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- Bolsonaro sur les pas de......Lula.
Il y avait déjà la gestion catastrophique de la crise sanitaire par l’exécutif fédéral. Il y a une crise politique qui s’est aggravée au fil des derniers mois et que le gouvernement Bolsonaro n’a cessé d’alimenter. Il y a maintenant les démêlés judiciaires de la famille et de la militance bolsonariste. Sur l’affaire dite Queiroz (voir l’article "Le clan Bolsonaro, ses disciples et la Justice" en rubrique Actualités du Brésil), les investigations des Juges con-cernent directement les fils du Chef de l’Etat, voire ce dernier lui-même. Encore absent des commentaires il y a six mois, la question de la destitution du Président (impea-chment en bon Portugais) est désormais clairement évoquée. Les militaires membres du gouvernement montrent chaque fois qu’ils le peuvent qu’ils n'approuvent pas toutes les aberrations oratoires, comportementales et politiques dont Jair Bolsonaro a le secret. Leurs collègues qui sont en situation de commandement laissent entendre qu’ils ne seraient pas les associés d’un putsch ou d’une autre forme de rupture institutionnelle destiné à sauver ce Président fragilisé. Dans ce contexte nouveau et préoccupant pour la suite de son mandat, l’ancien capi-taine semble avoir opté pour une stratégie de survie. Railleur, provocateur, habituelle-ment prompt à profiter de tous les micros à sa portée, le Président est devenu plus silen-ciaux depuis la fin juin. La presse brésilienne évoque un "Bolsonaro paz e amor", repre-nant une expression surgie à propos de Lula lorsque ce dernier avait considérablement adouci son image de révolutionnaire agressif à la veille du scrutin présidentiel de 2002. Le chef de l’Etat actuel ne brandit plus la menace de rupture institutionnelle et de coup de force militaire, une de ses harangues préférées depuis le début du mandat. Soudain, la priorité de l’Administration fédérale est devenue l’assistance aux groupes de la popu-lation les plus pauvres. Le 30 juin, Jair Bolsonaro a annoncé la prolongation du dispositif d’aide d’urgence pour deux mois supplémentaires (juillet et août). Lancé au début de l’épidémie de Covid-19, le système a permis de verser une allocation de 600 réais par mois pendant la période avril-juin aux travailleurs de l’économie informelle, aux béné-ficiaires du dispositif Bolsa-Familia[1] et aux personnes à bas revenus. Au total plus de 59 millions de Brésiliens (souvent privés d’activité en raison de la crise sanitaire) ont pu bé-néficier de l’allocation. Pour juillet et août, la prestation totale devrait atteindre 1200 réais mais les versements seront effectués en trois étapes. Le Trésor devra assumer une dé-pense supplémentaire de 100 milliards de réais, le double de ce qu’avait envisagé dans un premier temps le Ministère de l’économie. Ce dernier avait prévu une prolongation mais annoncé des allocations d’un montant plus faible. La prodigalité présidentielle ne procède pas d’une générosité soudaine. C’est une néces-sité politique. Lorsque l’épidémie de Covid-19 amorcera un reflux au Brésil sur les pro-chains mois (à partir de septembre ?), le bilan de la crise sanitaire et de la politique adop-tée par le gouvernement fédéral sera établi par les médias, la population, les respon-sables politiques. Il sera catastrophique. Le nombre de personnes décédés après avoir contracté le virus devrait dépasser 110 000 au début d’août et approcher 140 000 à la fin du même mois. Le pays se retrouvera en tête de la liste des nations pour le nombre de morts liées à la pandémie. A ce bilan sanitaire désastreux, viendra s’ajouter un cata-clysme économique et social avec la progression du nombre des chômeurs, la dégra-dation probable des revenus des travailleurs informels, la plongée de la monnaie nationale, la récession. Aujourd’hui, alors que la période de reflux est encore difficile à anticiper, les protestations croissantes d’une population scandalisée par le com-portement du chef de l’Etat se limitent aux réseaux sociaux. Demain, c’est probablement dans la rue et bruyamment que des millions de Brésiliens exigeront la destitution de ce Président irresponsable. Le sous-emploi croissant, les dizaines de milliers de morts, l’économie en panne, la corruption (voir l’article cité ci-dessus) seront associés au nom de Jair Bolsonaro. A Brasilia, depuis des semaines, l’exécutif phosphore. Comment le Président pourrait-il éviter un tel piège ? Le chef de l’Etat et ses conseillers ont trouvé une réponse vieille comme le populisme de tous bords au Brésil : il faut remplir le porte-monnaie des pauvres. Bolsonaro et son clan sont convaincus que s’ils rallient les couches les plus modestes de la population, les chances de destitution du président seront minimes. Les études d’opinion évaluant régulièrement l’évolution de la popularité de Jair Bolso-naro montrent effectivement que ce ralliement a commencé. Au cours des trois premiers mois de distribution de l’allocation mensuelle d’urgence (avril-juin), la composition sociale du secteur de la population favorable au Président a changé. La pandémie, la récession, l’affaire "Queiroz" ont entraîné une érosion de la popularité de l’ancien capi-taine auprès des classes moyennes du Sud et du Sud-est du pays. A l’inverse, les cou-ches les plus pauvres et les régions où les familles bénéficiaires de programmes sociaux sont très nombreuses (Nord-Est par exemple) ne font pas preuve d’ingratitude. En 2019, dans les enquêtes d’opinion, les classes les plus modestes représentaient 32% des Brésiliens qui évaluaient favorablement l’exécutif et sa politique. Depuis, le Président a maintenu une popularité nationale stable ou en léger déclin (entre 27% et 30% d’opinions favorables) mais sur 100 partisans déclarés du chef de l’Etat, 52 appartiennent désormais au secteur de la population disposant de revenus faibles ou très faibles. Pour Bolsonaro, il est essentiel de faire prospérer ou de maintenir ce capital de sympathie nouveau. Il faut donc faire du social. Lula lance le programme Bolsa-Familia en 2004. La méthode empruntée aujourd’hui par le chef de l’Etat rappelle la tactique utilisée avec succès par Lula en 2006 pour assurer sa résurrection politique. A la fin de l’hiver austral 2005, après le scandale du mensalão[2] et à un an du scrutin présidentiel d’octobre 2006, la popularité de Lula s’était effritée. Les Brésiliens qui soutenaient alors l’ancien syndi-caliste ne représentaient plus que 28% de la population, soit un pourcentage inférieur à celui des mécontents (29%). Une situation assez proche de celle qu’affronte Bolsonaro aujourd’hui (33% d’opinions favorables et 43% d’opinions défavorables). En décembre 2005, Lula se maintenait en position délicate dans les enquêtes d’opinion. Pour la pre-mière fois, il passait même en seconde position derrière son challenger (José Serra du PSDB) lorsque les sondages portaient sur les intentions de vote pour octobre 2006. Deux mois plus tard, la situation avait changé radicalement. En février 2006, le principal concurrent de Lula s’était désisté et 36% des électeurs envisageaient alors de voter pour le Président sortant. Seules 23% des sondés affirmaient rejeter cette hypothèse. Entre temps, le gouvernement fédéral avait su faire du programme Bolsa-Familia un atout électoral majeur auprès des populations les plus pauvres. Bolsa Familia a commencé à fonctionner en 2005. Dès la fin de cette première année, le programme va améliorer la vie de 5,5 millions de familles plongées dans la grande pauvreté. Il est devenu à juste titre une référence internationale. Les observateurs étrangers n’ont pas forcément perçu qu’il permettait aussi de capter le vote des bénéficiaires. Aujourd’hui, les bolsonaristes croient qu’ils peuvent répéter l’exploit en utilisant l’allo-cation d’urgence comme s’il s’agissait d’une nouvelle prestation de Bolsa Familia. Pour le chef de l’Etat et ses partisans, l’opération représente un virage stratégique impression-nant. Jusqu’au début de la pandémie, le gouvernement fédéral ne se préoccupait guère du sort des Brésiliens les plus pauvres. Il a même essayé de supprimer la prestation dite BPC, une allocation mensuelle équivalente au salaire minimum versée aux personnes de plus de 65 ans et aux handicapés et destinée à compléter des revenus très faibles. Il a aussi voulu éliminer le dispositif dit d’abono salarial, une prestation payée par l’Etat aux travail-leurs salariés les moins bien rémunérés. L’Administration Bolsonaro a par ailleurs montré sur un autre terrain et dès 2019 que la question sociale n’était pas sa priorité. Alors que les demandes de départ à la retraite au titre du régime général (émanant souvent de futurs pensionnés très modestes) connaissaient une forte hausse dès 2019, elle n’a pas renforcé les moyens humains de l’INSS, l’organisme national de gestion de ces prestations. Jusqu’en mai dernier, les files d’attentes aux portes des agences de l’or-ganisme réunissaient encore plus de 1 million de personnes. Lorsque l’épidémie de Covid-19 a touché le Brésil, ce gouvernement a voulu limiter l’allocation mensuelle d’urgence à 200 reais (40 euros) avant de se résoudre à verser 600 reais. Jusqu’en mai dernier, le Ministre de l’économie affirmait qu’il s’opposerait à la prolongation du dispositif au-delà des trois mois initiaux. Pour justifier cette réserve, il n’hésitait pas à reprendre le discours des grands bourgeois européens au début du XXe siècle qui rejetaient les premières politiques sociales. Stigmatisant les pauvres, il affirmait que le gouvernement fédéral les encouragerait à l’indolence, au confinement volontaire s’il annonçait la prolongation du dispositif à chaque trimestre. Jouissant d’un revenu garanti, les travail-leurs de l’économie informelle allaient se couler une vie douce et la mise en hibernation de l’économie durerait alors plusieurs années… Depuis juin dernier, le discours a radicalement changé. Le ministre s’est engagé à réfor-mer le programme Bolsa Familia, à le transformer en un dispositif de revenu minimum permanent et à étendre ce dernier aux millions de travailleurs de l’économie informelle… Files d'attente de bénéficiaires de l'allocation d'urgence devant une agence de la Caixa. La tactique peut-elle fonctionner ? Hélas, les conditions ne semblent pas remplies au-jourd’hui pour que Bolsonaro puisse capter le soutien des pauvres et suivre les pas de Lula. Au cours des derniers mois, après avoir fait des annonces, le gouvernement a mani-festé une extrême incompétence dans la gestion de la distribution de l’allocation d’urgence. Incapable de communiquer efficacement avec les bénéficiaires potentiels, il a suscité la formation de files d’attentes kilométriques aux abords des agences de la Caixa, la banque publique chargée de verser les prestations. La propagation du virus a ainsi été accélérée et amplifiée. L’organisme fédéral chargé de contrôler l’utilisation des fonds publics a identifié au fil du trimestre 300 000 cas de fraude. Il a même constaté que des militaires et des fonctionnaires civils comptaient parmi les bénéficiaires. Passée une pre-mière phase, le dispositif de versement a été amélioré mais trois mois après le lance-ment, les critères d’attribution de l’allocation ne sont pas encore très précis. De nouveaux allocataires apparaissent au fil du temps. Quant aux modalités de mise en œuvre du futur dispositif de revenu minimum garanti, le flou reste total. Imaginons cependant que le gouvernement devienne rapidement efficace. Une autre difficulté, majeure, devra être résolue. Lula a gouverné pendant huit ans avec une économie en croissance, portée par le cycle de hausse des cours mondiaux des produits de base. Sur les années 2005 et 2006, le PIB augmentait encore de 2,3% et de 4,2%. L’Etat fédéral a disposé pendant les années Lula de marges de manœuvre budgétaires confortables. Le mandat Bolsonaro a commencé avec une économie qui sortait à peine de la récession. Il va se poursuivre avec une économie qui vient de plonger dans la pire récession de l’histoire du Brésil. Une fois engagé le reflux de la pandémie, Bolsonaro ne sera pas automatiquement menacé par une procédure de destitution. Pour que le Congrès s’engage sur cette voie, il faut qu’il perçoive clairement un soutien populaire. En 2005 et en 2006, les forces poli-tiques qui s’opposaient à Lula n’ont pas envisagé de destitution. Il ne s’agissait pas alors de faire preuve de bonté à l’égard d’un Président fragilisé. A l’époque, aucun mouvement ne s’est dessiné dans la population pour exiger l’impeachment de l’ancien syndicaliste. Les enquêtes conduites par la Justice sur le dispositif du mensalão n’avaient alors pas permis de démontrer la responsabilité personnelle du chef de l’Etat. Les partis d’oppo-sition ne voulaient donc pas prendre le risque de lancer une procédure qui n’aurait reçu ni l’appui de la rue ni un vote majoritaire au Congrès. L’opposition actuelle au gouvernement Bolsonaro est confrontée au même dilemme. Le Congrès dispose désormais de tous les éléments pour engager une procédure d’im-peachment (il a reçu à la fin juin 48 dénonciations émanant de groupes politiques, d’orga-nisations de la société civile, de simples citoyens). Néanmoins, tant que la destitution du Président ne sera pas une revendication exprimée par la rue et ne mobilisera pas des foules, les parlementaires ne bougeront pas. De son côté, Jair Bolsonaro sait qu’il ne dis-pose pas d’une majorité solide au Congrès. Dès le début de son mandat, il a cru qu’il pourrait se dispenser d’un tel appui et qu’il suffirait pour gouverner d’intimider ses oppo-sants sur les réseaux sociaux et de brandir la menace d’un coup de force militaire. Aujourd’hui, la méthode ayant atteint ses limites, il veut essayer de séduire les millions de pauvres dont il ne s’occupait guère depuis le 1er janvier 2019. [1] Bolsa Família (en français : « bourse familiale ») est un programme d’allocations fami-liales destiné à lutter contre la pauvreté et mis en place pendant la présidence FH Cardoso (1994-2002) puis systématisé sous les gouvernements Lula (2002-2010). Le versement d'une allocation mensuelle est conditionné au respect par la famille bénéficiaire d’obligations en matière d’éducation (scolarisation des enfants) et de santé (suivi des enfants par des dispensaires du réseau public de santé). [2] Le scandale du mensalão (mensualité) est le nom donné à la crise politique qu'a traversé le gouvernement brésilien en 2005. En portugais, le nom mensalão fait référence à l'accusation de paiement de pots-de-vin mensuels à des députés en échange de leur vote en faveur des projets de loi du pouvoir exécutif. En 2012, des condamnations impor-tantes ont été prononcées contre les principaux protagonistes. Après la crise politique, pour la première fois depuis la fin du régime militaire en 1985, le Tribunal suprême fédéral inflige des peines d'emprisonnement pour corruption et association de mal-faiteurs à des personnages clés du pouvoir.
- Le clan Bolsonaro, ses disciples et la justice.
Le chef de l’Etat, ses fils et ses adeptes ont maille à partir avec l’institution judiciaire depuis la période qui a suivi l’élection de Bolsonaro en octobre 2018. Ces derniers mois, l’avancée de procédures en cours, l’ouverture de nouvelles informations ont singu-lièrement compliqué l’action du Président, la vie de sa famille et de ses partisans. Une offensive judiciaire conduite sur plusieurs fronts a aussi considérablement dégradé les relations entre l'exécutif et le troisième pouvoir. Le chef de l’Etat considère en effet que les enquêtes ouvertes relèvent d’une entreprise concertée de persécution politique. Les magistrats seraient des agents de l’opposition ou transgresseraient les règles en s’enga-geant sur le terrain de la lutte politique. Les éléments réunis à ce jour par les services de polices locales et ceux de la Police Fédérale aboutissent pourtant à considérer que les juges font leur travail et que les trajectoires politiques des membres de la famille Bolsonaro ne sont pas des parcours d'édification morale. Trois procédures ont été ouvertes ces derniers mois par des Juges de la Cour suprême (STF). La première concerne une possible tentative d’interférence du chef de l’Etat dans des enquêtes conduites par la Police Fédérale. La seconde a été engagée pour identifier les auteurs de fake news diffusées sur les réseaux sociaux et qui menaçaient directement les hauts magistrats de la Cour. La troisième information lancée par le STF porte sur les modalités de financement et d’organisation de manifestations qui ont eu lieu ces derniers mois et au cours desquels les participants exigeaient la fermeture de la Cour suprême et du Congrès national. Outre ces trois affaires qui concernent la plus haute instance du système judiciaire, une enquête a été lancée en 2018 par le Ministère Public de l’Etat de Rio de Janeiro. Elle concerne le fils le plus âgé du chef de l’Etat, Flavio Bolsonaro. L’infor-mation ouverte porte sur des faits qui remontent à la période au cours de laquelle Flavio était député et membre de l’Assemblée législative de l’Etat. L’ancien élu est soupçonné d’avoir organisé au sein de son cabinet de député un système d’emplois fictifs et d’avoir retenu puis détourné les rémunérations reçues par les salariés fantômes. Cette affaire est devenue publique fin 2018, après les premières enquêtes de la Justice. Une cinquième procédure a été ouverte par le Tribunal Supérieur Electoral (l’organe de la Justice qui supervise les consultations électorales, évalue les comptes de campagne et valide les résultats). Elle porte sur les conditions de réalisation de la campagne menée en 2018 par Jair Bolsonaro et le candidat à la vice-Présidence Hamilton Mourão. Le cabinet des salariés fantômes. Commençons donc par ce fils aîné du Président, âgé aujourd’hui de 39 ans et entré très tôt en politique. Sénateur fédéral élu en octobre 2018, il a été auparavant et pendant 16 ans député de l’Etat de Rio de Janeiro sur quatre mandats successifs. La Justice soup-çonne l’élu d’avoir organisé au sein de son cabinet à l’Assemblée législative de l’Etat un système d’emplois fictifs. Une partie ou la totalité des salaires versés par l’institution au-rait été retenue par l’élu puis versée à Fabricio Queiroz, un ami de la famille Bolsonaro[1]. Queiroz a aussi été l’assistant et l’homme à tout faire du fils aîné du Président lorsque celui-ci était député. Il avait été auparavant policier militaire et a régulièrement travaillé comme garde du corps et chauffeur au service de la famille Bolsonaro. Entre Fabricio Queiroz et cette famille, il y aurait les liens d’un pacte de sang, d’un genre mafieux, selon la presse brésilienne. A la fin de 2018, l’enquête montre que parmi les employés titulaires de postes fictifs au sein du cabinet figurent des membres de la famille de l’ancien policier militaire (sa femme, deux filles et une nièce). L’agence gouvernementale chargée de surveiller les transactions financières, la COAF, met par ailleurs en évidence que des "transactions atypiques" (483 dépôts suspects) d’un montant total de 1,2 million de réais (envi-ron 200 000 euros) ont abouti entre 2016 et 2017 sur les comptes de Queiroz et sont incompatibles avec ses revenus déclarés. En réalité, les transferts vers les comptes de l’ancien conseiller se seraient étalés sur trois ans et porteraient sur près de 1,2 million d’euros). Le Ministère public soupçonne Flavio Bolsonaro d’avoir utilisé les comptes de son homme à tout faire comme une première étape et d’avoir ensuite blanchi cet argent, par le biais d’un magasin de chocolats de Rio (dont il détient la moitié des parts) ainsi que par l’achat en espèce puis la revente de deux appartements (grâce à la complicité de membres des milices paramilitaires qui contrôlent plusieurs quartiers de la périphérie de Rio de Janeiro). De gauche à droite, Flavio Bolsonaro, Fabricio Queiroz (levant les deux pouces) et Jair Bolsonaro partagent un déjeuner en 2018 à Rio de Janeiro. Selon la presse brésilienne, dans la liste des employés recrutés au cabinet de l’ancien député Flavio Bolsonaro, se trouvent la mère et la fille d’un capitaine de la Police Militaire Adriano Magalhães da Nóbrega. Mort en février 2020, da Nóbrega était considéré par le parquet de Rio de Janeiro comme un des responsables du groupe de miliciens dénom-mé le "bureau du crime". A ce titre, il était soupçonné d’avoir été impliqué dans l’assas-sinat de Marielle Franco, élue de l’Assemblée municipale de la ville, le 14 mars 2018. Les investigations menées par la police et par le COAF ont montré que la mère du capitaine da Nóbrega aurait réalisé elle-même une partie des dépôts suspects qui ont alimenté les comptes de Fabrício Queiroz. Accusé par la Justice des crimes d’usure, d’acquisition frau-duleuse de terrains, de corruption de fonctionnaires et de construction illégales, le capitaine da Nóbrega était en fuite depuis 2019. En février 2020, il sera tué à l’intérieur de l’Etat de Bahia au cours d’un accrochage avec la Police Militaire locale. Selon son avocat, la mort du milicien n’aurait rien d’accidentel. En l’assassinant, des tueurs ont voulu faire disparaître un personnage qui connaissait bien les ramifications des milices à Rio et des groupes mafieux qui pourraient avoir facilité l’ascension politique de la famille Bolsonaro. En décembre 2018, Fabricio Queiroz a cessé d’exercer ses fonctions d’assistant au sein du cabinet du député Flavio Bolsonaro. Il avance alors des raisons médicales pour refu-ser de répondre à des convocations des Juges puis disparaît. Activement recherché depuis le début de cette année, il est retrouvé et arrêté par la Police Civile de l’Etat de São Paulo. L’ancien ami et homme à tout faire de la famille Bolsonaro vivait caché dans une villa de la commune d’Atibaia, une maison appartenant à Frederick Wassef, l’avocat de la famille Bolsonaro. Ami très proche de la famille du Président et du chef de l’Etat lui-même, l’avocat avait depuis des mois ses entrées au Planalto, le palais présidentiel. Jair Bolsonaro et ses fils ne pouvaient donc pas ignorer où se trouvait Queiroz au cours des mois passés. Dès le 18 juin, ce dernier a été incarcéré à Rio de Janeiro[2]. L'arrestation de Fabricio Queiroz, le 18 juin dernier, dans l'Etat de São Paulo. Cette affaire est très fâcheuse pour l’exécutif. Elle fait tache sur Jair Bolsonaro, qui s’est présenté devant les électeurs en 2018 en grand pourfendeur de la corruption et en gar-dien d’un gouvernement propre et honnête. Pour cette raison, elle incommode fortement les militaires du gouvernement qui se sont ralliés à l’ancien capitaine parce qu’ils souhai-taient participer à l’entreprise annoncée de moralisation de la vie publique. Avec l’affaire Queiroz, la Justice se rapproche des cercles mafieux qui entourent Jair Bolsonaro, mais également des milices armées qui font régner la terreur dans plusieurs quartiers de Rio de Janeiro, réalisent d’importantes opérations immobilières et se confondent de plus en plus avec les groupes de narco-trafiquants qu’elles étaient sans cesse combattre à l’origine. L’arrestation de l’homme de main de Flavio Bolsonaro et ami de la famille est venue aviver le climat de tension entre le Président et un appareil judiciaire qui multiplie depuis décembre dernier les procédures contre le chef de l’Etat, ses fils et ses parti-sans[3]. Désormais incarcéré, Queiroz peut obtenir de ses Juges la possibilité d’utiliser la procédure dite de "délation récompensée" et livrer d’importantes informations sur les relations entre la classe politique de Rio de Janeiro et le monde des milices, voire sur les liens existants entre ces dernières et la famille Bolsonaro… Au cours des investigations engagées dès 2018, des procureurs sont allés jusqu'à qualifier Flavio Bolsonaro de "chef d’une organisation criminelle" destinée au "détournement de fonds publics et au blanchi-ment d’argent". Interférences, manifestations factieuses, WhatsApp…. Une seconde affaire, liée à la première, est instruite à la demande de la Cour suprême (STF). En mai dernier, la Cour a accepté la demande du Procureur Général de la Répu-blique d’ouvrir une enquête sur les accusations lancées contre le Président par son ancien ministre de la Justice Sérgio Moro (qui a démissionné le 24 avril dernier). Ce dernier a accusé le chef de l’Etat d’essayer d’interférer dans les enquêtes de la Police Fédérale. Il soupçonne Jair Bolsonaro d’avoir voulu remplacer le Directeur Général de l’organisation afin de pouvoir collecter des informations auprès d’un fonctionnaire plus docile. Le chef de l’Etat chercherait ainsi à suivre de plus près et à anticiper les initiatives de la Police Fédérale concernant deux enquêtes en cours visant ses fils Flavio (l’affaire dite des "rachadinhas") et Carlos (diffusion de fausses nouvelles). Le Président est encore au centre d’une troisième information ouverte par le STF et portant sur la diffusion de calomnies, de menaces et d’attaques concernant directement les magistrats de la Cour suprême sur les réseaux sociaux. Ouverte en 2019, la procédure pourrait conduire à la cassation du mandat du chef de l’Etat. Sur les derniers mois, des mandats de perquisition ont été délivrés et ont permis à la Police de conduire des investigations ciblant des partisans et des alliés du chef de l’Etat qui seraient impliqués dans les campagnes de calomnies menées contre les Juges. La quatrième information concernant le chef de l’Etat, ses proches et partisans a été également ouverte par le STF. Elle porte sur les conditions d’organisation et de finance-ment de manifestations convoquées ces derniers mois à plusieurs reprises par des partisans de Bolsonaro pour exiger la fermeture de la Cour suprême et du Congrès national. De telles initiatives constituent des pratiques illégales dans la mesure où sont remis en cause des piliers de la démocratie. Au cours des rassemblements en question, les participants ont régulièrement demandé et justifié une intervention militaire. A plu-sieurs reprises, le chef de l’Etat lui-même, des ministres, des élus du Congrès ont parti-cipé à ces réunions. A la demande des Juges, la Police Fédérale a exécuté plusieurs mandats d’amener et de perquisitions en juin dernier sur six Etats et le District Fédéral. Plusieurs hommes d’affaires, des députés et de sénateurs proches du Président ont été les cibles de ces investigations. Le 15 juin, les forces de sécurité procédaient à l’arres-tation d’une militante extrémiste leader du groupe radical 300 du Brésil, une des factions organisatrices de ces manifestations. La cinquième information a été ouverte par le Tribunal Supérieur Electoral (TSE). Elle porte sur les conditions de réalisation de la campagne menée par le candidat à la Prési-dence et le candidat à la vice-Présidence à la veille du scrutin de 2018. Selon les enquêteurs, Jair Bolsonaro et Hamilton Mourão auraient utilisé l’application WhatsApp selon des modalités non confirmes avec les règles électorales. WhatsApp a en effet révélé avoir dû supprimer plus de 400 000 comptes de son service durant la campagne, entre le 15 août et le 28 octobre[4]. Selon les administrateurs de la messagerie, cette fermeture a eu lieu parce que le règlement de l’application interdit expressément l’utilisation de toute application ou robot pour envoyer des messages de masse ou pour créer des comptes ou des groupes de manière non autorisée ou automatisée. L’enquête du TSE ne portait pas au départ sur le contenu des messages diffusés au cours de la campagne. Les Juges estimaient que les deux candidats avaient contrevenu aux lois électorales en mobilisant des financements privés (des entreprises proches de Jair Bolsonaro auraient financé à hauteur de 2,8 millions d’euros les services des quatre entreprises spécialisées dans l’envoi de messages automatisés sur WhatsApp). À cette première accusation sérieuse vient s’ajouter l’utilisation frauduleuse de listings d’élec-teurs brésiliens. La loi électorale locale autorise seulement le démarchage des sympa-thisants de son parti politique. Le siège du Tribunal Supérieur Electoral à Brasilia. Si les investigations en cours sont concluantes, le TSE pourrait prononcer la cassation de l’élection des deux candidats victorieux du scrutin présidentiel d’octobre 2018. La pro-cédure conduite au TSE a été récemment relancée grâce au lieu établi entre l’utilisation de la messagerie WhatsApp et l’enquête conduite sur les fake news. Parallèlement aux informations ouvertes par les autorités judiciaires, les députés et sénateurs du Congrès fédéral ont créé en novembre 2019 une Commission Parle-mentaire Mixte d’Enquête (CPMI) sur les fake news. Les membres de la Commission conduisent des audiences visant à enquêter sur la participation de deux fils du Président (Carlos et Eduardo) et de conseillers de ceux-ci à des campagnes de diffamation d’ad-versaires politiques (utilisation fréquente de fausses informations ou d’informations calomnieuses) sur les réseaux sociaux. Selon des membres de la CPMI, les proches du Président (les fils, des conseillers de la Présidence, des députés) organisés en "milices digitales" diffusent des attaques sur des messageries contre les opposants grâce à l’utilisation de robots. Toutes ces informations et enquêtes ouvertes parfois depuis des mois inquiètent le Pré-sident et ses partisans. Le premier cherche à s’en sortir avec son arme habituelle : la pro-pagande et la dénonciation de complots fomentés par des adversaires. Les proches et les adeptes du Bolsonaristes ripostent en attaquant directement le système judiciaire, en menaçant des magistrats, en se déchaînant sur des plateformes numériques contre toutes ces procédures qui relèveraient d’une entreprise de persécution politique. La Justice semble bien décidée à conduire jusqu’à leur terme les procédures engagées. Passé le congé judiciaire et parlementaire de juillet, les tensions entre les trois pouvoirs devraient donc persister. [1] C’est le système dit des rachadinhas qui consiste de la part d’un fonctionnaire ou d’un prestataire de services aux pouvoirs publics à transmettre tout ou partie de la rému-nération reçue à des personnalités politiques ou aux conseillers de celles-ci. [2] Son arrestation a été décidée par le parquet de Rio. Les magistrats estiment que Queiroz “interférait dans la collecte des preuves”, et “risquait de fuir” à l’étranger. [3] La Justice a ouvert des informations concernant Eduardo (député fédéral) et Carlos Bolsonaro (membre de l’assemblée municipale de Rio de Janeiro), accusés d’irrégularités durant la campagne électorale, de dissémination de fausses nouvelles ou de corruption. Carlos dirigerait un instance informelle chargée de polluer les univers numériques de fausses nouvelles pour diviser et indigner les Brésiliens au profit du président. [4] WhatsApp est massivement utilisée au Brésil. Près de 96% des Brésiliens propriétaires d’un smartphone ont installé l’application. En mai 2017 le Brésil était le deuxième pays en nombre d’abonnés, 120 millions, sur la messagerie. Cette performance rend de fait l’ap-plication attractive pour les personnalités politiques en campagne. Contrairement à une page de Facebook où les conversations ne sont pas limitées, WhatsApp reste une mes-sagerie où les conversations sont limitées à 256 utilisateurs. Pour passer outre cette diffi-culté quatre entreprises spécialisées (Quick Mobile, Yacows, Croc Services, SMS Market) dans l’envoi massif de messages standardisés auraient été sollicitées par des entreprises privées proches de la campagne des deux candidats.
- A nouveau, le Brésil est au bord de l'abîme.
Les Brésiliens se sont habitués à surmonter les crises. Mais les circonstances actuelles sont très différentes de celles qui ont prévalu dans le passé. En 2020, si l’on scrute l’avenir à court et moyen terme, que peut-on entrevoir ? Le Brésil est officiellement entré en récession au premier trimestre, alors que les pre-miers effets de l’épidémie du covid-19 se faisaient sentir. A l’époque, le Ministre de l’économie répétait tel un magicien égaré que l’économie était sur le point d’atteindre des rythmes de croissance surprenants….Depuis avril, la conjoncture économique n’a cessé de se dégrader. Près de 1,5 million de travailleurs du secteur formel ont perdu leurs emplois. Les salariés qui ont subi une réduction de leurs salaires parce qu’ils ont bénéficié du dispositif de chômage partiel ou qu’ils ont dû accepter de travailler sur des horaires réduits sont 11,6 millions. On estime à 65 millions les Brésiliens du secteur informel et leurs familles qui ne survivent depuis avril que grâce à l’allocation mensuelle d’urgence fournie par l’Etat fédéral. Selon la FGV (une des institutions de recherche en questions économiques et sociales les plus réputées) les trois mois allant d’avril à juin 2020 auront constitué en termes d’activité économique le pire trimestre observé sur les 40 dernières années. Comment peut-on se sortir d’une récession aussi grave ? Le monde entier souffre d’une crise à deux dimensions, à la fois sanitaire et économique. Pour sa part, le Brésil semble confronté à l’hydre de Lerne de la mythologie grecque. Le monstre, au corps de chien ou de serpent, avait de multiples têtes. Chaque fois que l'on coupait l'une d'entre elles il en repoussait plusieurs. Le Brésil vient de connaître une des pires réponses à l’épidémie conçue par des autorités publiques dans le monde. La pres-sion que subissent les élus locaux pour rouvrir les commerces dans les grandes villes va provoquer de nouvelles vagues de panique, de contaminations et de décès. Le système de crédit facilité lancé par le gouvernement fédéral pour soulager la trésorerie des entreprises n’a pas fonctionné. Si le rythme et le nombre des faillites a été limité jusqu’en fin juin, c’est d’abord parce que l’administration fiscale a reporté la date de versement des impôts et taxes. Le déficit primaire du secteur public (avant paiement des intérêts de la dette) sur l’année 2020 devrait dépasser 706 milliards de BRL (9,6% du PIB) et le risque de voir le pays incapable de revenir à la discipline budgétaire en 2021 et 2022 est très élevé. La dette de l'Etat pourrait atteindre rapidement l'équivalent de 100 % du PIB. Le Président Bolsonaro se maintient au pouvoir en utilisant comme une menace per-manente le soutien supposé des forces armées dont il bénéficierait. Si la crise politique gravissime qui a accompagné la crise du Covid-19 n’a pas encore débouché sur une impasse institutionnelle, un tel scénario ne peut être exclu pour les prochains mois. L'image du Brésil à l'étranger se rapproche de celle d'un Venezuela de droite, avec un facteur aggravant en plus : le pays est d'évidence responsable d'une nouvelle accélé-ration de la déforestation en Amazonie. Le Brésil est à nouveau au bord de l’effondrement, mais cette fois la crise n’est pas seu-lement économique. C'est un pays politiquement déchiré, en grande souffrance, où le dialogue entre les différents courants d’opinion est de plus en plus difficile. Il affronte une crise multidimensionnelle (sanitaire, sociale, économique, politique). Pourtant, au lieu de chercher à réduire une polarisation mortifère, de faire face au cataclysme, le chef de l’Etat ne se préoccupe que de sa clientèle de supporters et de ses fils qui ont maille à partir avec la Justice. Reste que la catastrophe annoncée ne peut pas être imputée au seul Président Bolsonaro, quelles que soit ses faiblesses, ses carences et l'irrespon-sabilité qu'il affiche sans complexe. Le drame que traverse le premier pays d’Amérique du Sud depuis le début de 2020 met en évidence les lacunes, les oublis, les faiblesses de toute une génération de dirigeants et responsables. Il met en évidence les énormes défis que va devoir relever la nouvelle génération. Les pétitions défendant la démocratie qui circulent depuis quelques semai-nes dans les grandes villes du pays et les déclarations de leaders dénonçant avec véhémence les tartuferies, les incohérences et les inepties de Bolsonaro apparaissent comme très décalées par rapport à une réalité dramatique. Comme si l’on suggérait aux chômeurs et aux masses appauvries de choisir la brioche si le pain vient à manquer. Le débat lancé sur l’impeachment du Président (la destitution) est du même acabit. L’urgen-ce n’est pas de générer plus d’instabilité politique mais de lancer un programme permanent de revenu de base pour permettre aux dizaines de millions de victimes actuelles et futures de la crise sanitaire et économique de ne pas aller grandir les effectifs des miséreux ou ceux des morgues. La politique monétaire de la Banque Cen-trale (les autorités monétaires ont ramené le taux directeur à un niveau historiquement bas de 2,25% par an à la fin juin) est moins importante que la capacité du système bancaire à libérer effectivement des crédits pour les petites et moyennes entreprises. Pendant la crise sanitaire, les élus du Congrès ont enfin adopté une loi qui doit faciliter l’accès de tous les Brésiliens à l’eau courante et au tout-à-l’égout, une étape essentielle pour améliorer la capacité collective de résistance contre les grands problèmes de santé publique et notamment les épidémies. L’initiative louable est cependant chimérique. On ne voit pas comment des collectivités territoriales aux finances exsangues ou des con-cessionnaires privés appelés à la rescousse vont investir dans la distribution de l’eau et la collecte des eaux usées si le pays ne parvient pas à sortir rapidement de la récession historique dans laquelle il plonge aujourd’hui (la contraction du PIB sur 2020 pourrait approcher 10%). Les Brésiliens sont habitués à affronter les crises et à les surmonter. La population a souvent manifesté une résilience exceptionnelle. En 1984, avec l’hyperinflation, la hausse des prix atteignait 200% sur un an. Après 20 ans de régime autoritaire, le pays faisait face à un endettement extérieur colossal et à une instabilité des prix permanente. La pauvreté progressait. La population a su alors choisir des responsables politiques et des dirigeants capables de tirer l’économie et la société d’une pareille ornière. En 1992, lorsque le Prési-dent Fernando Collor a été destitué, la plupart des forces politiques (y compris les partis d’opposition) ont soutenu le vice-président Itamar Franco. Les débuts de ce chef de l’Etat par intérim ont été difficiles mais un consensus s'est créé pour affronter le défi majeur à l'époque. C’est sous le gouvernement Franco (en 1994) que le pays a mis en œuvre le Plan Real qui a permis de rétablir la stabilité économique et de terrasser l’hyperinflation. Entre fin 2002, après la victoire de Lula au scrutin présidentiel, la transition politique entre le gouvernement Cardoso et celui d’un socialiste qui effrayait les marchés financiers a été exemplaire. Après quelques mois d’inquiétude marqués par une forte dépréciation de la monnaie nationale, la menace d’une inflation à deux chiffres et un effondrement de la bourse, Lula lui-même a su rassurer les investisseurs et le FMI (qui avait fourni un soutien et engagé avant l’élection un programme d’ajustement). Une succession de crises a sans doute conduit les Brésiliens à relativiser des chocs qui traumatiseraient durablement d’autres sociétés. Voici un pays qui en moins de 40 ans sera parvenu vaille que vaille à surmonter les affres et les douleurs de la dictature, à vaincre une inflation débridée, à adopter une nouvelle Constitution, à s’engager sur la voir difficile de l’intégration sociale de dizaines de millions de pauvres. Depuis plusieurs décennies, tout se passe comme si le corps social et le monde politique abordaient une crise nouvelle comme s’il s’agissait d’une nouvelle secousse de plus qui sera finalement et fatalement surmontée. Un dicton populaire ne dit-il pas qu’à la fin tout ira bien et que si tout n’est pas encore parfait, c’est que la fin n’est pas encore arrivée….Le Brésil s’est habitué à marcher auprès du précipice, à côtoyer l’abîme. Au cours des quatre derniers mois, il a cependant enregistré des dizaines de milliers de morts liées à l’épidémie du Covid-19 (les chiffres officiels sont une grossière sous-esti-mation du bilan réel). Il disposait pourtant d'un énorme avantage au début de cette pandémie. Il a eu le temps de voir le virus progresser en Europe avant qu’il ne débarque en Amérique du Sud. Il a l’expérience du combat contre les épidémies (Zika, dengue, etc…). Il pouvait anticiper le pic de la pandémie du coronavirus. En ce début de second semestre, le bilan se résume pourtant d’une expression terrible : le pays a tout fait de travers. Les hôpitaux se sont remplis. Les cimetières encore plus. Le provocateur Bolsonaro ne s'est pas contenté d'être irresponsable sur le plan sanitaire. Il a ajouté une crise institutionnelle et politique qu’il a largement alimentée, nourrie, relancé depuis le début de l’année. Entre les trois pouvoirs de l’Etat brésilien, le dialogue est désormais difficile, il est toujours armé. Au lieu de riposter unies au chef de l’Etat qui menace la démocratie, les oppositions se battent entre elles comme des crabes dans un panier étroit. Le pronostic n’est malheureusement pas très risqué : le Brésil va sortir de 2020 plus pauvre, plus malade et en colère. De nouveau, il danse au bord de l’abîme. Les funam-bules qui sont supposés le guider n’ont cependant pas l’adresse de leurs prédécesseurs. Ils ne semblent même pas voir l'abîme.
- L’armée au pouvoir ? (4).
Scénarios pour les militaires. (Première partie). Les forces armées suivront-elles jusqu’au bout l’ancien capitaine dans son projet d’ins-tauration d’un régime autoritaire ? Si l’on en croit de nombreux commentaires brésiliens et étrangers, l’aggravation de la crise institutionnelle des derniers mois va conduire à un coup d’Etat, un putsch, un renversement brutal des institutions par le Président avec le soutien des armées. Les références explicites ou implicites aux expériences dramatiques et spectaculaires du passé fleurissent et continuent à prospérer. Les fantômes de 1964 ont ressurgi. A l’époque, les forces armées et les tanks avaient occupé les rues et les sites stratégiques. Les militaires avaient imposé la fermeture des institutions répu-blicaines, arrêté des hommes politiques. Ils s’étaient octroyé les pleins pouvoirs, avaient pris le contrôle des médias et suspendu l’Etat de droit. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui une disparition brutale de la démocratie brésilienne par un coup d’Etat classique. Le projet de Bolsonaro consiste à transformer graduel-lement le régime politique et d’aller vers une démocratie illibérale. S’il parvient à ses fins, la démocratie va donc mourir à petit feu[1]. L’expérience des premiers dix-huit mois de gouvernement (notamment à partir de la crise du covid-19) a montré qu’il existait au sein du gouvernement un noyau dur de délinquants extrémistes, habités par un imaginaire putschiste évident. Ce noyau dur et le chef de l’Etat lui-même utilisent régulièrement depuis janvier 2019 plusieurs des mécanismes grâce auxquels d’autres régimes sont passés de la démocratie pluraliste à une démocratie illibérale. Le premier consiste à affaiblir les médias et les forces politiques d’opposition[2]. Le second est un populisme de gouvernement qui passe par la tentative de simplifier de manière abusive les insti-tutions démocratiques, d’affaiblir tous les contre-pouvoirs et les formes diverses de mé-diation qui existent entre le pouvoir et le peuple. A l’affaiblissement des contre-pouvoirs, les dirigeants autoritaires ajoutent systématiquement un autre moyen de contrôler étroi-tement la vie politique : la réduction de l’incertitude de la compétition électorale. Sur tous ces plans, les bolsonaristes ont tenté sur les 500 premiers jours du mandat Bolso-naro de réaliser quelques avancées, sans succès évidents pour l’instant. Elu pour un mandat de quatre ans, le chef de l’Etat brésilien doit, selon la constitution, exercer des pouvoirs et des compétences strictement limités et encadrés par des freins et des contrepouvoirs institutionnels. Il est soumis à l’Etat de droit. Il doit gouverner selon des normes juridiques établies, en utilisant des mécanismes définis. Dès son investiture, Jair Bolsonaro s’est présenté comme l’incarnation du peuple au pouvoir. Il s’est claire-ment inscrit dans une logique d’autoritarisme illibéral. Elu par un scrutin majoritaire, il considère qu’il détient le monopole de la volonté populaire. La seule réalité politico-institutionnelle qui compte, c’est le lien plébiscitaire qu’il aurait noué avec le peuple brésilien et qui fonderait un pouvoir autocratique. Dans le régime souhaité par l’ancien militaire, le chef de l’exécutif peut s’immiscer à volonté dans l’exercice du pouvoir lé-gislatif. Il peut édicter de règlements ou d’ordonnances ayant force de loi. Il peut évidem-ment s’arroger les pleins pouvoirs en cas de crise grave. Son action et ses initiatives ne sont pas tempérées et contrôlées par la Cour suprême. Il n’y a plus de risque d’im-peachment (destitution). Les autres pouvoirs sont perçus comme des obstacles, comme des forces qui empêchent le chef de l’Etat de mettre en œuvre la volonté du peuple, qui conspirent pour usurper le pouvoir que ce chef a reçu des urnes. Manifestation de Bolsonaristes en mai 2020 à Brasilia. Les protestataires demandent une intervention militaire pour soutenir Bolsonaro au pouvoir. Dans le régime rêvé par Bolsonaro et ses partisans, les institutions démocratiques (élec-tions, représentation nationale, libertés fondamentales, indépendance des pouvoirs, res-pect et application des lois) continuent d’exister mais les conditions assurant leur fonc-tionnement effectif ne sont plus assurées. Les élections ont bien lieu mais de solides opérations d’influence orchestrées sur les réseaux sociaux permettent de détruite l’ima-ge et le crédit des opposants. Le Congrès fonctionne mais la majorité parlementaire est aux ordres de l’exécutif. Combattue et affaiblie, la Justice devient un pouvoir dominé. Au fil du temps, les structures démocratiques sont soumises à un processus de dévita-lisation, d’érosion. La presse, les médias et les réseaux sociaux sont l’objet un harcè-lement juridique, financier puis policier. Les forces d’opposition ne sont pas interdites mais leurs leaders sont contraints au silence par un pouvoir qui propage des rumeurs, des fake-news, exerce un chantage sur les personnes. Les instances supérieures de la Justice sont mises au pas grâce à la nomination de magistrats favorables au chef de l’Etat et choisis pour transformer le système judiciaire en machine de destruction des dissidents. La majorité constituée au Congrès au terme d’élections fabriquées se résout à voter des lois liberticides. Peu à peu, la Constitution restée officiellement en vigueur devient une lettre morte. Les exemples de régimes qui correspondent au projet du bolsonarisme sont malheu-reusement nombreux dans le monde d’aujourd’hui. A Caracas avec le chavisme, à Ankara avec Erdogan ou à Minsk avec le bielorusse Loukachenko, la construction d’un pouvoir discrétionnaire a été conduite en maintenant une démocratie de façade. Le régime démocratique a été progressivement affaibli, contraint dans sa respiration par un virus qui envahirait progressivement ses poumons avant de les paralyser. Cette érosion lente a déjà été initiée au Brésil. Il n’y pas de tank dans la rue. Il n’y a pas de censeurs dans les rédactions et internet fonctionne encore normalement. Les contrepoids institutionnels n’ont pas été détruits et continuent à contraindre le chef de l’Etat. Les médias et les insti-tutions fournissant de l’information de qualité sont cependant directement confrontées aux pressions du gouvernement. Les chiffres sur le chômage publiés par l’IBGE sont contestés. Les recherches menées par l’Institut Fiocruz sur la consommation de stupé-fiants sont invalidées. Dirigé par un militaire, le Ministère de la Santé a tenté pendant plusieurs semaines de suspendre toute publication de statistiques sérieuses sur la progression de l’épidémie du Covid-19 qui a pourtant déjà fait plus de 60 000 morts. Le gouvernement affaiblit ou démantèle les organes de contrôle de l’environnement, il refu-se de reconnaître la déforestation en Amazonie et encourage même celle-ci. Sur cette région, la violence augmente contre les indiens alors que le pouvoir ferme les yeux sur l’orpaillage illégale, l’accaparement frauduleux des terres publiques. La chasse aux sor-cières a commencé dans l’administration. Les attaques contre la presse se multiplient. Bolsonaro tente (mais n’a pas encore réussi) de suspendre la Loi sur l’accès à l’infor-mation[3]. Comme dans d’autres pays, la démocratie au Brésil ne va pas disparaître d’un seul coup. Les lumières de l’édifice sont éteintes progressivement, les unes après les autres. Le gouvernement Bolsonaro n’est parvenu à ce jour qu’à plonger dans l’obscurité un bout d’étage. L’entreprise d’extinction des lumières se heurte heureusement à de solides ré-sistances. La presse se défend et les réseaux sociaux ne sont pas uniquement occupés par les hordes de propagandistes agressifs qu’entretient le bolsonarisme. Le Congrès empêche le Président d’approuver des textes inconstitutionnels. Il contribue aux investi-gations sur les activités des groupes qui utilisent systématiquement les réseaux sociaux pour défendre l’exécutif et propager des rumeurs et des fake-news destinées à faire taire les opposants. La Cour suprême (STF) reste vigilante. Elle suit les réquisitions du Minis-tère Public en ouvrant une enquête sur les modalités d’organisation de manifestations contre la démocratie auxquelles Bolsonaro lui-même a participé ces derniers mois (la Constitution n’autorise pas le financement et la propagation d’idées contraires à l’ordre constitutionnel et à la démocratie ou l’organisation de manifestations revendiquant la rupture de l’Etat de droit). A chaque attaque et à chaque initiative de résistance prise par les contrepouvoirs, la ten-sion monte. Le leader populiste mobilise ses troupes pour qu’elles repartent à l’assault des institutions représentatives et de l’Etat de droit. La polarisation politique s’aggrave. Les militaires qui participent à l’exécutif paraissent souvent appuyer le Président. Ils répètent qu’ils respectent la démocratie mais ne précisent guère quelle serait selon eux la portée et la dimension du régime démocratique. Ils laissent encore entendre que le pouvoir judiciaire et les institutions représentatives outrepasseraient leurs compétences et ne chercheraient qu’à affaiblir le Président avant de le contraindre à abandonner son poste. Imaginons que sur les prochains mois le chef de l’Etat et ses troupes persistent à "éteindre des lumières", à s’attaquer à tous les contrepouvoirs, à remettre en cause l’Etat de droit et les normes constitutionnelles. Les militaires du gouvernement ne pourront plus se contenter de propos lénifiant rejetant l’hypothèse d’un coup d’Etat. Les officiers d’Etats-Majors qui dirigent des troupes et disposent effectivement de la force devront sortir de leur réserve. Trois scénarios peuvent aujourd’hui être envisagés. Le premier est celui d’un soutien affiché des forces armées à la mise en place d’un régime autoritaire et plébiscitaire. Le second est un divorce entre les militaires du gouvernement et les bolso-naristes, les premiers acceptant la mise en œuvre d’une procédure de destitution et préparant un gouvernement dirigé par le général Mourão. Le troisième est la mise sous tutelle (tardive) du Président. En cette fin du troisième semestre de l’Administration Bolsonaro, ce dernier scénario paraît le plus probable. Le coup de force improbable. Peut-on imaginer dans les mois à venir une intervention directe des forces armées destinée à conforter le pouvoir de Jair Bolsonaro et à faciliter la stratégie d’affaiblis-sement des institutions démocratiques dans laquelle ce Président est engagé ? Sur le plan constitutionnel, le chef de l’Etat dispose effectivement des moyens juridiques de faire appel aux militaires afin qu’ils assument une fonction de "modération" entre les différentes institutions de la République. La Loi fondamentale adoptée en 1988 définit en son article 142 les missions des forces armées placées sous l’autorité suprême du Président de la République. Ces missions sont "la défense de la Patrie, la garantie des pouvoirs constitu-tionnels et, à l'initiative de l'un quelconque de ceux-ci, de la loi et de l'ordre". Le texte reprend un principe de plusieurs constitutions antérieures qui attri-buaient aux forces armées un rôle politique et de police. Dans la constitution aujourd’hui en vigueur, l’exercice effectif du rôle de garantie des pouvoirs constitutionnel ne repose pas sur une initiative prise par l’un des trois pouvoirs en question (cette initiative n’est requise que pour la mission de maintien de la loi et de l’ordre). La garantie des pouvoirs constitutionnels signifie le maintien à la fois de l’indépendance de chacun des trois pou-voirs, l’existence d’un équilibre et d’une relation harmonieuse entre eux. Comme si la République doutait de sa capacité à se défendre elle-même, elle a confié une nouvelle fois un rôle de tuteur aux forces armées. Sur la base d’un tel texte, les forces armées peuvent effectivement justifier une inter-vention au nom de la protection des prérogatives du Président qui considèrerait que ses pouvoirs sont affaiblis en raison de l’attitude du Congrès ou de celle de la Justice. Quelle que soit la forme de cette intervention (une fermeture du Congrès et de la Cour suprême imposée par la force, un putsch classique, la suspension de la constitution, etc..), l’hypothèse paraît aujourd’hui très peu probable. Plusieurs raisons peuvent être avancées ici pour justifier cette affirmation. Les premières sont politiques. Jair Bolsonaro bénéficie du soutien d’une minorité de la population et de l’électorat (qui varie de 25% à 30% selon les enquêtes d’opinion et les périodes). Sa popularité s’est nettement effritée auprès des classes moyennes, notamment depuis le début de la crise du Covid-19, un effritement partiellement compensé par l’appui nouveau que lui apportent des couches plus modestes[4]. Il ne dispose pas d’une majo-rité parlementaire au Congrès. Il ne peut pas s’appuyer sur une majorité de haut-magistrats acquis à sa cause au sein du STF. Il est rejeté par la plupart des médias et des organes de presse. Si l’on considère les principaux Etats de la fédération brésilienne, rares sont les gouverneurs qui affichent encore un soutien à Bolsonaro. La gestion par le Président de la crise sanitaire a fait de lui un paria sur la scène internationale. Outre des membres d’Etats-majors, des groupes d’officiers et des secteurs de la troupe, il peut cependant compter sur la sympathie de policiers militaires, de fidèles des églises évangéliques, de militants d’extrême-droite, de chauffeurs routiers et de producteurs agricoles. Très mobilisée, cette base sociale est suffisante pour empêcher que s’engage une procédure de destitution. Elle n’est pas suffisante pour garantir aux militaires tentés par un coup de force ou une intervention quelconque qu’il bénéficieraient d’un franc soutien populaire et de l’appui de gouverneurs importants. Avec la crise sanitaire, ce Président qui a refusé d’engager une politique sérieuse de lutte contre la pandémie a ruiné le peu de crédit dont il jouissait encore avant le covid-19 auprès des gouverneurs et des responsables municipaux. Les attaques des bolsona-ristes et du chef de l’Etat lui-même contre le pouvoir législatif et la Justice, la menace brandie d’une rupture institutionnelle ont eu pour effet de renforcer l’attachement d’une large majorité de brésiliens au régime démocratique. Selon l’institut de sondages Data-folha, en décembre 2019, plus de six brésiliens sur 10 (62%) exprimaient leur attachement à la démocratie. Ils étaient plus de 75% à afficher cette opinion à la fin juin 2020. L’organis-me réalise la même enquête sur les préférences de la population en matière de régime politique depuis 1989. Jamais le taux d’adhésion à la démocratie n’avait été aussi élevé. Jamais le pourcentage de brésiliens qui estiment que la dictature peut être une option préférable dans des circonstances particulières n’avait été aussi faible. Il a atteint 17% à la veille des élections de 2018. Il n’était que de 10% dans le dernier sondage en date. En d’autres termes, si des militaires soutenaient dans les prochains mois les projets auto-ritaires de Jair Bolsonaro en recourant à la force, ils avanceraient à contrecourant de l’opi-nion majoritaire. Ils ruineraient totalement l’image favorable que les forces armées ont acquise auprès de la population depuis plus de trente ans, un crédit largement dû à leur retrait de la vie politique nationale. A ces raisons liées à l’état de l’opinion et de la société brésilienne, il faut en ajouter d’autres qui concernent le degré d’adhésion des Etats-majors et des soldats qui servent aujourd’hui au bolsonarisme et au projet politique du Président. Il existe effectivement chez les officiers de tous grades un courant de sympathie pour les thèses des idéo-logues entourant Jair Bolsonaro. Ces militaires radicaux et d’extrême-droite ont souvent démar-ré et réalisé leur carrière pendant la dictature (1964-1985). La plupart sont désormais réservistes ou réformés. Ils fréquentent les clubs militaires. Ils ont appartenu davantage à l’Armée de terre qu’à la Marine ou à l’Armée de l’air. Ces deux derniers corps sont moins réceptifs aux idéologies radicales. Fusillers-marins ou pilotes de chasse sont, comme leurs supérieurs, des techniciens souvent hautement qualifiés. Au sein des trois corps, des évolutions très importantes ont eu lieu depuis trente ans en matière de forma-tion des officiers, de recrutement, d’expérience militaire. Ainsi, au sein de l’Armée de terre, la part des officiers dont le cursus de formation se limite à la formation reçue à l’Académie militaire d’Agulhas Negras n’a jamais été aussi faible. La majorité des 28 332 officiers qui servent actuellement ont suivi des parcours universitaires complémentaires. Outre une compétence militaire, ils ont donc acquis une culture scientifique et huma-niste. Depuis les années 1980, les trois forces recrutent des femmes comme engagées ou militaires de carrière. Encore minoritaires (8,5% du total), les effectifs féminins progres-sent très rapidement depuis 2010. Sur les dernières décennies, un autre fait majeur a aussi contribué à modifier l’éthique et la culture institutionnelle de l’Armée de terre, force la plus directement concernée par un hypothétique coup de force ou une opération d’appui à la radicalisation du gouvernement Bolsonaro. Dans toutes les régions du pays et dans toutes les spécialités (métiers de combat, ser-vices d’appui, administration, médecine) on trouve aujourd’hui des soldats de l’armée de terre de carrière qui ont été engagés dans le cadre de missions de paix des Nations-Unies. Pour l’Armée de terre brésilienne, la plus importante de ces missions aura été la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH) qui a duré 13 ans (2004-2017). La Mission a mobilisé des militaires de 15 pays. Pour sa part, le Brésil a fourni sur 13 ans 37 500 hommes en armes. Cet engagement aura été le plus important pro-gramme militaire du Brésil depuis sa participation à la Seconde Guerre Mondiale à partir de 1942. Alors que la formation de base des soldats de l’armée de terre se limitait avant la MINUSTAH à des entraînements effectués à l’intérieur des casernes ou sur des terrains ad hoc, une part importante des officiers et des troupes qui servent aujourd’hui ont connu une expérience concrète d’action sur un véritable terrain de combat. Les casques bleus mobilisés ont dû pendant plusieurs années affronter une situation de guerre civile, appli-quant un mandat qui autorisait les militaires à adopter une posture d’engagement actif pour imposer la paix par la force, contre la volonté des factions en conflit si nécessaire[5]. Les interventions, les occupations de quartiers par les militaires et policiers de la mission ont permis de rétablir une stabilité sociale et de pacifier des périphéries urbaines tenues par des groupes paramilitaires. Néanmoins, elles n’ont pas suffi pour garantir restruc-turation de l’Etat haïtien, l’établissement d’une paix civile durable et le fonctionnement normal des institutions. Soldats brésiliens de la MINUSTAH patrouillant dans un bidonville de Port au Prince en Haïti. Comment réagirait l’ensemble de l’institution militaire si les officiers et la troupe étaient appelés par un haut commandement fidèle à Bolsonaro à prendre des initiatives concrè-tes de rupture avec l’ordre constitutionnel qui pourraient aller de la fermeture du Con-grès par la force à un véritable putsh en passant par la suspension de la Cour Suprême et l’arrestation des haut-magistrats ou l’emprisonnement de gouverneurs ? Aujourd’hui, il est vraisemblable que chacune de ces opérations susciteraient des résistances au sein des forces armées, voire une opposition de la part d’officiers et de secteurs de la troupe. S’il est difficile d’anticiper une insoumission importante (les différents secteurs de l’Ar-mée de terre, de la marine et de l’Armée de l’air restent bien encadrés), il est possible d’imaginer que les résistances prennent diverses formes : ruptures dans les chaînes de commandement, immobilisme des troupes sur plusieurs régions, refus d’exécuter les missions demandées. Un soulèvement militaire, la mobilisation de troupes afin de porter atteinte au fonction-nement normal des institutions constituent des opérations risquées. Sur les derniers mois, des déclarations d’officiers de haut rang en situation de commandement ont mon-tré que le haut commandement de l’Armée de terre est divisé. Le général Pujol, com-mandant en chef de cette force a lui-même laissé entendre que son enthousiasme pour le gouvernement Bolsonaro était très limité. L’hypothèse d’un engagement effectif des forces armées dans la bataille politique que veut mener l’ancien capitaine fait réap-paraître la menace suprême que craignent tous les chefs militaires : l’affaiblissement de la cohésion de l’institution, de la règle de discipline et de respect de la hiérarchie. Comme plusieurs généraux, d’importants secteurs des forces armées savent que le Pré-sident qu’ils seraient invités à défendre et à soutenir est le pire chef de l’Etat de toute l’histoire républicaine. Ils savent que ce dernier a conduit le pays au bord de l’abîme. L’expérience des 18 derniers mois a montré que Jair Bolsonaro était entouré de hoo-ligans, de fauteurs de troubles, que des officiers généraux souvent réservistes n’auraient jamais dû s’associer à ce personnage trouble qui a maille à partir avec la Justice. Ces soldats lucides sont sans doute déjà parvenus à une conclusion évidente : il ne servirait à rien de conforter le pouvoir d’un Président qui, s’il chutait, serait automatiquement rem-placé par un successeur qui bénéficie de toute la confiance des Etats-Majors : le général Mourão, un conservateur assumé qui a manifesté un comportement responsable depuis son élection à la Vice-Présidence. Pourquoi les forces armées iraient-elles ruiner leur image afin de maintenir au pouvoir un ex-capitaine imprévisible, extravagant et inepte alors qu’elles pourraient favoriser l’investiture d’un général raisonnable ? Même s’ils parvenaient à maintenir l’unité et la cohésion de l’institution, les officiers de haut rang qui décideraient d’appuyer un processus de radicalisation du pouvoir bolsona-riste se trouveraient confrontés à des difficultés concrètes que leurs prédécesseurs ne pouvaient pas connaître. Imaginons par exemple que des troupes d’infanterie aidées du renfort de la cavalerie envahissent le Congrès et imposent par la force la fermeture de la Chambre des députés et du Sénat fédéral. Dans un monde connecté sur les réseaux so-ciaux, plusieurs centaines de parlementaires résisteraient et pourraient continuer à débattre à partir de lieux discrets, en utilisant une application permettant les réunions virtuelles. Du côté de la Cour suprême (11 magistrats), il suffirait qu’un seul des juges échappe à l’arrestation pour que (conformément à la loi) l’institution continue à fonction-ner. Comment imposer la censure dans un monde où les journalistes peuvent travailler n’importe où et sont concurrencés par de nombreuses plateformes numériques ? Un coup de force militaire qui ne parviendrait pas à réduire rapidement au silence les élus de la nation, les magistrats et les médias apparaitrait vite comme une erreur grotesque. A supposer que les auteurs du soulèvement parviennent à résoudre ces difficultés ini-tiales, il leur faudrait affronter un autre défi plus redoutable : le rétablissement du maintien de l’ordre dans un pays-continent qui serait forcément le théâtre de protes-tations, de mouvements divers, voire d’insurrections. Leurs pairs qui ont participé à la MINUSTAH anticiperont cette étape décisive. Ils sauront rappeler à temps à leurs collègues et à leurs supérieurs que la prévention d’une guerre civile a été très difficile dans un petit Etat d’une superficie de moins de 28 000 km2 et regroupant 10,5 millions d’habitants. La même tâche serait probablement un défi colossal sur un immense terri-toire de 8 516 000 km2 regroupant près de 210 millions d’habitants. A suivre : seconde partie. [1] Plusieurs déclarations émanant de l'influent "clan Bolsonaro" semblent soutenir cette thèse. En 2019, un des fils du président, Eduardo, a évoqué le possible retour de la dictature en cas de « radicalisation de la gauche ». Un autre fils, Carlos, a estimé que « la voie démocratique ne permettra pas de réaliser la transformation voulue par le Brésil à la vitesse désirée ». [2] Le pouvoir réduit progressivement des libertés qui sont essentielles pour que les citoyens puissent exercer leur pouvoir démocratique de manière effective : liberté d’ex-pression, de contestation, liberté d’association. [3] Cette loi adoptée en 2011 prévoit un principe général d'accès à l'information (avec des exceptions pour les données personnelles ainsi que pour les documents classifiés). L'accès aux documents est très large : il concerne les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), tous les échelons administratifs (des municipalités à l'échelon fédéral) et également les entreprises publiques ou mixtes, les fondations, ainsi que les entités à but non lucratif. [4] Tous les mois, le site spécialisé en droit et en analyses politiques Jota établit un indice synthétique des résultats de diverses enquêtes d’opinion portant sur l’évaluation du chef de l’Etat. La dernière synthèse publiée le 12 juin dernier montraient que 45,7% des brési-liens jugeaient négative l’action du Président (contre 34% en début d’année). Les person-nes interrogées considérant cette action comme bonne ou très bonne représentaient 27,9% de l’échantillon (contre 34,5% en début d’année). La part des sondés estimant cette action comme acceptable est passée dans l’intervalle de 31,5% à 22,4%. Voir les graphi-ques retraçant la popularité de J. Bolsonaro sur le site : https://data.jota.info/aprovacao/ [5] Le Brésil a été chargé dès le début de la MINUSTAH d’en assurer le commandement militaire. Pendant les deux premières années (2004-2005), le général Augusto Heleno (aujourd’hui ministre-chef du GSI) a commandé 6700 soldats de 15 nationalités. Pendant ces deux premières années, les casques bleus ont dû affronter une véritable situation de guerre. Ils ont été obligés d’utiliser des blindés équipés de mitrailleuses et divers autres engins blindés pour venir à bout de factions armées qui tenaient une partie du territoire d’Haïti.
- L'armée au pouvoir ? (3).
Bolsonaro utilise les militaires. Jamais depuis la Seconde Guerre Mondiale, un gouvernement fédéral n’a été aussi peu-plé de personnalités issues du monde militaire ou appartenant encore à l’armée d’active. Le Président Bolsonaro lui-même a été capitaine dans l’Armée de terre. Le vice-Président Hamilton Mourão est un général d’armée réserviste. Le Porte-parole de la Présidence, Otavio de Rego Barros, est aussi un général réserviste. Le Président compte parmi ses proches conseillers un directeur du Secrétariat de questions stratégiques (SAE), poste occupé depuis février 202O par un amiral de la marine. Au niveau de l’équipe minis-térielle et du gouvernement, les anciens militaires paraissent avoir envahi les cabinets et la haute administration. En juin 2020, on comptait 23 portefeuilles ministériels, dont 17 ministres, deux secré-tariats et 4 organismes équivalents à des ministères. Dix de ces portefeuilles étaient détenus par des militaires de la réserve ou de l’active. Les ministres directement ratta-chés à la Présidence de la République étaient au nombre de quatre. Le premier poste est celui du chef de la Maison Civile de la Présidence, équivalent à une fonction de coor-dination du cabinet ministériel. Il est assumé depuis février 2020 par le Général Braga Neto, général d’armée, ancien chef de l’Etat-Major de l’armée de terre, versé à la réserve peu de temps après avoir assumé sa nouvelle mission politique. Le second poste est celui de Ministre-chef du cabinet de sécurité institutionnelle (GSI), assumé depuis le 1er janvier 2019 par le Général Augusto Heleno, général quatre étoiles à la retraite. Le porte-feuille de secrétaire du gouvernement est détenu par le Général Luiz Eduardo Ramos, général d’armée encore en activité. Enfin, le quatrième portefeuille, celui de Secrétaire général de la Présidence, est occupé par un ancien Major de la Police Militaire, Jorge Oliveira. Ainsi, la gestion du palais présidentiel et la garde rapprochée du chef de l’Etat sont totalement militarisés. Les services de la Présidence et les autres organes directement rattachés à la Présiden-ce font travailler aujourd'hui un peu plus de 3200 fonctionnaires civils et militaires. Le seul GSI mobilise 1141 militaires de tous grades (principalement des officiers intermé-diaires, supérieurs et généraux de l’Armée de terre). Le GSI (voir encadré) est l’organe de l’exécutif qui concentre aujourd’hui le plus grand nombre de militaires de l’active et de la réserve. Au sein du gouvernement proprement dit, six portefeuilles ministériels sont détenus par des hommes appartenant aux forces armées. C’est le cas de la Défense, ministère dirigé depuis le début du mandat de Bolsonaro par le général d’armée réserviste Fernando Azevado e Silva. Au sein du cabinet du ministre, de la haute administration et des direc-tions générales de la Défense, on ne compte pas moins de 1250 collaborateurs militaires (dont 307 issus de l’Armée de terre, 480 originaires de l’Armée de l’air et 395 marins). Le ministère des Mines et de l’Energie est dirigé par l’Amiral de réserve Bento Albuquerque. Le ministère des sciences et technologie est dirigé par le lieutenant-colonel de réserve de l’Armée de l’air Marcos Pontes. Le capitaine de réserve de l’Armée de terre Tarcisio Freitas détient le portefeuille des infrastructures. Le général Eduardo Pazuello assume depuis mai dernier par intérim le poste de Ministre de la Santé. Enfin, le capitaine de l’Ar-mée de terre Wagner Rosario détient le portefeuille de Ministre de la Transparence. Sur l’ensemble des ministères hors la Défense qui ne sont pas directement rattachés à la Présidence, on recensait en juin 2020 326 collaborateurs d’origine militaire occupant des postes au sein de cabinets et de directions générales. Au total, au niveau de l’exécutif fédéral 2716 postes sont aujourd’hui occupés par des militaires d’active et de la réserve. Outre les 10 officiers généraux détenant des porte-feuilles ministériels, on estime que plus de 1000 officiers (intermédiaires, supérieurs et généraux) occupent des postes de confiance au sein du gouvernement Bolsonaro (cabi-nets ministériels, directions d’administrations centrales et d’organismes relevant de l’Etat central). Sur les décennies passées, seul le gouvernement du Maréchal Castelo Branco, constitué après le coup d’Etat de 1964 comptait plus de ministres issus des forces ar-mées que le gouvernement Bolsonaro (12 contre 10). Aucun des Présidents qui ont suc-cédé à Castelo Branco pendant la dictature n’ont appelé autant de ministres militaires que Bolsonaro. Un malentendu initial. La participation d'officiers au gouvernement est fondée à l’origine sur une convergence idéologique et un énorme malentendu. Le monde militaire connaît très bien Jair Bolso-naro dont la carrière sous les drapeaux a été aussi météorique que traumatisante pour l’institution. Après une formation de quatre ans à l’Academie militaire d’Agulhas Negras, Bolsonaro est devenu officier de l’Armée de terre en 1977. Il servira dans cette force (comme parachutiste) pendant onze ans, obtiendra le grade de capitaine et sera con-traint de passer à la réserve en 1988 pour désobéissance et des problèmes graves de conduite. Il a alors commencé une longue carrière politique, d’abord comme membre de l’assemblée municipale de Rio de Janeiro (jusqu’en 1990) puis comme député fédéral de l’Etat au cours de sept mandats consécutifs. Sa trajectoire parlementaire sera aussi terne que longue. Membre de la Chambre des députés pendant 28 ans, il n’est parvenu à faire adopter que trois projets de loi qu’il avait rédigés. Il aura appartenu à ce que l’on appelle le "bas clergé" au sein de l’institution parlementaire. Bolsonaro aura cependant régulière-ment défrayé la chronique et sera fréquemment dénoncé auprès de la Commission d’éthique de l’assemblée en raison de ses attaques récurrentes contre les femmes, les homosexuels, les partis de gauche, la démocratie et de sa défense répétée de la dicta-ture militaire. Les propos du député Bolsonaro étaient si déplacés et insensés qu’ils ont fini par faire passer le député pour une figure folklorique que personne ne prenait vraiment au sérieux. Lors du scrutin de destitution de la Présidente Dilma Rousseff en août 2016, le député annoncera son vote favorable en soulignant que ce choix était "contre le communisme, pour notre liberté, contre le forum de São Paulo, pour la mé-moire du Colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, la terreur de Dilma Rousseff, pour l’ar-mée de Caxias, pour nos forces armées, pour le Brésil au dessus de tout et Dieu au dessus de tous…"[1]. Jair Bolsonaro a construit sa carrière de parlementaire en se présentent comme un dé-fenseur des secteurs les plus conservateurs des forces armées, ceux qui n’ont jamais vraiment accepté le régime démocratique restauré après 1985. Toute sa vie durant, il n’a cessé de répéter que la dictature de 21 ans avait empêché l’instauration d’un pouvoir communiste et constitué une période d’ordre et de progrès de la nation. Il s’est aussi spécialisé comme élu dans la défense des intérêts corporatistes du monde militaire (salaire des soldats, budget de défense). Dans les années 1990, il s’assure ainsi l'appui et la sympathie de membres des Etats-Majors et de soldats de la troupe. Le futur candidat Jair Bolsonaro visite les casernes dans les années 2000. Dès la réélection de Dilma Rousseff en octobre 2014, Jair Bolsonaro entre en précam-pagne pour le scrutin présidentiel de 2018. Il a compris que dans un pays lassé par la gauche au pouvoir et l’incapacité de l’Etat de répondre aux demandes de la société en matière de justice, de sécurité et de lutte contre le crime organisé, un espace politique s’ouvrait pour un candidat de l’extrême droite radicale. Tous les ans, entre 2014 et 2018, il participera à la cérémonie de remise des diplômes des cadets à l’Académie dont il est lui-même issu. Il cultive ses liens et le capital de sympathie qu’il a su constituer auprès de la troupe. Ce politicien local va aussi élargir sa clientèle électorale en défendant à la Chambre les intérêts des militaires mais aussi ceux de professionnels appartenant à d’autres organes de sécurité et de défense comme la Police Militaire. Ses fils seront également engagés dans la vie politique. Ils vont contribuer à élargir la base électorale de leur père en développant une stratégie populiste destinée à capter le soutien d’un électorat de la droite radicale en utilisant des techniques de manipulation digitales so-phistiquées sur les réseaux sociaux. Cette base électorale va en outre intégrer progres-sivement d’importants leaders des églises évangéliques, groupes religieux qui connais-sent un essor considérable à la périphérie des grandes métropoles brésiliennes à partir du début des années 1990. En mars 2016, le député officialise sa candidature à l’élection présidentielle. L’ancien capitaine se présente alors comme un candidat conservateur, ennemi de la corruption, antisystème, défenseur des valeurs familiales et partisan d’une politique de répression ferme dans le domaine de la sécurité publique. Dès 2016, des membres des Etats-Majors conservateurs, vont considérer avec intérêt la candidature de Jair Bolsonaro. Dans ce groupe, très nombreux sont les officiers généraux de l’active, de la réserve ou retraités qui sont des adhérents de longue date du club militaire de Rio de Janeiro, une institution particulièrement active dans la diffusion des théories conspirationnistes qui dénoncent l’emprise d’un "marxisme culturel" sur la société brésilienne, le règne d’un relativisme moral et l’affaiblissement des traditions de l’occident chrétien. Ces chefs militaires in-fluents défendent eux aussi la dictature militaire. Ils n’acceptent pas une République qui laisse l’Etat devenir l’instrument de l’enrichissement d’une classe politique cupide. La multiplication des scandales de corruption et de détournements de fonds publics sur les dernières années de la gauche au pouvoir les a ulcérés. Ils militent en faveur du rétablis-sement d’un ordre moral, craignent un retour de Lula au pouvoir en 2018, ambitionnent de restaurer un Etat respecté, respectable, défenseur de l’intérêt national et protégé des errements d’une démocratie trop libérale. Les officiers généraux qui s’intéressent à Bolsonaro connaissent l’homme de longue date. Ils n’ignorent rien de son passé militaire peu glorieux. Ils savent aussi que l’ancien capi-taine est populaire dans les casernes, que ce parlementaire hors norme a régulièrement défendu les intérêts de la corporation militaire au Congrès. Ils connaissent encore les limites de ce personnage autoritaire, sectaire, agressif, vindicatif et obtus. Pourtant, ce groupe d’officiers considère que la victoire de l’ancien capitaine au scrutin de 2018 pour-rait être une occasion historique. Cette victoire permettrait d’installer à la tête du pays un gouvernement conservateur de droite, énergique, capable de rétablir un fonctionnement normal des institutions et d’en finir avec les dérives morales d’une république jugée apathique et veule. Pour ces militaires attachés à l’ordre et à la discipline, il s’agit d’en finir avec la corruption généralisée, de rétablir le primat de la loi et du bien public, d’encadrer la démocratie représentative, de circonscrire le pouvoir des Juges. Ces gradés sont les héritiers d’une vieille tradition au sein de l’institution militaire brésilienne. Celle-ci se con-sidère depuis des lustres comme le tuteur d’une société civile instable, incapable par elle-même de gérer les conflits qui la traversent, menacée souvent par un risque d’af-frontements ouverts et violents. Les forces armées ont la mission de compenser une telle impuissance en rétablissant et en soutenant un Etat fort, capable d’assurer la paix civile, le respect de l’ordre et donc le progrès de la nation. En ce début du XXIe siècle, après plus de trente ans de régime démocratique, rares sont les officiers généraux et su-périeurs qui envisagent d’assumer cette mission en recourant à un coup de force, une rupture institutionnelle brutale. Les circonstances ne sont pas réunies pour un tel scé-nario. Pour mettre des limites au jeu démocratique, le "tuteur" doit épouser les règles du jeu, s’en servir pour les redéfinir ensuite. Mai 2018 : Le général Hamilton Mourão fait ses adieux à l'Armée avant de se porter candidat à la Vice-Présidence et former un ticket avec Jair Bolsonaro. Bolsonaro n’est pas le candidat idéal dont ces militaires ont pu rêvé. Pourtant, ils vont rejoindre la campagne du candidat. Deux évènements viennent renforcer cet enga-gement au cours de l’année 2018. Le premier est l’inconstance que va manifester la pouvoir judiciaire après l’arrestation et l’incarcération de l’ancien Président Lula en avril. Sur les mois qui suivent, la Cour suprême et des magistrats de rang inférieur envisagent à plusieurs reprises de libérer le condamné. La Justice va aussi longtemps tergiverser avant d’empêcher (conformément à la loi) le prisonnier de se présenter au scrutin prési-dentiel. Le second épisode est la grève des camionneurs qui paralysera pendant plu-sieurs semaines le pays en mai 2018. La campagne est officiellement lancée en aout 2018. Jair Bolsonaro a constitué un ticket avec le général réformé Hamilton Mourão, com-me candidat à la vice-présidence. Le candidat Bolsonaro n’a pas de programme structuré mais multiplie les phases provo-catrices et assassines contre le système politique en place. Encore marginal au début de sa campagne, il va bénéficier du renfort de ces officiers généraux conservateurs qui vont l’appuyer. La présence de ces gradés aux côtés du député confère un peu de sérieux à ce prétendant qui semblait folklorique et marginal. Bolsonaro va recevoir ainsi le soutien de personnalités expérimentées en matière de logistique, de gestion de ressources humaines, de planification, de discipline et de respect de la hiérarchie. Ces soldats croient que le puissant mouvement d’opinion qui a ruiné la réputation et le crédit des leaders politiques de tous bords, des partis, de la presse et des autres institutions va créer une conjoncture particulière, une conjoncture qui permettra au futur exécutif de remettre de l’ordre dans la gestion des affaires publiques et de la société, de rétablir l’Etat même si le prochain Congrès crée des obstacles. Ces soldats vont donc s’allier à un ensemble de forces politiques réunissant à la fois une extrême-droite très radicalisée, les leaders des églises évangéliques et de multiples fac-tions ambitionnant d’en finir avec la corruption, la gauche ou même la démocratie. Le projet commun de cette mouvance est pourtant assez différent de celui des hommes en uniforme. Les généraux qui intègreront l’exécutif fédéral à partir de janvier 2018 parta-gent une culture hiérarchique de discipline. Ils imaginent que le nouveau Président va construire un bon gouvernement, ordonné, harmonieux. La mouvance des forces bolso-naristes est elle engagée dans une guerre culturelle. Son ambition n’est pas de stabiliser des institutions mises à mal par les scandales politico-financier qui ont accompagné la fin de la gauche au pouvoir. Son programme ne consiste pas à rétablir un fonction-nement harmonieux et équilibré des trois pouvoirs. Son projet est au contraire de main-tenir et d’alimenter en permanence le climat de tension et de polarisation qui s’impose dans le pays depuis quelques années. Ce courant conservateur très réactionnaire entend bien, une fois installé au pouvoir, se consacrer entièrement à la guerre contre le "mar-xisme culturel". Il ne s’agit pas de rétablir la paix civile et le fonctionnement normal des institutions. Il s’agit au contraire d’amplifier la crise politico-institutionnelle, de provoquer le chaos, de cultiver et de provoquer les tensions et les conflits avec les institutions en place et avec les autres courants politiques. Les militaires conservateurs ont cru qu’ils pouvaient nouer une alliance stratégique avec ces conservateurs radicaux d’extrême-droite. Pour ces derniers, l’alliance est tactique. Elle présente plusieurs avantages. Bolsonaro, sa famille et les factions de l’extrême droite qui soutiennent la dynastie ont eu besoin de militaires pour constituer et structurer l’exécutif gouvernemental. La mou-vance bolsonariste ne disposait pas de cadres qualifiés en nombre suffisants pour occu-per des postes ministériels, constituer des cabinets et piloter la haute administration. Refusant de former un gouvernement d’ouverture et de faire appel aux leaders de formations de la droite classique et du centre, le clan entourant l’ancien capitaine a donc choisi de recourir à des militaires réformés ou retraités, sans expérience politique mais détenteurs de solides compétences techniques et administratives. Les leaders bolso-naristes n’ont évidemment pas choisi de s’associer à n’importe quels militaires. Les officiers généraux et supérieurs qui ont rejoint l’équipe gouvernementale et contribué à la formation de l’administration Bolsonaro partagent la vision conservatrice de la société que revendiquent les bolsonaristes, ils revendiquent une philosophie politique inspirée par les courants néo-conservateurs radicaux d’origine nord-américaine. Au-delà de cette proximité idéologique et de la contribution essentielle de militaires à la mise en place, à la structuration et au fonctionnement de l’exécutif, leur forte présence au sein du gou-vernement et de la haute administration a un autre avantage, fondamental pour les bolsonaristes les plus radicaux. Bolsonaro et plusieurs de ses ministres issus des Etats-Majors. La militarisation du pouvoir permet de convaincre la société que le Président est entouré d’une garde prétorienne qui n’hésitera pas à imposer la suspension des autres institu-tions républicaines si le mandat du chef de l’Etat venait à être menacé. Les généraux qui peuplent le palais présidentiel et plusieurs ministères ont accepté une alliance parce qu’ils voulaient imposer plus de rationalité et de bon sens dans la conduite des affaires publiques, lutter contre la politisation extrême de la gestion de l’Etat et contribuer à la lutte contre la corruption. De leur côté, Bolsonaro, ses fils et ses adeptes ont privilégié la nomination de militaires afin précisément de militariser un exécutif et avec l’objectif d’intimider ainsi le Congrès et le Pouvoir judiciaire. L’ancien capitaine et ses proches ont en quelque sorte "vampirisé" l’image des forces armées pour les utiliser dans la guerre qu’ils entendent mener afin de neutraliser les institutions démocratiques. Ils entendent ainsi tétaniser ces institutions en suggérant que toute remise en cause de la Présidence aurait pour effet de mobiliser sa garde prétorienne. Depuis plus de 18 mois, une Administration fédérale faible s’entoure de plus en plus de militaires pour simuler la force, se préserver ainsi en intimidant les deux autres pouvoirs[2]. La menace de la rupture institutionnelle, du coup d’Etat exécuté par la garde prétorienne doit permettre à l’exécutif de faire plier les deux autres pouvoirs, de contraindre les Juges de la Cour Suprême à la passivité, de transformer le Congrès en chambre d’enregistrement avant de suspendre son fonctionnement….Au sein du gouver-nement comme dans l’espace public et sur les réseaux sociaux, les bolsonaristes mè-nent un combat contre la démocratie représentative et l’Etat de droit. L’alliance des mili-taires issus des Etats-Majors est une alliance tactique. Un Président indomptable. La thèse a été défendue par de nombreux analystes dès le début du gouvernement Bolsonaro. Le président élu serait sous la tutelle des militaires. Il serait même l’instrument d’une stratégie de neutralisation des institutions républicaines particulièrement perverse conçue par les Etats-majors. L’ancien capitaine consacre l’essentiel de son énergie depuis qu’il est chef de l’Etat à provoquer des crises institutionnelles. Avec ses partisans sur les réseaux sociaux et dans les rues, il ne cesse d’attaquer le système politique, la Justice, les élus et leaders du Congrès, les gouverneurs des Etats, les maires, la presse et les médias. Rares sont les semaines depuis janvier 2019 sans déclaration borderline, propos agressif, violent, absurde ou déplacé contre les opposants, les minorités, les fem-mes, les journalistes, les gouvernements de pays étrangers, la communauté scientifique, les universitaires, les défenseurs de l’environnement ou tous ceux qui ne se rangent pas derrière ce Président hors norme. Depuis mars 2020, la gestion de la crise sanitaire a donné une illustration caricaturale de la posture d’un chef de l’Etat populiste totalement investi dans la séduction de sa clique d’adeptes et de partisans fanatisés, incapable de prendre la mesure de la catastrophe qui accablait le pays. Il a tour à tour dénoncé les gouverneurs qui tentaient de faire face, imposé une manipulation des statistiques de contamination et de décès, refusé de pra-tiquer des gestes-barrières élémentaires, proclamé à l’envie que la pandémie n’était qu’une petite grippe mais attribué à la Chine la responsabilité de la propagation d’un virus et d’une opération destinée à faire tomber son gouvernement. La tragédie sanitaire aura été aggravée au Brésil par une tragédie politique. A aucun moment le chef de l’Etat n'aura été capable manifester la moindre compassion pour les victimes. Par contre, il aura été capable de provoquer la démission de deux ministres de la santé (le dernier sera remplacé par un militaire qui n’a aucune compétence en médecine ou santé pu-blique), de flatter ses partisans qui ne voulaient pas entendre parler de confinement ou d’encourager des manifestations de rues contre le Congrès, la Cour suprême, le sys-tème…. Mai 2020 : Manifestion de bolsonaristes exigeant une intervention militaire et la fermeture du Congrès National et de la Cour Suprême (STF). La presse et les analystes se demandent depuis des mois comment les militaires du gouvernement parviennent à accepter et à supporter cette posture qui alimente en per-manence les conflits, les tensions, les blocages entre institutions, amplifie la polarisation (voire la violence) au sein de la société civile. Selon plusieurs universitaires experts en questions militaires, l’incontinence verbale, l’agressivité, la transgressivité, l’art de créer le chaos que démontre le Président et ses partisans les plus radicaux serviraient parfai-tement les desseins des militaires. Acteur d’un scénario conçu par les Etats-Majors, Bolsonaro serait chargé de créer le désordre, d’empêcher une diminution de la polari-sation politique, d’exacerber les tensions. Le chef de l’Etat, ses fils, son clan de partisans fanatiques seraient des agents provocateurs au service des Etats-Majors. Le Président est le principal acteur visible d’une chorégraphie écrite par les officiers généraux. Il met le feu pour permettre aux militaires d’apparaître ensuite comme des pompiers dévoués. Le chef de l’Etat peut ainsi susciter des manifestations de ses troupes contre la Cour Suprême, le Congrès et les parlementaires. Dans un premier temps, les militaires du gou-vernement vont souligner qu’ils ne peuvent pas réagir car ils respectent les règles de la démocratie. Les institutions attaquées répliquent alors. Les élus du Congrès peuvent aller au-delà de dénonciations en ajournant le débat et le vote d’un projet soumis par l’exécutif ou en rejetant le texte. Les magistrats de la Cour Suprême vont ouvrir une enquête pour identifier les liens existants entre les manifestants et les proches du Président. Les militaires qui intègrent l’exécutif insinuent alors que ce sont les Juges et les parle-mentaires qui ne respectent pas la démocratie, qu’ils dépassent des limites qui ne devraient pas être franchies, qu’ils portent atteinte aux droits de l’exécutif et empêchent le chef de l’Etat élu par une majorité de la population de gouverner. Cette gestuelle tactique n’a évidemment pas pour effet de rétablir un climat de concorde au sein d’une société civile extrêmement polarisée. C’est précisément un climat de crise qu’il faut en-tretenir pour justifier si besoin était dans l’avenir une intervention claire et explicite des militaires lorsque le chaos institutionnel sera à son paroxysme, que l’instabilité politique deviendra insupportable, que la paix civile sera effectivement menacée. Pour reprendre l’expression d’un des concepteurs de cette thèse, Bolsonaro et ses partisans fonction-neraient dans ce nouveau mode de gouvernement comme un paratonnerre sans con-ducteur de descente permettant d’écouler à la terre le fluide électrique contenu dans le nuage orageux et d’empêcher la foudre de tomber. La thèse peut séduire. Elle ne permet pas de rendre compte d’évènements majeurs qui ont marqué les 500 premiers jours du mandat. A plusieurs reprises, les militaires de l’exé-cutif sont entrés en conflit avec les leaders bolsonaristes et la famille du Président. Ils ont souvent du s’incliner. Certains d’entre eux ont même du démissionner. Depuis le début de la crise du covid-19, Jair Bolsonaro tente de neutraliser toute tentative d’engager une procédure de destitution au Congrès en cherchant à s’associer des parlementaires du centrão, ce marais formé par plus de 200 députés et plusieurs dizaines de sénateurs prêts à vendre leur appui à un exécutif qui sait payer le prix demandé. Devant ce retour spectaculaire de la vieille politique, les militaires du gouvernement se taisent….En réalité, au sein de l’Administration Bolsonaro, les généraux ne sont pas des superministres qui manipuleraient des marionnettes dociles. Ils sont traités comme les titulaires de porte-feuilles civils. Ils sont certes consultés par le chef de l’Etat mais ce dernier prend seul ses décisions. Disciplinés, les militaires du gouvernement obéissent au commandant. Et celui qui se trouve en situation de commander s’appelle Bolsonaro… Ce dernier n’est pas sous la tutelle d’un quarteron de généraux qui feraient la pluie et le beau temps en coulisse. La rumeur selon laquelle Bolsonaro serait devenu au fil des mois un personnage sous l’emprise de ses collaborateurs venus des casernes est propa-gée par les généraux eux-mêmes qui valorisent ainsi leurs nouvelles fonctions. Pourtant, il n’y a pas de junte militaire coordonnée par le général Braga Netto qui dirigerait la Présidence et définirait le rôle et le jeu d’un Président fantoche. Sur les dix officiers généraux qui détiennent aujourd’hui des portefeuilles ministériels, huit sont des militaires de la réserve[3]. Le général Luiz Eduardo Ramos qui assume le poste de secrétaire du gouvernement appartient encore à l’armée d’active mais devrait prochainement être versé à la réserve. Seul le général Pazuello (ministre de la santé par intérim) appartiendra encore à l’armée d’active. Certes, plusieurs des généraux occupant des postes clés sont encore proches de la troupe[4]. Aucun n’exerce évidemment de fonction de commandement. Il n’est d’ailleurs pas certain que les chefs d’Etats-Majors actuels soient exactement alignés sur les choix politiques faits par leurs collègues ap-partenant au gouvernement. Depuis plusieurs mois, le général Edson Leal Pujol, com-mandant en chef de l’Armée de terre laisse entendre qu’il ne partage pas tous les choix de l’exécutif, notamment en matière de lutte contre la pandémie du Covid-19. Les officiers généraux des trois armes qui exercent effectivement des fonctions de comman-dement se gardent de toute expression publique. Les militaires de la réserve que Bolsonaro utilise pour menacer la démocratie et affaiblir les institutions républicaines ne sont donc pas dans une situation confortable. Ils ne représentent pas leur institution d’origine au sein du pouvoir et ne constituent pas un haut commandement qui serait assuré de l’appui inconditionnel des officiers d’active qui disposent de troupes. Pourtant, leur participation à un gouvernement de moins en moins populaire écorne sérieusement l’image et la réputation des forces armées. Le soutien qu’ils apportent à une dynastie familiale dont la moralité ne semble pas à toute épreuve[5] suscite des critiques au sein même du monde militaire. Des officiers généraux de l’active et en position de commandement demandent désormais à ceux de leurs col-lègues qui participent à l’exécutif mais ne sont pas encore ni réservistes, ni retraités de clarifier rapidement leur situation. Jusqu’où l’institution et les officiers généraux du gouvernement sont-ils prêts à suivre Bolsonaro ? Quelle sera leur attitude après la crise du Covid-19 lorsqu’il faudra faire le bilan de la gestion par l’exécutif d’une catastrophe sanitaire et humanitaire dont l’ampleur aurait pu être limitée ? Comment aborderont-ils la phase post-covid dans un pays con-fronté à la fois à un récession économique majeure, au délabrement provoqué de son système politico-institutionnel et à la dégradation de la situation sociale ? Il n’est pas certain que le bolsonarisme puisse encore miser longtemps que le soutien des Etats-Majors… A suivre : Les scénarios des militaires. [1] Le Colonel Brilhante Ustra a été le premier militaire accusé par la Justice brésilienne pour crime de torture. Pendant le régime militaire, il a été entre 1970 et 1974 chef du DOI-Codi de l’Armée de terre à São Paulo, organe de répression. Sous ses ordres, près de 50 personnes seront assassinées ou disparaitront. Plus de 500 autres détenus politiques se-ront torturés. [2] Le Président et ses proches ont consolidé ce soutien et cette participation en répon-dant aux demandes très concrètes (budget de défense, soldes, retraites) des forces armées. Le millier d’officiers d’active et de réserves occupant des postes de confiance au sein de l’exécutif bénéficient de rémunérations plus élevées que dans leur corps d’ori-gine. La réforme des retraites adoptée en 2019 a maintenu pour l’essentiel le système de pensions très avantageux des militaires. Les soldes ont été augmentées. La Marine a été soutenue pour créer une entreprise publique de construction de navires de guerre. Les crédits attribués à la défense dans le budget de 2020 ne peuvent pas être bloqués (y compris les crédits permettant la construction d’un sous-marin nucléaire et l’acquisition de plusieurs avions de chasse). Même après la crise du Covid-19, la récession qui com-mence et l’aggravation du déficit budgétaire, les militaires sont assurés de voir les crédits de défense progresser dans le budget de 2021. [3]Le militaire d’active est une personne qui assume un poste, une mission, un service ou une activité de nature militaire à l’intérieur de l’une des trois forces armées, au sein des services de la Présidence de la République, de la Vice-Présidence, du Ministère des armées ou d’autres organes liés aux forces armées. Un simple soldat qui n’a pas progres-sé en grade peut demeurer dans l’armée d’active jusqu’à l’âge de 44 ans. La limite s’élève en fonction de la position occupée dans la hiérarchie. Elle est aujourd’hui de 66 ans pour un général d’armée ou grade équivalent. Une fois la limite d’âge atteinte, le militaire est versé dans la réserve. Un militaire réserviste peut être conduit à reprendre du service sur convocation de son corps d’appartenance et en cas de mobilisation. Le simple soldat demeure réserviste jusqu’à l’âge de 56 ans. La limite d’âge s’élève en fonction de la position occupée dans la hiérarchie. Elle est aujourd’hui de 68 ans pour un officier-géné-ral. Une fois la limite d’âge atteinte, le militaire est réformé, c’est-à-dire définitivement retraité et détaché du service. Un militaire peut être réformé avant d’avoir atteint l’âge limite en cas d’invalidité, d’incapacité physique définitive ou d’une condamnation qui le contraint à quitter les forces armées. [4] Ainsi, le Général Braga Neto (chef de la maison civile, coordinateur du gouvernement) a été commandant des armées de terre de l’Est de 2016 à 2018, puis responsable de l’opération de maintien de l’ordre à Rio de Janeiro de février 2018 à mars 2019. Pour sa part, le général Luiz Eduardo Ramos a commandé a été chef-adjoint de l’Etat Major de l’Armée de terre entre 2017 et 2018, avant de devenir commandant en chef de l’Armée de terre sur le Sud-Est du pays entre 2018 et 2019. Citons encore le cas du Général Eduardo Pazuello (Santé) qui a exercé une fonction de commandement jusqu’en mai dernier. [5] Depuis la fin 2018, le parquet de Rio de Janeiro enquête sur un système d’emplois fic-tifs et de détournements de salaires de fonctionnaires qui aurait fonctionné au cabinet d’un fils de Jair Bolsonaro (Flavio Bolsonaro) alors qu’il était élu de l’assemblée muni-cipale. Le 18 juin dernier, Fabricio Queiroz, un ex-conseiller de Flavio qui était en fuite depuis des mois a été arrêté. Il était caché dans la résidence secondaire de l’avocat de la famille Bolsonaro. Ancien officier de la Police militaire, Queiroz est soupçonné d’être membre de groupes paramilitaires qui dominent certains quartiers de Rio avec la com-plicité de responsables politiques en vue. L’enquête est très embarrassante pour Jair Bolsonaro qui avait fait de la lutte anticorruption l'un des grands thèmes de sa campagne électorale en 2018.
- L'armée au pouvoir ? (2).
Le projet politique des Etats-Majors. A partir du début du second mandat de la Présidente Dilma Rousseff (2015), le pays est plongé dans une crise multiforme. D’énormes scandales de corruption impliquant le parti de la Présidente sont révélés par une Justice très active. L’ancien chef de l’Etat Lula est inculpé dans plusieurs procédures. La récession économique s’amplifie. Les formations politiques au pouvoir se déchirent. En fin d’année, une procédure de destitution est en-gagée contre Dilma Rousseff. L’impeachment sera voté par le Congrès en août 2016. Déjà aux commandes depuis le début de la procédure, le Vice-Président Michel Temer devient chef de l'Etat et conserve ce poste jusqu'en fin 2019. Les militaires brésiliens ont été relativement discrets sur les trente premières années qui ont suivi le retour à la démocratie en 1985. La crise politique et institutionnelle surgie après 2014 conduit plusieurs officiers généraux d’active à intervenir dans le débat et la vie politiques. L’investiture de Michel Temer est une étape majeure de ce processus [1]. Sur-fant sur la popularité des forces armées dans le contexte de discrédit du système poli-tique, le Président par intérim s’entoure de généraux. Le Cabinet de Sécurité Institu-tionnel (Gabinete de Segurança Institucional, GSI), organe rattaché à la Présidence avait été supprimé par Dilma Rousseff en 2015. Il est restauré par Temer et sa direction est confiée au général Sérgio Etchegoyen [2]. Très conservateur, adepte de la militarisation la plus poussée possible des opérations de sécurité urbaine, Etchegoyen sera pendant deux ans le plus proche collaborateur du Président. Temer a également nommé des gé-néraux à des fonctions réservées depuis 1988 à des civils : la direction de la Fondation Nationale de l’Indien (Funai), le Secrétariat National de la Sécurité Publique et surtout du Ministère de la Défense confié, depuis février 2018, à Joaquim Silva e Luna, général de la réserve de l’armée de terre [3]. La présence accrue de généraux dans l’Exécutif fédéral est indissociable de la politique de militarisation du maintien de l’ordre public, qu’a adopté Michel Temer. L’armée de ter-re peut être sollicitée par le gouvernement fédéral, dans le cadre d’opérations de "Garan-tie de la Loi et de l’Ordre" (GLO) prévues par la Constitution, au cours desquelles les trou-pes sont employées ponctuellement comme forces de police. Le nombre de GLO, qui avait déjà fortement augmenté sous les mandats de Dilma Rousseff, a explosé après l’impeachment. En mai 2017, Michel Temer décrète une GLO pour garantir la sécurité des ministères à Brasilia, alors que se déroulent des manifestations exigeant le renvoi du chef de l’exécutif. De février à décembre 2018, c’est la sécurité publique de la métropole de Rio de Janeiro qui passe sous la coupe de l’armée [4]. La situation sur l’agglomération est alors calamiteuse. D’importants quartiers de la périphérie sont totalement passés sous le contrôle du crime organisé ou de milices paramilitaires. Les initiatives prises par le secré-tariat à la sécurité publique depuis des années ont été des échecs. Le développement d’une police communautaire de proximité n’a pas empêché la violence et les trafics de toutes sortes (stupéfiants mais aussi armes de gros calibres) de progresser. La population des banlieues est soumise quotidiennement à la loi imposée par les bandes de trafi-quants et les milices. La seconde métropole du pays est sur le point de devenir une zone de non-droit, abandonnée par les pouvoirs publics officiels dont les responsables sont impliqués dans la corruption la plus éhontée. L’insécurité atteint des niveaux jamais at-teints auparavant dans une des villes les plus dangereuses d’Amérique du Sud. Le pays est paralysé par la grève des camionneurs en mai 2018. Un autre épisode majeur va conduire les militaires à prendre d’importantes initiatives. En mai 2018, le pays est totalement paralysé, touché depuis quelques jours par une grève massive des camionneurs. Les pénuries se généralisent. Les files s’allongent devant les stations d’essence. Les supermarchés sont vides. Dans ce contexte de tensions sociales extrêmes, le Président Temer confie aux forces armées la responsabilité de libérer la cir-culation sur les axes routiers bloqués par les grévistes. En application d’un décret prési-dentiel, l’armée de terre va engager une nouvelle opération de "Garantie de la Loi et de l’Ordre" sur tout le territoire national. La mission sera coordonnée par le Général Serge Etchegoyen (GSI). Dès lors, les jours suivants, la population sera régulièrement informée par un amiral, chef de l’Etat-Major commun aux trois forces, de la reprise progressive des services publics essentiels (santé, sécurité publique, électricité) et du fonctionnement du système de transport. A quelques mois des élections générales d’octobre, il revient donc à un Général de l’armée de terre de piloter une action destinée à casser une grève. C’est un officier de la marine qui est porte-parole de l’opération. Les généraux Etchegoyen, chef du GSI, et Silva e Luna, ministre de la Défense, sont également omniprésents sur les ondes. Jamais, depuis le retour des civils au pouvoir en 1985, des hauts gradés n’avaient été à la fois si présents et si visibles dans la gestion d’un conflit social. Le nouvel ennemi intérieur. Une implication croissante d’officiers généraux dans le fonctionnement de l’exécutif, une expression publique régulière de haut-responsables des armées : ces faits ne sont pas dus au hasard. A partir de 2014-2015, la hiérarchie militaire entend peser sur le cours de la crise majeure qui menace le système politico-institutionnel. Elle ambitionne de neutra-liser les menaces qu’elle estime les plus dangereuses. Comment caractériser le positionnement idéologique, la conception de la politique de ces membres d’Etats-Majors dont la carrière a commencé pendant la dictature (1964-1985), puis s’est déroulée sur les trente années de vie démocratique qui ont suivi ? La lecture de la presse militaire, les enquêtes réalisées par des experts universitaires, les déclarations publiques (de plus en plus fréquentes sur les dernières années) de nom-breux gradés permettent de dresser un profil qui peut s’appliquer à la plupart des offi-ciers généraux occupant des postes-clés au sein des trois forces. Ils ont en commun de partager une vision conservatrice de la société. Ils aiment l’ordre. Ils considèrent que le coup d’Etat de 1964 (qu’ils appellent révolution ou mouvement) a été une rupture sal-vatrice et que l’instauration pendant 21 ans d’une dictature aura permis d’éviter un bascu-lement du pays vers le communisme. Ils n’ont pas accueilli avec enthousiasme l’arrivée de la gauche au pouvoir en 2002. Leur perception de la crise du système politico-insti-tutionnel et de l’évolution de la société brésilienne est marquée par un courant de pen-sée qui a fortement influencé la formation des élites militaires sur les dernières décen-nies. Dès les premières années du XXIe siècle, alors que la gauche qui s’est installée au pou-voir, des généraux en fin de carrière ou réservistes [5] sont les propagateurs au sein des forces armées (principalement l’armée de terre) de théories conspiratoires élaborées par des intellectuels des Etats-Unis [6]. A partir des années 1990, ce travail d’influence est notamment conduit par un officier de réserve : le Général de brigade, Sérgio Augusto de Avellar Coutinho. Longtemps responsable du Centre d’Information de l’Armée de terre (CIE), cet officier aura sans doute été un des intellectuels les plus écoutés au sein de l’institution militaire sur les vingt dernières années. Versé dans le cadre de réserve en 1991, le général va se consacrer à l’étude des thèses du penseur marxiste italien Gramsci. En 2002 puis en 2003, il publie deux ouvrages consacrés à son auteur de prédilection [7] Le Général sera aussi à cette époque directeur culturel du club militaire de Rio de Janeiro, une organisation très ancienne et influente (voir encadré). A partir de la fin des années 2000, il devient le gourou d’une nouvelle droite naissante et multiplie les inter-ventions publiques. Ses thèses sont alors étudiées et reprises dans les cercles militaires. Les idées du général deviendront au fil des années une référence pour les membres et futurs membres des Etats Majors. L’argument central de Coutinho peut se résumer ainsi. L’effondrement de l’empire et du système soviétique ne signifie pas que le communisme international ait disparu. En réalité, tel un virus, il a muté. Les marxistes ont modifié leur stratégie. A la démarche bien connue des premiers révolutionnaires qui entendaient prendre le pouvoir par la prise de contrôle des moyens de production, la suppression de la propriété privée et de l’économie de marché, ils ont substitué une autre approche. Le terrain sur lequel le communisme international agit en priorité désormais n’est plus le champ économique, celui des infrastructures de production. La sphère privilégiée de l’action révolutionnaire est la sphère culturelle. Les communistes ambitionnent dorénavant la conquête du pou-voir par une action graduelle dans le champ des idées, des idéologies, des repré-sentations du monde. Ils suivent la stratégie préconisée en son temps par Antonio Gramsci. Un nouveau type de guerre froide a succédé au premier. A l’opposition an-cienne entre le capitalisme et le socialisme marxiste s’est substitué un antagonisme aux contours moins discernables entre la puissance désormais hégémonique du camp occi-dental et un ensemble d’organisations et d’entités difficilement identifiables. Le monde serait entré il y a trente ans dans une guerre hybride qui voit s’affronter sur le terrain politico-idéologique et militaire les Etats-Unis et le monde occidental d’une part et de l’autre le communisme international allié aux pays islamiques. Selon le général, les intellectuels au service du communisme ont engagé une offensive insidieuse pour promouvoir un "marxisme culturel". Coutinho soutient que les agents du communisme international entendent désormais mener une politique graduelle de conquête du pouvoir passant par la domination du champ culturel. Ces agents cons-cients ou non sont les intellectuels qui occupent des postes-clés dans la sphère de l’éducation, de la production littéraire et artistique, des médias. Cette intelligentsia utilise et influence toutes les organisations de la société civile (associations, syndicats, forma-tions politiques, églises). Elle suscite l’essor de nouvelles ONGs capables créer une agi-tation sociale autour de causes comme la protection de l’environnement, la défense des minorités ou les droits des femmes. Elle investit tous les moyens de communication, les institutions d’enseignement, les églises et organisations religieuses, les formations politi-ques pour imposer un mode de pensée unique, le politiquement correct, et faire pro-gresser un projet politique occulte qui consiste à détruire les traditions et les valeurs oc-cidentales. Tous les mouvements sociaux que cette intelligentsia lance ou instru-mentalise assurent en se développant l’emprise croissante sur la société civile d’un "mar-xisme culturel". Ils sont la manifestation visible de l’offensive du communisme interna-tional qui a déplacé le terrain de la lutte révolutionnaire du champ économique à la sphère culturelle. La doctrine du Général Coutinho sera étudiée et diffusée au sein d’institutions comme l’Academia Militar d’Agulhas Negras (formation des officiers de l’Armée de terre), l’Ecole Supérieure de Guerre ou l’Ecole de commandement de L’Etat-Major de l’Armée de l’air. Jusqu’en 2010, ces thèses n’influencent cependant que des cercles restreints. Elles seront plus diffusées auprès des Etats-majors et dans les institutions de formation mili-taire à partir du début de la dernière décennie, lorsque la gauche semble en mesure de conserver le pouvoir sur une longue durée. Selon Coutinho, la menace socialo-com-muniste serait devenue importante au Brésil avec l’arrivée au pouvoir au début des années 1990 (avec le premier gouvernement Cardoso), de sociaux-démocrates fabiens [8], qui constitueraient un mouvement proche du communisme international et préconi-seraient l’avènement d’un socialisme mondial. Cette menace serait devenue encore plus forte avec l’avènement du gouvernement diri-gé par Lula et le Parti des Travailleurs. Sous les gouvernements Cardoso et Lula, une intelligentsia puissante et influente se serait acharnée à promouvoir une réforme culturelle et morale, une massification des esprits, destinées à préparer la révolution so-cialiste au Brésil. La liste de ces "intellectuels organiques" (terme de Gramsci) commence avec les leaders du parti social-démocrate de F.H. Cardoso, lié à des intérêts et des acteurs étrangers comme Georges Soros, Bill Clinton ou David Rockfeller. Elle intègre évidemment Lula et la direction du Parti des Travailleurs (PT). Ces leaders de gauche et d’extrême-gauche ont contribué à la création du Forum de São Paulo, une coordination de mouvements marxisants ou socialistes du continent latino-américain influencée par les communistes cubains et le régime chaviste vénézuélien. Le PT au pouvoir a aussi en-couragé ou soutenu le Forum Social Mondial des altermondialistes. Il a cherché à in-fluencer ou à instrumentaliser des mouvements sociaux anticapitalistes, des ONGs de protection de l’environnement, le monde des médias, les milieux artistiques, les insti-tutions d’enseignement et l’université, les groupes antiracistes et de défense des mino-rités, le mouvement des paysans sans terre, les secteurs de l’Eglise catholique engagés dans un travail social… Toutes ces organisations qui animent la société civile ne sont pas l’expression de conflits, de contradictions d’intérêts, de besoins, d’approches philosophiques propres à l’évolu-tion du corps social. Elles n’apparaissent pas spontanément ou par hasard. Elles sont créées, inspirées ou soutenues par un communisme international d’autant plus per-nicieux qu’il avance caché. Ce sont des forces auxiliaires dans la lutte des classes. Elles agissent comme éléments actifs de destruction de la famille traditionnelle, de l’ordre naturel, des valeurs de la civilisation chrétienne occidentale. Au Brésil, en ce début du XXIe siècle, l’offensive serait déjà très avancée. A la suite d’une première opération con-duite par des sociaux-démocrates, la formation de Lula aurait mis en œuvre une stratégie d’influence dans toute la sphère culturelle pour promouvoir un code du politi-quement correct, imposer insidieusement une vision du monde, préparer ainsi l’avène-ment d’une révolution sur le mode gramscien et assurer ainsi une transition vers le socialisme [9]. Pour le Général de réserve, les premiers succès de la stratégie gramscienne au Brésil seraient déjà repérables. Ils ne sont pas perçus par les jeunes qui n’ont pas connu les valeurs traditionnelles. Les plus âgés ne les discernent plus car les changements cultu-rels réalisés leur semblent naturels ou spontanés. Ils ignorent qu’ils sont le résultat d’une stratégie de pénétration culturelle conduite par les "intellectuels organiques". L’ensemble de la société serait ainsi soumis à une forme de police culturelle d’autant plus efficace qu’invisible. Dans le débat public, le concept de légalité est remplacé par celui de légitimité. La loi s’efface devant les revendications "justes" de toutes les minorités. Les invasions de terres ou de logements deviennent des initiatives légitimes parce qu’elles constitueraient des avancées dans la lutte pour la justice sociale. Selon Coutinho, la liste des dégâts est longue. La remise en cause des valeurs familiales traditionnelles, la mani-pulation de la question raciale par des groupes radicaux, l’utilisation du concept de droits de l’homme pour protéger des criminels (identifiés par nature comme des victimes de la société bourgeoise) alors que les victimes sont traitées avec indifférence et considérées comme des privilégiés, la diabolisation des détenteurs de l’autorité publique considérés systématiquement comme des bandits corrompus et exploitant le peuple, la référence à l’opinion publique comme critère de vérité plus important que la logique, l’utilisation de l’écologie au détriment du développement, l’essor d’un véritable écoterrorisme dont la seule fin serait d’affaiblir le capitalisme… Les thèses que le Général Sérgio Augusto de Avellar Coutinho a développé dans ses publications ont été reprises de façon récurrente depuis quelques années par des offi-ciers généraux réservistes et même par un militaire d’active influent comme le Général Villas Bôas, commandant en chef de l’Armée de terre de février 2015 à janvier 2019. En mars 2018, au cours d’un long interview, le Général affirme "que le Brésil comme le monde vivent à l’heure du politiquement correct [10], que cette mentalité est désormais si prégnante dans notre société qu’elle conduit à une forme de pensée unique. Le mode de pensée politiquement correct idéologise tous les enjeux sociaux. Il les transforme ainsi en conflits insolubles. Le monde n’est pas confronté à de graves défis écologiques. C’est l’idéologie écologique qui leur confère une dimension dramatique et les amplifie. C’est le radicalisme de ceux qui prétendent lutter contre le racisme qui favorise l’essor des préjugés racistes. C’est le débat "idéologisé" sur la question du genre qui engendre et nourrit les stéréotypes sur les homosexuels. La société brésilienne serait soumise à une dictature du relativisme culturel et moral qui aboutit à un relâchement de toutes les limites. Dans un autre entretien quelques mois plus tard, le même officier général souli-gnait "qu’une des fonctions de la défense et des institutions militaires est de préserver l’identité nationale, les valeurs essentielles propres à la nation brésilienne." [11]. Participant au programme Globo News Painel sur la démocratie au Brésil en septembre 2018 (en pleine campagne pour l’élection présidentielle), le Général de réserve Luiz Eduardo Paiva n’hésitait pas à reprendre clairement les propos de Coutinho en affirmant qu’une révolution gramscienne était en cours à l’initiative du PT de Lula et que les lea-ders de la formation n’avaient eu de cesse d’occuper et d’instrumentaliser toutes les sphères de l’Etat [12]. Les déclarations d’officiers généraux d’active ou de réserve allant dans le même sens abondent. Quelques mois plus tard, le 2 janvier 2019, participant éga-lement au programme Globo News Painel, le Général de la réserve Augusto Heleno, ministre du GSI, n’hésitait pas à considérer que le Brésil avait failli devenir socialiste sous l’influence du PT et du Forum de São Paulo, que ces forces avaient avancé masquées tout en prenant comme référence Cuba et le Venezuela de Chavez. Le général Augusto Heleno, Ministre du GSI (organe de renseignement de la Présidence de la République) de Jair Bolsonaro. Le Général Sérgio Augusto de Avellar Coutinho ne se contentait pas de dénoncer la nou-velle offensive d’un communisme international toujours agissant. Il a cherché à actualiser la théorie de la guerre révolutionnaire selon laquelle la défense doit se concentrer sur l’affrontement avec les agents d’un communisme d’abord infiltrés, venins idéologiques, agitateurs sociaux et politiques, acteurs de la dissolution de l’unité nationale puis se métamorphosant en guérilleros armés et prêts à prendre le pouvoir. Dans sa première version des années 1960, la théorie de la guerre révolutionnaire avait permis de réunir toutes les forces armées brésiliennes autour de l’objectif du coup d’Etat de 1964. Plus récemment, l’actualisation de la théorie en intégrant les nouvelles thèses de l’extrême-droite américaine doit permettre de rassembler la communauté militaire et de l’engager dans une guerre hybride contre les nouvelles formes que prend le danger communiste : l’activisme militant des ONGs, le "marxisme culturel", le politiquement correct qui seraient les nouveaux ennemis de la nation, qui fragiliseraient sa cohésion et empêcheraient le pays de construire un projet [13]. Sur les années 2017 et 2018, alors que Jair Bolsonaro commence à devenir un person-nage politique populaire, un mouvement s’ébauche au sein du monde militaire. Il est animé par des officiers généraux d’active ou de la réserve qui adhèrent aux thèses du Général Coutinho, affichent un conservatisme prononcé sur le plan des mœurs et des coutumes, vivent avec inquiétude la décomposition du système politico-institutionnel et prônent une société d’ordre. Ce mouvement croit qu’il existe une menace communiste, un risque de rupture avec les valeurs patriarchales et familiales traditionnelles, un dan-ger d’hégémonie d’un relativisme culturel et moral, de domination d’un libéralisme poli-tique honni. Cette idéologie paranoïaque et conspirationniste n’est pas seulement partagée par les chefs militaires. Elle est aussi reçue par des officiers intermédiaires et des secteurs de la troupe. Elle a l’avantage de définir un ennemi intérieur. Un prestige moral renforcé. La crise multiforme (économique, politique, institutionnelle, éthique) qui commence en 2014 va entraîner une perte profonde de légitimité des institutions existantes (Congrès national, partis politiques, gouvernement) et du pouvoir judiciaire (STF notamment). Cela signifie que les hommes qui les animent et les dispositifs qu’ils pourraient utiliser ne peuvent plus réduire les incertitudes et engager des actions coordonnées. Sur les six années qui vont de 2012 à 2018, le crédit que la population accorde aux institutions s’effondre. La part des Brésiliens qui font encore confiance au Congrès National passe de 36 à 18%. Les partis politiques bénéficiaient encore de la confiance de 29% de la popu-lation en 2012. Ce taux est de 16% en 2018. Pour l’exécutif fédéral et la Présidence, la chute est encore plus forte. On passe de 63 à 13% de citoyens confiants. Cette perte de crédibilité est liée à plusieurs facteurs : récession économique, destitution de la Présidente Dilma Rousseff, imprévisibilité grandissante du système judiciaire. La succession de scandales financiers majeurs révélés par l’opération Lavage-Express joue ici un rôle fondamental. Les pratiques de détournement de fonds publics, de versement de pots-de-vin et de corruption ont été systématisées sous les gouvernements Lula et Dilma Rousseff. Les partis de gauche et les formations associées au sein de la majorité présidentielle ont utilisé l’Etat à des fins d’enrichissement personnel et de renforcement du clientélisme. Avec l’engagement de poursuite par les juges, l’inculpation et l’arres-tation de nombreux dirigeants politiques, chefs d’entreprises et notables divers, l’opé-ration "Lavage-Express" va gagner en popularité et en légitimité aux yeux de l’opinion pu-blique. La corruption, les détournements de l’argent public, les malversations, le clientélisme ne sont pas des maux nouveaux au Brésil. Cette fois, les responsables appartiennent à des formations politiques qui avaient annoncé une rupture avec cette vieille politique. Cette fois, ils blessent une société mieux informée et mieux formée. Fait nouveau : la Justice ose s’attaquer à des personnages et à des intérêts qui avaient toujours été protégés des rigueurs de la loi. L’opération "lavage-express" dévoile les mécanismes d’un jeu politique où seuls comptent les appétits personnels, où la seule règle est celle l’enrichissement des leaders et de leurs clientèles. L’Etat et les institutions qui l’incarnent apparaissent comme des machines au service de clans, de castes et totalement aveugles aux besoins et aux demandes de la population. Dans ce contexte de crise morale profonde, une des rares institutions nationales qui parvient à conserver une crédibilité auprès d’une popu-lation désemparée, c’est l’armée. Au cours des années 2017 et 2018, des représentants des forces armées annoncent clairement qu’ils sont concernés par l’issue de cette crise et multiplient les interventions publiques. Interrogé par le quotidien Folha de São Paulo [14] en juillet 2017, Eduardo Villas Bôas, commandant en chef de l’armée de terre, explique que les institutions travaillent à la solution de la crise qui touche à l’essentiel de nos valeurs…Il précise qu’au-delà de la dimension politique, le Brésil traverse une phase marquée par l’absence de ré-férences morales et par une influence du politiquement correct qui freine toute évo-lution. Le général souligne que le pays manque d’une identité et d’un projet stratégique. Il ajoute que cette crise profonde est une opportunité, elle peut conduire à un assainis-sement de la nation libérée des influences idéologiques et partisanes. Pour le com-mandant en chef de l’Armée de terre, l’opération "lavage-express" est un espoir, l’espoir qu’advienne un changement fondamental si l’éthique devient une référence quotidienne et le sentiment d’impunité une chose du passé. Il ajoute enfin que la sortie de la crise est entre les mains des citoyens brésiliens qui pourront définir quel chemin doit être pris lors des élections d’octobre 2018. Entre le second semestre de 2017 et le début de 2018, des groupes organisés se constituent au sein de la société civile pour exiger une intervention militaire. Mais plus que ces organisations souvent marginales, ce qui compte c’est la succession d’initiatives que prennent des officiers généraux d’active et de la réserve pour répéter que les forces armées seront désormais des acteurs centraux de la sortie de crise. Le 15 septembre 2017, le Général Hamilton Mourão, alors membre du haut commandement intégré des forces armées, donne une conférence à Brasilia. Il souligne alors que "la constitution de 1988 prévoit une intervention avec l’utilisation des forces armées". Il n’hésite pas à affirmer que le pouvoir exécutif comme les assemblées législatives sont remplies de personnages corrompus et qu’il serait opportun d’envisager cette intervention alors que le Président de la République est pour la seconde fois accusé de corruption mais échappe à toute condamnation en achetant les parlementaires. Le général Hamilton Mourão en 2018. Hamilton Mourão définit le cadre dans lequel cette intervention devrait avoir lieu. Il s’agit de respecter la légalité, de répondre à l’attente de la société qui continue à croire aux forces armées. Il ne s’agit pas d’accroître une instabilité déjà extrême. Le général conclue en précisant que sa vision de la crise et de l’issue possible est partagée par tous les membres du haut commandement et que si les institutions en place ne parviennent pas à trouver une issue, il reviendra aux forces armées de prendre leurs responsabilités. Quand, comment ? Mourão se garde de préciser. A cette époque, cela fait déjà trois ans que le capitaine réformé de l’armée de terre Jair Bolsonaro a annoncé qu’il serait candidat à l’élection présidentielle prévue pour octobre 2018. En août 2017, les premiers sondages sur les intentions de vote commencent à être publiés. L’ancien Président Lula est considéré alors comme le candidat probable du Parti des Travailleurs [15]. Il occupe alors la première place avec 36% des intentions de vote. Il est suivi par Jair Bolsonaro qui recueille 16% des intentions de vote. Juin 2018 : en campagne, Jair Bolsonaro visite un bataillon de l'armée de terre. Après la conférence du Général Mourão, leaders politiques, médias et représentants de l’exécutif multiplient les protestations et exigent une punition sévère. Ils accusent le mili-taire de n’avoir pas respecté la Constitution (en envisageant le scénario d’une intervention militaire qui n’aurait pas été sollicitée par un des trois pouvoirs) et la hiérarchie militaire (en ayant parlé au nom du haut commandement). Le Ministre de la Défense du gou-vernement Temer convoquera le commandant en chef de l’Armée de terre pour exiger que des sanctions soient prises contre le Général conférencier. Le Commandant en chef réagit rapidement et annonce lors d’un interview qu’il n’y aura pas de punition et qu’il s’aligne totalement sur les analyses et les affirmations d’Hamilton Mourão. Il ira même jusqu’à souligner la pertinence des opinions affichés par son subor-donné, à le qualifier de grand soldat. Il ajoutera que l’article 142 de la Constitution prévoit une intervention militaire lorsqu’un des pouvoirs constitués ou si le pays est confronté à une situation de chaos imminent [16]…Le général Villas Bôas précisera cependant que les élections générales à venir seraient l’occasion de sortir de la crise et de rétablir l’ordre économique, politique et moral…Outre le soutien du commandant en chef de l’armée, Hamilton Mourão recevra l’appui explicite de nombre de ses pairs, notamment du Général de réserve Augusto Heleno, futur ministre de Bolsonaro. Une enquête réalisée par l’hebdomadaire national Isto é [17] montrera que dans sa con-férence Hamilton Mourão s’était contenté de résumer les échanges qui avaient eu lieu quelques jours plus tôt lors d’une réunion du haut commandement de l’Armée de terre à laquelle il participait. Le général conférencier s’était contenté de répéter l’opinion partagé par ses pairs. Les participants à cette rencontre nationale avaient convenu qu’il y aurait bien une intervention militaire pour en finir avec la corruption et l’influence du com-munisme dans la vie politique si les institutions civiles (notamment la Cour suprême, le STF) ne parvenait pas à condamner tous les leaders politiques inculpés ou condamnés dans le cadre de l’opération "Lavage-Express" et de ses suites, notamment l’ancien prési-dent Lula. A partir d’avril 2018, lorsque l’ex-Président Lula est arrêté et qu’il apparaît désormais comme un candidat très improbable aux élections d’octobre, de nombreux militaires commencent à croire à la candidature de Jair Bolsonaro. La victoire de l’ancien capitaine serait sans doute le moyen le plus simple pour les forces armées de renforcer leur in-fluence sur la gestion de l’Etat et la vie politique, de poursuivre ainsi la guerre hybride contre le "marxisme culturel"… A suivre : les militaires au gouvernement. [1] Une enquête d’opinion réalisée en juillet 2017 par l’institut Data Folha montre que l’armée est alors la seule institution nationale qui bénéficie encore d’un capital de con-fiance. Elle montre encore une perte considérable de crédibilité des institutions politi-ques, notamment des élus du Congrès et du chef de l’Etat. [2] Etchegoyen vient d’une vieille famille militaire, dont plusieurs membres ont été im-pliqués dans la répression politique sous la dictature et dénoncés par la Commission Nationale de la Vérité (instaurée en 2011 par Dilma Rousseff) pour leur responsabilité et participation directe dans des assassinats et la torture d’opposants. Le général s’est d’ailleurs élevé publiquement contre ces dénonciations et contre le travail de la commission. [3] Soucieux de s’assurer la fidélité des états-majors, le nouveau chef de l’Etat a cédé à leur principale revendication : une augmentation très nette (surprenante dans un con-texte de grave crise économique) du budget du ministère de la Défense. [4] La majorité du Haut Commandement de l’Armée de Terre est hostile au projet d’in-tervention de l’armée sur Rio de Janeiro. Les militaires savent qu’ils devront affronter une situation de guerre et que les populations civiles seront très exposées. Pourtant, la Pré-sidence et le général Etchegoyen mettent sur pied l’opération. Ils choisissent comme coordinateur le général Braga Netto, chef du commandement militaire de l’Est. Ce der-nier et plusieurs de ses collègues exigent que de nouvelles règles s’appliquent aux troupes terrestres, qu’elles puissent pratiquer des mandats d’arrêts collectifs et qu’elles soient autorisées à riposter à des tirs hostiles en situation de légitime défense. Les bandes armées qui contrôlent les quartiers n’ont en effet pas l’intention de se laisser faire. Face aux réactions hostiles d’une partie de l’opinion et de la classe politique, l’exécutif fédéral reculent. L’intervention militaire à Rio sera un demi-échec. [5] Les officiers généraux et supérieurs qui sont versés à la réserve relativement tôt restent très liés à l’armée d’active. Ils assurent souvent une fonction d’instructeurs auprès des jeunes générations des cadets d’écoles militaires ou d’officiers suivant des forma-tions de perfectionnement. [6] La pensée des néo-conservateurs américains est aussi diffusée au Brésil et auprès des forces armées par un intellectuel qui influencera aussi les proches de Bolsonaro : Olavo de Carvalho. [7] Le premier livre a pour titre A revolução gramscista no ocidente (La révolution gramscienne et l’occident). En 2003, un groupe formé par des militaires de réserve d’extrême droite publie le second livre du Général sous le titre Cadernos das Liberdade - Uma visão do mundo diferente do senso comum modificado (Cahiers des Libertés, une vision du monde différente du sens commun altéré). Le livre sera réédité ensuite par la Bibliothèque de l’Armée de terre en 2010. [8] Les fabiens défendaient une vision anglaise originale du socialisme. Elle se réclamait de J.S. Mill et de la recherche du bonheur du plus grand nombre. Elle considérait que le socialisme était le fruit d’une évolution naturelle, et que son établissement devait être progressif, démocratique et sans rupture. [9] Selon le Général Coutinho (dans l’ouvrage intitulé Cadernos das Liberdade - Uma visão do mundo diferente do senso comum modificado, publié en 2003), "la réforme intellectuelle et morale que Gramsci préconisait comme instrument de lutte pour la conquête de l’hégémonie au sein de la société civile a déjà produit des effets plus profonds et dommageables au Brésil qu’on ne pourrait le croire. En trente ans d’engagement, les intellectuels organiques, les néomarxistes d’orientation gramscienne sont parvenus à instaurer un aligne-ment involontaire et imperceptible de l’opinion populaire sur les idéologies et les mots d’ordre des forces de gauche. Il y a une acceptation passive de ce qui a été établi comme le politiquement correct…L’objectif intentionnel de cette pénétration culturelle est la transformation du sens commun bourgeois fruit de tra-ditions historiques, morales et culturelles de la société nationale". [10] Voir sur le site internet : https://www.youtube.com/watch?v=1jlE8b7CQTw [11] Voir sur le site internet : https://www.youtube.com/watch?v=j-LmW5GjX2k [12]Voir sur le site internet : https://www.youtube.com/watch?v=wHRbkLeeDkY [13] Contrairement aux officiers généraux qui ont dirigé le pays pendant les années de dictature, le Général Coutinho ne croit pas à l’Etat interventionniste sur le plan économique. Il reprend le credo libéral de ses inspirateurs nord-américains. Le rôle de l’Etat doit être réduit, l’économie nationale doit s’ouvrir à la concurrence, la globalisation peut être favorable au développement du pays. Le marché serait l’institution la plus efficace pour reconstruire une économie affaiblie. Cette approche était partagée par de nombreux militaires influents bien avant l’avènement du gouvernement Bolsonaro. Les nouvelles générations d’officiers supérieurs restent attachées à la défense de la patrie, de la nation, traditions nationales et des valeurs chrétiennes. Elles savent aussi que le Brésil ne peut plus s’isoler sur le plan économique. Les cadres des trois armes (qui ont souvent un bagage technique supérieur à celui de leurs aînés et une expérience internationale) sont favorables à l’économie de marché, prônent une politique d’ouverture aux investis-sements étrangers (plutôt nord-américains ou européens que chinois). [14] Voir le journal Folha de São Paulo du 29/07/2017 sur le site : https://www1.folha.uol.com.br/poder/2017/07/1905356-saida-da-crise-deve-vir-da-eleicao-de-2018-diz-comandante-do-exercito.shtml [15] Lula n’avait alors pas encore été condamné en seconde instance pour corruption et recyclage d’argent sale. Cette condamnation est intervenue en janvier 2018. [16] La référence à une "situation de chaos imminent" n’existe pas dans la Constitution. [17] Voir Isto é, 22 septembre 2017 sur la page : http://istoe.com.br/o-risco-da-radicalizacao/
- L'armée au pouvoir ?
La crise politique en cours, la présence massive d’officiers généraux et supérieurs issus des trois armes (terre, mer, air) au sein de l’exécutif, les appels répétés de groupes d’ex-trême-droite en faveur d’une intervention militaire, les attaques récurrentes du Président Bolsonaro contre les institutions républicaines : tous ces éléments semblent annoncer une prochaine rupture institutionnelle, un coup de force de l’armée ou une transition bru-tale d’un régime démocratique vers un pouvoir autoritaire appuyé par les casernes. Les observateurs du monde militaire brésilien divergent. Pour certains, la Présidence Bolsonaro est une étape décisive d’un processus engagé autour de 2014. A compter de cette date, des membres influents des Etats-majors, des officiers encouragés par leurs troupes ont voulu restaurer la capacité d’influence politique que les forces armées avaient perdue après le retour à la démocratie en 1985. Cette restauration avait d’abord un objectif de défense des intérêts de l’institution militaire elle-même. Jusqu’en 2012 (lorsque le second gouvernement Lula a fait adopter un programme de modernisation des armées), le potentiel de défense a été affaibli du fait de restrictions budgétaires. Les équipements disponibles et opérationnels ont vieilli. Compte tenu des rémunérations proposées, la carrière militaire a perdu en attractivité pour les générations les mieux for-mées. Au-delà de ces enjeux, la récupération d’une capacité d’influence sur le pouvoir civil visait aussi à imposer progressivement un modèle de démocratie autoritaire, à affai-blir ou à asphyxier les organisations de gauche, à rétablir le primat de valeurs conser-vatrices de défense de l’ordre, de la famille patriarcale traditionnelle et de la religion chrétienne. Bolsonaro serait donc l’instrument de cette reconquête, le jouet ou l’otage de stratèges en uniformes qui ont compris que la reprise du pouvoir ne peut plus résulter d’une rupture institutionnelle brutale, d’un coup de force. Il ne suffit pas que les tanks sortent des casernes. Il faut que l’armée impose des limites à la démocratie, qu’elle pro-tège la société des menaces que porte le libéralisme politique sous toutes ses formes. Pour d’autres observateurs, les quelques 3000 militaires désormais présents au sein de l’Administration Bolsonaro seraient embarqués malgré eux dans un processus de radica-lisation politique qu’ils chercheraient à freiner. A l’origine, ces patriotes souvent très con-servateurs (sympathisants de la droite traditionnelle ou de l’extrême-droite) ont voulu mettre leurs compétences techniques au service d’un Président qui refusait de cons-truire un gouvernement d’ouverture. Ministres, membres de cabinets, conseillers prési-dentiels, ces officiers généraux chercheraient désormais à limiter les marges de ma-nœuvre des forces d’extrême-droite qui soutiennent Bolsonaro. Bien décidés à respecter la lettre et l’esprit de la Constitution, ils seraient finalement les pompiers de tous les in-cendies qu’allument les pyromanes bolsonaristes depuis plus de 500 jours. Quel rôle peuvent avoir dans les prochains mois les forces armées sur la scène politique intérieure ? Avant de revenir sur la question, il est utile de présenter succintement les institutions militaires d'aujourd'hui. Le premier article de la série consacré à cette présen-tation. 1. Les institutions militaires brésiliennes. Au Brésil, l’armée de terre, la marine de guerre et l’armée de l’air ont trois missions cons-titutionnelles : défendre la patrie, garantir le fonctionnement et le pouvoir des institutions républicaines et intervenir à la demande de celles-ci pour assurer le primat de la loi et l’ordre. Ces trois forces sont fédérales et subordonnées au Ministre de la Défense. Le commandant suprême des trois armes est le Président de la République. La sphère mili-taire ne se limite pas à ces trois institutions. Les polices militaires des Etats fédérés ne peuvent pas être être ignorées. Chargées du maintien de l’ordre public et de la répres-sion, ces organisations sont placées sous la responsabilité administrative des gouver-neurs des Etats fédérés. Selon la Constitution, elles forment néanmoins des forces sup-plétives et une réserve de l’armée de terre. Cela signifie qu’en cas de crise institu-tionnelle grave, de désordres politiques et sociaux extrêmes, ces polices sont auto-matiquement mises à dispositions du commandement de la première des forces armées. 1. La puissance militaire. Dans les trois forces existantes, outre un personnel civil, on distingue trois catégories de militaires. Les personnels de carrière sont des militaires dont toute la vie active se dé-roule entièrement à l’intérieur de l’institution. Ils sont recrutés par concours après un par-cours de formation réalisé au sein d’écoles spécialisées gérées par les forces concer-nées. Ainsi, les futurs officiers de l’armée de terre doivent intégrer un cycle préparatoire à l’école des cadets de Campinas (São Paulo). A l’issue de cette première étape, les cadets intègrent une formation supérieure à l’Académie Militaire d’Agulhas Negras (AMAN) de Resende (Rio de Janeiro). Il existe aussi une filière de formation pour les officiers de la Marine et une pour les officiers de l’armée de l’air. La seconde catégorie de personnels combattants est constituée d’engagés recrutés par contrats et pour une durée de pré-sence limitée au sein des forces armées (maximum de 8 ans) afin d’y exercer des mis-sions techniques spécifiques (médecins, pharmaciens, logisticiens, etc..). Certains de ces contractuels peuvent avoir un grade d’officiers. La troisième catégorie de combattants est formée par les recrues du service national, sélectionnées au sein de la cohorte d’appelés du contingent. Au total, les trois forces représentaient en 2019 un effectif de 384 199 personnes (civils inclus), dont 143 465 militaires de carrière (36,5%), 150 734 engagés et civils et environ 90 000 soldats du contingent. A cet effectif de militaires et combattants en activité, il faut ajouter l’effectif total des personnels des polices militaires estimé pour l’année 2019 à 500 000 environ[1]. Effectifs des trois armes en 2019. Source : Ministère de la Défense. Selon l’observatoire international GlobalFirePower qui évalue la puissance militaire de 138 pays, le Brésil se situait au début de 2020 au 10e rang mondial, derrière les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, la France, le Royaume-Uni et l’Egypte et devant des Etats comme la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Arabie Saoudite ou Israël. Cela signifie que sur le continent américain, en termes de puissance militaire, le Brésil serait au second rang, derrière les Etats-Unis et devant le Canada et la Colombie. En plus de l’effectif des forces combattantes actives, le Brésil possède une armée de réserve impor- tante dont l’effectif est estimé à 1,34 million de personnes[2]. Le Brésil est aussi considéré comme la seconde puissance militaire du continent à l’aune du critère de la qualité et de la quantité d’armements aériens, terrestres et maritimes. La puissance militaire significative du pays est aussi liée à l’existence d’une industrie na-tionale de l’armement capable de produire des armes légères, des véhicules blindés de tous types, des navires (y compris des sous-marins modernes) et des avions[3]. Le Brésil dispose d’une filière de fabrication de missiles de longue portée. L’armée de l’air et les autres forces utilisent un avion gros porteur national (le KC 390 de la firme Embraer). Outre son potentiel technologique, le Brésil se distingue aussi par le niveau de formation et de compétences de ses troupes (terre, air et mer). Ainsi, les plongeurs de combat de la marine sont considérés comme aussi efficaces que le groupe des opérations spéciales de la marine nord-américaine, les Navy Seals. L’armée de terre est une des rares forces du monde capables d’intervenir sur des terrains très difficiles comme la forêt amazo-nienne. En 2019, les dépenses militaires du pays (27,8 milliards de dollars) représentaient 1,48% du PIB (contre 1,23% en moyenne pour l’ensemble de l’Amérique latine et 3,16% pour les Etats-Unis). Depuis la fin des années 1990, l’effort budgétaire en faveur de la défense mesuré en part de PIB a sensiblement baissé. Les gouvernements successifs ont à la fois avancé des prétentions stratégiques nouvelles (influence internationale, préservation du territoire et de l’Amazonie, lutte contre la criminalité) et rogné sur les crédits militaires. A partir du second gouvernement Lula, le Brésil a annoncé des objectifs ambitieux en ma-tière de défense. Plusieurs programmes de modernisation technologique ont été lancés. Les budgets militaires ont ensuite été réduits en raison de la dégradation de la situation économique nationale. Les forces armées ont cru que le pays allait devenir une puis-sance militaire majeure. Elles ont dû se limiter ensuite à tenter de conserver une capacité d’intervention régionale. Plusieurs projets de modernisation de trois forces ont pourtant été définis mais sont souvent paralysés ou retardés par faute de crédit. La Marine poursuit un programme de construction de sous-marins modernes en coopération avec le France. Elle doit renouveler prochainement sa flotte de bâtiments de surface. Des con-traintes comparables pèsent sur les projets de l’armée de terre : un système de surveil-lance des frontières est en cours d’installation mais souffre de retards, le plan de dé-veloppement de lanceurs de missiles n’est pas achevé[4]. Près de 80% des dépenses sont liées à la rémunération des personnels et au fonctionne-ment des armées. Les officiers de carrière bénéficient de rémunérations enviables pour un pays comme le Brésil. Les personnels des trois armes et de la Police militaire sont très avantagés par rapport au reste de la population en matière de retraites (pas d’âge mini-mum de départ, pension calculée sur le dernier salaire reçu, cotisations faibles). Pour limiter la progression des rémunérations et autres avantages, les états-majors et le gou-vernement cherchent depuis quelques années à limiter la part des effectifs de militaires de carrière. Le recrutement privilégie des contrats de courte durée et l’intégration d’en-gagés. La contrainte budgétaire est aussi à l’origine de la dénaturation du service mili-taire nationale. La conscription est obligatoire : elle concerne chaque année 2 millions de d'appelés. En réalité, au terme de la sélection, les trois armes ne recrutent que 90 000 soldats du contingent. La formation militaire de ces recrutés est lacunaire. C’est aussi le cas de celle proposée aux tiros de guerra. Faute de moyens, les trois corps rencontrent aussi des difficultés pour assurer le maintien des aptitudes au combat des réservistes. 2. L’armée de terre. L’armée de terre (Exército en Portugais) a été créée officiellement au moment de l’indé-pendance, en 1822. Elle est placée depuis 1999 sous la tutelle du Ministère fédéral de la défense, au même titre que la Marine et l’Armée de l’air[5]. Cette force représente un effectif de 222 755 personnes en activité auquel s’ajoutent plusieurs centaines de milliers de réservistes. La flotte blindée de ce corps est constituée de 437 tanks et de 1820 véhi-cules d’usages divers. L’armée de terre dispose encore de 132 engins d’artillerie autopro-pulsés et de 565 engins d’artillerie tractés. Elle est équipée de 84 lanceurs de missiles. En termes hiérarchiques et de structure de commandement, la force est dirigée par le commandant de l’armée de terre[6]. Le commandant et les généraux d’armées (plus haut grade chez les officiers généraux) forment un conseil permanent : le haut com-mandement de l’armée de terre qui fournit au commandement un appui, analyse la politique de défense terrestre et définit les axes stratégiques d’exécution. A l’échelon inférieur se trouve l’Etat-Major de l’armée de terre qui assure des fonctions de direction générale. L’Etat major gère des organes techniques d’assistance administrative et juri-dique, les ressources humaines, la formation, la logistique et l’ingénierie. Il est aussi responsable du service d’intelligence de l’armée de terre. C’est encore de l’Etat-Major que dépend un organe majeur : le commandement des opérations terrestres (COTER) qui coordonne l’utilisation des ressources humaines par la supervision de 8 com-mandements militaires, les structures opérationnelles qui dirigent les divisions et les brigades de l’armée. Du point de vue territorial, la force terrestre est divisée en régions et en comman-dements militaires. Chacun des huit commandements régionaux est en permanence re-lié au COTER. Chacun des huit commandements encadre les divisions et brigades de l’armée (les structures opérationnelles). Sous les ordres des commandements régionaux sous placées 12 régions militaires, structures qui assurent la gestion des moyens admi-nistratifs et logistiques à l’échelle locale. Sur le plan des ressources humaines, l’armée de terre est structurée en armes, cadres et services. Les armes concernent les soldats. Les cadres organisent les différents groupes d’officiers et ingénieurs qui ont en charge des questions techniques, administratives ou des tâches de soutien. Les services gèrent l’intendance (finances, approvisionnements) et les structures de santé. Au sein de l’armée de terre, on compte cinq armes. L’infanterie est formée par les soldats spécialisés selon les terrains d’intervention : forêt, blindés, montagne, parachutes, police de l’armée. La cavalerie utilise des équipements blindés et motorisés. Elle doit assurer la sécurité des autres formations de combat et intervenir avec ses propres moyens. Outre ces deux armes, existent aussi trois armes d’appui au combat : l’artillerie, l’ingénierie et les communications. Revue des élèves-officiers devant l'Académie Militaire d'Agulhas Negras. Les officiers et sous-officiers de carrière des différentes armes sont issus respectivement de l’Académie militaire d’Agulhas Negras (AMAN) et de l’école des sergents des armes de Três Corações (Minas Gerais). Ils sont répartis en quatre cadres. Le cadre de l’ingé-nierie militaire regroupe des gradés formés par l’Institut Militaire de l’Ingénierie. Ces of-ficiers et sous-officiers sont chargés d’assumer des missions scientifiques et techno-logiques de production de matériel de guerre à l’intérieur des centres de recherche et des usines et arsenaux de l’armée. Le cadre du matériel militaire réunit des officiers char-gés de la manutention de l’ensemble de équipements. Le cadre complémentaire des officiers réunit des engagés titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur qui sont sélectionnés pour devenir des officiers de carrière. Les sélectionnés suivent une forma-tion à l’école de formation complémentaire de l’armée de terre de Salvador (Bahia). L’ar-mée de terre gère un important dispositif hospitalier et de soins. Les officiers de ce service sont recrutés après leur formation médicale et intègrent l’armée après avoir suivi une formation complémentaire à l’école de santé de l’armée de terre. Bataillon spécialisé pour l'intervention en forêt amazonienne. Sur un plan opérationnel, la structure de base de l’armée de terre est la division. La divi-sion regroupe entre 9000 et 12000 soldats répartis en brigades. L’armée de terre est composée de quatre divisions qui dépendent de trois commandements militaires (Est, Sud et Sud-Est). Les autres commandements militaires régionaux supervisent des brigades ou autres unités militaires. La brigade peut réunir jusqu’à 5000 militaires. Elle est subdivisée en régiments en bataillons. Le commandement militaire du Nord a sous ses ordres cinq brigades spécialement formées et entraînées pour intervenir en forêt ama-zonienne. La brigade des opérations spéciales est localisée à Goiânia (près de la capitale fédérale, au centre du pays) pour pouvoir rapidement se déplacer vers n’importe quel terrain d’opérations sur le territoire national. Pour des raisons historiques (l'Argntine a longtemps été perçue comme un pays rival), les brigades blindées et mécanisées sont placées sur les ordres du commandement militaire du Sud. Les régiments sont des unités subordonnées aux brigades et structurant la cavalerie. Il existe des régiments de la cavalerie mécanisée, de la cavalerie blindée (tanks), des autres véhicules de combat, de la cavalerie de la garde présidentielle (garde montée). L’arme de l’artillerie dirige des groupes d’appui aux troupes (artillerie légère, artillerie anti-aérienne, artillerie autopropulsée. L’arme de l’infanterie dirige des bataillons spécia-lisés (aviation de l’armée de terre, communications, intervention en forêt amazonienne). 3. Marine et armée de l’air. La marine est la force armée responsable des opérations navales, de la surveillance et de la protection des eaux territoriales brésiliennes (le pays possède une façade maritime de 7367 km). Elle assure aussi des missions de police sur les principaux fleuves du pays. L’institution rassemble un effectif de 80 507 personnes. La plus ancienne force militaire du pays contrôle jusqu’à aujourd’hui la première flotte de guerre d’Amérique latine. Ses origines remontent à l’arrivée de la famille royale portugaise à Rio de Janeiro en 1808. A l’époque, la couronne débarque dans la colonie accompagnée des principaux bâtiments et d’une grande partie des effectifs de sa marine. A l’indépendance du Brésil, cette structure formera la base de la Marine impériale, une force qui prendra une part impor-tante à la guerre contre le Paraguay. Pendant tout l’empire (1822-1889), l’Armada Nacional (nom de la marine de guerre à l’époque) est parvenue à maintenir une flotte et des moyens militaires de bonne qualité par rapport à la situation que connaissaient les pays voisins. Après l’instauration de la République en 1889, la marine de guerre voit son importance diminuer au profit de l’armée de terre. La flotte vieillit, devient obsolète. Au XXe siècle, une escadre assure des missions de surveillance des sous-marins de l’axe afin de pro-téger les navires alliés qui croisent sur l’Atlantique. Après le conflit, les missions de la Marine se limitent à des patrouilles le long des côtes. Il faut attendre les années soixante-dix pour que la force soit dotée de sept nouvelles frégates construites au Royaume-Uni. Les navires seront modernisés à la fin des années 1990 et constituent jusqu’à aujourd’hui les principaux bâtiments de l'escadre. En 2000, la force fait l’acquisition de l’ancien Porte-avions français Foch qui sera désarmé en 2017. Outre les sept frégates mentionnées, la marine dispose encore de 2 corvettes, de 22 navires pa-trouilleurs, de 6 sous-marins et de 5 navires chasseurs de mines. Elle est encore équipée de bâtiments de transport de troupes et de blindés et d’embarcations fluviales. Enfin, la force navale dispose de ses propres hélicoptères et d’avions de chasse Skyhawk. Depuis la fin des années 1990, en dépit des contraintes budgétaires, la marine a cherché à améliorer ses capacités d’intervention pour mieux protéger les eaux territoriales et les ressources naturelles exploitées sur le littoral (pétrole off-shore). Elle a créé en 1997 un groupe de plongeurs de combat. Les moyens humains et techniques du corps de fusiliers-marins ont été renforcés pour assurer une meilleure surveillance des côtes et des fleuves. Le corps compte aujourd’hui 14600 combattants (militaires engagés et de carrière). Au sein de ce corps, un groupe d’élite, le bataillon des opérations spéciales, est chargé de la protection de la frontière maritime et dispose aujourd’hui de moyens mo-dernes. Il est appuyé dans ses missions par une force aéronavale de 1300 combattants disposant de 23 avions de chasse, de 80 hélicoptères et d’avions de reconnaissance et de transport. En 2009, dans le cadre d’un programme de coopération avec la firme française Naval Group, le Brésil a engagé la construction de cinq nouveaux sous-marins, dont un à pro-pulsion nucléaire. Le premier bâtiment de la série, le Riachuelo, a été mis à flots en décembre 2018. En octobre 2019, les opérations d’assemblage du second sous-marin ont été achevés. Le dernier submersible à propulsion nucléaire devrait être livré en 2024. Le contrat entre la marine brésilienne et Naval Group prévoit des transferts de tech-nologie et la construction au Brésil d’un chantier naval ultra-moderne[7]. Le sous-marin Riachuelo lors de sa mise à flots en 2018. L’Armée de l’air brésilienne (FAB) a été officiellement créée en 1941, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Au cours du conflit, les pilotes de chasse de la FAB ont pris part aux campagnes de destruction de sous-marins ennemis menées par les alliés dans l’Atlantique Sud. Ils ont aussi été engagés dans la bataille pour la libération de l’Italie. Durant la seconde moitié du siècle dernier, le développement de la FAB va contribuer de façon décisive à l’essor de l’industrie aéronautique nationale. Longtemps force auto-nome, relevant d’un Ministère de l’aéronautique, la FAB a été placée sous la direction du Ministère de la Défense à compter de 1999. Elle est dirigée par un commandement de l’aéronautique (COMAER) qui est responsable pour la gestion opérationnelle de toutes les opérations menées par la FAB. L’armée de l’air brésilienne est la première force aérienne de l’Amérique latine. Elle as-sure la défense de l’espace aérien national. Réunissant un effectif de 80937 combat-tants, militaires d’appui et personnels civils, la FAB dispose de 55 avions de chasse, de 198 appareils d’entraînement, de 242 hélicoptères et de divers appareils de transport, de missions spéciales (reconnaissante, patrouille maritime, secours). Organisée en quatre commandements opérationnels (chasse, surveillance, transport, appui à la marine), la FAB a mis en œuvre au cours des dernières années de nouveaux programmes stratégi-ques. Le plus important est le Système de Protection de l’Amazonie (SIPAM), dont le volet opérationnel est désigné sous l’acronyme SIVAM (Système de Vigilance de l’Amazonie). Le SIVAM est un important réseau de radars, de dispositifs de télédétection et d’équipes d’experts chargés de protéger la forêt amazonienne. Depuis 2002, la FAB a engagé un suivi radar renforcé en utilisant des radars embarqués sur des avions assurant un survol 24h sur 24 de la région. Depuis 2017, la FAB assure l’exploitation du premier satellite national, le satellite géo-stationnaire de défense et de communications stratégiques. Ce programme améliore les communications militaires et contribue également à des usages civils (accès internet). 4. Les Polices Militaires. Au Brésil, les missions de sécurité publique sont assumées principalement par les Etats fédérés. Les polices civiles exercent les fonctions de police judiciaire[8]. Elles sont subor-données aux gouverneurs des Etats fédérés et dirigées par un commissaire (delegado) officier de police judiciaire. La fonction de police répressive et de maintien de l’ordre public est assurée par un autre corps, également organisé au niveau de chaque Etat : la police militaire qui constitue une force auxiliaire et de réserve de l’armée de terre. Ce lien entre les polices militaires et l’armée de terre a été instauré par la constitution de 1936. Il s’est consolidé pendant la dictature militaire (1964-1985), les polices militaires assurant alors de plus en plus des missions de répression politique. Le statut de "forces auxiliaires de réserve de l’armée" a été maintenu après la redémocratisation, ce qui implique un contrôle militaire sur l’instruction, l’armement et les effectifs des polices. Cette particularité distingue le Brésil de la majorité des pays démocratiques où les polices de répression et de maintien de l'ordre sont contrôlées par le ministère de l’Inté-rieur, de la Justice ou de la Défense. Le contrôle de l’institution militaire sur le fonction-nement des polices militaires se traduit de plusieurs manières. L’acquisition d’armes et de véhicules pour les polices des Etats doit être approuvée par l’état-major des armées. L’organe supérieur de supervision des activités policières est intégré à l’Inspection générale des polices militaires de l’état-major. Les grades suivent le modèle militaire, du soldat au colonel. Les crimes commis par les policiers en service relèvent de la justice militaire. Groupe de choc de la Police Militaire pendant une manifestation de rue à Rio de Janeiro. Les polices militaires opérant au niveau de chaque Etat fédéré sont chargés de la répres-sion des actes illicites en cours ou ayant eu lieu. Elles ont aussi la responsabilité du main-tien de l’ordre. Intervenant de manière ostensive (arrestations en flagrant délit, exécution de mandats d’arrêt), les policiers militaires sont aussi chargés de gérer (et éventuel-lement de réprimer) toutes les formes de réunion dans l’espace public. Les Polices Militaires disposent de leurs propres services d’intelligence (connus sous le sigle P2) chargés de collecter des informations sur les activités criminelles et tous les évènements qui peuvent avoir lieu dans l’espace public. Les Polices Militaires sont considérées com-me des forces particulièrement violentes, responsables de nombreux homicides. Con-frontées directement à une criminalité de plus en plus puissante, les Polices Militaires des Etats sont également les forces de sécurité publique qui subissent le plus de pertes humaines au cours des missions qu’elles assument. 5. Les forces armées et la "menace intérieure". Selon la constitution de 1988 (article 142), les fonctions des forces armées incluent, outre la défense de la patrie et des institutions (exécutif, Congrès et pouvoir judiciaire), le maintien de la légalité et de l’ordre. Cela signifie que chacun des trois pouvoirs peut solliciter l’intervention des forces armées pour traiter de questions intérieures et que cette intervention a lieu dès qu’elle est autorisée par le chef de l’Etat. En pratique, les opérations dites de maintien de la Loi et de l’Ordre impliquant l’armée ont lieu lorsque les moyens dont disposent les forces de sécurité publique sont insuffisants pour faire face à des graves situations de perturbation de l’ordre public. Dans toutes les opérations de ce type qui ont entraîné une intervention de l’armée sur les dernières années, la décision a été prise par le Président de la République après avoir été sollicité par des gouverneurs. Le Brésil se distingue de la plupart des pays qui n’emploient leurs forces militaires que pour affronter et réduire des menaces externes. Pourquoi cette spécificité ? Il y a d’abord le poids d’une histoire. Les forces armées (principalement l’armée de terre) ont été directement impliquées dans la construction de l’unité nationale après la fin de l’empire dans la mesure où elles ont empêché des sécessions régionales, fixé les frontières du pays-continent et réduit des révoltes locales. L’armée a été impliquée dans la vie poli-tique intérieure de façon presque continue jusqu’au milieu des années 1980, lorsque la démocratie a succédé à la dictature. Cette fonction de garant de la loi et de l’ordre à l’intérieur du territoire a été régulièrement rappelée depuis la proclamation de la République en 1889 jusqu'aux années récentes. Toutes les constitutions fédérales suc-cessives (1891, 1934, 1946, 1967, 1988) ont considéré qu’au-delà de la défense de la patrie, les forces armées avaient vocation à garantir le respect de la légalité et l’ordre au plan intérieur. Au-delà des pesanteurs historiques, il faut aussi évoquer un débat plus actuel. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, les forces armées brésiliennes n’ont plus jamais été engagées sur un terrain d’opération classique. En revanche, elles assument de plus en plus des missions de service public à l’intérieur du territoire national sur des régions défavorisées. En forêt amazonienne, l’éducation, le transport et la santé sont souvent assurés par des militaires. Ces constats ont fait naître dans l’opinion un courant favorable à une réorien-tation des missions des forces armées. Dans un contexte de développement spec-taculaire de la grande criminalité sur plusieurs régions du pays et des espaces frontaliers stratégiques comme l’est de l’Amazonie, nombreux sont les observateurs qui plaident pour un engagement plus régulier et plus important des forces armées sur des missions de sécurité intérieure qui pourraient compléter la défense du territoire. Ils ajoutent que l’implication régulière de l’armée sur le terrain de la sécurité intérieure permettrait de renforcer les forces de police qui sont désormais insuffisantes pour faire face à l’essor de réseaux criminels puissants. Opération de police conduite par l'armée de terre à Rio de Janeiro en 2018. Les experts brésiliens des questions de sécurité et de défense des droits de l’homme soutiennent que les forces armées ne sont pas préparées pour assurer des tâches de maintien de l’ordre au plan intérieur. Ils ajoutent que confrontées à des menaces internes, elles peuvent déployer des moyens disproportionnés. Des épisodes intervenus au cours des années passées montrent que ces craintes sont fondées. Des opérations de maintien de l’ordre à l’échelle de grandes mégapoles ou de quartiers impliquant l’armée de terre ont pourtant été de plus en plus fréquentes sur les 20 années écoulées. Elles peuvent entraîner des améliorations temporaires en termes de réduction des homicides, de paci-fication de zones urbaines ou de diminution d’activités criminelles. Spectaculaires, elles permettent aux pouvoirs publics locaux de montrer qu’ils n’hésitent pas à mobiliser d’importants moyens. Elles ne constituent pourtant pas une solution durable face à l’es-sor de la criminalité, de la violence et de l’insécurité. Face à la menace intérieure croissante que représente les réseaux criminels, l’engage-ment de forces militaires préparées à affronter des bandes fortement armées peut être une nécessité. La législation devrait évoluer pour mieux encadrer ces missions et les tâ-ches spécifiques confiées aux militaires. Elle doit aussi être aménagée pour que la fonction intérieure des armées n’autorise en aucun cas le recours à la force pour imposer une rupture institutionnelle. A suivre : le projet politique des états-majors. [1] A ces effectifs des forces armées il faut ajouter une population de volontaires du service national qui suivent une préparation militaire organisée par l’armée de terre tout en poursuivant leurs activités professionnelles ou leurs études. Désignés sous le terme de tiros de Guerra (TG), les groupes de jeunes conscrits sont organisés au niveau des communes. Après plusieurs mois d’instruction au maniement des armes, ils sont versés à l’armée de réserve. On comptait 224 groupes de tiros de guerra répartis sur tout le ter-ritoire national en 2019. Chaque année, 12000 jeunes recrues nouvelles intègrent les groupes. [2] Au Brésil, les réservistes peuvent être appelés à servir sous les drapeaux en cas de guerre. La population de réservistes est composée des anciens militaires du contingent (y compris les tiros de guerra), les policiers militaires, les membres du corps des pom-piers militaires et les militaires de carrière retraités qui ont moins de 65 ans. A l’âge de 65 ans, ces anciens militaires de carrière abandonnent la réserve et sont réformés (ils ne peuvent plus être appelés sous les drapeaux en cas de conflit). [3] La puissance militaire est aussi liée à l’autonomie dont bénéficie le pays en termes de ressources naturelles (réserves importantes de pétrole, de minerais, capacité d’enrichis-sement de l’uranium). Le Brésil dispose de capacités technologiques qui lui permet-traient de devenir une puissance nucléaire militaire. [4] L’armée de l’air s’en sort mieux. Elle est parvenue à renouveler ses capacités de transport et d’attaque en acquérant des gros porteurs KC 390 et des appareils de chasse Gripen fournis par la firme suédoise SAAB. Dans le cadre d’une coopération avec l’Afrique du Sud, elle a mis au point un missile de courte portée et procède à l’acquisition de missiles européens Meteor. [5] L’armée de terre brésilienne a joué un rôle majeur au moment de l’indépendance, permettant à la fois au pays de s’imposer face aux résistances de la puissance coloniale et d’assurer le maintien de l’intégrité d’un vaste territoire sur les premières années de l’empire du Brésil (1822-1889). Elle doit faire face pendant tout le XIXe siècle à des révoltes internes. A l’extérieur, pendant le règne de Pedro II (1831-1889), elle est engagée aux côtés de l’Argentine dans une guerre contre le Paraguay (entre 1835 et 1845). Au XXe siècle, l’armée de terre participe à la Seconde Guerre Mondiale aux côtés des alliés (la Force Expéditionnaire Brésilienne contribue à la libération de l’Italie). Elle sera l’acteur principal du coup d’Etat militaire de 1964 et imposera ensuite un régime dictatorial pendant 21 ans. Depuis la promulgation de la constitution de 1988, outre ses missions constitutionnelles, l’armée de terre participe à des missions internationales de paix (sous l’égides des Nations Unies) à l’extérieur du Brésil. [6] Poste assumé aujourd’hui par le Général Edson Leal Pujol. Après avoir assumé des fonctions de comman-dement dans la cavalerie, le général a dirigé de 2009 à 2011 l’Académie d’Agulhas Negras. Il a ensuite dirigé la mission de maintien de l’ordre des Nations Unies en Haïti à partir de 2013. En 2018, lorsqu’il a été choisi par le futur Président Bolsonaro pour commander l’Armée de terre, il assurait la direction du service de recherche scientifique de l’armée. [7] Force militaire la plus ancienne du pays, la Marine est considérée au sein du monde militaire comme un corps aristocratique et particulièrement conservateur. Traditionnel-lement, les officiers de la Marine sont issus des classes les plus favorisées de la société. Le corporatisme des élites de la force navale, les conditions historiques de sa création, la relative négligence dont l’Etat fédéral a fait preuve à l’égard de sa marine pendant des décennies ont rendu très difficile son intégration avec les autres composantes de la défense nationale. Il a fallu attendre la création du Ministère de la défense en 1999 pour que disparaisse le Ministère de la Marine qui existait depuis le début de l’empire. Sur le plan opérationnel, la force navale est dirigée par un amiral qui assume le poste de commandant de la marine. Ce commandant a sous ses ordres les officiers généraux qui dirigent les forces navales de 6 régions maritimes et de deux commandos de fusiliers marins. [8] Recueil de plaintes de victimes et de dénonciations, constat d’infractions commises, enquêtes et investigations, recherche des auteurs d’infractions et de crimes, rassemble-ment de preuves.
- Une grande récession (7).
La dette publique brésilienne. Avant d’évoquer la dette publique, il est utile de définir deux notions utilisées pour évo-quer les déséquilibres des finances de l’Etat (excédents ou déficits). On parle de solde nominal lorsque la soustraction (recettes – dépenses) prend en compte toutes les recet-tes et dépenses de l’Etat, sans exception. Le solde primaire ne prend pas en considé-ration les recettes (produits de placements et d’investissements) et les dépenses (paie-ments d'intérêts sur la dette) financières. En général, les données les plus importantes ne sont pas ces soldes en valeur absolue mais les soldes rapportés au PIB (un déficit élevé peut apparaître dérisoire s’il concerne un pays riche et très important s’il est attribuable à un pays pauvre). Les notions de déficits et d’excédents budgétaires se réfèrent seulement à ce que l’Etat a prélevé et dépensé sur une année définie. Quand le secteur public dégage un déficit nominal, il a dépensé plus qu’il n’a prélevé de ressources à travers les impôts et taxes. Pour couvrir ce déficit, l’Etat doit emprunter la somme correspondante au déficit nominal. Il s’endette ou augmente une dette déjà existante. A l’inverse, si au terme d’une année l’Etat a capté plus de recettes qu’il n’a dépassé, il dégage un excédent nominal et réduit son endettement. Au Brésil, jusqu'en 2013, l'ensemble du secteur public a dégagé un excédent primaire qui permettait de couvrir une partie des charges financières induites par la dette. A partir de 2014, en raison de choix budgétaires érronés, de la progression des dépenses et de la faible croissance, le secteur public a dégagé des déficits primaires. Il a donc fallu emprunter pour assurer le remboursement de la dette ancienne et le financement des charges financières. Déséquilibres des finances publiques de 2005 à 2020 (en % du PIB). Source : Banque Centrale. Une dette essentiellement financée par l'épargne nationale. La dette publique est le total des ressources que doit le secteur public, résultat d’une histoire de déficits et d’excédents nominaux. On parle de dette brute du secteur public pour désigner tous les passifs financiers de l’Etat fédéral, des Etats fédérés et des com-munes (les trois niveaux administratifs). La dette nette du secteur public est calculée en déduisant de la dette brute les actifs financiers du secteur public (réserves interna-tionales, créances diverses). La dette brute du secteur public (qui comprend des enga-gements vis-à-vis de créanciers intérieurs et extérieurs) était estimée à 5500 milliards de réais à la fin 2019, soit l’équivalent de 75,8% du PIB. Le passif financier le plus important est de loin celui de l'Etat fédéral. En décembre 2019, il représentait 87,3% de la dette brute interne et 81,2% de la dette externe. La dette publique peut être financée par émission de titres sur le marché financier (on parle alors de dette mobilière) ou par la contractation d’emprunts (on parle alors de dette contractuelle). Pour financer sa dette, le Trésor peut s’adresser soit à des investisseurs présents sur le marché financier national, soit à des investisseurs et créanciers étrangers. A la fin 2019, la dette contractée vis-à-vis de créanciers étrangers (et libellée en devises) représentait 12,7% de la dette brute totale. Elle était constituée de titres émis par l’Etat fédéral sur les marchés internationaux et de prêts bancaires contractés par les Etats fédérés auprès d’institutions financières étrangères. Pour 87,3%, la dette publique était donc une dette interne. La composante principale de cette dette intérieure était la dette mobilière en circulation sur le marché, c’est-à-dire le stock de titres émis par le Trésor national et négociés sur le marché financier. Cette dette mobilière concerne uniquement l'Etat fédéral. Les titres de la dette publique fédérale (ou obligations) sont des actifs financiers créés par l’Etat. Le Trésor vend ces titres à des agents privés qu’il s’engage à rembourser une fois arrivée la date d’échéance indiquée sur ces titres. De leur côté, les détenteurs de ces titres les achètent parce que la détention de ces actifs peut offrir une rentabilité. Le calcul de cette rentabilité varie selon les types de titres émis par le Trésor. Dans le cas des titres préfixés, le rendement (calculé sur la base d’un taux d’intérêt fixe) est défini à l’achat du titre. Le rendement des titres post-fixés dépend du comportement dans l’avenir de l’indicateur économique choisi (le taux de base de l’économie, le taux d’inflation, le taux de change). Les titres émis se différencient aussi par leur maturité (le temps qui va s’écouler jusqu’à la date de remboursement qui peut être de quelques mois ou de quelques années). Les obligations d’Etat se différencient encore par la mon-naie dans laquelle elles sont émises. Au Brésil, la majorité des titres émis par le Trésor sont libellés en réais. Cela signifie que l’engagement de remboursement porte sur une valeur facile en monnaie nationale. Le détenteur d’une obligation d’Etat qui aurait besoin de liquidités peut négocier ce titre sur le marché financier et le vendre à un autre agent privé. En théorie, n’importe quelle personne physique ou morale peut détenir des obligations d’Etat. En pratique l’essentiel des titres de la dette publique en circulation sont détenus par des banques, des fonds d’investissement et des fonds de pension nationaux ou étrangers. L’identité et le profil des détenteurs des obligations d’Etat peuvent aussi changer à l’occasion des opérations de refinancement de la dette publique, lorsque le Trésor finance le remboursement de titres anciens venus à échéance. Ce refinancement peut être réalisé par le biais de l’émission de nouveaux titres en remplacement des obligations venues à échéance. Cette notion de refinancement est essentielle. Chaque année, une grande part du stock de dette publique venu à échéance est refinan-cée. Cela signifie que l’essentiel des charges d’amortissement ne pèse pas sur le budget, ne mobilise pas des recettes fiscales. Supposons que l’Etat ait émis pour 100 millions de réais d’obligations en 2018 et qu’il se soit engagé à rembourser ces titres et à payer des intérêts sur la base d’un taux de 10% au début de 2020. A l’échéance, le Trésor a besoin de 110 millions de réais pour solder sa dette. En général, il ne va pas utiliser les rentrées d’impôts et de taxes pour payer cette somme. S’il choisissait ce moyen, la dette se con-tracterait rapidement mais le coût immédiat de service et du remboursement serait concentré dans le temps. Cela entrainerait une réduction des ressources disponibles pour financer les dépenses courantes. A moins de financer le remboursement et les intérêts échus par une levée d’impôts nouveaux ou une augmentation des prélèvements existants. En réalité, le Trésor émet des titres nouveaux à échéance dans le futur qui viennent rem-placer les titres anciens. Si l’Etat entend stabiliser la dette, dans notre exemple, il émettra des obligations nouvelles pour 100 millions de réais avec échéance en 2022 par exemple. Le stock de la dette publique mobilière reste ainsi constant. Il mobilisera alors des ressources fiscales pour payer les intérêts (ici 10 millions de réais). Il utiliser un excédent primaire du budget. C’est ce montant de 10 millions de réais que le Trésor devra économiser et qui pourra effectivement peser sur les dépenses publiques car pour le financer l’Etat devra limiter ou réduire d’autres postes du budget. En situation de déficit primaire (le contexte dans lequel se trouve le Brésil depuis 2014), lorsque l’Etat dépense plus qu’il ne collecte d’impôts même sans considérer les charges financières de la dette, pour stabiliser la dette dans le temps, le gouvernement est conduit soit à réduire drastiquement ses dépenses, soit à refinancer à la fois le principal de dettes anciennes et les intérêts. En décembre 2019, le stock de la dette publique mobilière détenue par des créanciers privés (les principaux détenteurs étaient alors des fonds d’investissements nationaux pour 26,68%, des fonds de pension brésiliens pour 24,89%, des institutions financières lo-cales pour 24,69%, des investisseurs étrangers) était estimé à 3 644 milliards de réais (1). Ce point est essentiel. Pour l'essentiel, les détenteurs des titres de la dette publique sont des investisseurs institutionnels brésiliens. Outre les fonds mentionnés, il faut ajouter des compagnies d'assurance, des banques locales. Le passif de l'Etat correspond à une part importante de l'actif des institutions qui canalisent une large part de l'épargne des ménages et des entreprises nationales. Compte tenu des taux de rendement offerts par les titres de la dette publique, ceux-ci constituent des instruments de placement attrac-tifs pour les investisseurs institutionnels brésiliens. Tout default sur la dette publique entraînerait donc une dégradation majeure des bilans de la plupart des opérateurs du système financier national. Détenteurs des titres de la dette publique mobilière fédérale en mars 2020. Source : Trésor National. L’augmentation du total des passifs du secteur public au fil du temps peut être liée à des offres nouvelles de titres publics sur le marché primaire par le Trésor (les titres sont alors souscrits par des investisseurs nationaux et étrangers), par la contractation d’emprunts par le Trésor auprès de banques nationales et étrangères ou d’institutions publiques internationales. Le stock de la dette est réduit lorsque le Trésor rembourse des titres et assume le paiement d’annuités de remboursement de prêts. L’État brésilien rembourse une grande partie des titres émis et venus à échéance en se refinançant sur les marchés et donc en s’endettant à nouveau. L’accumulation des intérêts que l’État doit rembourser vient s’ajouter à son passif dans le calcul de la dette. Plus la dette publique s’élève en part de PIB plus la charge financière à financer par l’im-pôt et par le refinancement s’accroît. Les investisseurs peuvent alors considérer que les titres émis portent un risque élevé (la probabilité qu’ils ne soient pas soldés inté-gralement s’accroît). Ces investisseurs vont alors exiger des intérêts plus élevés (notam-ment sur les obligations à maturité longue) pour compenser ce risque et accepter de continuer à financer la dette. En début de 2019, les marchés financiers brésiliens ont connu une séquence de ce type. Les taux d’intérêts à moyen terme (pour des titres publics à échéance de cinq ans par exemple) qui sont moins influencés par la politique de la Banque Centrale ont augmenté de manière significative avant que le Congrès ne vote une réforme attendue des régimes de retraites (indispensable pour réduire la pro-gression des dépenses publiques). En 2019, avec la baisse du taux de base de l’économie réalisée depuis plusieurs années, le coût de la dette publique a atteint un niveau historiquement bas. Sur 12 mois, le Trésor a cependant dû assumer une charge d’intérêt sur la base d’un taux moyen de 7,8% (contre 8,3% en 2018). La charge pour les finances publiques a représenté l’équivalent de 5,06% du PIB. (1) Une partie des titres de la dette mobilière était alors en possession de la Banque Cen-trale (qui négocie ces titres dans le cadre de ses interventions sur le marché inter-bancaire). Cette composante était alors estimée à 951,5 milliards de réais. A la fin de l’année écoulée, La dette bancaire du secteur public concerne tous les emprunts souscrits par l’Etat central, les Etats fédérés et les communes auprès de banques natio-nales.
- Une grande récession (6).
Crise sanitaire et risque populiste. La forte augmentation des dépenses publiques liée à la gestion de la crise du Covid-19 et de ses suites est un scénario gérable si une claire distinction est établie et renforcée entre la politique budgétaire de court terme et la nécessaire poursuite du rééquilibrage des comptes publics après la fin de 2020. La dégradation des finances de l’Etat peut ce-pendant aller au-delà de ce qui a été évoqué dans un précédent article. Deux scénarios très préoccupants paraissent aujourd’hui possibles, voire probables. Considérons l’exemple de l’allocation de secours d’urgence versée aux personnes vivant dans l’économie informelle[1]. Ce dispositif a été justement conçu pour garantir un mini-mum de protection sociale à tous les travailleurs (micro-entrepreneur individuel, indé-pendants, chômeurs non indemnisés, intermittents inactifs) de l’économie informelle qui ont perdu brutalement leurs revenus en raison de la crise sanitaire et des mesures de confinement mises en œuvre. Pour les bénéficiaires, l’accès à cette allocation est sou-vent une question de vie ou de mort. Le problème est la forte tentation qui inspire de nombreux secteurs du monde politique : celle de transformer un dispositif temporaire et d’urgence en prestation permanente accessible à un nombre croissant d’allocataires. A la date du 1er mai dernier, l’allocation avait déjà effectivement été versée à 51 millions de personnes. Les services compétents recensaient par ailleurs 33 millions de candidats dont l’éligibilité n’était pas encore confirmée et 14 millions de dossiers individuels en exa-men. D’ici à fin juin, de nouvelles demandes peuvent encore parvenir (compte tenu de la progression attendue du chômage). Selon l’Instituição Fiscal Independente (IFI)[2], le nombre des allocataires pourrait s’établir finalement à 79,9 millions. Pour la période avril-juin, le mécanisme devrait représenter un coût de 124 milliards de réais, soit quatre fois le budget annuel alloué au programme Bolsa-Familia [3]. File devant une agence de la Caixa, la banque publique fédérale chargée de verser l'allocation de secours d'urgence aux travailleurs de l'économie informelle. Au Congrès, depuis quelques semaines, les parlementaires débattent d’un éventuel re-nouvellement pour trois mois supplémentaires ou plus du dispositif. Le programme est devenu essentiel pour garantir la survie de centaines de milliers de familles. Il sera donc très probablement prolongé au-delà de juin. Les propositions débattues par les députés et sénateurs envisagent un maintien jusqu’en septembre, voir jusqu’en mars 2021 (avec un principe de renouvellement automatique à la fin de chaque trimestre...). Les parle-mentaires ne sont pas soudain préoccupés par le sort de millions de leurs concitoyens vivant dans la pauvreté. Ils anticipent les gains électoraux probables qu’ils retireront au-près des électeurs s’ils parviennent à prolonger l’existence de l’allocation. C'est aussi un pari que fait Jair Bolsonaro qui pourrait lui aussi améliorer une popularité fragile en s'attribuant le mérite de l'extension du programme dans le temps. Comme toujours, ces calculs politiciens font peu de cas des contraintes qui pèsent sur les finances publiques. Il s’agit pour les élus d’accroître leur influence politique locale en captant le vote des plus modestes. Ce clientélisme politique inspire aussi bien l’exécutif fédéral qu’une bonne partie des parlementaires siégeant au Congrès. Peu importe qu’ils aient fait campagne en 2018 en annonçant la fin d’un système politique corrompu qui perpétuait les inégalités sociales. Ils agissent en fait comme les anciens leaders politiques locaux de l’époque de la pre-mière république (les coroneis) dont le pouvoir autoritaire était fondé sur les relations paternalistes établies avec des populations d’électeurs isolés dépendantes de l’assis-tance que pouvaient leur fournir les potentats régionaux. Le gouvernement fédéral actuel semble avoir découvert que le paiement de cette allocation d’urgence était un outil efficace de renforcement de la clientèle politique sur laquelle il pourrait compter au sein des couches les plus démunies et des régions les plus défavorisées. La transfor-mation de cette prestation temporaire en dispositif permanent rencontre encore de la résistance (pour combien de temps ?) au ministère de l’économie où le directeur du Trésor National répète que cela est budgétairement impossible. Pourtant, il est fort pro-bable que la tentation populiste s’impose une fois encore. Il serait très surprenant de voir soudain les intérêts électoraux des parlementaires les plus traditionnels s’effacer devant la nécessité de maintenir une gestion raisonnable des fonds publics. La simple prolon-gation pour trois mois supplémentaires du dispositif (de juillet à septembre) repré-senterait un coût additionnel de 150 milliards de réais. Les difficultés que rencontrent de multiples entreprises depuis le début de la crise sanitaire ne vont pas disparaitre à la fin du semestre, même si l’épidémie venait à reculer. Il est même probable que le nombre des firmes de toutes tailles frappées par la réces-sion vienne à progresser sur les prochains mois. Dès lors, de plus en plus d’employeurs chercheront à bénéficier du dispositif d’indemnisation du chômage partiel. Les experts de l’Insper estiment qu’une extension du système peut induire une dépense supplé-mentaire de 20 milliards de réais. Avec un second scénario prolongeant jusqu’en septembre plusieurs des dispositions prises à l’occasion de la crise du Covid-19, l'augmentation des dépenses primaires de l’Etat fédéral passerait donc de 426 à 596 milliards de réais (soit une hausse de 40,37% par rapport au budget initial). Le déficit primaire du secteur public atteindrait 886 mil-liards de réais, soit 12,1% du PIB. Dans un scénario de récession limitée en 2020 (con-traction de 5% du PIB) et de croissance limitée à 3%, puis 2% par an sur les dix années suivantes, la dynamique de la dette publique varierait selon le niveau des taux d’intérêt réels. Elle atteindrait l’équivalent de 95% du PIB dès la fin de 2020. Avec un niveau de taux réels à 3%, le ratio continuerait à augmenter jusqu’en 2030 (il dépasserait 105% dès 2024), puis se réduirait ensuite. Si le taux d’intérêt réel moyen est de 4% sur les dix prochaines années, le ratio de la dette publique brute/PIB approcherait 120 % en 2028 et se stabiliserait au-dessus de ce niveau après 2030. Trois scénarios de déficits du secteur public pour 2020. Source : M. Lisboa et Alii, Impacto fiscal da pandemia, andando sobre o gelo fino, Insper, mai 2020. * Le scénario n°1 est présenté dans l'article de la série intitulé "Finances publiques et crise sanitaire". Les observateurs n’excluent pas un troisième scénario qui se caractériserait par la pro-longation au-delà de juin (les durées d’allongement varient selon les dispositifs) des me-sures d’urgences mises en œuvre en mars dernier. Ainsi, le système de compensation de perte de salaires pour les travailleurs du secteur formel qui ont vu leurs contrats de travail suspendus ou qui subissent une réduction du temps de travail effectif pourrait être maintenu jusqu’en décembre. La compensation serait accrue pour les salariés gagnant moins de 3000 réais par mois. Une telle initiative représenterait un accroissement des dépenses fédérales évalué aujourd’hui à 143 milliards de réais. Le maintien des aides aux Etats et communes au-delà de la fin du premier semestre de 2020 représenterait une charge de près de 100 milliards de réais. Au total, dans ce troisième scénario, si l’on inclut des prorogations d’exemptions fiscales et de cotisations sociales, de subventions à la consommation d’énergie électrique et de subventions financées par le Trésor pour boni-fier des prêts bancaires, c’est une charge de supplémentaire de 325 milliards de réais que l’Etat fédéral devrait assumer. En reprenant les prémisses utilisées plus haut (baisse des recettes liée à une contraction de 5% du PIB, montant du déficit primaire pré-pandé-mie), c’est sur un déficit primaire du secteur public estimé à 1211 milliards de réais (16,5% du PIB) que s’achèverait l’année 2020. La dette publique brute atteindrait alors l’équivalent de 105% du PIB dès le fin 2020. Avec un niveau de taux réels à 3%, le ratio attendrait 120% en 2028 et continuerait à progresser au-delà de ce niveau, sauf si les dépenses publiques n’augmentent plus en termes réels entre 2021 et 2026. Si le taux d’intérêt réel moyen est de 4% sur les dix prochaines an-nées, le ratio de la dette publique brute/PIB atteindrait 120 % en 2026 puis dépasserait ce seuil ensuite pour continuer à augmenter, sauf si les dépenses publiques sont plafon-nées en termes réels dès 2021. Pas de solution magique. Dans toutes les hypothèses évoquées ici, sans mise en place d’un rigoureux programme d’austérité dès 2021, l’endettement public deviendrait incontrôlable sur les prochaines années. La dette brute de l’ensemble du secteur public atteindrait très rapidement 100% du PIB puis dépasserait ce seuil. Même en soustrayant les réserves internationales en devises (qui représentent aujourd’hui l’équivalent de 25% du PIB), la dette nette de ré-serves resterait élevée. Dans un pays qui sortira très appauvri de la crise du Covid-19, ces déséquilibres aggravés des finances publiques sont très inquiétants. Ils concernent un pays qui est plus endetté que la moyenne des économies émergentes[4]. En outre, face à la récession qui com-mence, le pouvoir fédéral semble incapable d’engager une action coordonnée et de construire un plan crédible de relance de l’activité. Avec la perspective d’une charge de la dette publique de plus en plus lourde (le taux d’intérêt payé par l’État brésilien est sans commune mesure avec ceux des pays avancés), si la demande de titres publics émanant des investisseurs privés est insuffisante pour financer le déficit, le gouvernement peut contraindre la Banque Centrale à s'en porter acquéreur et à monétiser la dette publique. Le gouvernement est alors en situation de "dominance budgétaire". Cela signifie que la Banque Centrale n’a alors pas d’autre choix que de s’ajuster au comportement laxiste du gouvernement afin de satisfaire la contrainte budgétaire intertemporelle de ce dernier. La monétisation de la dette a alors pour conséquence d’exacerber les tensions inflation-nistes et de dégrader durablement la crédibilité de la banque centrale dans la conduite de sa politique monétaire. A l’inverse, dans le cas où la Banque Centrale ne cède pas aux pressions du gouver-nement, la situation peut déboucher sur un risque de défaut de l’Etat. Dans le cas du Brésil, outre le fait que la dominance budgétaire risque de compromettre l’atteinte de la cible d’inflation, l’adoption d’une politique de ciblage de l’inflation comporte également des risques lorsque l’endettement public est élevé et que la banque centrale ne cède pas aux pressions du gouvernement pour monétiser la dette publique. En effet, un choc inflationniste conduirait l’autorité monétaire à relever ses taux d’intérêt qui, en accroissant le fardeau de la dette interne, accentuerait la probabilité de default sur la dette publique. Plusieurs observateurs ont soutenu récemment au Brésil que les risques de dominance budgétaire, de dérive inflationniste et de perte de crédibilité des autorités monétaires étaient devenus très faibles ou inexistants et que l’émission monétaire pouvait effective-ment être une solution pour payer une dette publique galopante. La Banque Centrale pourrait donc acheter des titres émis par le Trésor national[5], permettant ainsi à ce der-nier de financier les dépenses nécessaires au combat de l’épidémie et au soutien de l’économie. Dans le contexte de déflation qui devrait prévaloir à l’échelle mondiale après l’épidémie du Covid-19, cette option du financement monétaire de la dette ne présen-terait aucun risque. Pourtant, cette solution magique paraît illusoire. Au Brésil, avec le régime monétaire de ciblage d’inflation[6], le taux d’intérêt de court terme ou le taux directeur de la Banque Centrale du Brésil (taux selic) est la variable cru-ciale dans le modèle utilisé pour maintenir l’inflation à l’intérieur des cibles fixées. L’institut d’émission doit assurer l’offre de monnaie nécessaire pour que le taux directeur soit atteint sur le marché monétaire. Il ne peut pas à la fois fixer un taux de référence et contrôler la quantité de monnaie en circulation. Si la Banque Centrale commence à émettre de la monnaie pour payer la dette du Trésor, il y aura une augmentation de la liquidité sur le marché monétaire et le taux pratiqué entre banques sera inférieur au taux directeur. La réaction de l’institut d’émission sera alors de vendre des titres de la dette publique pour réduire la liquidité et entraînes un relèvement des taux. La mise en marché de ces titres viendra augmenter la dette publique brute mesurée par la Banque Centrale. Le Brésil pourrait recourir à la monétisation de sa dette publique s’il abandonnait le sys-tème de ciblage d’inflation qui a pourtant fait ses preuves. La Banque Centrale fixerait alors des objectifs d’agrégats monétaires et les laisserait augmenter librement. Même dans un contexte de faible inflation au plan international, les prix s’envoleraient au Brésil. Une conjoncture de déflation à l’échelle mondiale n’est pas un obstacle à l’instabilité des prix dans les pays émergents. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la situation qui prévaut en Argentine (taux d’inflation par les prix à la consommation de 50% prévu pour 2020). La solution serait-elle alors d’abaisser le taux directeur à un niveau proche de zéro ? Dans cette hypothèse, compte tenu de la longue histoire d’instabilité de l’économie bré-silienne, le pays connaîtrait une fuite massive de capitaux et une dépréciation accentuée du taux de change de la monnaie nationale par rapport aux grandes devises, Cette dépréciation contribuerait à alimenter une inflation déjà forte en raison de l’augmen-tation des dépenses publiques. Le pays entrerait dans un scénario d’extrême incertitude par rapport au comportement à moyen et long terme de variables comme le change et le rythme de hausse des prix. Dans ces circonstances, il serait très difficile de convaincre les investisseurs d’acquérir des titres de la dette publique offrant un rendement tota-lement incertain, à moins de porter les taux à des niveaux très élevés [7]. Le pays vivrait alors une régression institutionnelle significative. Un tel scénario conduirait également à une forte hausse des taux longs pratiqués sur les financements des entreprises et des ménages, ce qui freinerait considérablement toute perspective de relance de l’écono-mie. Taux d'intérêts moyens sur la dette publique brute* (en % par an). Source : Banque Centrale. La Banque Centrale influence le coût de financement du Trésor mais ne le détermine pas. Quand elle tente de pousser à une baisse du taux directeur qui semble incompatible avec la perception du risque qu’a le marché, elle ne parvient pas à induire une réduction des taux offerts sur les enchères des titres du Trésor. Ainsi, la dernière baisse du taux directeur est intervenue alors que le coût de la dette publique longue augmentait. Avec une politique budgétaire expansionniste, il sera beaucoup plus difficile de ramener le taux directeur à un niveau proche de zéro. Avec l’accroissement de la dette, le risque de default augmentera, induisant une dynamique de hausse des taux réels exigés par les acquéreurs potentiels de titres publics[8]. Il n’y pas de solution magique pour que le Brésil se libère d’une dette publique qui s’ac-croît à nouveau désormais. La seule issue viable est la mise en œuvre après la crise sani-taire d’une politique de rigueur budgétaire sur plusieurs années, voire plusieurs décen-nies. Cette politique devra probablement inclure l’introduction de nouveaux prélève-ments fiscaux. Les impôts à créer ne peuvent pas avoir d’incidence sur la consom-mation. Il s’agit d’introduire des prélèvements sur la richesse (revenu et patrimoine des catégories les plus favorisées) destinés à financer exclusivement l’effort de réduction de l’endettement public. En résumé, si la tentation populiste conduit à maintenir un effort budgétaire au-delà de ce qui est nécessaire en moyens et en temps pour limiter les conséquences économi-ques et sociales de la pandémie, le Brésil peut connaître un véritable désastre financier à l’horizon de quelques années. Dans un pays où la crise politique s’amplifie semaine après semaine, la population peut être victime d’une gigantesque régression sociale avec le retour d’une instabilité économique comparable à celle des années 1980. Complément à cette série : La dette publique au Brésil, concepts de base. [1] Les personnes éligibles doivent avoir plus de 18 ans et n’occuper aucun emploi dans l’économie formelle. Les bénéficiaires doivent en outre gagner moins de la moitié d’un salaire minimum (environ 180€/mois) et ne pas recevoir d’autres transferts sociaux que la Bolsa Familia. La limite est de deux bénéficiaires par foyer. [2] L’IFI est un organe lié au Sénat Fédéral. L’institution publie régulièrement des analyses très sérieuses sur l’état et les perspectives des finances publiques. [3] Bolsa Família (en français : "bourse familiale") est un système de transferts sociaux destiné à lutter contre la grande pauvreté. Le versement de l’allocation mensuelle est conditionné au respect d’obligations (scolarisation des enfants, suivis de santé). En début 2020, on recensait 14,2 millions de familles bénéficiaires (57 millions de personnes) qui recevaient en moyenne 191 reais par mois (33 euros). [4] En moyenne, pour l’ensemble des pays émergents, le ratio dette publique/PIB était inférieur à 50% en début d’année. [5] La Banque Centrale est autorisée pendant la période de calamité publique à acheter et vendre sur le marché secondaire des titres publics et privés, utilisés notamment comme collatérals pour les opérations de refinancement des banques. Ceci confère à la Banque Centrale des pouvoirs pour mener une politique monétaire non conventionnelle. [6] Avec ce régime, il s’agit d’assigner à la Banque Centrale un objectif chiffré d’inflation, ainsi qu’un horizon précis pour la réalisation de cet objectif. Ce dernier prend géné-ralement la forme d’une fourchette cible. Une stratégie de ciblage d’inflation repose sur l’idée que la banque centrale abandonne tout objectif intermédiaire explicite, tel que les agrégats monétaires, et cible directement l’inflation. La politique monétaire est directe-ment orientée vers l’objectif final de stabilité des prix, la Banque Centrale réglant ses instruments sur la base d’un ensemble d’indicateurs macroéconomiques et financiers. [7] Dans le passé, les autorités brésiliennes ont évité un tel écueil en imposant des con-trôles sur la sortie des capitaux et en contraignant les fonds de pension des entreprises publiques à acquérir des titres de la dette publique. [8] Certains observateurs proposent aussi de vendre une partie des réserves interna-tionales en devises pour amortir une partie de la dette publique. Vendre les réserves aboutirait simplement à modifier la composition de la dette nette mais ne changerait rien à la situation financière de l’Etat.
- Une grande récession (5)
Finances publiques et crise sanitaire. Désormais, les instituts de prévisions, les agences de notation et les organisations in-ternationales (FMI, Banque Mondiale) et le gouvernement fédéral sont unanimes pour considérer que 2020 sera une année de forte récession au Brésil. Les indicateurs de risque-pays se sont fortement dégradés entre février et mai. Les investisseurs étrangers estiment que la crise sanitaire du Covid-19 frappe le pays à un moment particulièrement délicat. L’économie nationale a été fragilisée par plusieurs années de récession et de croissance médiocre. Les mesures prises par le gouvernement pour affronter l’épidémie et ses conséquences socio-économiques vont ravager les comptes publics alors qu’un effort d’assainissement avait été engagé depuis 2016 après une crise budgétaire majeure. La défiance des marchés et la perte de crédibilité de la politique économique ne sont pas seulement liées à la gestion calamiteuse de la pandémie par l’Etat fédéral. Les in-vestisseurs s’inquiètent aussi de ce que sera la gestion de l’après-crise sanitaire. Ils savent qu’après la récession, il sera très difficile de remettre en chantier les projets de réformes définis par l’équipe du Ministre Paulo Guedes (privatisations, réforme fiscale et administrative). Après le choc de la crise en cours, si l’accroissement exceptionnel des dépenses publiques prévu pour 2020 devait être maintenu au-delà de la fin de l’année, le Brésil pourrait être confronté à un endettement insoutenable. La crise du coronavirus exige une forte expansion des dépenses de l’Etat en 2020. Les responsables publics doivent néanmoins impérativement convaincre les marchés du caractère transitoire et exceptionnel de cet effort. S’ils n’y parviennent pas, le pays affrontera dès 2021 une crise financière de grande ampleur. Depuis 2016, la gestion des finances publiques a été marquée par une ambition : sta-biliser puis inverser la dynamique de progression de la dette. En termes bruts, celle-ci a fortement augmenté entre 2014 et 2018, passant de 56,3% à 76,5% du PIB. Sur l’année 2019, ce ratio a été limité à 75,8%. A partir de mars 2020, le gouvernement fédéral a dû brutalement abandonner une politique de rigueur budgétaire pour engager une poli-tique d’expansion des dépenses afin de faire face à une crise du système de santé pu-blique imprévue ainsi qu’aux conséquences économiques et sociales de la pandémie. Depuis mars et sur les prochains mois, en raison d’une contraction de l’activité dont il est encore difficile de définir la durée et l’ampleur exactes, les recettes fiscales vont con-naître une diminution significative. Compte tenu des règles fédérales en vigueur, ce tas-sement touchera l’Etat fédéral, les 27 Etats fédérés et les 5570 communes. A ces trois niveaux, c’est à une forte détérioration des comptes publics que l’on devrait assister. Le déficit primaire de l’ensemble du secteur public sera très supérieur à celui qui était prévu en début d’année. Les dépenses de l’Etat central dépasseront le plafond institué par un amendement à la constitution en 2016. Le dispositif impose un plafond aux dépenses publiques annuelles engagées par le gouvernement fédéral sur vingt ans. Celles-ci ne peuvent pas croître au-delà de l’inflation annuelle . Au niveau fédéral, les lois budgétaires annuelles et le système de plafond prévoient des exceptions. L’Etat central peut transgresser les normes de limitation des dépenses lorsqu’une situation de calamité publique est officiellement décrétée. Le 20 mars dernier, le Congrès a effectivement adopté un texte instaurant l’état de calamité. Le 6 mai, il a approuvé par ailleurs une proposition d'amendement à la Constitution (surnommée "budget de guerre"), pour lutter contre les effets de la pandémie. Le texte permet de distinguer les dépenses de lutte contre la pandémie du budget général de l’Union. Le pouvoir exécutif n’aura pas besoin de demander au Congrès l’autorisation d’émettre de la dette pour financer des dépenses courantes durant la période de calamité publique. Le gouvernement central et les pouvoirs locaux sont désormais confrontés à deux défis considérables. Ils doivent d’abord s’assurer que les dépenses publiques nouvelles enga-gées sont et seront bien destinées à préserver la santé de la population et à limiter les conséquences de la crise sanitaire et économique sur l’activité et l’emploi. En outre, ils doivent encore garantir le caractère transitoire des mesures prises. Une remise en cause durable de l’effort d’ajustement des comptes publics engagé en 2016 avec le plafond des dépenses serait catastrophique et limiterait les perspectives de reprise sur la période d’après la crise sanitaire. Mesures déjà engagées. Dès le 12 mars dernier, le gouvernement fédéral a engagé plusieurs initiatives exception-nelles destinées à limiter les effets de la crise et qui auront un impact budgétaire très important. Quelques dispositions vont anticiper l’exécution de dépenses inscrites dans la loi budgétaire . Les autres induisent des dépenses additionnelles significatives. Plusieurs exemples permettent d’illustrer l’importance de la riposte engagée. Le premier est un dispositif qui a pris le nom de coronavoucher. L’Etat fédéral va verser pendant trois mois une aide d’urgence mensuelle de 600 réais (environ 105 €) aux travailleurs indépen-dants, informels, chômeurs non indemnisés et aux intermittents inactifs privés de revenu en raison du confinement et de l’effondrement de la demande. Tel qu’il était défini et mise en œuvre jusqu’au 1er mai, ce programme devrait représenter pour une première période un coût total de 124 milliards de réais. A ce montant, il faut ajouter une aug-mentation de 26 milliards de réais induite par l’extension probable de la population bénéficiaire et d’un relèvement du montant moyen de la prestation. Les bénéficiaires recevront l’allocation en trois versements mensuels. Le dispositif sera prolongé au-delà de juin si l’état de calamité publique reste en vigueur après le 30 du mois. L’Administration fédérale a aussi annoncé un dispositif de chômage partiel en faveur des salariés du secteur formel. La mesure concerne les travailleurs dont le temps de tra-vail et le salaire sont réduits et ceux dont le contrat de travail est suspendu temporaire-ment. Les indemnités versées aux employés vont générer sur trois mois une dépense additionnelle pour le dispositif d’indemnisation du chômage de 51,6 milliards de réais. Dès mars, Brasilia a encore pris l’initiative de renforcer les crédits destinés à la santé publique, d’accroître la dotation de fonds qui permettent des transferts de ressources aux Etats fédérés et aux communes, de subventionner la consommation électrique de catégo-ries défavorisées de la population ou de réduire les taux de plusieurs impôts indirects. Le catalogue comprend également des exemptions d’impôts et de taxes (pour 12 milliards de réais) . Au total, ces mesures et le dispositif de chômage partiel appliqués sur 3 mois devraient représenter une charge supplémentaire de 141 milliards de réais (voir tableau). Premier dispositif anti-crise mis en oeuvre au niveau fédéral. Source : M. Lisboa et alii, Impacto fiscal da pandemia, andando sobre o gelo fino, Insper, Mai 2020. Les initiatives temporaires déjà engagées et en cours d’exécution comprennent encore un dispositif de soutien à la trésorerie des petites entreprises (16 milliards de réais), diver-ses mesures d’aide aux Etats fédérés et aux communes (pour un total de 95 milliards de réais). Enfin, outre l’accroissement très probable des dépenses au titre des allocations d’urgence pour le secteur informel, il convient d’ajouter des exemptions d’impôts (pour un montant de 21 milliards de réais. Ensemble des mesures engagées ou décidées au 1er mai 2020. Source : M. Lisboa et alii, op. cit. Au total, les dépenses primaires du gouvernement fédéral devraient donc augmenter de 426 milliards de réais, soit une hausse de 29,8% des dépenses primaires inscrites dans la loi budgétaire de 2020. La récession qui commence va également générer une dimi-nution des recettes captées par le gouvernement fédéral et les administrations locales. Selon les travaux de l’Insper mentionnés plus haut, dans l’hypothèse relativement opti-miste d’une contraction d’une contraction du PIB de 5%, la perte totale de recettes du secteur public induite par la crise économique serait de l’ordre de 171 milliards de réais (2,3% du PIB). Cette estimation prend en compte la diminution des royalties sur le pétrole et l’exploi-tation minière liée à la chute des cours, la réduction des contributions sociales induite à la fois par le tassement de la masse salariale et l’essor du chômage. Les gouvernements des Etats fédérés vont être confrontés à une baisse des recettes fournies par l’Impôt sur le Commerce de Marchandises et de Services (ICMS). Au total, si les pouvoirs publics limitent leur effort aux mesures déjà engagées, l’ensem-ble du secteur public devrait connaître en 2020 un déficit primaire de 716 milliards de réais, soit 9,8% du PIB estimé. Par rapport au résultat obtenu en 2019 (déficit primaire équivalent à 0,85% du PIB), l’augmentation est considérable. Les dépenses financières (intérêts sur la dette publique) devraient par ailleurs progresser en raison de la forte dé-préciation de la monnaie brésilienne depuis le début de l’année. La hausse serait selon les estimations de 0,5 point de PIB. Dans ces conditions, le déficit nominal du secteur public passerait de 5,91% en 2019 à 15,36% en 2020. Le prochain article consacré aux perspectives des finances publiques évoque ces hypothèses et la trajectoire de la dette publique induite comme un scénario n°1. Trajectoire de la dette publique brute en % du PIB* Source : M. Lisboa et alii. op. cit. *Dans l'hypothèse d'une absence de'ajustement des comptes publics à compter de 2021. Dans un scénario de récession limitée en 2020 (contraction de 5% du PIB) et de crois-sance limitée à 3% puis 2% par an sur les dix années suivantes, la dynamique de la dette publique varierait selon le niveau des taux d’intérêt réels. Elle atteindrait l’équivalent de 90% du PIB dès la fin de 2020. Avec un niveau de taux réels à 3%, le ratio continuerait à augmenter (il dépasserait 120% du PIB après 2030). Pour qu’il se réduise à partir de la fin de la décennie, il faudrait que le plafonnement des dépenses en termes réels soit ins-tauré dès 2021 et au moins jusqu’en 2026. Si le taux d’intérêt réel moyen est de 4% sur les dix prochaines années, le ratio de la dette publique brute/PIB dépasserait 120% en 2027 et continuerait à progresser ensuite . Ici encore, l’inversion de la courbe pourrait avoir lieu au début de la prochaine décennie sous condition d’un plafonnement des dépenses à termes réels sur la période 2021-2026. La trajectoire de l'endettement public évoqué ici serait associée au scénario n°1 évoqué plus haut. Les débats en cours au sein du Congrès, les orientations actuelles du gouvernement Bolsonaro (voir les articles publiés à ce sujet sur ce site en avril) permettent d'envisager deux autres scénarios plus in-quiétants encore. A suivre : Crise sanitaire et risque populiste.
- Une grande récession (4).
Un nouveau désastre social. Au Brésil comme ailleurs dans le monde, la crise sanitaire entraîne une réduction ou une paralysie de l’activité, une contraction de l’emploi et des revenus. Cette dynamique dé-pressive doit être abordée en tenant compte de deux éléments essentiels : la spécificité du marché du travail dans un pays comme le Brésil, les réponses apportées par les pouvoirs publics aux deux chocs et leurs limites. Réduction/paralysie de l’activité. Comment vont évoluer la production et l'emploi dans les différentes branches d’activité en 2020 ? Toutes sont affectées à des degrés divers par un choc d’offre et un choc de de-mande. On a déjà mentionné dans un précédent article les travaux de chercheurs de l’UFRJ (Université Fédérale de Rio de Janeiro, voir l’article 2 de la série "Une grande ré-cession"). Ces auteurs distinguent pour l’année 2020 un scénario de récession limitée (scénario 1, chute du PIB de 6,4%) et un scénario de récession aggravée (scénario 2, con-traction du PIB de 11%). Ils ont réalisé des simulations de baisse d’activité pour les 12 grandes branches qui structurent l’économie brésilienne. Pour effectuer ces simulations, ils utilisent un modèle qui prend en compte les relations interbranches et donc les effets en cascade du ralentissement de l’activité lié aux mesures de confinement, aux diffi-cultés d’approvisionnement et à l'affaissement de la demande finale. A partir d’une esti-mation de la baisse anticipée de la demande finale, ils ont évalué l’importance de la chute d’activité subie par chaque branche. Les catégories d’activités les plus touchées apparaissent en haut du tableau ci-dessous. Impact de la baisse de la demande finale sur la valeur ajoutée fournie par les branches. Source : Instituto de economia, UFRJ, Impactos macroeconômicos e setoriais da Covid-19 no Brasil, mai 2020. La contraction de la production touche particulièrement des branches qui connaissaient déjà de sérieuses difficultés avant l’épidémie. C’est le cas du secteur de la construction et du BTP qui ont été très impactés par la récession des années 2015-2016 et par la ré-duction des investissements publics qui a suivi. C’est aussi le cas de l’industrie de trans-formation qui subit une conjoncture de récession pratiquement depuis le milieu de la décennie écoulée et voit son importance décliner année après année que ce soit en termes de contribution au PIB ou en termes de d’emploi. Les industries extractives (ex-ploitation du pétrole, extraction de minerais, production de bois) sont aussi sévèrement touchées en raison des pertes de débouché à l’exportation et sur les marchés domes-tiques. L’emploi avant le covid-19 et après. Entre le début de 2017 et les premiers mois de cette année, le taux de chômage officiel a connu un tassement limité, en raison de la récupération très lente de l’économie après la récession des années 2015 et 2016. La situation de l’emploi a commencé de nouveau à se dégrader en mars dernier. Les mesures les plus sévères de lock-down et de confi-nement ont commencé à être mises en place à partir du 20 mars dans les principales villes du pays. C’est probablement sur la période mars-juin que l’on devrait observer de façon plus claire l’impact des mesures de restriction de l’activité et de circulation des personnes sur l’économie et l’emploi. Sur le plan social, les premières observations mon-trent que les catégories socio-professionnelles les plus touchées au sein de la popu-lation active effectivement occupée devraient être les salariés du secteur privé qui ne bénéficient pas de contrat de travail (employés informels)[1], les travailleurs domes-tiques (déclarés ou non) et les travailleurs indépendants. La diminution des personnes occupées appartenant à ces catégories est effectivement plus forte sur les premiers mois de 2020 que ce que l’on observe en général sur cette période de l’année. Le commerce de détail est un secteur où les activités informelles sont légion. L’amélioration relative du marché de l’emploi constatée entre 2017 et le début de cette année ne doit pas faire illusion. Elle est due avant tout à l’essor du travail et d’activités in-formels. Du le début de la récession de 2015-2016 jusqu’à la fin 2019, le taux d’informalité (nombre d’actifs informels par rapport au total de la population active occupée) n’a cessé de progresser. Il était estimé au premier trimestre de 2020 à 39,9%. Sur 92,223 millions de personnes occupées, 36,806 millions travaillaient comme salariés, indépendants ou chefs d’entreprises en dehors de tout cadre officiel (contrat de travail, déclaration auprès du fisc et des organismes sociaux, registre de commerce). Cette notion de travail infor-mel recouvre des situations très diverses, du jeune chauffeur fournissant un service de travailleur indépendant à la plateforme Uber à l’employée domestique qui n’est sollicitée que quelques jours par semaines par plusieurs familles pour faire des ménages (la diarista[2]). Dans les grandes métropoles du pays, des millions de personnes survivent grâce à la vente ambulante, la surveillance des véhicules stationnés, la tenue d’un stand sur les marchés de rues. Il y a aussi les employés de salons de coiffure payés à la coupe, les maçons embauchés "au noir" pour un chantier, les déménageurs improvisés, les hô-tesses d’accueil intermittentes, les ramasseurs de papiers recyclables, les artisans sous-traitants d’industries. La liste des métiers et des activités est longue. Tous ces "informels" ont en commun de ne bénéficier d’aucune protection sociale, de travailler en dehors de tout cadre régle-mentaire, d’être exposés à une précarité parfois extrême. L’exercice d’activités informel-les peut donner aux personnes concernées la sensation d’une flexibilité, d’une marge d’initiative. Dans la grande majorité des cas, les informels ne sont pas des entrepreneurs en herbe qui veulent exercer leurs talents. Ce sont des victimes de la dégradation du marché de l’emploi formel ou des indépendants qui seraient asphyxiés par une légis-lation sociale et fiscale trop rigide et contraignante s’ils sortaient de l’informalité. L’économie informelle est évidemment un immense secteur qui échappe largement au fisc. Avec la crise sanitaire et la récession annoncée, le secteur informel sera le premier touché. La crise du covid-19 et la récession qu’elle entraîne vont amplifier la dégradation que connaissait déjà le marché de l’emploi depuis la récession antérieure de 2015-2016. L’im-pact de la récession en cours sur l’emploi et les revenus va dépendre de trois facteurs : a) La durée de l’épidémie et de la phase la plus critique qui entraîne la mise en place de mesures de lock-down et de confinement. Il faut ici également considérer l’hypothèse de plusieurs vagues épidémiques et la répétition des périodes de mise en hibernation de l’économie. b) Le rythme et la trajectoire de récupération de l’économie après la phase la plus criti-que de la crise sanitaire. c) La nature et l’efficacité des politiques publiques mises en œuvre pour protéger l’em-ploi et les revenus des actifs. Le monde du travail au Brésil au premier trimestre 2020. Source : IBGE. L’impact de chacun de ces trois facteurs sur l’emploi et les revenus sera très différent d’une catégorie socio-professionnelle à l’autre. Pour l’évaluer, il convient de considérer le monde du travail tel qu’il apparaît dans la dernière enquête trimestrielle réalisée par l’IBGE avant la crise sanitaire, sur le premier trimestre de 2020. Le Brésil recensait alors 172,353 millions de personnes âgées de 14 ans et plus (âge minimum légal pour exercer une activité professionnelle). Sur cet effectif, la population effectivement sur le marché du travail représentait 105,073 millions de personnes. Le nombre d’actifs déclarés com-me chômeurs était de 12,85 millions. L’effectif de la population effectivement occupée (exerçant un travail) sur la période était donc de 92,223 millions d’individus (tableau ci-dessus). On peut distinguer au sein de cet ensemble d’actifs exerçant effectivement un travail quatre grandes catégories socio-professionnelles : a) La première réunit les fonctionnaires statutaires civils et militaires, qu’ils relèvent de l’Etat fédéral, des Etats fédérés ou des communes. Il représentait alors 7,7% de la popu-lation d’actifs exerçant un travail. Cette catégorie socio-professionnelle n’est pas affectée par la crise dans la mesure où elle bénéficie de la stabilité de l’emploi et des salaires. b) La seconde catégorie est formée par les salariés du secteur privé et public (agents hors statut) qui disposent d’un contrat de travail, qui sont déclarés et bénéficiaires d’avantages et de garanties sociales liés au contrat. Ce groupe réunit 34,2% de la force de travail occupée. En termes de degré de protection sociale, de préservation de l’emploi et des revenus, il arrive en seconde position après les fonctionnaires. En cas de licen-ciement, ces salariés ont droit à des indemnités et à une assurance-chômage[3], ce qui tend à protéger partiellement les revenus sur le court terme, c’est-à-dire aujourd’hui sur la phase la plus critique de la crise sanitaire. Par ailleurs, le coût du licenciement est relativement élevé. Dans ces conditions, l’employeur peut chercher à éviter le licen-ciement durant la crise en facilitant l’anticipation des congés annuels ou en recourant aux mécanismes prévus dans le Programme d’Urgence pour le Maintien de l’emploi et du Revenu (Programa Emergencial de Manutenção do Emprego e da Renda) créé par le gouvernement fédéral. Ce dispositif autorise la réduction de la journée de travail et du salaire ainsi que la suspension temporaire du contrat de travail. Pendant la période de suspension du contrat de travail et/ou de réduction des salaires et du temps de travail, l’Etat fédéral a introduit des mesures pour garantir un revenu minimum aux salariés. Ces derniers ont accès à une indemnité compensatrice (allocation exceptionnelle de préser-vation de l’emploi et des revenus). Le montant de cette indemnité varie selon les situations mais ne peut pas dépasser 1813 réais par mois. En outre les salariés concernés peuvent débloquer une partie de leur épargne salariale (FGTS). Si les entreprises anticipent un redressement rapide de l’activité économique, elles cher-cheront à utiliser ce dispositif. Il leur permet d’éviter le coût de licenciements. Il évite aussi les coûts associés au recrutement et à la formation de nouveaux employés lors de la reprise. Le maintien en activité ou en régime de chômage partiel d’une majorité de salariés contribue aussi à un redressement rapide de l’activité après la crise sanitaire. Les salariés concernés sont immédiatement opérationnels (et plus productifs que des em-ployés récemment recrutés) dès que la phase de confinement et lock-down se termine. Si les entreprises anticipent au contraire un redressement lent, incertain et chaotique, le dispositif n’a guère d’intérêt. Les employeurs vont en effet considérer qu’ils devront gérer une main d’œuvre excessive une fois passée la phase de confinement et donc assumer des coûts insupportables. c) La troisième catégorie socio-professionnelle est de loin la plus importante en termes d’effectifs. Elle est formée par les salariés de l’économie informelle, les travailleurs indé-pendants et les chefs d’entreprises. Elle représentait en début d’année 44% de la population active effectivement occupée, soit 46,239 millions de personnes. Ce groupe est évidemment le plus vulnérable durant cette crise sanitaire, que ce soit pendant les périodes de confinement ou ensuite sur les phases de récupération de l’activité écono-mique. Les salariés sans contrat de travail sont les plus exposés au risque de licen-ciement car leur mise à pied ne génère aucun coût pour les employeurs. Ils ne sont pas bénéficiaires de l’allocation exceptionnelle de préservation de l’emploi et des revenus. Ils ne peuvent pas utiliser une épargne salariale qui n’existe pas puisque leurs employeurs ne contribuent pas à ce dispositif. Le revenu des chefs d’entreprises et des travailleurs indépendants dépendent exclu-sivement de leur activité. Avec la mise en œuvre de dispositifs de lock-down et de confinement, un grand nombre d’entre eux ont suspendu toute activité, subi une contraction ou la disparition de tout revenu. Une majorité de travailleurs indépendants (77,2% d’entre eux) et 18,2% des chefs d’entreprises ne sont pas inscrits au registre na-tional des personnes juridiques (CNPJ). Ce sont des formes d’activités informelles. Cela signifie que la majorité de ces entreprises et indépendants obtiendront difficilement des crédits pour compenser des pertes de trésorerie pendant la crise sanitaire. Le revenu moyen mensuel de ces travailleurs indépendants informels ou responsables de micro-entreprises non déclarées (le plus souvent des structures familiales) est égal à la moitié ou moins du revenu des chefs d’entreprises et des travailleurs indépendants régularisés. Cela signifie que les marges de manœuvre de ces petites entreprises et activités indé-pendantes en termes de réserves financières sont très limitées. Pendant la crise sanitaire, les salariés de l’économie informelle, les micro-entrepreneurs individuels et les travailleurs indépendants non régularisés peuvent bénéficier d’une allocation d’urgence variant de 600 réais à 1200 réais (pour les adultes assumant seuls la responsabilité d’une famille). Ce dispositif (mis en œuvre sur trois mois depuis avril) per-met en théorie aux bénéficiaires de financer des achats essentiels pendant la phase de confinement. L’allocation mensuelle ne compense même pas une perte équi-valente à 50% du revenu moyen des salariés de l’économie informelle ou des travailleurs indépen-dants non régularisés, si l’on se réfère aux données du premier trimestre de 2020. En outre, une fois la période de trois mois révolue, le revenu dégagé par ces deux groupes va dépendre du rythme et de l’intensité de la reprise économique. L’accroissement de l’offre de travail pour des salariés informels va aussi être lié à des deux éléments. Quant aux chefs d’entreprises et aux travailleurs indépendants, qu’ils soient ou non déclarés, la reconstitution d’un revenu va dépendre à la fois de l’activité qu’ils pourront retrouver et du pouvoir d’achat dont disposeront les ménages après le pic de la crise sanitaire. La quatrième et dernière catégorie professionnelle qui fait partie de la force de travail est celle des personnes privées d’emploi et déclarées comme chômeurs. Pour ces 12,85 millions de personnes, la crise sanitaire et ses suites signifient des perspectives plus ré-duites d’obtention d’un nouvel emploi, une période plus longue d’inactivité. Pour la société dans son ensemble comme pour les personnes concernées, cette situation se traduit par une dépréciation du capital humain. Les personnes sans emplois qui ne béné-ficiaient pas de l’assurance-chômage (chômeurs de longue durée, chômeurs dont les employeurs informels n’ont pas cotisé au système) ont-elles aussi accès à l’allocation d’urgence mensuelle de 600 réais (1200 réais pour les femmes seules en charge de fa-milles), ce qui leur garantit un revenu minimal pour trois mois. Passée cette période, les perspectives d’une amélioration de revenu pour ces actifs sont limitées. Elles vont en effet dépendre du rythme de la reprise économique et de l’effectif additionnel de salariés qui auront perdu leurs emplois pendant la crise sanitaire. Les chômeurs de courte durée seront privilégiés par rapport aux personnes privées d’emplois sur une longue période. Files d'attente de travailleurs informels pour toucher l'allocation d'urgence (avril 2020) auprès de la Caixa Economica, banque d'Etat chargée du versement. Les revenus des personnes qui ne se trouvent pas sur le marché du travail (67,281 mil-lions de personnes) vont connaître des évolutions différenciées selon les statuts. Les retraités et pensionnés (qui sont souvent aussi des actifs de l’économie informelle) vont pouvoir toucher leur 13e mois de prestation de façon anticipée, entre avril et début juin, en deux versements. Ils bénéficient aussi d’un allongement des périodes de rembour-sement pour les emprunts contractés (ainsi que d’une baisse des intérêts). Cet apport de revenu complémentaire doit permettre de garantir l’acquisition par les familles de biens essentiels. Souvent le revenu stable d’un retraité dans une famille modeste est mobilisé pour aider les membres qui perdent leur emploi ou subissent une baisse de salaire en période de crise. Le marché du travail à la fin de l’année 2020. Revenons ici aux travaux des chercheurs de l’UFRJ et aux deux scénarios évoqués plus haut. Dans le scénario 1, l’impact de la crise sanitaire sur l’économie est atténué par les mesures de soutien à l’activité et aux revenus mises en oeuvre par les autorités. Une récupération graduelle conduit à retrouver un niveau d’activité comparable à celui du début d’année en décembre 2020. Dans ce premier scénario, les pertes d’emplois et d’activités sont limitées à 8,3 millions de postes, soit l’équivalent de 7,9 % de la popu-lation se trouvant sur le marché du travail au cours du premier trimestre 2020. En sup-posant que cette population reste stable et que les chômeurs enregistrés en début d’année soient encore sans activité, le taux de chômage atteindrait alors 20,1% en fin 2020. Avec le scénario 2, les pertes de postes de travail sont de 14,7 millions de postes. En utilisant les mêmes hypothèses, le taux de chômage en fin d’année atteindrait 26,2%. Cette réduction de la demande de force de travail concerne dans les deux cas à la fois des suppressions d’emplois (licenciements dans le secteur formel par exemple) et des réductions imposées du temps de travail pour des travailleurs qui restent en activité. Dans l’un et l’autre des scénarios, une telle dégradation de l’emploi signifie une réduction très sensible du revenu des ménages au cours de l’année. Les salariés de l’économie for-melle qui auront perdu leurs emplois pendant la crise sanitaire vont utiliser peu à peu leur épargne et des indemnités de chômage qui sont limitées. La situation des travail-leurs de l’économie informelle qui auront perdu leur emploi sera encore plus problé-matique sauf s’ils parviennent à redresser leur situation à la faveur d’une reprise. L’al-location d’urgence à laquelle ils ont droit est prévue pour trois mois. Les travailleurs indépendants et les entrepreneurs pourront sans doute reprendre progressivement leurs activités mais ils subiront les conséquences d’une reprise graduelle ainsi qu’une perte de revenu par rapport à la période précédant la crise sanitaire. L’équipe de chercheurs de l’UFRJ a aussi cherché à évaluer l’importance des pertes d’emplois dans chacune des douze branches retenues plus haut. Les branches les plus durement affectées seront le commerce et la distribution, les services domestiques, la restauration hors domicile. Soulignons ici que ces secteurs d’activité sont aussi ceux où l’on rencontre une majorité d’emplois informels. Le propriétaire d’un bar-restaurant de quartier fait souvent appel à une main-d’œuvre non déclarée. C’est aussi le cas de nom-breux commerçants ou de familles de classe moyennes qui, au lieu d’embaucher une femme de ménage déclarée vont recourir à une diarista. Au premier trimestre de 2020, l’ensemble de ces activités représentaient 33,7 millions de postes de travail. Selon les simulations de l’UFRJ, la destruction d’emploi dans les trois secteurs pourrait porter sur 4,448 millions de postes (-13,19%) selon le scénario 1 et sur 8,22 millions de postes selon le scénario n°2 (-24,4%). L’ensemble des industries (activités extractives et de transformation) représentaient en début d’année 11,84 millions de postes de travail. Les pertes pourraient varier selon les simu-lations entre 1,241 (-10,48%) et 2,137 millions de postes (-18%). L’hémorragie est moins importante en termes relatifs que pour le commerce et les services. Elle est ce-pendant significative et concerne d’abord l’industrie de transformation (les industries ex-tractives sont des activités à forte intensité en capital), un ensemble d’activités qui connaissaient déjà une forte baisse de l’emploi depuis le début de la dernière décennie. La nouvelle hémorragie simulée ici pourrait être le reflet d’une accélération d’un phéno-mène très préoccupant pour l’avenir de l’économie et de la société brésilienne : la désin-dustrialisation. Il en effet probable qu’au sein de l’industrie de transformation très tou-chée par la crise sanitaire (chute de la valeur ajoutée allant de 11,3% à 18,8% selon les scénarios 1 et 2), plusieurs entreprises de tailles diverses ne parviennent pas à survivre ou à récupérer un niveau de production comparable à celui atteint avant cette crise. L’industrie de transformation était un secteur mobilisant peu d’emplois informels avant la récession de 2015-2016. Ce n’est plus le cas sur les années récentes. La part des postes (emplois salariés, indépendants, entrepreneurs) informels était estimée à 29,1% à la fin de 2019, un record historique. Les emplois salariés sans contrat de travail sont créés par des petites entreprises familiales (qui peuvent être sous-traitants d’opérateurs plus impor-tants). Ils sont en général peu qualifiés. On trouve aussi de plus en plus de petits entre-preneurs non déclarés et de travailleurs indépendants intervenant dans des activités industrielles. Impact de la baisse de la demande finale sur l’emploi fourni. par les branches (nombre de postes de travail). Source : Instituto de economia, UFRJ, Impactos macroeconômicos e setoriais da Covid-19 no Brasil, mai 2020. Le secteur de la construction et du BTP est également une branche très affectée selon les simulations. Sur le premier trimestre de 2020, il représentait 6,38 millions de postes. Dans le scénario 1, par rapport à cet effectif, la perte serait donc de 18,9%. Elle serait de 28,5% selon le scénario 2. Dans ce secteur, on compte un grand nombre de petites entre-prises familiales qui recourent fortement à une main d’œuvre temporaire (pour assurer un chantier sur un lieu déterminé) sans contrat de travail formalisé. L’agriculture et l’éle-vage occupaient 8,266 millions d’actifs au premier trimestre de cette année. La des-truction d’emplois représenterait une diminution de 10,7% des postes selon le scénario 1 et de 19,7% selon le scénario 2. Ici encore, le recours au travail informel est assez im-portant (travail saisonnier). Quel sera l’effet de cette diminution de l’emploi sur les revenus ? Pour évaluer l’ensem-ble des revenus liés au travail, l’IBGE utilise le concept de "masse de revenu réel" reçu pour tous les activités. Les enquêtes mensuelles conduites aux domiciles par l’Institut permettent de déterminer un revenu moyen par personne occupée toutes activités con-fondues. Ce revenu moyen effectif est multiplié par l’effectif total de la population occu-pée par un travail rémunérateur au moment de l’enquête. Pour définir un revenu moyen réel, l’IBGE utilise un indicateur d’évolution des prix à la consommation. Sur le premier trimestre de 2020, ce revenu réel moyen mensuel était estimé à 2398 réais. La masse de revenus réels en mars 2020 atteignait alors 216,29 milliards de réais pour une population occupée et effectivement rémunérée de 90,195 millions de personnes. En supposant que la population dans la force de travail reste stable au cours de l’année par rapport à l’effectif moyen du premier trimestre (105,5 millions de personnes), un taux de chômage de 20,1% porterait l’effectif de la population occupée à 84,29 millions d’ac-tifs. Compte tenu de la dégradation anticipée du marché de l’emploi et de l’importance du travail informel depuis quelques années, la contraction du revenu moyen mensuel devrait être supérieure à ce qui a été observé sur la précédente récession. L’Institut Brésilien d’Economie de la Fondation Getulio Vargas[4] anticipait dans ses prévisions d’avril 2020 une baisse de 8,58%. En retenant cette variation (probablement optimiste), la masse de revenus réels en début 2021 serait de 184,76 milliards de réais, soit un affais-sement de 14,57% par rapport au début de cette année. La contraction anticipée des revenus du travail est évidemment un facteur qui peut conduire les ménages à réduire leur consommation dans les mois à venir. D’autres élé-ments vont aussi renforcer cette dynamique : menace de perte de l’emploi, aggravation possible de l’épidémie dans le pays, situation financière. Le niveau d’endettement des ménages et la perspective de perte de revenus conduit d’ailleurs de nombreux obser-vateurs à anticiper une augmentation des défauts de paiement sur les prochains mois. A suivre : Les finances publiques pourront-elles suivre ? [1] Un travailleur ou une entreprise sont considérés comme informels par l’IBGE (orga-nisme national en charge des statistiques) quand il travaille sans détenir une carte de travail signée par l’employeur ou (pour l’entreprise et le travailleur) sans statut déclaré et enregistré auprès de l’administration fiscale et des organismes sociaux. Le taux d’infor-malité indiqué pour le début de 2020 (39,9%) signifie que pour 10 actifs, près de 4 travail-lent en dehors de tout cadre et de toute protection juridique et sociale. Dans les pays avancés, le taux d’informalité est considéré comme proche de 18% (en moyenne). [2] Employée à la journée. Au lieu d’employer à temps complet (parfois avec logement sur place) une domestique chargée de toutes les tâches ménagères, la famille recourt aux services de la diarista qui est payée selon l’offre et la demande pour exécuter quel-ques tâches (ménage, cuisine) sur une journée. [3] L’indemnité de chômage est payée sous forme de parcelles dont le nombre varie en fonction du temps de travail accumulé (de 3 parcelles pour 6 mois de travail à 5 parcelles à partir de 24 mois). La valeur de la parcelle dépend du salaire reçu mais est limitée par un plafond (1813 réais en 2020). Cette indemnisation n’est pas accessible aux salariés licenciés pour faute ou qui ont démissionné de leur emploi. [4] La Fondation est une importante institution d’enseignement supérieur et de recher-che dont le siège est à Rio de Janeiro.
- Une grande récession (3).
Contagions extérieures. La transmission à l’économie brésilienne de la récession globale annoncée en raison de la pandémie s’opère par deux canaux : les échanges de biens et de services et les mar-chés financiers. Le degré d’ouverture aux échanges de l’économie brésilienne est relativement faible[1]. On pourrait donc en déduire que le choc extérieur induit par l’évo-lution des exportations et des importations sera relativement faible. En réalité, l’impact direct et indirect n’est pas négligeable. Par ailleurs, comme de nombreux pays émer-gents, le Brésil est très sensible à l’évolution des marchés financiers internationaux. La brutal retournement de conjoncture au niveau mondial depuis février ainsi que l’aggravation de la crise politique brésilienne ont profondément altéré l’évaluation du risque Brésil par les investisseurs et les conditions faites aux emprunteurs brésiliens. Le canal des échanges commerciaux. Le Brésil est avant tout un exportateur de matières premières qui représentent plus de 50% des ventes à l’extérieur. Soja en grains, pétrole et produits dérivés, minerai de fer sont aujourd’hui les trois produits majeurs en termes de recettes d’exportation. Les filières d’exportation du soja, des produits pétroliers et des minerais constituent à la fois des débouchés majeurs pour plusieurs secteurs industriels domestiques et des sources de revenus essentiels pour les finances publiques. Considérons ici l’exemple du pétrole. Le Brésil est devenu sur les dix dernières années un producteur de pétrole significatif (8é rang mondial). En 2019, il a produit environ 1,297 million de barils/jour. Près de 40% de cette production est exportée sous forme de pétrole brut ou de produits dérivés. La Chine est de loin le premier débouché à l’étran-ger. En 2019, les exportations de brut et de produits dérivés vers ce pays ont représenté 64% des revenus en devises de la filière nationale. Le fléchissement des cours mondiaux et le tassement de la demande mondiale ont trois conséquences majeures au Brésil. La première est une contraction probable des livraisons et des recettes d’exportation. L’érosion des cours va conduire les exploitants intervenant dans le pays à réviser à la baisse leurs programmes d’investissement. Petrobras, la compagnie nationale de pétrole et de gaz, est le premier investisseur au Brésil tous secteurs confondus. La diminution des investissements de la firme a des conséquences en cascade sur de nombreuses filières industrielles locales qui fournissent le secteur pétrolier en biens d’équipements et consommations intermédiaires. A court terme, la chute des cours du pétrole se traduit par un affaiblissement des recet-tes en royalties et taxes dégagées par l’Etat central, les Etats fédérés et les communes. Selon les analystes, la perte sur l’année 2020 pourrait atteindre de 35 à 40% par rapport aux recettes dégagées en 2019. Compte tenu de l’importance de ces recettes pour plusieurs Etats et de nombreuses municipalités, ces collectivités vont être confrontées à une diminution de leurs ressources sur une année (au moins) pendant lesquelles elles doivent faire face à une croissance spectaculaire des besoins en matière de suivi et de traitement de la pandémie. Le ralentissement mondial et celui de l’économie chinoise vont aussi affecter les expor-tations brésiliennes de soja et de minerai de fer. En 2019, les ventes de soja en grains à la Chine ont représenté 79% des livraisons du produit sur le marché mondial. En minerai de fer, la République populaire a représenté l’année passée 59% des exportations. Ajoutons encore qu’en ce qui concerne les exportations, la stagnation probable des cours de ces produits et la baisse attendue des prix d’autres matières premières exportées (outre le pétrole, le maïs, le sucre et le coton) vont induire sur l’année 2020 une dégradation des termes de l’échange. Pour l’année 2020, les prévisionnistes anticipent une contraction en volume et en valeur des exportations brésiliennes dans leur ensemble. Ils prévoient aussi un changement important dans la composition de ces exportations, avec une part plus importante prise par les produits agricoles et alimentaires. Alors que les livraisons sur les marchés interna-tionaux de minerais, produits métalliques et combustibles devraient enregistrer un tas-sement marqué, les exportations de soja, viandes, céréales et sucre pourraient aug-menter en raison d’un accroissement de la demande en provenance de pays confrontés à des difficultés d’approvisionnement alimentaire sur le plan intérieur. La transmission du retournement de la conjoncture mondiale par les échanges de biens et de services ne se limite pas aux exportations. Elle intervient également par le biais des importations. Au Brésil, les acquisitions de produits étrangers portent sur des intrants, des biens intermédiaires et des équipements qui constituent des fournitures essentielles pour plusieurs industries nationales. Le premier fournisseur est ici la Chine qui livre au Brésil des équipements pour l’exploitation pétrolière, des semi-conducteurs, des compo-sants électroniques ou des pièces pour l’industrie automobile (voir encadré). Les diffi-cultés d’approvisionnement découlant du ralentissement et de la suspension temporaire des productions en République populaire, le renchérissement des importations (lié à l’affaiblissement de la monnaie nationale) ont déjà affecté et vont continuer à affecter plusieurs branches manufacturières nationales qui connaissaient un rythme d’activité très ralenti depuis la récession des années 2015-2016. Tous les prévisionnistes anticipent une baisse sensible de l’excédent commercial en 2020, avec une chute des recettes d’exportations plus forte que celle des dépenses liées aux importations. La dégradation anticipée du solde de la balance des échanges de services et de revenus devrait aussi contribuer à une détérioration marquée du déficit courant (de 3% du PIB en 2019, il pourrait passer à 5% du PIB ou plus en 2020). Les analystes anticipent par ailleurs une contraction des entrées nettes d’investissements directs. Evolution des comptes extérieurs et prévisions pour 2020* Source : Macrosector. Marchés financiers. La pandémie a conduit à une forte hausse de l’aversion au risque. Cette évolution a été renforcée en ce qui concerne le Brésil par l’aggravation de la crise politique. En consé-quence, on assiste à des fuites importantes de capitaux (retrait de la bourse d’environ 14 milliards d’USD entre janvier et mars). Cette aversion génère aussi des chocs importants sur le prix des actifs. De janvier au début de mai, l’appréciation du dollar par rapport au real a dépassé 35%. Le billet vert a atteint un sommet historique à plus de 5,8 réais. Tous les prévisionnistes ont revisé leurs prévisions sur l’évolution du taux de change de la monnaie brésilienne pour les prochains mois. Evolution du taux de change USD/Réal de l'élection de J. Bolsonaro à mai 2020. Source : CEPEA/USP. La bourse a accusé depuis le début de l’année de lourdes pertes. Les conditions finan-cières se sont fortement détériorées sur les marchés secondaires de la dette souveraine et de celle des entreprises. L’indice de risque-pays EMBI[2] a fortement progressé à partir d’avril avec la progression de l’épidémie dans le pays et le report sine-die des projets de réformes économiques qu’avançait encore le gouvernement jusqu’en février[3]. Cette progression de l’indice signifie que les acteurs publics et privés brésiliens doivent et devront assumer des charges d’intérêt plus lourdes s’ils envisagent de contracter des emprunts sur les marchés extérieurs. Evolution de l'indice EMBI depuis l'investiture de Jair Bolsonaro en janvier 2019. Source : IPEA. A suivre : Crise sanitaire et demande intérieure. [1] La somme des exportations et des importations de biens et de services représentait l’équivalent de 29% du PIB en 2018 (contre 30,8% en Argentine, 36,8% en Colombie, 57,6% au Chili et 80,3% au Mexique). [2] L’indice EMBI+ (Emerging Markets Bond Index) rend compte des rendements des titres négociables de dette extérieure des pays émergents (autrement dit des obligations libel-lées en devises étrangères). Le spread (écart, en anglais) désigne l’écart entre le taux d’une obligation émise par une entreprise ou un Etat d’un pays émergent et celui d’un emprunt d’Etat américain (réputé sans risque) de même nature. L’augmentation du spread traduit donc une augmentation du risque perçu. [3] Malgré le resserrement des conditions financières les risques de refinancement sur les engagements en devises demeurent faibles. Les sommes des intérêts et des remboursements de dettes anciennes libellées en USD à risque (dette obligataire + cré6dits bancaires syndiqués) en 2020 sont modérées. En outre, les positions ouvertes en change des entreprises sont faibles. Enfin, les entreprises endettées en devises sont pour la plupart exportatrices et détiennent des avoirs liquides off-shore. Ajoutons que les réserves de change sont abondantes (env. USD 345 mds fin mars 2020). De plus la Banque centrale a rétabli en mars une ligne de swap de devises de USD 60 mds avec la Fed.