts collectés ne suffirait plus à assurer le fonctionnement des administrations. L’inflation des dépenses courantes est associée avant tout à la hausse continue des charges relatives aux régimes de pensions et de retraites et à d’autres prestations so-ciales. Elle est encore associée à la hausse de la masse salariale assumée par les admi-nistrations publiques et aux coûts croissants associés aux subventions directes et indirectes octroyées à diverses entreprises. L’ensemble de ces dépenses obligatoires ont représenté en 2018 80,3% des dépenses de l’échelon central. A lui seul, en 2018, le financement des pensions et retraites à la charge de l’Adminis-tration centrale (régime général des salariés du secteur privé et régimes spéciaux des fonctionnaires fédéraux civils et militaires) a absorbé pratiquement 11,3% du PIB ou 56,8% des dépenses primaires exécutées. Il ne peut pas y avoir de redressement des finances publiques fédérales sans réduction de la part relative prise par les pensions et retraites. La question ne concerne d’ailleurs pas que l’Administration fédérale. L’envolée des dé-penses en faveur des retraités et pensionnés a précipité la faillite de plusieurs Etats fédé-rés et menace d’autres de paralysie. Dépenses et recettes des différents régimes de retraites et pensions (en % du PIB). Cette inflation des dépenses en faveur des pensionnés et retraités n’est pas un phéno-mène nouveau. Elle s’explique par deux facteurs. Le premier est démographique : le ratio de dépendance (population ayant plus de 65 ans en proportion de la population en âge de travailler) s’accroît au Brésil de 8% en 1975 à 18% en 2025, plus vite que la moyenne des pays avancés (qui partent, certes, de niveaux plus élevés). Le deuxième facteur est économique : le régime actuel est assez généreux avec le groupe de travailleurs du sec-teur privé qui ont toujours été employés dans le secteur formel (personnes qualifiées, cadres) et avec les agents de la fonction publique (fédérale et locale) qui jouissent de régimes spéciaux et de salaires moyens plus élevés que dans le privé. Le Brésil consacre l’équivalent de 14,7% de son PIB aux paiements de retraites et pen-sions (données pour 2018). Ce taux est très élevé pour un pays où la population est enco-re relativement jeune[1]. Par comparaison, l’ensemble des crédits publics destinés à l’éducation représentaient alors l’équivalent de 6% du PIB. Depuis 2014 le déficit des retraites (secteur privé et public dont militaires) a été multiplié par cinq, pour atteindre 483 Mds de BRL, soit 7% du PIB en 2018. Le régime actuel rend la trajectoire du déficit et de la dette publique insoutenables. Une autre composante des dépenses courantes obligatoires en progression constante est la masse salariale. Le nombre de fonctionnaires et agents était estimé en 2018 à 11,4 millions de personnes (aux trois niveaux de l’Etat fédéral, des Etats fédérés et des communes). Cela signifie que pour 100 actifs, 12 relevaient de la fonction publique. Ce taux situe le Brésil à un niveau inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE (21% d’agents et de fonctionnaires). Dans les pays les plus riches de l’organisation, la masse salariale assumée par les administrations publiques est équivalente en moyenne à 9% du PIB. En 2018, au Brésil, elle représentait 13,5% de la richesse nationale produite. Compte tenu d’une charge d’intérêts structurellement élevée (l’équivalent de 6,6% du PIB en moyenne annuelle sur la période 2015/2018), l'incapacité à corriger les déficits primaires a conduit à une forte augmentation de la dette publique (passée de 56,3 % du PIB en 2014 à 77,2% en 2018). Jusqu’en 2016, les analystes anticipaient une progression jusqu’à 100 % du PIB, ce qui aurait créé une situation totalement insoutenable[2]. A partir de l’arrivée à la Présidence de Michel Temer (suite à la destitution de Dilma Rousseff, en 2016), l’ajustement des comptes publics est devenu une priorité numéro 1. Pour conférer à cet ajustement la crédibilité nécessaire, il était impératif d’intégrer dans le programme de rééquilibrage des budgets la question des retraites et des pensions d’une part et celle de la progression incontrôlée de la masse salariale d’autre part[3]. Au niveau fédéral, la politique d’ajustement a donc été engagée par le gouvernement Temer. Dès la fin 2016, un amendement constitutionnel visant à éliminer la croissance automatique des dépenses budgétaires en fonction de la hausse de l’inflation est adopté (plafonnement, sur vingt ans, des dépenses fédérales sous le niveau d'inflation de l'année passée). Par ailleurs, peu à peu, l’opinion publique commence à admettre que la réforme des régimes de retraites et de pensions est un pas indispensable. L’enjeu de la réforme des retraites. La réforme des retraites était cruciale pour éviter l’explosion de la dette publique, le risque d’inflation et d’insolvabilité associé et la poursuite d’une croissance médiocre. En février 2019, le président Bolsonaro et son ministre de l’économie ont proposé au Congrès une importante réforme des retraites, visant à économiser jusqu’à 1000 milliards de BRL (250 milliards d’euros) au cours des dix prochaines années. Le nouveau système proposé par le ministre Paulo Guedes visait à réduire l’écart entre les travailleurs du secteur public et ceux du secteur privé. Il sera mis en place sur une période de transition de 12 ans. La réforme fixe l'âge minimum du départ à la retraite à 65 ans pour les hommes et à 62 ans pour les femmes contre 55 ans actuellement, dans le secteur public comme privé. Elle prévoit aussi d’allonger la durée des cotisations sociales, de modifier en profondeur le calcul des prestations de retraite et d’harmoniser les règles de départ à la retraite qui s’appliquent aux fonctionnaires fédéraux avec celles des Etats et des municipalités. Enfin, elle met fin aux importantes disparités qui existent entre les régimes de retraite (les enseignants, policiers et autres militaires bénéficiant de règles de retraite anticipée). La réforme vise, à court terme, à corriger certaines inégalités (12 % des retrai-tés qui bénéficient de "régimes spéciaux" sont responsables de près de 40 % des dépen-ses). Les militaires et les policiers devraient continuer à jouir de régimes avantageux. A terme, le gouvernement souhaite remplacer le système de retraite par répartition par un dispositif de capitalisation (fonds de pension). Un texte amendé a été voté par la Chambre des députés en août 2019. Après débat et modifications au Sénat, la réforme définitive a été adoptée en novembre. Les économies réalisées grâce à la réforme devraient in fine s’élever à environ 800 milliards de BRL. Le dispositif prévoit d’accroitre les cotisations des fonctionnaires fédéraux pour les faire converger, après une période de transition, vers celle du régime général du secteur privé. En outre, Les prestations versées aux agents du secteur public tendront à baisser, car elles seront calculées sur la moyenne de 100% des salaires perçus durant la vie active. Aujourd’hui, la base de calcul est définie à partir des salaires les plus élevés perçus par le cotisant. Pour le régime de la fonction publique fédérale comme pour celui de l’ensemble des salariés du secteur privé, les parlementaires ont accepté le principe de l’instauration d’un âge minimum de départ en retraite (ils ont repris les règles propo-sées par l’exécutif). La réforme prévoit encore des limites au cumul de pensions et de salaires. Le Sénat fédéral a rejeté le volet de capitalisation inscrit dans le projet initial de Paulo Guedes. Surtout, aucune des deux chambres n’a accepté le principe d’une appli-cation automatique des normes nouvelles aux échelons locaux des administrations publiques. Cela signifie que les Etats et les communes devront définir et faire adopter eux-mêmes les dispositifs d’ajustement permettant de freiner et d’inverser la dynamique de progression des dépenses liées aux retraites et pensions. Une étape cruciale. L’approbation de la réforme des retraites signifie que le spectre d’une argentinisation de l’économie brésilienne est éloigné pour un temps. Sans adoption de nouvelles règles, compte tenu du rythme d’accroissement des dépenses, le Brésil aurait accumulé une dette croissante et impayable, cette dynamique débouchant sur un défaut de paiement ou un glissement vers l’hyperinflation, avec sur le chemin une élévation de la pression fiscale et un relèvement sensible des taux d’intérêts, prix exigé par les créanciers pour poursuivre le refinancement d’une dette de plus en plus difficile à assurer. Avec l’ajustement du système qui a été obtenu en 2019, tous ces risques sont écartés au moins pour quelques années. Néanmoins, cette réforme ne garantit pas à elle seule le retour à une forte croissance. Elle était une condition nécessaire pour éviter une dérive très dangereuse. Elle n’est pas une condition suffisante pour replacer le pays sur le che-min de l’expansion. La métaphore comparant le pays à un navire de haute mer a souvent été utilisée par les commentateurs alors que les deux chambres du Congrès débattaient du projet présenté par Paulo Guedes. Avant le début de 2019, l’embarcation avançait droit vers un iceberg apparu à l’horizon. Le Brésil et ses représentants devaient alors décider s’ils allaient devenir un nouveau Titanic. Pour éviter l’accident fatal, il fallait réali-ser une manœuvre difficile et c’est ce qui a été fait en 2019. La réforme permet d’éviter le naufrage en haute mer. Elle ne garantit pas que le vaisseau parviendra à destination. Le pays peut désormais continuer à naviguer et décider des chemins à prendre pour un avenir moins risqué. La réduction de l’incertitude et l’amélioration de la confiance ont pu être perceptibles à partir de juillet, lorsque la proposition d’amendement de la constitution a été adoptée par la Chambre des Députés (projet qui a été ensuite transmis au Sénat). L’indicateur de risque-pays a alors connu plusieurs baisses successives pour atteindre un niveau histori-quement bas, équivalent à celui observé à l’époque (avant 2015) où le Brésil bénéficiait auprès des agences internationales de notation du statut d’investment-grade. La réforme a aussi permis aux autorités monétaires d’engager une politique d’abaissement graduel du taux de base de l’économie, ce qui a contribué à réveiller la consommation et l’in-vestissement. En termes nominaux, jamais le taux directeur n’a été aussi bas qu’en ce début de 2020. Avant l’adoption de la réforme, sur les sept premiers mois de l’année, les prévisionnistes n’ont cessé de réviser à la baisse leurs pronostics de croissance pour l’an-née qui s’ouvre. Depuis août, les analystes revoient régulièrement leurs anticipations à la hausse. En décembre 2019, le consensus des marchés estimé à 2,2% le taux de progres-sion du PIB en 2020. La baisse des taux d’intérêts a évidemment entraîné une baisse des placements spéculatifs sur les actifs brésiliens et un mouvement de dépréciation de la monnaie nationale par rapport au dollar. Le billet vert devrait se maintenir à une parité élevée pendant un certain temps… Le ministre de l’économie a d’ailleurs indiqué qu’il fallait s’habituer à un dollar fort et à des taux d’intérêts plus faibles que par le passé. Ce n’est qu’un début… La réorganisation et l’assainissement des finances publiques brésiliennes ne peuvent pas se limiter à un ajustement significatif des régimes de retraites relevant de l’Etat fédéral. La Chambre des députés a décidé il a quelques mois de soustraire les 27 Etats fédérés et les communes du projet d’adaptation des retraites. Ces collectivités locales disposent de régimes propres par répartition qui concernent les fonctionnaires en activité, les an-ciens agents retraités et leurs ayant-droits bénéficiaires de pensions. C’est au niveau de ces régimes que les déficits vont devenir de plus en plus contraignants au cours des an-nées à venir et que de nombreux privilèges sont entretenus. Lorsqu’il s’est emparé du projet de réforme adopté par la Chambre, le Sénat a cherché à faciliter l’adhésion des administrations publiques locales au programme d’adaptation en envisageant un amen-dement constitutionnel parallèle (la Proposition d’Amendement parallèle ou PEC paral-lèle selon le sigle en Portugais). La crainte est grande que sans cet amendement, plusieurs Etats fédérés ne parviennent pas, de leur propre initiative, à engager les adap-tations nécessaires, et soient vite conduits à une situation de cessation de paiement. Dans un tel scénario, ils solliciteront la prise en charge de déficits ingérables par l’Etat fédéral, aggravant ainsi la dette de ce dernier. Le déficit actuariel (différence entre les recettes et les dépenses dans l’avenir) le plus important est celui généré par le régime général fédéral qui concerne les salariés du secteur privé. Il concerne aussi le nombre de bénéficiaires le plus élevé. Néanmoins, les déficits actuariels des régimes spéciaux qui gèrent les retraites et pensions des agents de la fonction publique sont aussi significatifs, notamment en ce qui concerne les Etats fédérés. A ce niveau, les déficits sont même très inquiétants. Pour l’ensemble des 27 gouvernements locaux, il était évalué en 2019 à 5000 milliards de BRL. La dette future que ces administrations publiques locales sont en train de contracter vis-à-vis de leurs propres agents et fonctionnaires est bien plus élevée que le passif qu’ils ont régu-lièrement renégocié auprès de l’Etat fédéral. Pour plusieurs Etats, cette dette future est même supérieure au PIB local. Outre la PEC parallèle, l’assainissement des finances publiques passe par l’adoption d’une proposition d’amendement de la constitution présentée par le gouvernement fédéral au Sénat en novembre 2019 et désignée sous l’appellation de PEC d’urgence[4]. Essentielle sur le moyen et le long terme, la réforme des retraites ne va pas avoir d’impact immédiat sur les comptes publics, en raison des règles de transition adoptées et du respect des avantages acquis. Ainsi, au niveau des finances fédérales, les dépen-ses de retraites et de pensions vont augmenter de 40 milliards de réais entre 2019 et 2020. La PEC d’urgence garantit le respect du plafonnement des dépenses fédérales en faisant porter l’ajustement sur les rémunérations et les effectifs des agents. La gestion budgétaire sur la première année. La première année du gouvernement Bolsonaro a été marquée par deux phases distinctes en matière de gestion des finances fédérales. Sur le premier semestre, alors que les prévisionnistes annonçaient un taux de croissance du PIB inférieur à celui qu’avait retenu le projet de budget 2019, les autorités fédérales ont cherché à réduire au maximum l’exécution des dépenses discrétionnaires, portant ainsi atteintes à divers pro-grammes gouvernementaux et mettant en péril le fonctionnement de plusieurs institutions comme des universités ou des dispositifs de recherche. A compter de juillet, cette discipline a été relâchée et même abandonnée. La perspective d’une croissance du PIB plus significative que prévu et la hausse des recettes fiscales observées ont conduit à la suspension des mesures de contingentement des crédits discrétionnaires. Néanmoins, sur l’ensemble de l’année 2019, la dynamique de réduction des déficits de l’Etat fédéral et de l’ensemble du secteur public consolidé a été maintenue. Le gouvernement Bolsonaro a poursuivi une orientation qui était déjà pratiquée depuis 2014 par les Administration antérieures. L’effort de contrôle des dépenses fédérales (renforcé avec la mise en place d’une limite constitutionnelle en 2016) a consisté à réduire les dépenses discrétionnaires (non obligatoires). Le poste le plus touché est celui des investissements publics fédéraux. Avant la grande récession des années 2014-2016, les crédits d’investissements de l’Etat central représentaient en moyenne (années 2010 à 2014) 0,654% du PIB. Sur la période 2015-2018, l’effort annuel d’investissement de l’Administration fédérale a atteint l’équivalent de 0,397% du PIB[5]. Evolution des principales dépenses primaires fédérales (cumul sur douze mois, en millions de BRL, aux prix de septembre 2019). Selon les prévisions, le déficit primaire de l’Etat central devrait atteindre un montant équivalent à 1,34% du PIB pour l’année 2019, ce qui signifie que la trajectoire déclinante engagée depuis 2017 (déficit primaire de 1,81% du PIB) et maintenue en 2018 (1,7% du PIB) est confirmée. Le gouvernement fédéral devrait même atteindre un résultat primaire inférieur à ce qui était prévu dans la loi budgétaire. Dans la mesure où l’essentiel du déséquilibre des finances publiques est lié à la situation et à la politique conduite par l’échelon central, cette évolution se traduit sur l’année écoulée par une contraction marquée du déficit primaire de l’ensemble du secteur public (de -1,59% du PIB à 1,21% du PIB). En ce qui concerne le déficit nominal (après prise en compte des charges d’intérêts sur la dette), la réduction devrait être de 1,12 points de pourcentage du PIB. Cette évolution est favorisée par la réduction des charges d’intérêts sur la dette publique qui devrait passer de 5,55% du PIB à 4,82% du PIB entre 2018 et 2019. En 2019, les intérêts de la dette sont passés pour la première fois depuis 2014 sous la barre des 5% du PIB sur douze mois. Cette baisse du ratio intérêts de la dette/PIB est à mettre à l’actif de la politique de swap cambial de la Banque Centrale du Brésil (dont les dépenses ont été diminuées), de la baisse du taux directeur dans le sillage de la politique monétaire acco-mmodante, et du recul de l’inflation sur 12 mois (qui réduit les coupons payés sur les titres obligataires indexés à l’IPCA, l'un des principaux indices de prix). Ces conditions sont insuffisantes pour empêcher la croissance de la dette brute du secteur public, passée de 74% du PIB en fin 2017 à 77,2% à l’issue de 2018 et à 78,61% du PIB en fin 2019. Selon les projections de l’Institut Fiscal Indépendant (IFI) rattaché au Sénat fédéral, ce ratio pourrait atteindre 79,33% à la clôture de l’année qui commence et continuer à augmenter jusqu’en 2024 (il passerait le seul symbolique des 80% en 2022). Pour parvenir à réduire ce ratio à partir de 2025, le Brésil doit d’une part effectivement mettre en œuvre sa réforme des retraites (en résultat consolidé, le déficit de tous les régimes a encore représenté plus de 7% du PIB en 2019) et aller vers d’autres mesures destinées à approfondir l’ajustement d’autres types de dépenses publiques. C’est l’un des objectifs majeurs de diverses mesures que Paulo Guedes a soumis ou va soumettre au Congrès en 2020. (à suivre, article n°3 : Le pari de la privatisation.) [1] Ce taux est en moyenne de moins de 8% dans l’ensemble de l’OCDE, de 10,1% en Allemagne et de 14% en France, deux pays européens où la part des personnes âgées dans la population totale est très supérieure à ce qu’elle est au Brésil. [2] Malgré la nouvelle législation sur le gel des dépenses primaires votée en 2016, les fortes contraintes pesant sur les dépenses obligatoires (dépenses sociales et pensions notamment) ont limité les progrès en termes de consolidation fiscale. Pour l’instant, le financement de la dette ne pose pas de difficulté. Le profil de la dette publique s’est amélioré au cours des 10 dernières années (échéances plus longues, faible dette en devises, meilleur profil d’amortissement, remplacement progressif d’instruments à taux variables par des instruments à taux fixes). La couverture des besoins de financement de l’Etat demeure, en outre, bien assurée par un marché des capitaux local liquide. La dette publique reste par ailleurs principalement détenue par des acteurs locaux, et la part des non-résidents n’était que de 11,1% fin 2019 contre 21% en mai 2015. Dans le même temps, le coût moyen d'emprunt sur la dette domestique s’est réduit (17,5 % en 2015 contre 8,67% en 2019) au cours des dernières années grâce à la désinflation et à la baisse du taux de référence SELIC (taux directeur de l’économie). [3] Dans les deux cas, il ne s’agit pas seulement d’une question purement budgétaire mais d’un enjeu de justice sociale. En général, les salaires versés par le secteur public sont plus élevés que la moyenne du secteur privé. Les départs en retraite sont plus pré-coces et les indemnités versées sont bien plus élevées que celles reçues par la majorité des retraités du secteur privé. [4] Cette Proposition d’Amendement Constitutionnel d’urgence établit que chaque fois que l’Etat central, les Etats fédérés et les Communes se trouveront en situation d’ur-gence budgétaire, les pouvoirs publics concernés auront l’interdiction d’octroyer des hausses de rémunérations aux agents et fonctionnaires, des promotions et des réajustements liés à la progression de carrière. Ces pouvoirs publics seront également dans l’impossibilité de créer de nouveaux postes, de recruter des agents et d’ouvrir à cette fin des concours d’accès à la fonction publique. En outre, les administrations concernées auront la possibilité de réduire le temps de travail et de procéder à des abattements de salaires jusqu’à 25%. L’ensemble de ces mesures, si elles sont adoptées, pourront être mises en vigueur sur une période de un à deux ans. Pour les Etats fédérés et les communes, la situation d’urgence budgétaire est atteinte lorsque les dépenses courantes atteignent un niveau équivalent à 95% de la recette nette. Au niveau de l’Etat fédéral, cette situation est atteinte lorsque le gouvernement ne respecte plus la règle d’or. Cette règle interdit à l’Etat central de s’endetter pour financer ses dépenses cou-rantes (salaires des agents et fonctionnaires, prestations de retraites et pensions, dépenses de fonctionnement des administrations centrales). [5] Une contraction est également observée au niveau des crédits d’investissement gérés par les Etats fédérés et les communes. L’investissement assumé par l’ensemble du secteur public (intégrant également les entreprises contrôlées par l’Etat fédéral et les collectivités locales) représentait en moyenne 4% du PIB entre 2010 et 2014. Ce taux moyen est passé à 2,35% entre 2015 et 2018. La baisse des investissements publics est un des facteurs qui rendent difficile le retour à une croissance significative après la forte récession des années 2015-2016. Elle limite sérieusement le potentiel de croissance à moyen terme.

  • Paulo Guedes : un bilan de la 1ere année (3).

    Privatisations : résistances et obstacles. La privatisation des entreprises publiques fédérales n’est pas une opération instantanée, qui dépendrait de la seule volonté de l’exécutif. Le gouvernement doit respecter une procédure organisée en plusieurs étapes. A l’issue de la première de ces phases, une structure interministérielle, le Conseil des Partenariats d’Investissements doit recom-mander ou non d’inclure telle ou telle entité dans le programme national de Privatisation. L’inclusion est officialisée au cours d’une seconde étape par un décret présidentiel. La réglementation prévoit que le gouvernement mobilise alors la Banque Nationale de développement (BNDES) qui doit alors engager des études destinées à évaluer le prix de cession des actifs et les conditions de privatisation (juridiques, sociales, financières). Une fois les études terminées, le Conseil des Partenariats d’investissements doit approuver ou rejeter les propositions du BNDES (la structure interministérielle peut conclure que tel ou tel projet est inviable). La quatrième phase est celle du lancement des appels d’offre. Suit la phase d'’étude et de sélection des propositions de soumissionnaires. Enfin, une fois l’acquéreur choisi, les modalités de prise en charge des actifs sont arrêtées. Le projet de privatisation de l’entreprise EBCT mentionné dans l'article précédent est entré en fin 2019 dans la phase 2 de ce processus. Depuis octobre 2019, la Banque Natio-nale de Développement et des consultants spécialisés conduisent les études qui doivent définir les modalités de partage du capital de la compagnie de services postaux : transi-tion vers un statut de société d’économie mixte (avec une simple ouverture du capital), cession limitée à certaines filiales, mise en vente de l’ensemble des actifs ou, éventuel-lement, liquidation pure et simple. Ces audits doivent aussi aboutir à la définition d’un ca-lendrier réaliste de mise en œuvre des évolutions proposées. Le pouvoir législatif doit se prononcer. La procédure de privatisation se limite au schéma qui vient d’être décrit pour la cession de filiales de groupes publics et l’ouverture du capital de ces derniers lorsque les action-naires privés restent minoritaires. Une décision de la Cour Suprême (le STF) en date de juin 2019 a en effet établi que le gouvernement fédéral peut alors décider seul de la mise en vente des entreprises concernées et de la cession d’actions. Il n’a pas à solliciter l’aval du Congrès. Il est dégagé de l’obligation de recourir à une procédure d’appel d’offres. La même décision de la plus haute instance juridique souligne cependant que dans les autres scénarios (privatisation de l’ensemble d’une compagnie ou d’une holding, passage à un statut d’économie mixte avec cession de plus de 50% du capital), l’exécutif doit soumettre un projet de loi au Congrès. La décision de privatisation ne peut alors être prise sans un vote favorable des deux Chambres. Si le projet de cession d’actifs remet en cause des dispositions inscrites dans la Constitution, l’exécutif doit présenter aux assem-blées législatives une proposition d’amendement constitutionnel. Il faut alors que cette proposition soit adoptée par une majorité qualifiée réunissant les 3/5 des députés et des sénateurs au terme d'un scrutin à deux tours. Pour de nombreux spécialistes, la décision du STF ne devrait pas empêcher l’exécutif de mener à bien les procédures de transfert de propriétés de compagnies publiques mineu-res comme l’Agence Brésilienne d’Assurance sur les crédits à l’exportation (ABGF) ou le marché de gros de Sao Paulo (CEAGESP). En revanche, le processus de privatisation des services postaux ou celui du groupe Eletrobras ne pourront pas éviter l’étape délicate, longue et...problématique des délibérations et des votes au Congrès. Selon la consti-tution de 1988, l’Etat fédéral doit assurer un service postal universel. Il est seul compé-tent pour définir les modalités légales d’organisation et de fonctionnement de ce service. Dans ces conditions, une éventuelle privatisation d’EBCT allant au-delà d’une simple ouverture du capital à des actionnaires minoritaires doit faire l’objet d’une proposition d’amendement constitutionnel, être débattue par les deux Chambres et être approuvée par la majorité qualifiée des députés et sénateurs au terme de scrutins à deux tours. L’autre grand projet immédiat de l’exécutif, la privatisation d’Eletrobras, a fait l’objet d’un simple projet de loi, envoyé au Congrès en novembre 2019. L'Etat va céder ses parts, par le biais d'une augmentation de capital et d'une souscription publique d'actions, afin de ne plus être majoritaire au capital de la holding. Dans le cas du premier fournisseur d’électricité du pays comme dans celui de toutes les entreprises publiques dans lesquelles l’actionnaire public céderait la majorité au capital ou toutes ses parts, l’inter-vention du Congrès n’est évidemment pas une étape mineure. Elle signifie que les pro-cédures de privatisation intègrent un débat et des arbitrages politiques. Le gouver-nement Bolsonaro se heurte ici à un obstacle majeur. Au terme des élections d’octobre 2018, les deux Chambres du Congrès ont été rénovées et les formations de la droite et du Centre qui sont en principe favorable aux privatisations ont gagné de nouveaux sièges. Le Chef de l’Etat et ses alliés les plus fidèles ont cependant fait le choix d’ignorer les exigences du "présidentialisme de coalition" et n’ont pas construit de majorité parle-mentaire stable (voir notre article "Le pari risqué des opposants à Bolsonaro", de novembre 2019). Pire : Jair Bolsonaro a provoqué une crise au sein du parti qui l’avait sou-tenu en 2018 et créé en octobre dernier une nouvelle formation non représentée au Congrès. Les conflits au sein de la "mouvance bolsonariste" sont désormais innombra-bles et nul ne peut prévoir comment se comporteront dans l'avenir les parlementaires d’extrême droite et de droite lors de votes majeurs au Congrès. Les Députés et Sénateurs de tous bords sont évidemment très sensibles aux réactions et aux pressions exercées par de nombreux secteurs de la société civile. Considérons ici encore les deux projets évoqués plus haut. Les quelques 100 000 agents d’EBCT sont très bien organisés et leurs syndicats ont déjà multiplié les contacts avec les parle-mentaires pour dénoncer une privatisation qui signifierait la perte de nombreux avanta-ges acquis, voire des suppressions d’emplois. Les députés ont aussi organisé sur les derniers mois des consultations publiques destinées à évaluer le risque d’abandon du principe d’universalité du service postal que créerait une éventuelle privatisation totale d’EBCT. La menace brandie par les élus opposés à toute ouverture du capital et transfert de propriété est celle d’un abandon par la nouvelle entreprise chargée du courrier des communes où les opérations d’EBCT sont déficitaires. Ces localités seraient au nombre de 5246 sur un total de 5570. De tels pronostics ne peuvent pas laisser les élus et les exécutifs municipaux indifférents[1]… Le maintien du contrôle de l’Etat sur des holdings comme Eletrobras est défendu en utilisant des arguments semblables. Des groupes de pressions cherchent l’appui des élus locaux et des exécutifs régionaux (gouverneurs des Etats, maires) et motivent ces derniers pour qu’ils interviennent auprès des parlementaires. Ils soulignent que les activi-tés du groupe public Eletrobras ont une dimension stratégique en matière de dévelop-pement régional. Dans le Nord et le Nord-Est, les tarifs préférentiels de l’électricité proposés par les filiales du groupe constitueraient une contribution décisive à l’essor économique de zones défavorisées. Les investissements réalisés par Eletrobras dans le domaine des énergies renouvelables (le groupe dispose d’un parc d’éoliennes très im-portant) pourraient être remis en cause par un repreneur privé. La gestion des lacs artifi-ciels et des écluses qu’assurent les filiales d’Eletrobras sur plusieurs des 48 centrales hydroélectriques exploitées serait probablement revue et pourrait nuire à la navigation fluviale. La sécurité même des barrages ne sera plus garantie si l’exploitation de ces infrastructures est confiée à un opérateur uniquement motivé par la rentabilité financière. On pourrait poursuivre à l’envie l’énumération des arguments de bonne ou de mauvaise foi utilisés par les opposants à la privatisation. L'usine hydroélectrique de Tucurui (Etat du Pará) exploitée par une filiale d'Eletrobras. En année électorale (un scrutin municipal majeur aura lieu en octobre 2020), les élus de tous bords ne sont pas insensibles aux débats passionnés et souvent passionnels que déclenchent les projets de privatisation. Même les parlementaires qui affichent des idées libérales restent sensibles à une forme particulière de patriotisme économique chère aux formations de gauche et qui présente les entreprises publiques comme un patrimoine national inaliénable. Ils hésitent ou se renient lorsqu’ils perçoivent que le transfert de pro-priété, la confrontation des entreprises aliénées aux lois du marché, l’adoption de métho-des de gestion efficaces signifient aussi l’effritement d’un capitalisme de rente, l’affaiblis-sement du clientélisme, la réduction de la sphère d’influence des élus. La cohérence idéologique peut alors s’affaiblir. Les bonnes résolutions cèdent face aux pressions de leaders politiques locaux, de corporations, de lobbys dont il vaut mieux se concilier les faveurs et les appuis pour assurer sa propre survie politique. Les plus fervents des "libé-raux" peuvent également être sensibles aux arguments pourtant très discutables d’une foule d’intellectuels universitaires confondant souvent leur propre idéologie avec une expertise sereine et indépendante s’acharne à propager[2]. Comment le Congrès élu en octobre 2018 se positionnera dans les prochains mois ? Le gouvernement aurait tort de croire que l’approbation de la privatisation des services postaux et de celle d’Eletrobras seront des procédures faciles. En octobre 2019, un insti-tut d’études d’opinion a conduit une enquête auprès d’un échantillon représentatif de 247 députés et sénateurs. De façon générale, les parlementaires consultés estiment que le Congrès actuel est plutôt favorable aux privatisations. Selon les élus interrogés , à peine une minorité de députés et de sénateurs (3,2% de l’effectif total) serait radicalement op-posés à la désétatisation. Pourtant, l’analyse des résultats de l’enquête parti par parti montre que les positions sont beaucoup plus nuancées. Au sein même des formations de droite et du centre, le groupe le mieux représenté est celui des parlementaires favorables à des privatisations ponctuelles et limitées. Lorsque les députés et sénateurs sont appelés à se positionner par rapport à des exemples précis de groupes publics, le "libéralisme" des deux chambres devient très relatif. En octobre 2019, 57,5% des membres du Congrès se montraient favorables à la privatisation des services postaux…mais 7,8% avouaient ne pas avoir d’opinion définie sur le sujet. La privatisation d’Eletrobras ne réunit pas une majorité confortable. Les élus favorables représentent 50,5% des membres des deux Chambres. Pour l’emporter sur ces deux dossiers, le gouvernement devra accepter de sérieux amendements, manifester des capacités de négociation et séduire les hési-tants. Autant de talents qu’il n’a guère révélé en 2019. A moins de bénéficier à nouveau d’un appui résolu des Présidents des deux Chambres, il est très probable que l’exécutif doive attendre la fin de 2020 ou le début de 2021 pour avancer sur les deux dossiers d’EBCT et d’Eletrobras. Quant à la privatisation des "outils" majeurs de l’Etat entrepreneur que sont les banques publiques nationales et Petrobras, Paulo Guedes devra sans doute oublier ses ambitions ou se contenter de désinvestissements limités. L’enquête réalisée en octobre 2019 mon-trait que le pourcentage des élus favorables à la privatisation du groupe pétrolier approchait les 31%, qu’il atteignait 24,8% dans le cas de la seconde banque du pays et 23,8% pour la Caixa Econômica Federal. Le ministre de l’économie doit aussi considérer que l’opinion publique en général est probablement encore plus rétive que les élus du Congrès[3]. Des actifs attractifs ? Les obstacles aux privatisations ne se trouvent pas uniquement du côté des institutions publiques brésiliennes. Ils ne sont pas seulement liés à la complexité des procédures de mise en vente, aux aléas de la vie parlementaire et des relations compliquées entre l’exécutif et les instances législatives. Ils tiennent aussi à l'attitude et au regard que portent les investisseurs, éventuels acquéreurs. Comment ces derniers, qu'ils soient Brésiliens ou étrangers, évaluent-ils la stratégie de Paulo Guedes et du gouvernement Bolsonaro ? Sont-ils aussi enthousiastes et impatients que les représentants de l'Etat fédéral brésilien ? La plupart des projets de transfert d’actifs sont aujourd’hui insuffisam-ment élaborés pour que des repreneurs éventuels affichent des jugements définitifs ou envisagent des propositions. Plusieurs considérations permettent cependant d’imaginer que les offres ne seront pas à la hauteur des espérances du gouvernement en termes de prix et d'affluence des candidatures. Face aux offres de n’importe quel vendeur d’actifs, un investisseur privé définit un prix d’achat en utilisant deux approches. La première consiste à estimer la rentabilité de l’in-vestissement envisagé dans l’avenir. La seconde considère l’atout que peut conférer rapidement l’acquisition de l’actif à son nouveau propriétaire sur le marché où il opère ou envisage d'opérer. A l’aune du premier critère, de nombreuses entreprises publiques brésiliennes ne sont pas bien positionnées dans la mesure où elles ont souvent accu-mulé dans un passé immédiat des résultats négatifs. Les profits envisageables dans l’avenir sont incertains[4]. Ces constats signifient que les soumissionnaires à des appels d’offre éventuels ne seront pas généreux sur les prix et que leurs propositions seront certainement inférieures aux valeurs anticipées par les pouvoirs publics. Manifestation des salariés de Petrobras contre la privatisation d'une raffinerie. (nous ne sommes pas à vendre). Quant aux atouts que les entreprises publiques brésiliennes pourraient représenter sur un marché émergents important, ils doivent être relativisés. Sur le terrain social, les repreneurs éventuels vont devoir assumer la gestion d’effectifs de salariés souvent pléthoriques. Ils savent aussi qu’ils devront composer avec des organisations syndicales puissantes. Ils savent encore qu’ils susciteront a priori l’hostilité de travailleurs parfois très politisés et qui sauront utiliser toutes les subtilités d’un droit du travail complexe pour défendre les avantages acquis… Quant aux outils de production, les capacités d’inno-vation et les performances techniques d’un groupe comme Petrobras sont un peu l’ex-ception. De nombreux acteurs du secteur publics n’ont pas été en mesure d’investir à la hauteur des besoins ces dernières années. Les repreneurs éventuels savent donc qu’ils devront rapidement compenser les retards s’ils veulent disposer d’équipements perfor-mants et comparables à ceux qu’utilisent les concurrents. L’amélioration de la gestion sur le terrain social (la réduction des interférences politiques, le primat donné à l’efficacité et à la compétence, l’adaptation des ressources humaines), la modernisation des outils de production ne sont pas des opérations qui se réalisent en quelques mois. Ces simples considérations peuvent conduire de nombreux acquéreurs potentiels à préférer le statut de rentiers sans pour autant délaisser le Brésil. Pourquoi envisager d’investir plusieurs centaines de millions de dollars dans la reprise d’une entreprise publique avec des pers-pectives de rentabilité incertaines (et souvent nulles à court terme) lorsque des place-ments financiers à la bourse de São Paulo ou l’acquisition de titres de la dette publique assurent un rendement substantiel ? Dans le contexte brésilien, les opérations de privatisations sont aussi rendues difficiles en raison même de l’instabilité de l’environnement juridique et politique dans lequel elles interviennent. Une fois l’acquisition d’actifs réalisée, le repreneur se trouve confronté souvent à des comptes d’entreprise mystérieux et qu’il faut auditer en profondeur pour éviter de mauvaises surprises. Légalement, l’entreprise privatisée est en effet encore res-ponsable pénalement pour les malversations qui auraient été commises par les anciens dirigeants …publics. Imaginons par exemple qu’Eletrobras soit privatisée en 2020 et qu’en 2022 une enquête mette à jour un énorme scandale de détournement de fonds remon-tant à 2017. Le nouvel acquéreur sera doublement pénalisé. D’une part, l’image de l’entreprise qu’il tente de remettre à flots sera une fois de plus affectée. D’autre part, il devra assumer le paiement de lourdes amendes[5]. Les investisseurs intéressés par les opérations en cours de privatisation s’interrogent donc naturellement : combien de scan-dales de corruption ont pu être commis au sein d’EBCT, d’Eletrobras, d’entreprises de transport, de ports, d’aéroports et d’autres entreprises publiques qui n’ont pas encore été découverts et ne font pas l’objet de prescription ? Les années récentes ont montré que l’instabilité politique n’était pas une fiction. Reve-nons un instant aux élections présidentielles de 2014. Qui aurait alors imaginé que le Brésil allait connaître moins de deux ans après une procédure de destitution, que l’opé-ration judiciaire dite "lavage-express" déboucherait sur la condamnation et l’empri-sonnement de deux ex-Présidents de la République et d’un ancien Président de la Chambre des députés ? Qui aurait pu pronostiquer la récession historique que le pays a traversé entre 2014 et 2017 ? La crise politique que vit le Brésil depuis ce scrutin de 2014 a renforcé l’instabilité du système institutionnel. Elle rend les efforts de prospective par-ticulièrement difficiles. Les risques sont considérables pour ceux qui investissent aujour-d’hui. Ainsi, la renationalisation des actifs transférés au secteur privé n’est pas une hypo-thèse invraisemblable. En 2018, lors de la campagne présidentielle, le candidat de centre-gauche Ciro Gomes a fait une promesse inquiétante. S’il était élu, il procéderait à l’annulation des contrats d’exploitation de ressources pétrolières qui avaient été conclus entre le gouvernement sortant et des opérateurs privés. Il promettait bien sûr aux investisseurs ainsi floués une "juste indemnisation"…Il se gardait bien évidemment de pré-ciser comment serait établie cette "juste indemnisation"… Plus récemment, devenu Président, Jair Bolsonaro a montré qu’il pouvait changer d’o-rientation très rapidement, prônant un jour le respect du principe de la liberté des prix, revenant le lendemain sur cette résolution et contraignant son ministre de l’économie à intervenir pour geler le prix intérieur des carburants alors que le cours de l’or noir flam-bait. Qu’il s’agisse de questions économiques ou d’autres sujets, le chef de l’Etat reste un candidat antisystème, méprisant les règles établies et les institutions représentatives, assurant qu’il entend défendre le peuple contre l’establishment…Ce populisme autoritaire génère une insécurité juridique supplémentaire pour les investisseurs éventuels. Le chef de l’Etat aura finalement tout fait depuis un an pour rendre improbables des privati-sations qui s’annonçaient déjà difficiles… (à suivre : 2020 : une année déjà perdue ?). [1] La pression des syndicats et celle des élus locaux par rapport à un projet de privatisation du service postal n’est pas une nouveauté. En 1999, le gouvernement Fernando Henrique Cardoso avait envoyé au Congrès une nouvelle loi postale prévoyant la privatisation d’EBCT. Les arguments de risque de rupture du principe d’universalité, le lobbying des organisations syndicales avaient conduit les parlementaires a rejeter le projet. [2] Ces universitaires affirment par exemple que dans les pays pauvres la croissance économique doit être induite par l’action d’un Etat contrôlant des acteurs économiques dans les secteurs stratégiques et poussant ceux-ci à investir. Une analyse sérieuse de l’expérience des nations qui sont effectivement sorties de la pauvreté depuis quelques décennies conduit à relativiser l’importance de cette "induction". Au sein et au-delà de cercles universitaires, la défense d’un puissant secteur public est justifiée au nom de la sauvegarde la souveraineté nationale et de la lutte contre le capital étranger exploiteur. Etranges arguments. Une entreprise privée nationale ou étrangère cherche avant tout à obtenir de bons résultats économiques et satisfaisant ses clients. Cela vaut pour le téléphone, la distribution d’électricité, l’extraction minière ou la vente de carburants…Quant à l’argument de l’exploitation, il est malheureusement facile de constater qu’au cours des vingt dernières années les consommateurs et contribuables brésiliens ont été effectivement exploités…. par les grandes firmes publiques comme Petrobras ou Eletro-bras. [3] Selon une enquête d’opinion réalisée en septembre 2019, le pourcentage de la population favorable aux privatisations d’entreprises publiques a augmenté entre 2017 et 2019, passant de 20 à 25%. Ce groupe reste minoritaire. Sur 10 brésiliens 6,7 sont contre (contre 7 en 2017). Concernant la privatisation des services postaux, la part des Brésiliens favorables est d’un tiers, contre 60% contre. C’est l’exemple pour lequel le taux des opi-nions favorables est le plus élevé…L'étude montrait également que même les électeurs qui avaient voté pour le candidat Jair Bolsonaro au second tour du scrutin présidentiel de 2018 sont très partagés. [4] La perspective d’une refonte de la fiscalité prévue sous l’actuelle législature vient accroître cette incertitude. [5] La législation permet ainsi d’éviter que les crimes de corruption ou des malversations financières soient sans conséquence une fois que l’entreprise a changé de propriétaire. Si ce "risque de la corruption passée" n’existait pas, les cadres ou responsables politiques corrompus pourraient céder facilement à d’autres entreprises publiques le contrôle des firmes au sein desquels les dispositifs de détournement de fonds ont été montés. On assisterait alors à un jeu permanent de chaises musicales qui aboutirait à laver les crimes de tous les acteurs. .

  • Paulo Guedes : un bilan de la 1ere année (4).

    2020 : Une année déjà perdue ? Après la grande récession des années 2014 à 2016, l’économie brésilienne peine encore à sortir de la convalescence. Le PIB a augmenté de 1% en 2019. Cette performance est très modeste. Elle est même inférieure aux rythmes enregistrés en 2017 et 2018. Il faut aller au-delà d’une lecture minutieuse des indicateurs conjoncturels pour appréhender la mutation fondamentale du modèle de croissance qui s’est opérée depuis 2017 et défi-nir un scénario prospectif réaliste pour l’année 2020 et au-delà. C’est ce que l’on tentera de faire ici après avoir évoqué le bilan de l’année écoulée. 2019, une année décevante. Les marchés croyaient ont jusqu’en mars 2019 qu’avec le nouveau gouvernement l’éco-nomie allait rapidement adopter un régime de croissance durable et s’éloigner des médiocres performances observées immédiatement après la récession. Ils ont à la fois sous-estimé l’impact prolongé de cette récession et les conséquences de la posture populiste et de rupture avec le système politico-institutionnel adoptée par l’exécutif pré-sidentiel. "L'informalisation du travail participe à la croissance des inégalités et fait pression sur la consommation des ménages". Les stigmates de la crise n'ont pas disparu. L’amélioration de la consommation des mé-nages (un des moteurs majeurs de l’activité entre 2004 et 2014), est toujours limitée par un taux élevé d’endettement (plus de 20% du revenu disponible est consacré à l’amortis-sement de la dette) et par les difficultés persistantes sur le marché de l’emploi. Le taux de chômage moyen a continué à baisser sur 2019 pour atteindre en décembre 11,2% de la population active. Le niveau est inférieur à celui de l’an passé (11,6%), avec 300 000 chômeurs de moins. Le nombre d’actifs occupés a connu une hausse de +0,8% par rapport au trimestre précédent. Cependant, cette hausse de l’emploi s’accompagne d’un niveau record d’informalité : 41,7% de la population occupée serait dans l’informalité et 50% des créations nettes d’emplois sur le dernier trimestre de 2019 sont des emplois sans carte de travail. Cette informalisation du travail participe à la croissance des inéga-lités dans le pays et fait pression à la baisse sur la consommation des ménages. Elle restera très importante dans les années à venir car l’offre de main-d’œuvre (importance du travail peu qualifié) sera de plus en plus décalée par rapport à la demande de l’éco-nomie formelle (exigences de qualifications adaptées à la révolution technologique en cours). La consommation du secteur public continue à enregistrer un tassement en raison de la discipline budgétaire pratiquée au niveau fédéral et des contraintes financières très sé-vères que connaissent plusieurs Etats fédérés au bord de la banqueroute. Cette austérité relative et ces difficultés associées à la poursuite de la croissance des dépenses cou-rantes (salaires des agents, prestations sociales) ont conduit les décideurs publics à faire de l'investissement une variable d'ajustement. L'investissement total des trois échelons de l'Etat est passé de 4% du PIB en 2013, à moins de 2% aujourd’hui. Les crédits ainsi réduits concernent principalement les infrastructures, lesquelles sont génératrices d’ex-ternalités positives pour l’ensemble de l’économie. La contraction de l’investissement public n’est pas compensée par une progression significative de l’investissement privé. Au total, la Formation Brute de Capital Fixe a augmenté depuis 2018 à un rythme très in-suffisant pour compenser l’énorme contraction enregistrée sur quatre années consé-cutives entre 2014 et 2017 (- 29,4% en cumul). Cet effondrement puis la reprise très timide doivent être analysés en considérant les difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises privées, acteurs désormais centraux de l’évolution des capacités de produc-tion du pays. Croissance du PIB sur les années récentes et prévisions. Source : Institut Fiscal Indépendant, Sénat Fédéral. La première est la lente récupération de l’équilibre financier et de la rentabilité de nom-breuses entreprises. La crise sévère que l’économie brésilienne a traversé sur les années récentes a une dimension macroéconomique (la désorganisation des finances publiques et une complaisance irresponsable par rapport aux tensions inflationnistes). Elle a aussi une dimension microéconomique. La récession surgit après un long cycle d’investis-sement financé par le crédit public et à taux bonifiés. De nombreuses entreprises natio-nales ont développé des capacités de production nouvelles grâce aux facilités de finan-cement offertes. Les investissements réalisés ont souvent été de piètre qualité, définis non pas en fonction de perspectives effectives de rentabilité mais sur la base de l’effet d’aubaine que représentait un crédit public très peu onéreux. A partir de 2014, les "bénéficiaires" de ces crédits ont dû gérer un endettement élevé sans disposer de pers-pectives de développement de leurs activités. Un nouveau modèle de croissance. Sur les trois dernières années, le Brésil a commencé à changer de modèle de croissance. La récession marque la fin d’un modèle dominé par le crédit public subventionné et l’essor de la consommation. Peu à peu, l’assainissement financier des entreprises privées locales a permis une lente reprise de l’investissement, notamment dans le secteur de la construction civile[1]. Cette reprise est beaucoup plus modeste dans l’industrie : avec le manque de dynamisme économique qui a suivi la récession, les opérateurs industriels ont disposé et disposent encore de capacités de production inutilisées. L’émergence d’un nouveau modèle de croissance fondé sur le dynamisme de l’inves-tissement privé est encore une dynamique fragie, freinée par le climat d’incertitude poli-tique et juridique. Sur le terrain politique, le comportement du Président, ses attaques répétées contre les institutions, ses penchants populistes et les polémiques idéolo-giques inutiles créent un climat qui rend très difficile la définition de la trajectoire que suivra le gouvernement sur les trois prochaines années. La contradiction existante entre les réformes ambitieuses annoncées par le Ministre de l’économie et la faiblesse politique de l’exécutif (voir notre article Bolsonaro affronte un Congrès plus puissant, en rubrique Politique) contribue aussi à renforcer un climat instable, voire anxio-gène. Les investisseurs potentiels sont privés d’une vision de long terme[2]. "L’émergence d’un nouveau modèle de croissance fondé sur le dynamisme de l’investissement privé est encore une dynamique fragile, freinée par le climat d’incertitude politique et juridique". En 2020, selon les prévisions, la croissance du PIB devrait se situer entre 2,2 et 2,3%. L’investissement et la consommation intérieure devraient augmenter à un rythme plus soutenu qu’en 2019[3]. Ces perspectives ne signifient pas que le Brésil atteindra sur le début de la décennie qui s’ouvre un taux de croissance moyen supérieure à celui enre-gistré sur la décennie (perdue) qui s’achèvera en fin 2020[4]. Le Ministre de l’économie et son équipe ambitionnent précisément de faire sortir le pays de cette dynamique de croissance médiocre. Il s’agit de mettre en œuvre les réformes structurelles qui permettront d’élever le taux d’épargne (15% en 2019) et le taux d’in-vestissement (16% en 2019). Même avant la récession récente, la part de l’investissement dans le PIB était inférieure au Brésil à ce qu’elle est dans la plupart des pays émergents et en développement. Entre 2010 et 2014, le taux moyen national d’investissement aura été de 20,5%. Avec l’entrée en récession à la mi-2014 et jusqu’en 2016, cet indicateur a connu une nette détérioration (graphique ci-dessous). Pour l’année écoulée, il est estimé à 16% environ. Le niveau actuel de l’investissement au Brésil est le plus faible taux observé sur plus de 50 ans…Pour atteindre un rythme de croissance et croître de façon soutenable sur les dix années qui viennent et après une décennie perdue, pour réduire la pauvreté et le chômage, le pays a besoin de réformes structurelles, particulièrement dans le secteur public. Une croissance annuelle supérieure à 2,5% suppose que l’in-vestissement augmente à un rythme bien plus marqué que ce n’est le cas aujourd’hui. Taux d'investissement sur les années récentes. Source : IBRE FGV. Cet essor de l’investissement ne peut dorénavant qu’être lié à l’investissement privé. Pour de nombreuses années, le plafonnement des dépenses budgétaires et le poids des dépenses courantes limiteront les capacités du secteur public dans ce domaine. La relance de l’investissement privé n’est pas la conséquence mécanique de l’amélioration des conditions de financement grâce à la baisse des taux d’intérêt. Les entreprises pri-vées ne s’engagent que si elles peuvent opérer dans un environnement garantissant un minimum de sécurité juridique et de stabilité institutionnelle. A la fin 2019, les marchés croyaient à la poursuite des réformes. La confiance des in-vestisseurs s’est améliorée de façon significative depuis l'élection de 2018. L’indicateur EMBI est à un niveau extrêmement bas par rapport à sa trajectoire sur les 10 dernières années[5]. Les agences internationales de notation ont d’ailleurs amélioré en fin 2019 leur évaluation des perspectives économiques et financières du pays. Elles prennent ainsi en compte l’importante avancée qu’a été l’adoption de la réforme des retraites. Elles esti-ment aussi que les autres projets annoncés par le Ministre de l’économie vont dans le bon sens. Evolution de l'indicateur EMBI-Brazil (2010-2020). Source : IPEA. L'exemple de la réforme fiscale. Cet optimisme est sans doute excessif. Il sous-estime la complexité des négociations qui devront être menées entre les différents acteur du système politico-institutionnel pour que les ambitions de Paulo Guedes se transforment en mesures effectives. Dans le calendrier qui devrait s’imposer dès la rentrée parlementaire de février 2020, le chantier ardu de la réforme de la fiscalité est défini par l’exécutif comme par les présidents des deux chambres du Congrès comme un chantier prioritaire. La modernisation du système fiscal brésilien constitue effectivement une étape décisive pour réduire l’insécurité juri-dique qu’affrontent les entreprises, favoriser une progression significative de l’investis-sement privé et assurer la transition de l’économie de la convalescence à la croissance durable. La fiscalité brésilienne est connue pour sa complexité. Elle s’organise aux trois niveaux administratifs que sont l’Etat fédéral, les unités fédératives et les municipalités. Les impôts fédéraux qui représentent 60% de la charge fiscale sont l’IRPP, l’impôt sur les sociétés, les taxes sur les importations, une taxe sur les opérations financières, l’Impôt sur les produits industrialisés et divers prélèvements sociaux (PIS, COFINS, contribution sociale sur le bénéfice). Les prélèvements obligatoires réalisés à l’échelle des Etats fédé-rés et des communes ont un rôle central dans la fiscalité car ils sont à l’origine d’une guerre fiscale entre les gouvernements locaux[6]. Pour attirer les investisseurs, favoriser les entreprises déjà installées, ces échelons locaux consentent des avantages et des exonérations fiscaux[7]. "L’Etat brésilien a établi un système fiscal particulièrement efficace pour dissuader les investissements et contrarier la croissance". Ce système présente plusieurs défauts majeurs. Le premier est sans doute l’insécurité juridique créée pour tous les agents économiques. Cette insécurité est d’abord liée à la complexité d’une législation que les contribuables parviennent très difficilement à res-pecter. Selon le classement Doing Business de la Banque Mondiale, le Brésil est classé 184ème sur 190 pays sur base du critère de complexité pour les contribuables des formalités de paiement des impôts. Le système actuel est considéré comme un des plus contraignants du monde en termes de temps consacré par les entreprises à assumer leurs obligations fiscales. Les litiges entre l’administration fiscale et les entreprises sont légion et génèrent pour ces dernières des coûts considérables et difficilement prévi-sibles. La concurrence économique entre les États fédérés, les rivalités importantes entre ces derniers et l’État fédéral, créent un climat d’instabilité fiscale nuisible à l’activité éco-nomique. Les contentieux entre ces différents échelons sont généralement traités par la Justice et la jurisprudence générée renforce la complexité du dispositif et l’insécurité à laquelle sont confrontés les contribuables[8]. Toutes ces caractéristiques créent un environnement juridique très aléatoire pour les in-vestisseurs potentiels. Ils sont incapables de se projeter dans l’avenir et d’anticiper l’im-portance et les coûts des litiges fiscaux dans lesquels ils seront très probablement im-pliqués. Ils ne peuvent pas miser sur une législation stable puisque la guerre fiscale conduit les différents échelons de l’Etat à redéfinir incessamment les taux des impôts, les exemptions ou dérogations. Dans ces conditions, les entreprises ne peuvent pas déter-miner ce que sera la rentabilité de tel ou tel projet. Elles sont donc dans l’impossibilité de capter des fonds, de contracter des emprunts. L’Etat brésilien a établi un système fiscal particulièrement efficace pour dissuader les investissements et contrarier la croissance. Ce diagnostic est désormais partagé par une grande partie de la classe politique. Les projets discutés au Congrès depuis 2019 n’ont pas pour finalité principale la réduction de la pression fiscale ou la réalisation d’économies budgétaires. Il s’agit avant tout de simpli-fier le système actuel et de réduire les contraintes qu’il représente pour les entreprises. Trois propositions sont en débat. La première émane de la Chambre des députés. La se-conde provient du Sénat. A la fin janvier 2020, l’exécutif n’avait pas transmis de proposi-tion formelle au Congrès. Néanmoins, le gouvernement fédéral a plusieurs fois défendu l’idée de réformer le système fiscal[9]. La Chambre des députés, le Sénat et dans une moindre mesure le Ministère de l’écono-mie préconisent une simplification de la fiscalité indirecte. Les diverses propositions re-commandent un remplacement de divers impôts indirects par une sorte de TVA unique (désignée sous le sigle IBS), prélevée à la consommation finale plutôt qu’à l’origine du produit. Les projets des deux chambres intègrent également l’élimination progressive de plusieurs dispositifs d’exonérations ou de niches fiscales. De son côté, le gouvernement fédéral envisage également une réduction de certains taux d’imposition directe, avec pour but une baisse de la pression fiscale incitant à l’investissement. Les débats sur la nécessité d’une réorganisation de la fiscalité sont récurrents depuis trente ans et n’ont jamais débouché sur une réforme d’ampleur. Aujourd’hui, plusieurs données nouvelles permettent d’envisager un scénario plus optimiste. Les projets des deux chambres (sur lesquels l’exécutif pourrait finir par s’appuyer) ont été construits pour réduire au maximum les résistances. La substitution de nombreux impôts indirects par un impôt unique devrait être étalée dans le temps. Les dérogations et exonérations et fisca-les en vigueur ne seront éliminés qu’au terme d’une phase de transition. Des méca-nismes pour garantir des compensations aux Etats et aux communes qui pourraient connaître des pertes de recettes fiscales seront instaurés. Une règle de transition de 50 ans est prévue afin d’assurer une redistribution des ressources entre gouvernements. Il y aura aussi la création d’un fonds de développement régional[10]. Obstacles politiques. La réforme des impôts n’est qu’un exemple parmi les nombreux textes que devra dis-cuter le Congrès sur l’année 2020 ou au-delà. Trois raisons majeures conduisent à penser que l’adoption d’un nouveau régime fiscal et des autres projets (voir encadré ci-dessous) dans les prochains mois est un scénario peu réaliste, voire illusoire. La première est l’affaiblissement de l’exécutif face à un Congrès plus fort aujourd’hui qu’au début du mandat de Jair Bolsonaro. Les illustrations abondent. Sur les vingt der-nières années, aucun autre chef de l’Etat n’était parvenu à faire approuver par le Congrès un nombre aussi réduit de mesures provisoires. Le nombre total de vetos présidentiels à des projets de lois que les instances législatives ont rejeté l’an dernier est plus élevé que la somme de tous les refus enregistrés sous les sept mandats présidentiels antérieures. Ces déroutes sont les résultats d’une politique adoptée très tôt par le Chef de l’Etat : celle du refus des règles du Présidentialisme de coalition. Elles traduisent aussi l’incapa-cité de l’exécutif à maintenir la cohésion du groupe d’appui parlementaire formé par divers partis de droite et d’extrême-droite, cohésion que Jair Bolsonaro n’a cessé de fragiliser (voir dans la rubrique Politique, l’article intitulé : Bolsonaro affronte un Congrès plus puissant). Comme la réforme fiscale, la plupart des grands textes que le Ministre de l’économie a soumis ou va soumettre au Congrès entrainent des modifications de dispo-sitions constitutionnelles. Ils doivent donc faire l’objet de Propositions d’Amendements de la Loi Fondamentale. Les amendements définitifs ne sont adoptés que s’ils sont ac-ceptés par 60% des députés et des sénateurs. Le Président ne pourra plus tenter de constituer des majorités de circonstances en utilisant l’instrument de la libération des amendements parlementaires au budget…Il a désormais l’obligation d’exécuter les dépenses concernées (voir l'article : Bolsonaro affronte un Congrès puissant). Les projets d’amendements constitutionnels abondent. Le Ministère de l’économie prévoit d'autres réformes importantes, visant notamment à dé-graisser l'administration publique, à poursuivre l’ajustement des comptes de l’Etat et à relancer les investissements assurés par le gouvernement central et les unités fédératives. Les principaux projets doivent entraîner des modifications de la constitution. Trois textes de ce type, déjà transmis au Congrès, ont été regroupés et forment un plan (dénommé Mais Brasil, Brésil plus) qui vise à discipliner les dépenses et à mieux allouer les crédits publics aux trois échelons de gouvernement (Etat fédéral, unités fédératives -les 26 États et le District fédéral de Brasilia - et les 5570 communes). Le premier est une Proposition d’Amen-dement Constitutionnel de secours d’urgence. Lorsqu’un échelon gouvernemental se trouve-ra en situation d’urgence budgétaire[11], pendant une période maximale de deux ans, il lui sera interdit de créer de nouveaux postes, d’ouvrir des concours pour recruter, de relever les salaires des agents existants et de faire progresser les carrières. Le second projet dit de Pacte Fédératif confère plus d’autonomie aux échelons locaux dans la gestion de leurs pro-pres budgets. Etats fédérés et communes locales assurent une large part du financement de l’éducation et de la santé et disposeront de plus de flexibilité pour gérer les ressources affec-tées à ces services publics[12]. Le pacte prévoit également un accroissement des transferts de recettes assurés par l’Etat central (principal collecteur d’impôts). En contrepartie les échelons administratifs locaux ne pourront plus compter sur le soutien de l’Administration fédérale en cas de difficultés financières (aujourd’hui ce secours est assuré). Si elle est adop-tée, la troisième proposition d’amendements autoriserait le gouvernement central à utiliser les ressources disponibles (l’équivalent de 45 milliards d’euros au 1er janvier 2020) de fonds publics créés dans le passé et qui n’ont pas été utilisés. Ces avoirs seraient affectés à l’abat-tement de la dette publique, à des programmes d’éradication de la pauvreté et d’assainis-sement des finances locales. Les disciplines introduites grâce à des trois textes devraient permettre aux trois échelons gouvernementaux de retrouver la capacité d’investissement qu’ils ont perdue. Le gouvernement fédéral doit présenter en 2020 un texte essentiel (dit de Réforme Admi-nistrative) prévoyant de réduire dans l’avenir le recrutement de nouveaux fonctionnaires fé-déraux, de réduire les salaires des agents (actuellement très supérieurs aux rémunérations du secteur privé à compétences égales)[13], d’introduire des règles de rémunération au mérite. La stabilité définitive de l’emploi ne serait offerte qu’aux fonctionnaires ayant achevé une période probatoire de plusieurs années et seulement pour les agents relevant directe-ment de l’Administration Fédérale. Un second élément va compliquer les relations entre l’exécutif et les deux chambres. L’année qui commence est une année électorale. Les Brésiliens se rendront aux urnes le 4 octobre pour élire les maires et les membres des assemblées municipales. Cela signifie que l’année parlementaire va être plus courte qu’en période normale. Après le congé lé-gislatif de juillet 2020, la majorité des parlementaires seront directement (lorsqu’ils sont candidats à des postes de maire dans les grandes villes) ou indirectement (lorsqu’ils participeront à la campagne de leurs alliés politiques) impliqués dans la préparation du scrutin. Les députés et sénateurs fédéraux tiennent compte des résultats des élections municipales pour définir les alliances et des stratégies de soutien qui compteront pour le scrutin national de 2022. Dans ce contexte, ils se montrent en général peu disposés à adopter des propositions de réforme impopulaires. Ajoutons encore ici qu’une fois le scrutin municipal passé, les élus du Congrès vont être mobilisés par la préparation d’une élection interne. A la Chambre comme au Sénat, les groupes politiques et les leaders devront dès novembre 2020 définir leurs préférences dans la perspective de la dési-gnation des nouveaux présidents des deux assemblées (leurs mandats sont de deux ans en s’achèvent au début de 2021). En d’autres termes, le temps effectif de travail parle-mentaire en 2020 sera de 5 ou six mois. Le troisième facteur peut perturber singulièrement les plans du Ministre de l’économie. Plusieurs des textes qui seront soumis au Congrès pourraient susciter des protestations et déclencher (ou alimenter) un mouvement social important. On pense ici notamment à la Proposition d’Amendement Constitutionnel dite de réforme administrative ou à celle désignée sous l’appellation de Proposition de secours d’urgence. Depuis le dernier trimestre de 2019, le gouvernement n’a pas caché qu’il était préoccupé par les révoltes sociales et l’instabilité politique qu’ont connu alors les pays voisins. Le Chef de l’Etat et plusieurs ministres ont évoqué la possibilité d’un scénario similaire au Brésil, avec un mouvement de protestation qui pourrait émerger à l’annonce de mesures comme le réajustement du prix des carburants (avec ses conséquences pour les transporteurs routiers) ou la hausse des tarifs de transport public. Uune augmentation marquée des prix des produits alimentaires de base (comme les viandes) pourrait être également un déclencheur. Dans un contexte d’agitation sociale, le gouvernement ne prendrait pas le risque d’engager les débats sur des propositions qui concernent directement des grou-pes d’influence bien organisés comme les fonctionnaires. Il est donc très peu probable que les grands projets de Paulo Guedes se transforment en textes de lois ou en amendements au texte constitutionnel sur les prochains mois. En réalité, en se positionnant comme un chef de l’Etat populiste, adversaire résolu du systè-me politico-institutionnel, Jair Bolsonaro a considérablement réduit les marges de ma-nœuvre de son ministre de l’économie. L’enthousiasme réformiste du gouvernement n’aura sans doute duré que quelques mois. La réforme des retraites pourrait être la première et la dernière grande réforme mise en oeuvre par cette présidence hors-normes. Fin de la série de 5 articles consacrés au bilan de la politique économique du Ministre Paulo Guedes pour 2019. [1] Le mouvement de relance qui apparaît dans la construction civile est évidement soutenu par la baisse des taux d’intérêts engagée en 2018 et qui favorise la relance du cré-it pour les ménages et les entreprises. Des conditions d’emprunts plus favorables devraient être maintenues en 2020. [2] Jusqu’en novembre 2019, cette incertitude concernait la réforme de régimes de retraite. qui permettra de réduire le rythme de progression des dépenses publiques et d’améliorer les marges de manœuvre budgétaires. Les dépenses croissantes liées à ces prestations rendaient la soutenabilité des comptes publics très problématique. Désor-mais, un programme solide d’ajustement des régimes en question ayant été adopté par le Congrès, les investisseurs privés potentiels attendent que le gouvernement parvienne à faire adopter et à mettre en œuvre d’autres propositions de réforme. [3] Cette conjoncture intérieure plus favorable compensera en partie les difficultés que le Brésil devrait rencontrer sur le plan extérieur avec le probable tassement de ses exportations. La Chine, premier acheteur de produits agricoles brésiliens, devrait con-naître un tassement de sa croissance. En outre, elle devra importer plus de soja amé-ricain sur les prochains mois. L’Argentine est le premier pays importateur de produits industriels brésiliens. Avec la récession profonde que traverse ce pays, il est vain d’espé-rer une progression spectaculaire des exportations manufacturières. Les prévisionnistes anticipent aussi une diminution des ventes de produits brésiliens sur les Etats-Unis et l’Europe. [4] Sur la base d’une prévision d’expansion de 2,25% pour l’année qui vient de com-mencer, le Brésil aura connu une progression moyenne de son PIB de 1% par an, soit un taux beaucoup trop modeste pour réduire fortement la pauvreté et le chômage. [5] L’indice EMBI Brazil (Emerging Markets Bond Index) de la banque JP Morgan rend compte des rendements des titres négociables de la dette du pays. Le spread repré-sentant le risque du pays émetteur des titres est calculé en points. Chaque ensemble de 100 points correspond à un écart de 1% entre le taux d’une obligation émise par une entreprise brésilienne ou l’Etat brésilien et celui d’un emprunt de l’Etat américain (réputé sans risque) de même type. La variation du spread traduit une augmentation (élévation du nombre de points) ou une baisse (diminution) du risque perçu. [6] L’impôt principal à ce niveau est l’Impôt sur la Circulation des Marchandises et des Services (ICMS), prélèvement sur la circulation de marchandises et sur les services de transports nationaux, municipaux et communaux, qui constitue la principale source de revenu des Etats fédérés. Toute société effectuant régulièrement des opérations impli-quant un mouvement physique de biens (y compris des importations) ou fournissant des services de communication ou de transport entre États ou municipalités est soumise à l’ICMS. Les taux de l’ICMS varient de 7 à 12 %, selon un principe proche de la TVA en Europe. [7] Les municipalités utilisent également leurs prérogatives en matière de fiscalité (elles prélèvent un impôt sur les services et des taxes foncières) pour renforcer l’attractivité des communes qu’elles gèrent. [8] A la liste des nombreux défauts de la fiscalité en vigueur, il faut encore ajouter la ré-gressivité de plusieurs impôts majeurs qui pénalisent les ménages les plus modestes (qui dépensent une plus grande part du revenu dans les biens et services faisant l’objet d’impôts indirects), la fragmentation de la base d’imposition, les prélèvements à l’origine pour l’ICMS (qui favorisent les Etats producteurs), la lourdeur bureaucratique. [9] Jusqu’à la fin de l’année écoulée, Paulo Guedes et son équipe défendait l’idée de réformer en priorité les impôts fédéraux. Ils laissaient la possibilité aux États et aux muni-cipalités d’adhérer au nouveau système à leur convenance. Le Ministère de l’économie s’oppose aux secrétaires des Etats fédérés chargés des finances qui préconisent l’inclu-sion complète et immédiate du système ICMS (Impôt sur la circulation des marchandises et des services), dont ils ont la compétence, dans la réforme. Ils ne sont pas d’accord avec un régime d’adhésion volontaire. Comme de nombreux leaders politiques, ils esti-ment que réformer seulement les impôts fédéraux ne suffit pas, toute la complexité de la fiscalité brésilienne se trouvant dans l’ICMS. [10] Dans le passé, les échecs des tentatives de réformes ont été principalement dus à l’absence de consensus avec les Etats fédérés, notamment entre les plus riches et les moins développés. Ces derniers ont longtemps défendu l’octroi de dérogations et d’avantages fiscaux parce qu’ils considéraient qu’il s’agissait là des seuls atouts dispo-nibles pour attirer les investisseurs. Peu à peu, toutes les collectivités territoriales ont eu recours à des mécanismes de moins-disant fiscal pour renforcer leur attractivité. Cette surenchère a fini par éroder les effets d’attraction recherchés. [11] L’Etat fédéral entre en situation d’urgence lorsqu’il doit transgresser la règle qui prévoit que l’endettement ne peut pas servir à financer les dépenses courantes (salaires, prestations de retraites et pensions, fonctionnement de l’administration). Pour les Etats fédérés et les communes, l’urgence budgétaire est déclarée lorsque les dépenses cou-rantes dépassent 95% des recettes nettes inscrites aux budgets. [12] Aujourd’hui, les 27 Etats doivent obligatoirement consacrer 25% de leurs recettes à l’éducation et 12% à la santé. Pour les municipalités, la part des recettes qui doit être affectée à la santé est de 15% et celle dédiée à l’éducation de 25%. Aux deux niveaux, le pourcentage total des crédits affectés aux deux services publics essentiels restera res-pectivement de 37% et 40%. Avec le nouveau texte, à l’intérieur des enveloppes ainsi constituées, les gouvernements et les communes auront toute liberté pour assurer la répartition qui correspond aux besoins locaux. [13] En moyenne, à compétences équivalentes, un agent de la fonction publique fédérale coûte deux fois plus cher qu’un salarié du secteur privé. La rémunération moyenne du secteur public fédéral a augmenté de 53% sur les 15 dernières années. Les prévisions indiquent que sans modification des règles de recrutement, de création de postes, d’avancement de carrières et de réajustement des salaires, les charges salariales asso-ciées aux rémunérations des agents en activité représenteront l’équivalent de près de 15% du PIB au début de la prochaine décennie.

  • France 2 et l'agriculture du Mato Grosso.

    C’est un reportage de 4 minutes environ diffusé au cours du journal de 20 heures sur France 2, le 20 décembre dernier. Un excellent exemple des supports de communication que savent utiliser les grandes chaînes publiques françaises dans la guerre d’influence à laquelle elles participent. Le sujet ? L’utilisation de produits phytosanitaires (en l’occur-rence, les journalistes parlent de pesticides) sur une des communes du Mato Grosso productrices de soja : Lucas de Rio Verde, située au centre de l’Etat. La journaliste auteur de ce reportage commence par dire que la municipalité se trouve en Amazonie. Elle ou-blie de préciser qu’il s’agit de l’Amazonie légale, c’est-à-dire d’un périmètre administratif bien plus large que la fameuse forêt et qui englobe effectivement l’Etat du Mato Grosso. Le téléspectateur français qui ignore à peu près tout de la géographie et de la législation brésiliennes imagine évidemment (est-ce l’effet recherché ?) que les champs immenses qui apparaissent sur les premières images ont été récemment ouverts grâce à la des-truction de la forêt. En réalité, sur cette zone de plaine du centre de l’Etat, les terres sont cultivées depuis des décennies. Dans cette enquête furtive et partisane, à aucun moment ne sont évoquées les contraintes phytosanitaires que doit gérer l’agriculture en climat tropical humide. Aucune donnée chiffrée n’est fournie sur la consommation par hectare des produits de l’agrochimie (une comparaison avec les bassins céréaliers français serait pourtant intéressante). Le choix des interlocuteurs dont le rôle est valorisé (une équipe de chercheurs universitaires) ou caricaturé (un employé agricole manipulant des produits chimiques et qui passe pour un irresponsable absolu) permet de construire un message univoque : l’agriculture du Mato Grosso est une activité qui met systé-matiquement en péril la santé des habitants et l’environnement. Comble d’horreur, le soja qu’il s’agit de planter est…. transgénique…. Localisation de la commune de Lucas de Rio Verde. L’ancien ministre de l’agriculture Neri Geller, originaire de l’Etat du Mato Grosso, agriculteur et aujourd’hui député fédéral, a droit à quelques minutes d’interview. Geller cherche à expliquer que les nombreuses molécules dont la commercialisation a été récemment autorisée par les pouvoirs publics sont destinées à remplacer des formules agro-chimiques plus dangereuses pour la santé humaine et l’environnement, ce que tous les acteurs locaux informés savent. Sa parole est subtilement discréditée. Mr Geller n’est-il pas un élu membre du "puissant lobby agricole" qui opère au Congrès ? L’argument est moins important que la personnalité qui le formule….Le reportage ignore évidemment les recherches d’organismes publics et privés qui travaillent sur une utilisation mieux maîtrisée des produits de l’agrochimie. C’est le cas par exemple de la Fondation Rio Verde créée sur la commune de Lucas de Rio Verde il y a plus de 20 ans….Le clou de cette séquence de quatre minutes, c’est le message presqu’explicite envoyé aux téléspectateurs français. N’importe quel observateur informé sait que depuis des années l’essentiel du soja récolté dans le Mato Grosso est commercialisé sur la Chine. La reporter qui apparaît à l’écran ne s’encombre pas de statistiques d’exportation. Pour elle, le soja empoisonné du Mato Grosso est d’abord écoulé sur le marché européen et singulièrement vers l’hexagone….En outre, avec la mise en œuvre de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, ces flux devraient doubler…....La journaliste imagine sans doute qu’avec la levée des barrières commerciales (qui ne concerne pas le soja, importé depuis des lustres sans être taxé par l’Union européenne), les consommateurs européens vont se gaver de poulets ou de porcs nourris avec des ressources fourragères venues du Mato Grosso…Elle leur annonce à l'avance une invasion de leurs assiettes par un soja qui viendra ruiner leur santé... L'agriculture du Mato Grosso est l'un des grands greniers à grains de la planète. Sa tra-jectoire (le secteur a été développé depuis 50 ans) est la démonstration de ce savent faire les Brésiliens en combinant esprit d'entreprise, recours à la technologie et connais-sances agronomiques. Cette aventure a contribué à améliorer la couverture des besoins alimentaires de la population brésilienne et de nombreux pays étrangers. Elle a permis d'améliorer les revenus des habitants de la région (qui présente l'un des meilleurs indicateurs de développement humain du pays). Le reportage occulte totalement cette histoire, il ne retient que des pratiques agricoles qui sont excessives mais ne sont pas le fait de tous les agriculteurs du Mato Grosso. L’auteur de ces lignes n’est pas un défenseur acharné de l’agrochimie. Il critique volontiers l’usage parfois excessif qui est fait des pesticides, fongicides ou herbicides sur le Centre-Ouest du Brésil, notamment en cultures annuelles comme le soja. Il sait aussi que dans le contexte pédoclimatique de la région (fortes chaleurs diurnes, humidité, pro-fils des sols), il ne peut y avoir d'agriculture viable sans protection des plantes contre les innombrables attaques de parasites et d'insectes; Le recours à des molécules chimiques est difficilement évitable. L’utilisation de techniques de contrôle biologique est encore embryonnaire et ne donne pas de résultats satisfaisants sur le plan économique. Sur ces enjeux majeurs et complexes, on aimerait que les journalistes français ne soient pas les militants arrogants d’une guerre informationnelle qui les dépasse. On souhaiterait qu'ils commencent par acquérir eux-mêmes des connaissances de base sur la région évo-quée, les contraintes agricoles, les réalités économiques... Il s’agit là sans doute d’un voeux illusoire. Curieux métier que celui qui consiste à aborder le réel pour produire des images, des représentations biaisées, des visions partielles et orientées du monde. La journaliste auteur de cette séquence est basée à Rio de Janeiro, à 2252 km par la route de Lucas de Rio Verde…Elle est plus convaincante lorsqu’elle parle de la région où elle vit, celle des plages et du carnaval, riche de ces clichés sur le Brésil qu’aiment les européens….Consciemment ou non, elle a bien joué son rôle de petit soldat de la guerre informationnelle et commerciale ce soir du 20 décembre sur la chaîne publique française….. Les téléspectateurs qui veulent connaître l’agriculture du Mato Grosso (l’un des premiers greniers de la planète) devront aller chercher ailleurs….

  • L'Amérique du Sud entre en convulsion (1)

    Un printemps austral agité. En quelques semaines, à partir du mois d’août dernier, du Paraguay à l’Equateur en passant par le Chili, la Bolivie, la Colombie ou le Pérou, les populations du continent sont entrées en révolte, participant à des manifestations massives (et souvent violentes) contre la fraude électorale, l’arbitraire de dirigeants, la corruption, l’augmentation des prix des transports et des carburants, le sous-emploi ou la dégradation des conditions de vie. L’instabilité politique, l’exacerbation des tensions sociales et ethniques, une remise en cause radicale des gouvernements se sont propagés sur une large partie de l’Amérique du Sud, malmenant aussi bien des régimes de gauche que de droite. La dynamique ap-parente de contamination a évidemment favorisé la diffusion de théories conspiratoires. Selon la version la plus courante, Cuba et Caracas se seraient entendus pour déstabiliser les démocraties du continent. Les deux dictatures auraient agi de concert pour promou-voir des soulèvements dans tous les pays voisins, fragiliser des gouvernements libéraux ou conservateurs et soutenir ainsi leurs sympathisants sur l’ensemble de la région. Les régimes castriste et chaviste sont des boucs-émissaires faciles pour les gouvernements des pays où les soulèvements se succèdent. Aucune preuve n’a néanmoins pu être apportée d’un complot qui aurait été orchestré et mis en œuvre par les deux dictatures de la région. En revanche, depuis 2015, la catastrophe économique, sociale et politique que vit le Venezuela bouleverse effectivement en profondeur de nombreux Etats du con-tinent. Les vénézuéliens ont été les premiers à protester dans la rue contre la dictature chaviste. Ils ont aussi et de plus en plus cherché à fuir ce régime et le cortège de difficultés économiques qu’il a provoquées. La crise migratoire liée à l’effondrement du Venezuela est une des plus importante du 21e siècle à l’échelle du monde. Elle fragilise tous les Etats géographiquement proches de la République bolivarienne. Au-delà de l'impact que peut avoir le drame vénézuelien sur plusieurs Etats de la région, peut-on identifier une trame commune qui rendrait compte de la vigueur des mouvements de révolte récents et permettrait de comprendre pourquoi ils bousculent aussi bien des régimes dits libéraux que des gouvernements socialisants ou prétendu-ment révolutionnaires comme le pouvoir chaviste au Venezuela ? C'est à cette question qu'est consacrée une série de trois articles qui commence avec un rappel des évène-ments récents. Secousses de forte magnitude au Chili. Avant d’analyser les caractéristiques communes aux pays de la région qui constituent l’arrière-plan économique et social des insurrections récentes, il convient d’évoquer les circonstances nationales particulières de chaque pays en commençant par l’exemple sans doute le plus surprenant : le Chili. Depuis la fin octobre, le pays andin vit une convulsion sociale et une phase de violence comme il n’en avait pas connu depuis la fin de la dictature de Pinochet en 1990. Pourtant, au cours des dernières décennies, cet Etat de 19 millions d’habitants a connu une des plus fortes croissances de la région. Depuis le début de ce siècle, le revenu moyen par habitant est le plus élevé de toute l’Amérique du Sud. En 2018, il était supérieur de 42% à celui du Brésil et de 53% à celui de l’Argentine. Les mesures annoncées à partir de la fin septembre (augmentation des tarifs des transports urbains et de l’électricité) ont pour-tant provoqué une révolte des étudiants, des salariés et de toute une frange de la popu-lation de la capitale et des principales villes. Le chef de l’Etat a été contraint de décréter l’Etat d’urgence, de mobiliser l’armée et d’instaurer le couvre-feu à plusieurs reprises. L’annonce d’un relèvement du prix du métro à Santiago aura été l’étincelle d’un incendie qui couvait depuis des années dans un pays resté très inégal, où l’écart entre les plus riches et la masse des pauvres n’a cessé de se creuser au cours des années récentes. La pauvreté qui reculait entre 1990 et 2010 s’est accrue ensuite. Aujourd’hui, 190 000 chiliens (1% de la population) captent 26,5% de la richesse nationale, alors que 9,5 mil-lions d’habitants se partagent 2,1% de cette même richesse. Le salaire minimum chilien est de 301 000 pesos (l’équivalent de 380 euros) par mois mais la moitié des travailleurs (souvent contraints à survivre dans l’économie informelle) du pays disposent d’un revenu mensuel égal ou inférieur à 400 000 pesos (507 euros). Le transport public au Chili est un des plus cher au monde. Il peut représenter pour les familles à bas revenus jusqu’à 30% des dépenses budgétaires. Dans ces conditions, toute hausse envisagée par le gouver-nement se traduit par une amputation du pouvoir d’achat des plus modestes. La croissance des inégalités et l’effondrement du revenu réel d’une part importante de la population sont aussi liées au fonctionnement du système de retraite par capitalisation, instauré en 1981. Le pays vieillit (30% des chiliens ont plus de 50 ans et 12,2% plus de 65 ans). Des milliers de chiliens âgés n’ont pas pu accumuler une épargne suffisante, notam-ment lorsqu’ils ne disposaient pas d’emplois officiels déclarés. Quand ils ne sont pas con-damnés à devoir encore travailler à un âge avancé, ils survivent avec des pensions déri-soires. Manifestation massive à Santiago do Chile en novembre 2019. Le Chili a connu depuis trente ans une expansion de sa classe moyenne mais ce groupe intermédiaire continue à vivre dans la précarité en raison de salaires insuffisants, d’un taux d’endettement élevé et de retraites souvent insignifiantes. Depuis des années, la classe politique chilienne promet pourtant un avenir meilleur à sa population. Elle multiplie les annonces de réformes du système d’éducation (l’accès à l’enseignement supérieur est hors de prix), de la fiscalité et de la santé publique (très déficiente). Les mesures engagées n’ont jamais permis d’améliorer le sort d’une classe moyenne vulné-rable pour qui l’avenir est resté synonyme de grande incertitude. Dès les années 2000, la jeunesse chilienne s’est révoltée contre l’incurie des grandes familles qui se partagent traditionnellement le pouvoir. Cette fois-ci, ni la demande de pardon du Président, ni l’abandon des mesures de relèvement des tarifs de transport et d’énergie n’auront suffi à calmer la colère des étudiants et des chiliens de tous âges. La hausse annoncée de 50% du minimum vieillesse, le référendum prévu pour changer une constitution héritée de l’époque Pinochet ne sont pas parvenu à ramener le calme dans le pays. A la fin novem-bre, après des semaines de protestations violemment réprimées, on enregistrait 23 morts, des milliers de blessés, des destructions d’édifices publics et d’éléments du patrimoine historique par centaines. La campagne de trop d’Evo Morales. Sebastian Pinera et l’ancien Président bolivien Morales ont peu de choses en com-mun. L’actuel chef de l’Etat chilien est un entrepreneur millionnaire membre d’un parti de centre-droit. Le second est d’origine indienne. Longtemps, il été agriculteur producteur de coca. Il est un des leaders de la gauche sud-américaine et proche du régime chaviste. Elu pour la première fois à la Présidence en 2006, Evo Morales a dirigé son pays pendant trois mandats consécutifs. En 2016, ses partisans ont convoqué un référendum pour faire adopter un amendement constitutionnel destiné à permettre une quatrième candidature du chef de l’Etat au scrutin prévu pour octobre 2019. Bien que la proposition ait été reje-tée par les électeurs, Morales a obtenu après le plébiscite une décision de justice l’auto-risant à se présenter. Il a même devancé ses concurrents dès le premier tour et a été déclaré vainqueur. L’opposition et les observateurs étrangers ont alors immédiatement accusé le pouvoir de fraude électorale. Les partis conservateurs et toute une partie de la population des villes et de l’est du pays (la région la plus riche) ont appelé à la mobi-lisation et ont commencé à se heurter aux syndicats ouvriers et aux mouvements indiens, la base sociale du parti du Président. Les populations indigènes et le monde du travail ont longtemps apporté un soutien sans faille au gouvernement Morales qui a su faire reculer la pauvreté et garantir le maintien d’une croissance significative au-delà même de la fin du boom des matières premières. Manifestations à La Paz après le premier tour de l'élection d'octobre 2019. Après le premier tour contesté du scrutin présidentiel, l’affrontement entre ces forces pro-Morales et les partis d’opposition était inévitable. Sur les semaines qui ont suivi le scrutin, de nombreuses routes ont été fermées par des émeutiers dans tout le pays. Les soulèvements insurrectionnels et des grèves massives ont touché les principales villes. Dans un climat de pré-guerre civile, la Bolivie va rapidement dénombrer 30 morts et des centaines de blessés. Bien implantées dans les régions les plus riches du pays, béné-ficiant de la sympathie des couches de la population descendantes d’émigrés euro-péens, appuyées par des églises évangéliques de plus en plus influentes, les forces de droite vont dénoncer la menace de l’instauration d’une dictature socialiste de type cha-viste. Confronté à la paralysie de l’économie du pays, aux violences et à des protestations massives, Morales va finalement renoncer. Le 10 novembre, le leader indien accepte le verdict de l’Organisation des Etats Américains (OEA) qui avait observé que les résultats du scrutin d’octobre ne pouvaient être validés en raison de graves irrégularités. L’ancien Président quitte le pays et trouve refuge au Mexique. Le gouvernement intérimaire qui assume alors le pouvoir à la Paz devrait convoquer de nouvelles élections. Il a voté im-médiatement un décret qui autorise la police à tirer sur les manifestants qui continue-raient à fomenter des émeutes dans les rues du pays. Il suscite ainsi l’inquiétude de la communauté internationale qui soupçonne le nouvel exécutif civil d’être la façade d’un régime dirigé par les forces armées. Dans un pays polarisé à l’extrême, la gauche et les mouvements indiens accusent ces dernières de coup d’Etat. De leur côté, les conser-vateurs catholiques et évangéliques proclament qu’avec le départ de Morales "la Bible est revenue au palais présidentiel"…. Déchirures colombiennes. La fièvre insurrectionnelle n’était pas encore retombée en Bolivie qu’elle touchait la Colombie, pourtant considérée comme l’autre exemple de réussite économique du con-tinent. Le 30 mai 2018, ce pays de 51 millions d’habitants, quatrième économie de l’Amé-rique latine, était d’ailleurs devenu le 37e membre de l’OCDE. Cette adhésion récompen-sait le dynamisme d’un Etat qui est parvenu à doubler son PIB entre 2000 et 2017 en affichant une croissance moyenne de 3,9% (contre 2,6% pour l’ensemble du continent latino-américain). Au cours de ces 18 années, le revenu moyen par habitant a augmenté de 59%, passant de 4765 à 7589 dollars. En novembre 2016, la signature historique d’un accord de paix entre les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) et le gouvernement de Bogota avait marqué la fin de 53 ans de conflit armé. Ce pacte restau-rait la confiance et débouchait sur une reprise de l’investissement étranger. Dès l’adhé-sion du pays à l’OCDE, les experts de l’organisation avaient souligné les faiblesses d’une économie qui pâtissait d’une progression insuffisante de la productivité et restait trop dé-pendante des matières premières. Tous produits de base confondus (denrées agricoles, minerais, hydrocarbures), celles-ci représentaient 80% des exportations en 2018, soit un taux plus élevé qu’en début de décennie (76,1%). L’OCDE notait aussi que le secteur in-dustriel, déjà très ancien dans le pays, était de moins en moins compétitif. L’organisation reconnaissait cependant que la Colombie désormais pacifiée réunissait toutes les conditions pour diversifier son économie et réussir dans un délai de quelques années à développer son industrie pour poursuivre sa dynamique de croissance. Très curieusement, les experts de l’OCDE avaient alors fait l’impasse sur le contexte politique très difficile et tendu que traversait alors le pays. La population colombienne est profondément divisée depuis 2016 entre détracteurs et sympathisants d’un traité de paix avec les guérillas, accusées de favoriser l’expansion du trafic de la coca (matière pre-mière de la cocaïne) et d’une vague d’homicides visant des activistes des droits de l’homme. Cette division s’est accentuée en juin 2018, lorsque les électeurs ont assuré la victoire à l’élection présidentielle de l’avocat Ivan Duque, un novice en politique et candi-dat de la droite conservatrice. Le nouveau chef de l’Etat a annoncé un projet de diver-sification de l’économie (le Pétrole représente à lui-seul 30% des recettes d’exportation). Il a indiqué qu’il chercherait à favoriser les investissements industriels et les services. Enfin, son programme comportait un important volet agricole : le nouvel élu entendait relancer l’agriculture, encourager l’abandon des cultures de narco-produits et favoriser l’essor de nouveaux produits exportables. Ivan Duque n’a pas caché qu’il souhaitait reve-nir sur l’accord signé entre le gouvernement colombien et les Farc en 2016. Depuis, le principal mouvement de guérilla s’est transformé en force politique officielle. Le Prési-dent élu en juin 2018 s’oppose à ce que d’anciens guérilleros accusés de crimes graves participent à la vie politique sans passer préalablement par la prison. L’audit de l’OCDE ignorait aussi totalement l’impact sur la société et l’économie colombienne de l’afflux massif de migrants venus du Venezuela. La Colombie est la première destination des Vénézuéliens qui tentent d’échapper au régime. En fin 2018, ils étaient pourtant déjà plus de 1,5 million installés dans le pays voisin (sur un total de 4,5 millions), de loin la première destination des exilés. Ces migrants contribuent à accroître le taux de chômage et viennent gonfler les effectifs déjà très conséquents des travail-leurs du secteur informel. Aucun pays ne peut affronter seul un tel flux migratoire. La poursuite de ce mouvement peut provoquer désormais à court terme l’effondrement des structures locales de santé publique, d’éducation et une nouvelle dégradation du marché de l’emploi. Les autorités colombiennes sollicitent depuis 2015 un effort de coo-pération massif de la communauté internationale. Jusqu’à ce jour, les réponses sont timides. Pour relancer une dynamique de croissance qui s’essouffle (le PIB n’a progressé que de 1,4% en 2017), Duque ambitionne de déréguler l’économie, de réduire la pression fiscale sur les entreprises, de favoriser les investissements étrangers (notamment dans le secteur pétrolier et les mines), de moderniser le système bancaire et de flexibiliser le marché du travail. Dès le début de 2019, quelques mois après son entrée en fonction, ce jeune président privé de majorité parlementaire voit sa popularité s’effriter en raison notamment de son hostilité aux accords de paix. Aux élections locales de juin dernier, il subit de sérieux revers. En novembre, la Colombie va s’échauffer au nom d’une situation économique et sociale détériorée. Derrière la croissance solide des dernières décennies, la Colombie a peiné à réduire les énormes disparités de revenus, même si le taux de pauvreté a baissé. Le pays compte 5 millions de personnes déplacées du fait de la guerre civile et le secteur informel concerne encore 47% de la population active. Bogota dans la rue (fin novembre 2019). Les manifestations qui vont se multiplier à partir de novembre ont d’abord été lancées par les syndicats qui avaient appelé à la grève contre la volonté du gouvernement de flexibiliser le marché du travail, d'ouvrir le fonds de pension public au secteur privé et de reculer l'âge de la retraite. Aux syndicats, se sont vite joints les partis d’opposition, les étudiants, les indiens, les organisations de défense de l’environnement ou les artistes, chaque catégorie intervenant avec ses propres revendications (manque d’investissement dans la santé et l’éducation, chômage, corruption, insécurité). Aux premiers éléments de déclenchement de ce mouvement social sont venus s’ajouter d’autres motifs comme les retards dans l’application de l’accord de paix signé avec les Farc (depuis transformé en parti politique), la persistance d’autres mouvements de guérillas, la recrudescence de la violence financée par le narcotrafic. Des marches, d’abord majoritairement pacifiques, de centaines de milliers de personnes se sont tenues à travers tout le pays. Elles ont été suivies de face-à-face violents entre manifestants et forces de l’ordre. Des milliers de policiers et de militaires ont été déployés à Bogota, la capitale où le couvre-feu a été instauré. Pour désamorcer la crise, le président Ivan Duque a proposé un grand dialogue national et une réduction des prélèvements obligatoires pour les plus modestes. Ces propositions ont été accueillies avec un grand scepticisme. Elles émanent d’un chef de l’Etat qui n’a cessé d’accuser les manifestants de promouvoir le chaos, voire le ter-rorisme, d’être manipulés de l’étranger. Crises institutionnelles et politiques. A ces trois exemples, on pourrait encore ajouter ceux de l’Equateur, du Pérou et du Paraguay. Dans le premier pays, en octobre dernier, pour respecter un accord conclu avec le Fonds Monétaire International, le Président Lénin Moreno a retiré une subvention sur le carburant instaurée dans les années 1970. Les prix du diesel et de l’essence à la pompe ont immédiatement grimpé en flèche. A l’appel des camionneurs, d’autres couches de la population ont participé à des protestations massives qui ont paralysé plusieurs régions du pays. Les manifestations violentes ont fait 10 morts et des centaines de blessés. Le gouvernement a dû instaurer à plusieurs reprises le couvre-feu. Le prési-dent Moreno a même été contraint de transférer le siège de la Présidence de la capitale Quito vers Guayaquil, le port du littoral. Alors que les émeutes se poursuivaient après le retour de la subvention sur les combustibles, Moreno accusait son prédécesseur, Rafael Correa et le président vénézuélien Nicolás Maduro d’être derrière la crise sociale. Ailleurs, les facteurs déclenchants de l’agitation sont directement liés à au délitement des systèmes politico-institutionnels nationaux. Au Pérou, la crise a commencé le 30 septembre, le pouvoir et les forces d’opposition s’accusant alors mutuellement d’entor-ses aux règles du jeu démocratiques et déstabilisant un pays déjà secoué par des af-faires graves de corruption. Martin Vizcarra, le chef de l’Etat, a été le premier à frapper. Estimant ne pas être en mesure de gouverner avec un pouvoir législatif contrôlé par l’op-position le chef de l’État a dissous le Congrès afin de provoquer de nouvelles élections. Considérant la manœuvre illégale, les élus ont répliqué en votant la suspension du Président pour un an et son remplacement par la vice-Présidente qui démissionnait aussitôt de toutes ses fonctions. Cette période de conflit ouvert entre l’exécutif et le législatif fait suite aux scandales de corruption qui ont déchiré le pays depuis plusieurs années. Martin Vizcarra (alors vice-Président) a accédé au pouvoir en mars 2018, à la suite de la démission du Président Pedro Paulo Kuczynski, contraint d’abandonner son poste en raison de ses liens supposés avec une affaire de pot de vin impliquant l’entre-prise de construction brésilienne Odebrecht[1]. Vizcarra jouissait jusqu’en septembre d’une grande popularité en raison de sa fermeté contre la corruption. Ses adversaires étaient quant à eux en perte de vitesse, ce qui a encouragé le Président à agir. Fort du soutien des forces armées, il a fait de la lutte contre ce fléau son cheval de bataille et soutient un pouvoir judiciaire très actif. La décision prise de dissoudre le Congrès a entraîné plusieurs manifestations dans tout le pays. Des citoyens ont notamment bloqué l’accès à une mine de cuivre et interrompu la production. Au Paraguay, c’est un accord signé avec le Brésil sur la centrale hydroélectrique d’Itaipu, considéré comme préjudiciable pour le petit pays qui a mis le feu aux poudres dès juillet dernier[2]. Le projet de traité a provoqué la mobilisation des syndicats et des forces d’opposition qui accusaient le gouvernement de trahison. De son côté, l’exécutif soutient que l’accord visait à obtenir une part plus importante de l’énergie produite pour le pays, à limiter les dépenses inutiles et les pertes, à assurer une meilleure distribution qui ferait même baisser le coût social de l’énergie. La première quinzaine d’août a été scandée par des rassemblements et des marches au centre de la capitale, le blocage de routes et l’appel à une destitution du Président qui n’aura pas finalement lieu. L’accord avec le Brésil a été annulé le 14 août. Le ministre paraguayen des affaires étrangères a porté le chapeau de cette crise et a dû démissionner. Les autres Etats du continent semblent par comparaison plutôt calmes. Faut-il le rappeler ? Le Brésil s’est engagé dans une crise politique majeure plus tôt que ses voi-sins. En 2013, pendant plusieurs semaines, des manifestations massives ont dénoncé à São Paulo, à Rio et dans toutes les grandes villes du pays la corruption, la dégradation des conditions de vie de la classe moyenne, le comportement et l’irresponsabilité de la classe politique et les errements de la gauche alors au pouvoir depuis dix ans. Les élections présidentielles qui ont eu lieu en octobre 2014 (avec la victoire contestée de la candidate du Parti des Travailleurs Dilma Rousseff) ont révélé une profonde division chez les électeurs. En août 2016, la crise du système politique franchit une nouvelle étape avec la destitution de la Présidente. Les investigations conduites par la Justice depuis 2014 mettent à jour un gigantesque dispositif de financement parallèle des partis au pouvoir, de pots de vin et de détournement de fonds publics. Les procédures engagées aboutiront à la condamnation à de lourdes peines de dizaines de leaders politiques (dont l’ancien Président Lula) et de responsables d’entreprises. En octobre 2018, le Brésil a élu au poste de chef de l’Etat l’ancien capitaine de l’armée et député fédéral Jair Bolsonaro. Appuyé par un parti de droite, il a battu le candidat de gauche, ce qui a entraîné la première défaite du Parti des travailleurs depuis 1998. La crise politique brésilienne ne s’est pas atténuée pour autant, bien au contraire (voir notre série d’articles intitulée "Le pari risque des opposants à Bolsonaro"). A Brasilia, les autorités redoutent désormais à tout moment une contagion de la fièvre chilienne ou colombienne… En Argentine, le gouvernement de droite du Président Mauricio Macri n’a pas eu à affronter des manifestations et des émeutes violentes. La population a exprimé sa volonté de changement par les urnes. En octobre, une majorité d’électeurs a choisi de ne pas confier un second mandat à Macri et de désigner comme prochain Président Alberto Fernandez, un péroniste de centre-gauche qui a formé un ticket avec l’ex-Présidente Cristina Kirchner. Les argentins n’ont probablement plus aujourd’hui l’énergie suffisante pour envisager des démonstrations massives. Le pays est éreinté par une nouvelle crise économique. La pauvreté a progressé depuis quelques années à un rythme specta-culaire. En 2016, première année du gouvernement Macri, elle concernait trois argentins sur dix. Trois ans plus tard, le taux de pauvreté approche les 40%. Les protestations de rue sont remplacées à Buenos Aires par de grandes tables montées sur les avenues de la capitale et destinées à offrir des repas aux miséreux. L’impact continental du drame vénézuelien. La protestation d’une grande partie de la population vénézuelienne est sans doute la plus ancienne sur le continent. Les habitants de la République Bolivarienne ont manifesté en masse contre un régime dictatorial et responsable de l’effondrement économique du pays dès le milieu de la décennie. Ils ont aussi souvent choisi un mode de protestation plus radi-cal encore : l’exil. Cette fuite n’est plus aujourd’hui un problème exclusivement intérieur. Elle est devenu une question de dimension continentale. L’Amérique du Sud est en train de connaître la plus importante crise migratoire de son histoire. Cette situation fait partie des causes profondes qui permettent de rendre compte de la grande instabilité politique et des révoltes sociales qui touchent la région. Elle est radicalement nouvelle et présente une dimension inédite. Aucune des guerres d’indépendances menées au 19e siècle n’a provoqué un mouvement d’une telle ampleur. Aucun des nombreux cataclysmes naturels subis par les pays de la région sur le XXe siècle et depuis n’a suscité un exode comparable. Ni les mou-vements de guérillas qu’ont pu connaître et ont connu plusieurs sociétés du continent n’ont engendré de déplacements de population transnationaux de taille identique. Les pays d’exil sont parvenus en cette fin 2019 à saturation de leurs capacités financières et institution-nelles d’accueil. Les équilibres économiques, budgétaires nationaux sont mis à mal. Les politiques nationales de sécurité et d’emploi dont dramatiquement fragilisées. Les institu-tions internationales d’appui aux réfugiés soulignent déjà que l’ensemble du continent latino-américain ne sera plus jamais identique à ce qu’il était avant le drame vénézuélien qui n’est pas terminé. Tant qu’aucune solution politique nationale ne sera trouvée pour mettre fin au régime chaviste, les vénézuéliens qui affrontent des situations d’extrême pénurie continueront à choisir le départ (les flux de sortie variaient en 2019 entre 4000 et 5000 personnes par jour). Au début de cette crise migratoire qui ne fait guère la une des médias occidentaux, les partants étaient surtout des personnes qualifiées sur le plan profes-sionnel et qui pouvaient trouver rapidement à s’intégrer dans les pays d’accueil. En l’espace de quatre ans (2015-2018), l’Argentine a ainsi reçu 1000 ingénieurs de la compagnie natio-nale Petroleos da Venezuela qui ont rapidement été recruté par des entreprises locales. Désormais, les flots de réfugiés comptent de plus en plus de vénézuéliens peu formés, très pauvres et dont les possibilités d’adaptation et d’intégration sont bien plus limitées. Si ce mouvement se poursuit, on comptera près de 6,4 millions de personnes vivant hors de leur pays en fin 2020 (plus d’un habitant sur cinq). Cela signifie que le mouvement migratoire aura atteint une dimension plus importante que celui induit par la guerre de Syrie depuis 2010. Avec deux différences importantes cependant : les Vénézuéliens n’abandonnent pas un pays en guerre ; ils fuient une terre qui détient les plus importantes réserves de pétrole du globe. Au-delà des particularités de chaque pays de la région, peut-on identifier des éléments communs qui auraient favorisé l’éclosion de protestations et de révoltes sur plusieurs Etats voisins ? Pour de nombreux politologues et journalistes, il n’est pas pos-sible de recourir à une explication unique qui s’appliquerait à des situations nationales singulières. C’est l’histoire originale et la trajectoire politique de chaque Etat qui permet-tent de rendre compte des soulèvements et des révoltes qui ne sont pas connectées à un contexte économique. De leur côté, les économistes soutiennent qu’il existe une relation entre la volatilité des cycles économiques de tous les pays d’Amérique du Sud (cycles déterminés par des facteurs externes) et l’instabilité politique et institutionnelle qui a souvent pris une dimension spectaculaire au cours du second semestre de 2019. Du Pérou au Brésil, en passant par le Chili ou le Paraguay, il y aurait donc une trame de fond commune. A partir du début des années 2000, les économies du continent sont entrées dans une phase d’accélération de la croissance associée à une hausse spectaculaire des cours internationaux des matières premières et à une amélioration sensible des termes de l’échange. Ce "super-cycle des commodités" a coïncidé avec un recul de la pauvreté, une réduction des inégalités de revenus et l’essor d’une nouvelle classe moyenne. Sur l’ensemble de l’Amérique du Sud, pendant près de dix ans, les couches sociales les plus défavorisées ont pu croire que l’expansion économique allait enfin générer une plus grande mobilité sociale et permettre aux nouvelles générations d’améliorer durablement leur bien-être. Il y a probablement un lien solide entre les espérances nées au cours de la décennie passée et les révoltes qui se multiplient depuis quelques mois. Deux prochains articles seront consacrés à identifier ce lien. [1] Un autre président péruvien, Alan García, s’est suicidé en avril dernier lorsque la police est venue l’arrêter pour son implication dans la même affaire. [2] Le Brésil et le Paraguay ont construit ensemble (entre 1975 et 1982) sur le fleuve Paraná le barrage d’Itaipu depuis sa mise en fonctionnement. Les deux Etats sont copropriétaires de l’infrastructure située à la frontière. L’accord négocié avant août 2019 portait sur la répartition pour la période 2019-2022 de l’énergie issue de la centrale hydroélectrique, deuxième site au monde en termes de production, situé à la frontière du Brésil et du Paraguay qui en sont copropriétaires. Avec une puissance de 14.000 mégawatts, le barrage fournit en électricité les riches Etats du sud du Brésil, comme ceux de Sao Paulo, Rio de Janeiro, Paraná et Rio Grande do Sul. Pour sa part, le Paraguay ne consomme que 7% de l’énergie produite et vend le reste à Eletrobras, la compagnie brésilienne d’électricité. C’est le prix de cette énergie vendue au Brésil qui était au centre de la crise politique ouverte en août. Selon des experts, la mise en œuvre de cet accord aurait entraîné un préjudice supérieur à 200 millions de dollars par an pour le Paraguay.

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